Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 7/Chapitre 2

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 26-46).

CHAPITRE II

Jeunesse de Charles VI (1384-1391).


La Flandre, qu’on disait vaincue, domptée, l’était si peu qu’il y fallut encore deux campagnes, et pour finir par accorder aux Flamands tout ce qu’on leur avait refusé d’abord.

Cette pauvre Flandre était pillée à la fois par les Français, ses ennemis, et par les Anglais, ses amis. Ceux-ci, irrités du succès des Français à Roosebeke, préparèrent une croisade contre eux comme schismatiques et partisans du pape d’Avignon. Cette croisade, dirigée, disait-on, contre la Picardie, tomba sur la Flandre. Les Flamands eurent beau représenter au chef de la croisade, à l’évêque de Norwich, qu’ils étaient amis des Anglais, point schismatiques, mais, comme eux, partisans du pape de Rome ; l’évêque qui, sous ce titre épiscopal, n’était qu’un rude homme d’armes et grand pillard, s’obstina à croire que la Flandre était conquise par les Français et devenue toute française. Il prit d’assaut Gravelines, une ville amie, sans défense, qui ne s’attendait à rien. Cassel, pillée par les Anglais, fut ensuite brûlée par les Français. Bergues eut beau ouvrir ses portes au roi de France ; le jeune roi, qui n’avait pas encore pris de ville, s’obstina à donner l’assaut ; il escalada les murs dégarnis, força les portes ouvertes.

Le comte de Flandre insistait pour qu’on agît sérieusement et qu’on terminât la guerre. Mais tout le monde était las. Le pays commençait à être bien appauvri ; il n’y avait plus rien à prendre sans combat. Ce qu’il fallait prendre, si on pouvait, c’était cette grosse ville de Gand ; à quoi il fallait un siège, un long et rude siège ; personne ne s’en souciait. Le duc de Berri surtout se désolait d’être tenu si longtemps loin de son beau Midi, de passer tous ses hivers dans la boue et le brouillard, à faire les affaires du duc de Bourgogne et du comte de Flandre. Heureusement celui-ci mourut. Les Flamands, dans leur haine contre les Français, prétendirent que le duc de Berri l’avait poignardé[1]. Si ce prince, naturellement doux et plutôt homme de plaisir, eût fait ce mauvais coup, ce qui est peu croyable, il eût servi mieux qu’il ne voulait le duc de Bourgogne, gendre et héritier du mort. Ce gendre ne fut pas difficile sur les conditions de la paix ; il n’avait contre les Flamands ni haine ni rancune ; l’essentiel pour lui était d’hériter. Il leur accorda tout ce qu’ils voulurent, jura toutes les chartes qu’ils lui donnèrent à jurer. Il les dispensa même de parler à genoux, cérémonial qui pourtant était d’usage du vassal au seigneur, et qui n’avait rien d’humiliant dans les idées féodales (18 décembre 1384).

Le duc de Bourgogne était la seule tête politique de cette famille. Il s’affermit dans les Pays-Bas par un double mariage de ses enfants avec ceux de la maison de Bavière, laquelle, possédant à la fois le Hainaut, la Hollande et la Zélande, entourait ainsi la Flandre au nord et au midi. Il eut encore l’adresse de marier le jeune roi, et de le marier dans cette même maison de Bavière. On proposait les filles des ducs de Bavière, de Lorraine et d’Autriche. Un peintre fut envoyé pour faire le portrait des trois princesses. La Bavaroise ne manqua pas d’être la plus belle, comme il convenait aux intérêts du duc de Bourgogne. On la fit venir en grande pompe à Amiens[2]. Le mariage devait se faire à Arras. Mais le roi déclara qu’il voulait avoir tout de suite sa petite femme ; il fallut la lui donner. C’étaient pourtant deux enfants ; il avait seize ans, elle quatorze.

Voilà le duc de Bourgogne bien fort, un pied en France, un pied dans l’Empire. Il voulait faire une plus grande chose, chose immense, et pourtant alors faisable : la conquête de l’Angleterre. Les Anglais désolaient tout le midi de la France ; ils envahissaient la Castille, notre alliée. Au lieu de traîner cette guerre interminable sur le continent, il valait mieux aller les trouver dans leur île, faire la guerre chez eux et à leurs dépens. Ils avaient entre eux une autre guerre qui les occupait, guerre sourde, silencieuse et terrible. Ils étaient si enragés de haines, si acharnés à se mordre, qu’on pouvait les battre et les tuer avant qu’ils s’en aperçussent.

L’effort fut grand, digne du but. On rassembla tout ce qu’on put acheter, louer de vaisseaux, depuis la Prusse jusqu’à la Castille. On parvint à en réunir jusqu’à treize cent quatre-vingt-sept[3]. Vaisseaux de transport plus que de guerre ; tout le monde voulait s’embarquer. Il semblait qu’on préparât une émigration générale de la noblesse française. Les seigneurs ne craignaient pas de ruine, sûrs d’en trouver dix fois plus de l’autre côté du détroit. Ils tenaient à passer galamment ; ils paraient leurs vaisseaux comme des maîtresses. Ils faisaient argenter les mâts, dorer les proues ; d’immenses pavillons de soie, flottant dans tout l’orgueil héraldique, déployaient au vent les lions, les dragons, les licornes, pour faire peur aux léopards.

La merveille de l’expédition, c’était une ville de bois qu’on apportait toute charpentée des forêts de la Bretagne, et qui faisait la charge de soixante-douze vaisseaux. Elle devait se remonter au moment du débarquement, et s’étendre, pour loger l’armée, sur trois mille pas de diamètre[4]. Quel que fût l’événement des batailles, elle assurait aux Français le plus sûr résultat du débarquement ; elle leur donnait une place en Angleterre, pour recueillir les mécontents, une sorte de Calais britannique.

Tout cela était assez raisonnable. Mais le duc de Bourgogne n’était pas roi de France. Le projet avait le tort de lui être trop utile ; le maître de la Flandre eût profité plus que personne du succès de l’invasion d’Angleterre. On obéit donc lentement et de mauvaise grâce. La ville de bois se fit attendre, et n’arriva qu’à moitié brisée par la tempête. Le duc de Berri amusa le roi, le plus longtemps qu’il put, en mariant son fils avec la petite sœur du roi, âgée de neuf ans. Charles VI partit seulement le 5 août, et on lui fit encore visiter lentement les places de la Picardie, de manière qu’il n’arriva à Arras qu’à la mi-septembre. Le temps était beau, on pouvait passer. Mais les Anglais négociaient. Le duc de Berri n’arrivait pas ; il n’était aucunement pressé. Lettres, messages, rien ne pouvait lui faire hâter sa marche. Il arriva lorsque la saison rendait le passage à peu près impossible[5]. Le mois de décembre était venu, les mauvais temps, les longues nuits. L’Océan garda encore cette fois son île, comme il a fait contre Philippe II, contre Bonaparte[6].

Notre meilleure arme contre la Grande-Bretagne, c’est la Bretagne. Nos marins bretons sont les vrais adversaires des leurs ; aussi fermes, moins sages peut-être, mais réparant cela par l’élan dans le moment critique. Le connétable de Clisson, homme du roi et chef des résistances bretonnes contre le duc de Bretagne, reprit l’expédition, et en fit l’affaire de sa province. Clisson visait haut ; il venait de racheter aux Anglais le jeune comte de Blois, prétendant au duché de Bretagne ; il lui donna sa fille, et il l’aurait fait duc. Le duc régnant, Jean de Montfort, prit Clisson en trahison ; mais ses barons l’empêchèrent de le tuer[7]. Ce petit événement fit encore manquer la grande expédition d’Angleterre.

Les Anglais, réveillés toutefois et bien avertis, prirent des mesures. Ils désarmèrent leur roi, qui leur était suspect. Leur nouveau gouvernement nous chercha de l’occupation en Allemagne. Il y avait force petits princes nécessiteux qu’on pouvait acheter à bon marché. Le duc de Gueldre, qui avait plus d’un différend avec les maisons de Bourgogne et de Blois, se vendit aux Anglais pour une pension de vingt-quatre mille francs ; il leur fit hommage, et, d’autant plus hardi qu’il avait moins à perdre[8], il défia majestueusement le roi de France.

Le duc de Bourgogne fut charmé, pour l’extension de son influence, de faire sentir dans les Pays-Bas et si loin vers le nord ce que pesait le grand royaume. Il fit faire contre cet imperceptible duc de Gueldre presque autant d’efforts qu’il en aurait fallu pour conquérir l’Angleterre. On rassembla quinze mille hommes d’armes, quatre-vingt mille fantassins[9]. La difficulté n’était pas de lever des hommes, mais de les faire arriver jusque-là. Le duc de Bourgogne, pour qui on faisait la guerre, ne voulut pas que cette grande et dévorante armée passât par son riche Brabant, dont il allait hériter. Il fallut tourner par les déserts de la Champagne, s’enfoncer dans les Ardennes, par les basses, humides et boueuses forêts, en suivant, comme on pouvait, les sentiers des chasseurs. Deux mille cinq cents hommes armés de haches allaient devant pour frayer la route, jetaient des ponts, comblaient les marais. La pluie tombait ; le pays était triste et monotone. On ne trouvait rien à prendre, personne, pas même d’ennemis. D’ennui et de lassitude, on finit par écouter les princes qui intercédaient, l’archevêque de Cologne, l’évêque de Liège, le duc de Juliers. Charles VI fut touché surtout des prières d’une grande dame du pays, qui se disait éprise d’amour pour l’invincible roi de France[10]. Sous ce doux patronage, le duc de Gueldre fut reçu à s’excuser ; il parla à genoux, et affirma que les défis n’avaient pas été écrits par lui, que c’étaient ses clercs qui lui avaient joué ce tour (1388).

Le résultat était grand pour le duc de Bourgogne, petit pour le roi. Deux mots d’excuses pour payer tant de peines et de dépenses, c’était peu. Au reste, les autres expéditions n’avaient pas mieux tourné. La France avait envahi l’Italie, menacé l’Angleterre, touché l’Allemagne. Elle avait fait de grands mouvements, elle avait fatigué et sué, et il ne lui en restait rien. Elle n’était pas heureuse ; rien ne venait à bien. Le roi, gâté de bonne heure par la bataille de Roosebeke, avait cru tout facile, et il ne rencontrait que des obstacles[11]. À qui pouvait-il s’en prendre, sinon à ceux qui l’avaient jeté dans les guerres ? À ses oncles, qui l’avaient toujours conseillé à son dam et à leur profit.

Les pacifiques conseillers de Charles V prévalurent à leur tour, le sire de La Rivière, l’évêque de Laon, Montaigu et Clisson. Charles VI, tout enfant qu’il était, avait toujours aimé ces hommes. Il avait obtenu de bonne heure que Clisson fût connétable. Il avait sauvé la vie au doux et aimable sire de La Rivière, que ses oncles voulaient perdre. La Rivière était l’ami et le serviteur personnel de Charles V ; il a été enterré à Saint-Denis, aux pieds de son maître.

Le roi avait atteint vingt et un ans. Mais les oncles avaient le pouvoir en main : il fallait de l’adresse pour le leur ôter. L’affaire fut bien menée[12]. Au retour de leur triste expédition de Gueldre, un grand conseil fut assemblé à Reims, dans la salle de l’archevêché. Le roi demanda les moyens de rendre au peuple un peu de repos, et ordonna aux assistants de donner leur avis. Alors l’évêque de Laon se leva, énuméra doctement toutes les qualités du roi, corporelles et spirituelles, la dignité de sa personne, sa prudence et sa circonspection[13] ; il déclara qu’il ne lui manquait rien pour régner par lui-même. Les oncles n’osant dire le contraire, Charles VI répondit qu’il goûtait l’avis du prélat ; il remercia ses oncles de leurs bons services, et leur ordonna de se rendre chez eux, l’un en Languedoc, l’autre en Bourgogne. Il ne garda que le duc de Bourbon, son oncle maternel, qui était en effet le meilleur des trois.

L’évêque de Laon mourut empoisonné, mais il avait rendu un double service au royaume. Les oncles, renvoyés chez eux, s’occupèrent un peu de leurs provinces, les purgèrent des brigands qui les dévastaient. Les nouveaux conseillers du roi, ces petites gens, ces marmousets, comme on les appelait, rendirent à la ville de Paris ses échevins et son prévôt des marchands. Ils conclurent une trêve avec l’Angleterre, favorisèrent l’Université contre le pape, et cherchèrent les moyens d’éteindre le schisme. Ils auraient aussi voulu réformer les finances. Ils allégèrent d’abord les impôts, mais furent bientôt obligés de les rétablir.

Le gouvernement était plus sage, mais le roi était plus fol. À défaut de batailles, il lui fallait des fêtes. Il avait eu le malheur de commencer son règne par un de ces heureux hasards qui tournent les plus sages têtes ; il avait à quatorze ans gagné une grande bataille ; il s’était vu salué vainqueur sur un champ couvert de vingt-six mille morts. Chaque année il avait eu les espérances de la guerre ; à chaque printemps sa bannière s’était déployée pour les belles aventures. Et c’était à vingt ans, lorsque le jeune homme avait atteint sa force, lorsqu’il était reconnu pour un cavalier accompli dans tout exercice de guerre, qu’on le condamnait au repos ! Un gouvernement de marmousets lui défendait les hautes espérances, les vastes pensées… Combien fallait-il de tournois pour le dédommager des combats réels, combien de fêtes, de bals, de vives et rapides amours, pour lui faire oublier la vie dramatique de la guerre, ses joies, ses hasards !

Il se jeta en furieux dans les fêtes, fit rude guerre aux finances, prodiguant en jeune homme, donnant en roi. Son bon cœur était une calamité publique. La chambre des Comptes, ne sachant comment résister, notait tristement chaque don du roi de ces mots : « Nimis habuit » ou « Recuperetur ». Les sages conseillers de la chambre avaient encore imaginé d’employer ce qui pouvait rester, après toute dépense, à faire un beau cerf d’or, dans l’espoir que cette figure aimée du roi serait mieux respectée. Mais le cerf fuyait, fondait toujours ; on ne put même jamais l’achever[14].

D’abord, les fils du duc d’Anjou devant partir pour revendiquer la malheureuse royauté de Naples, le roi voulut auparavant leur conférer l’ordre de chevalerie. La fête se fit à Saint-Denis, avec une magnificence et un concours de monde incroyables. Toute la noblesse de France, d’Angleterre, d’Allemagne, était invitée. Il fallut que la silencieuse et vénérable abbaye, l’église des tombeaux, s’ouvrît à ces pompes mondaines, que les cloîtres retentissent sous les éperons dorés, que les pauvres moines accueillissent les belles dames. Elles logèrent dans l’abbaye même[15]. Le récit du moine chroniqueur en est encore tout ému.

Aucune salle n’était assez vaste pour le banquet royal ; on en fit une dans la grande cour. Elle avait la forme d’une église[16], et n’avait pas moins de trente-deux toises de long. L’intérieur était tendu d’une toile immense, rayée de blanc et de vert. Au bout s’élevait un large et haut pavillon de tapisseries précieuses, bizarrement historiées ; on eût dit l’autel de cette église, mais c’était le trône.

Hors des murs de l’abbaye, on aplanit, on ferma de barrières des lices longues de cent vingt pas. Sur un côté s’élevaient des galeries et des tours, où devaient siéger les dames, pour juger des coups.

Il y eut trois jours de fêtes : d’abord les messes, les cérémonies de l’Église, puis les banquets et les joutes, puis le bal de nuit ; un dernier bal enfin, mais celui-ci masqué, pour dispenser de rougir. La présence du roi, la sainteté du lieu, n’imposèrent en rien. La foule s’était enivrée d’une attente de trois jours. Ce fut un véritable Pervigilium Veneris ; on était aux premiers jours du mois de mai. « Mainte demoiselle s’oublia, plusieurs maris pâtirent… » Serait-ce par hasard dans cette funeste nuit que le jeune duc d’Orléans, frère du roi, aurait plu, pour son malheur, à la femme de son cousin Jean-sans-Peur, comme il eut ensuite l’imprudence de s’en vanter[17] ?

Cette bacchanale près des tombeaux eut un bizarre lendemain. Ce ne fut pas assez que les morts eussent été troublés par le bruit de la fête, on ne les tint pas quittes. Il fallut qu’ils jouassent aussi leur rôle. Pour aviver le plaisir par le contraste, ou tromper les langueurs qui suivent, le roi se fit donner le spectacle d’une pompe funèbre. Le héros de Charles VI[18], celui dont les exploits avaient amusé son enfance, Duguesclin, mort depuis dix ans, eut le triste honneur d’amuser de ses funérailles la folle et luxurieuse cour.

Les fêtes appellent les fêtes ; le roi voulut que la reine Isabeau, qui, depuis quatre ans, était entrée cent fois dans Paris, y fit sa première entrée. Après la noble fête féodale, le populaire devait avoir la sienne, celle-ci gaie, bruyante, avec les accidents vulgaires et risibles, le vertige étourdissant des grandes foules. Les bourgeois étaient généralement vêtus de vert, les gens des princes l’étaient en rose. On ne voyait aux fenêtres que belles filles vêtues d’écarlate avec des ceintures d’or. Le lait et le vin coulaient des fontaines ; des musiciens jouaient à chaque porte que passait la reine. Aux carrefours, des enfants représentaient de pieux mystères. La reine suivit la rue Saint-Denis. Deux anges descendirent par une corde, lui posèrent sur la tête une couronne d’or en chantant :

Dame enclose entre fleurs de lis,
Êtes-vous pas du paradis ?

Lorsqu’elle fut arrivée au pont Notre-Dame, on vit avec étonnement un homme descendre, deux flambeaux à la main, par une corde tendue des tours de la cathédrale.

Le roi avait pris tout comme un autre sa part de la fête ; il s’était mêlé à la foule des bourgeois, pour voir aussi passer sa belle jeune Allemande. Il reçut même des sergents « plus d’un horion » pour avoir approché trop près ; le soir, il s’en vanta aux dames[19]. Le prince débonnaire, sachant aussi qu’il y avait à la fête beaucoup d’étrangers qui regrettaient de n’avoir jamais vu jouter le roi, se mêla aux joutes pour leur faire plaisir.

Bientôt après, le jeune frère du roi, le duc d’Orléans, épousa la fille de Visconti, le riche duc de Milan[20].

Charles VI voulut que la fête se fit à Melun. Il y reçut magnifiquement la charmante Valentina, qui devait exercer un si doux et si durable ascendant sur ce faible esprit.

La ville de Paris avait cru que l’entrée de la reine lui vaudrait une diminution d’impôt. Ce fut tout le contraire. Il fallut, pour payer la fête, hausser la gabelle, et, de plus, l’on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer, sous peine de la hart. C’était la monnaie du petit peuple, des pauvres. Pendant quinze jours ces gens furent au désespoir, ne pouvant, avec cette monnaie, acheter de quoi manger[21].

Cependant le roi s’ennuyait ; il s’avisa d’un voyage. Il n’avait pas fait son tour du royaume, sa royale chevauchée. Il ne connaissait pas encore ses provinces du Midi. Il en avait reçu de tristes nouvelles. Un pieux moine de Saint-Bernard était venu du fond du Languedoc lui dénoncer le mauvais gouvernement de son oncle de Berri. Le moine avait surmonté tous les obstacles, forcé les portes, et, en présence même de l’oncle du roi, il avait parlé avec une hardiesse toute chrétienne. Le roi, qui avait bon cœur, l’écouta patiemment, le prit sous sa sauvegarde, et promit d’aller lui-même voir ce malheureux pays. Il voulait, d’ailleurs, passer à Avignon, et s’entendre avec le pape sur les moyens d’éteindre le schisme.

Après avoir, selon l’usage de nos rois en pareille circonstance, fait ses dévotions à l’abbaye de Saint-Denis, il prit sa route par Nevers, et y fut reçu avec la prodigue magnificence de la maison de Bourgogne. Mais il ne permit pas à ses oncles de le suivre[22] ; il ne voulait qu’ils fermassent ses oreilles aux plaintes des peuples. Peut-être aussi se sentait-il moins libre, en leur présence, de se livrer à ses fantaisies de jeune homme. Pour la même raison, il n’emmena point la reine ; il voulait jouir sans contrainte, goûter royalement tout ce que la France avait de plaisirs.

Il s’arrêta d’abord à Lyon, dans cette grande et aimable ville, demi-italienne. Il fut reçu sous un dais de drap d’or par quatre jeunes belles demoiselles, qui le menèrent à l’archevêché. Ce ne fut, pendant quatre jours, que jeux, et bals et galanteries.

Mais nulle part le roi ne passa le temps plus agréablement qu’à Avignon, chez le pape. Personne n’était plus consommé que ces prêtres dans tous les arts du plaisir. Nulle part la vie n’était plus facile, nulle part les esprits plus libres. L’eussent-ils été moins, ils se trouvaient à la source même des indulgences ; le pardon était tout près du péché. Le roi, au départ, laissa de riches souvenirs aux belles dames d’Avignon, « qui s’en louèrent toutes[23] ».

Il partit grand ami du pape, et tout gagné à son parti. Clément VIII avait donné au jeune duc d’Anjou le titre de roi de Naples, et au roi lui-même la disposition de sept cent cinquante bénéfices, celle, entre autres, de l’archevêché de Reims. Mais l’élu du roi, qui était un fameux adversaire du pape et des dominicains, mourut bientôt empoisonné[24].

Arrivé en Languedoc, le roi n’entendit que plaintes et que cris. Le duc de Berri avait réduit le pays à un tel désespoir, que déjà plus de quarante mille hommes s’étaient enfuis en Aragon. Ce prince, bon et doux dans son Berri, livrait le Languedoc à ses agents comme une ferme à exploiter. Avide et prodigue, il se faisait bénir des uns, détester des autres. Il était homme à donner deux cent mille francs à son bouffon. Il est vrai qu’en récompense il donnait aussi aux clercs et construisait des églises. Il bâtissait ces tourelles aériennes, faisait tailler à grands frais ces dentelles de pierre que nous admirons et que le peuple maudissait. Précieux manuscrits, riches miniatures, sceaux admirables, rien ne lui coûtait. En dernier lieu, à soixante ans, il venait d’épouser une petite fille de douze ans, la nièce du comte de Foix. Combien de fêtes et de dépenses fallait-il au sexagénaire pour se faire pardonner son âge par cette enfant ?

Le roi, retenu douze jours entiers à Montpellier par les vives et « frisques » demoiselles du pays[25], vint ensuite assister, à Toulouse, à l’exécution de Bétisac, trésorier de son oncle. Cet homme avouait tous ses crimes, mais il ajoutait qu’il n’avait rien fait que par ordre de monseigneur de Berri. Ne sachant comment le tirer de cette puissante protection, on lui persuada qu’il n’avait d’autre ressource que de se dire hérétique, qu’alors on l’enverrait au pape, qu’il serait sauvé. Il crut ce conseil, se déclara hérétique, et fut brûlé vif. L’exécution eut lieu sous les fenêtres du roi, aux acclamations du peuple. Le roi donna cette satisfaction aux plaintes du Languedoc.

Pour faire encore chose agréable à la bonne ville de Toulouse, Charles VI accorda aux abbayes des filles de joie, que ces filles ne fussent plus obligées de porter un costume[26], mais que désormais elles s’habillassent à leur fantaisie. Il voulait qu’elles prissent part à la joie de sa royale entrée.

Il revint droit à Paris, soûl de plaisirs, las de fêtes ; il évita au retour celles qu’on lui préparait. Il gagea avec son frère que, tous deux partant à franc étrier, il arriverait avant lui. Il n’y avait plus de repos pour lui que dans l’étourdissement. À vingt-deux ans, il était fini ; il avait usé deux vies, une de guerre, une de plaisirs. La tête était morte, le cœur vide ; les sens commençaient à défaillir. Quel remède à cet état désolant ? L’agitation, le vertige d’une course furieuse. « Les morts vont vite. »

La vie est un combat, sans doute, mais il ne faut pas s’en plaindre ; c’est un malheur quand le combat finit. La guerre intérieure de l’Homo duplex est justement ce qui nous soutient. Contemplons-la, cette guerre, non plus dans le roi, mais dans le royaume, dans le Paris d’alors, qui la représentait si bien.

Le Paris de Charles VI, c’est surtout le Paris du Nord, ce grand et profond Paris de la plaine, étendant ses rues obscures du royal hôtel Saint-Paul à l’hôtel de Bourgogne, aux halles. Au cœur de ce Paris, vers la Grève, s’élevaient deux églises, deux idées, Saint-Jacques et Saint-Jean.

Saint-Jacques de la Boucherie était la paroisse des bouchers et des lombards, de l’argent et de la viande. Dignement enceinte d’écorcheries, de tanneries et de mauvais lieux, la sale et riche paroisse s’étendait de la rue Troussevache au quai des Peaux ou Pelletier. À l’ombre de l’église des bouchers, sous la protection de ses confréries, dans une chétive échoppe, écrivaient, intriguaient, amassaient Flamel et sa vieille Pernelle, gens avisés, qui passaient pour alchimistes, et qui de cette boue infecte surent en effet tirer de l’or[27].

Contre la matérialité de Saint-Jacques, s’élevait, à deux pas, la spiritualité de Saint-Jean. Deux événements tragiques avaient fait de cette chapelle une grande église, une grande paroisse : le miracle de la rue des Billettes, où « Dieu fut boulu par un juif » ; puis, la ruine du Temple, qui étendit la paroisse de Saint-Jean sur ce vaste et silencieux quartier. Son curé était le grand docteur du temps, Jean Gerson, cet homme de combat et de contradiction. Mystique, ennemi des mystiques, mais plus ennemi encore des hommes de matière et de brutalité, pauvre et impuissant curé de Saint-Jean, entre les folies de Saint-Paul et les violences de Saint-Jacques, il censura les princes, il attaqua les bouchers ; il écrivit contre les dangereuses sciences de la matière, qui sourdement minaient le christianisme, contre l’astrologie, contre l’alchimie.

Sa tâche était difficile ; la partie était forte. La nature, et les sciences de la nature, comprimées par l’esprit chrétien, allaient voir leur renaissance.

Cette dangereuse puissance, longtemps captive dans les creusets et les matrices des disciples d’Averroès, transformée par Arnauld de Villeneuve et quasi spiritualisée[28], se contint encore au treizième siècle ; au quinzième, elle flamba…

Combien, en présence de cette éblouissante apparition, la vieille éristique pâlit ! Celle-ci avait tout occupé en l’homme ; puis, tout laissé vide. Dans l’entr’acte de la vie spirituelle, l’éternelle nature reparaît, toujours jeune et charmante. Elle s’empare de l’homme défaillant, et l’attire contre son sein.

Elle revient après le christianisme, malgré lui, elle revient comme péché. Le charme n’en est que plus irritant pour l’homme, le désir plus âpre. N’étant pas encore comprise, n’étant pas science, mais magie, elle exerce sur l’homme une fascination meurtrière. Le fini va se perdre dans le charme infiniment varié de la nature. Lui, il donne, donne sans compter. Elle, belle, immuable, elle reçoit toujours et sourit.

Il faut donc que tout y passe. L’alchimiste vieillissant à la recherche de l’or, maigre et pâle sur son creuset, soufflera jusqu’à la fin. Il brûlera ses meubles, ses livres ; il brûlerait ses enfants… D’autres poursuivront la nature dans ses formes les plus séduisantes ; ils languiront à la recherche de la beauté. Mais la beauté fuit comme l’or ; chacune de ses gracieuses apparitions échappe à l’homme, vaine et vide, et toute vaine qu’elle est, elle n’emporte pas moins les plus riches dons de son être… Ainsi triomphe de l’être éphémère l’insatiable, l’infatigable nature. Elle absorbe sa vie, sa force ; elle le reprend en elle, lui et son désir, et résout l’amour et l’amant dans l’éternelle chimie.

Que si la vie ne manque point, mais que seulement l’âme défaille, alors c’est bien pis. L’homme n’a plus de la vie que la conscience de sa mort. Ayant éteint son dieu intérieur, il se sent délaissé de Dieu, et comme excepté seul de l’universelle providence.

Seul… Mais au moyen âge on n’était pas longtemps seul. Le Diable vient vite, dans ces moments, à la place de Dieu. L’âme gisante est pour lui un jouet qu’il tourne et pelote… Et cette pauvre âme est si malade qu’elle veut rester malade, creusant son mal et fouillant les mauvaises jouissances : Mala mentis gaudia. Leurrée de croyances folles, amusée de lueurs sombres, menée de côté et d’autre par la vaine curiosité, elle cherche à tâtons dans la nuit ; elle a peur et elle cherche…

Ce sont d’étranges époques. On nie, on croit tout. Une fiévreuse atmosphère de superstition sceptique enveloppe les villes sombres. L’ombre augmente dans leurs rues étroites ; leur brouillard va s’épaississant aux fumées d’alchimie et de sabbat. Les croisées obliques ont des regards louches. La boue noire des carrefours grouille en mauvaises paroles. Les portes sont fermées tout le jour ; mais elles savent bien s’ouvrir le soir pour recevoir l’homme du mal, le juif, le sorcier, l’assassin.

On s’attend alors à quelque chose. À quoi ? On l’ignore. Mais la nature avertit ; les éléments semblent chargés. Le bruit courut un moment, sous Charles VI, qu’on avait empoisonné les rivières[29]. Dans tous les esprits, flottait d’avance une vague pensée de crime.

  1. App. 21.
  2. « La jeune dame, en estant debout, se tenoit coie et ne mouvoit ni cil ni bouche ; et aussi à ce jour ne savoit point de françois. » (Froissart.)
  3. App. 22.
  4. Knyghton. Walsingham.
  5. App. 23.
  6. … And Ocean, ’mid his uproar wild,
    Speaks safety to his island child.

    « L’Océan qui la garde, en son rauque murmure, dit amour et salut à son île, à son enfant ! » (Coleridge.)

  7. Le sire de Laval dit au duc de Bretagne : « Il n’y auroit en Bretagne chevalier ni écuyer, cité, chastel ni bonne ville, ni homme nul, qui ne vous haït à mort et ne mit peine à vous déshériter. Ni le roi d’Angleterre ni son conseil ne vous en sauroient nul gré. Vous voulez-vous perdre pour la vie d’un homme ? » (Froissart.)
  8. Et plus à gagner : « Plus est riche et puissant le duc de Bourgogne, tant y vaut la guerre mieulx… Pour une buffe que je recevrai, j’en donnerai six. » (Froissart.)
  9. On renvoya, il est vrai, le plus grand nombre comme impropre au service. Le même Nicolas Boulard, dont nous avons parlé, pourvut aux approvisionnements. App. 24.
  10. App. 25.
  11. Une expédition sollicitée par les Génois et commandée par le duc de Bourbon alla échouer en Afrique (1390). Le comte d’Armagnac, ramassant tous les soldats qui pillaient la France, passa les Alpes, attaqua les Visconti et se fit prendre (1391). Le roi lui-même projetait une croisade d’Italie ; il aurait établi le jeune Louis d’Anjou à Naples, et terminé le schisme par la prise de Rome.
  12. App. 26.
  13. Le Religieux.
  14. « Non nisi usque ad colli summitatem peregerunt. » (Religieux.)
  15. App. 27.
  16. « Ad templi similitudinem. » (Religieux.)
  17. App. 28.
  18. App. 29.
  19. « En eut le roy plusieurs coups et horions sur les espaules bien assez. Et au soir, en la présence des dames et damoiselles, fut la chose sçue et récitée, et le roy mesme se farçoit des horions qu’il avoit reçus. » (Grandes chroniques de Saint-Denis.)
  20. Ce mariage eut de grandes conséquences qu’on verra plus tard. Elle apporta Asti en dot, avec 450,000 florins. (Archives.)
  21. Le Religieux.
  22. App. 30.
  23. « Quoiqu’ils fussent logés de lez le pape et les cardinaux, si ne se pouvoient-ils tenir… que toute nuit ils ne fussent en danses, en caroles et en esbattements avec les dames et damoiselles d’Avignon, et leur administroit leurs reviaux (fêtes) le comte de Genève, lequel étoit frère du pape. » (Froissart.)
  24. Selon le bénédictin de Saint-Denis, on soupçonna généralement les Dominicains.
  25. « Et leur donnoit anals d’or et fermaillets (agrafes) à chascune… » (Froissart.)
  26. … Sauf une jarretière d’autre couleur au bras… (Ordonnances.)
  27. Saint-Jacques était le Saint-Denis, le Westminster des confréries ; l’ambition des bouchers, des armuriers, était d’y être enterré. Le premier bienfaiteur de cette église fut une teinturière. Les bouchers l’enrichirent. Ces hommes rudes aimaient leur église. Nous voyons par les chartes que le boucher Alain y acheta une lucarne pour voir la messe de chez lui ; le boucher Haussecul acquit à grand prix une clef de l’église. — Cette église était fort indépendante, entre Notre-Dame et Saint-Martin, qui se la disputaient. C’était un redoutable asile que l’on n’eût pas violé impunément. Voilà pourquoi le rusé Flamel, écrivain non juré, non autorisé de l’Université, s’établit à l’ombre de Saint-Jacques. Il put y être protégé par le curé du temps, homme considérable, greffier du Parlement, qui avait cette cure sans même être prêtre (voir les Lettres de Clémengis). Flamel se tint là trente ans dans une échoppe de cinq pieds sur trois, et il s’y aida si bien de travail, de savoir-faire, d’industrie souterraine, qu’à sa mort il fallut, pour contenir les titres de ses biens, un coffre plus grand que l’échoppe. App. 31.
  28. App. 32.
  29. App. 33.