Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/2

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Garnier (tome 2p. 9-15).
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Livre VII


CHAPITRE II

Ce que devint Gil Blas après sa sortie du château de Leyva, et des heureuses suites qu’eut le mauvais succès de ses amours.


J’étais monté sur un bon cheval qui m’appartenait, et je portais dans ma valise deux cents pistoles, dont la meilleure partie me venait des bandits tués et des trois mille ducats volés à Samuel Simon ; car don Alphonse, sans me faire rendre ce que j’avais touché, avait restitué cette somme entière de ses propres deniers. Ainsi, regardant mes effets comme un bien devenu légitime par cette restitution, j’en jouissais sans scrupule. Je possédais donc un fonds qui ne me permettait pas de m’embarrasser de l’avenir, outre la confiance qu’on a toujours en son mérite à l’âge que j’avais. D’ailleurs, Tolède m’offrait un asile agréable. Je ne doutais point que le comte de Polan ne se fît un plaisir de bien recevoir un de ses libérateurs, et de lui donner un logement dans sa maison. Mais j’envisageais ce seigneur comme mon pis-aller ; et je résolus, avant que d’avoir recours à lui, de dépenser une partie de mon argent à voyager dans les royaumes de Murcie et de Grenade, que j’avais particulièrement envie de voir. Dans ce dessein, je pris le chemin d’Almansa, d’où, poursuivant ma route, j’allai de ville en ville, jusqu’à celle de Grenade, sans qu’il m’arrivât aucune mauvaise aventure. Il semblait que la fortune, satisfaite de tant de tours qu’elle m’avait joués, voulût enfin me laisser en repos. Mais la traîtresse m’en préparait bien d’autres, comme on le verra dans la suite.

Une des premières personnes que je rencontrai dans les rues de Grenade fut le seigneur don Fernand de Leyva, gendre, ainsi que don Alphonse, du comte de Polan. Nous fûmes également surpris l’un et l’autre de nous trouver là. Comment donc, Gil Blas, s’écria-t-il, vous dans cette ville ! qui vous amène ici ? Seigneur, lui dis-je, si vous êtes étonné de me voir en ce pays-ci, vous le serez bien davantage quand vous saurez pourquoi j’ai quitté le service du seigneur don César et de son fils. Alors je lui contai tout ce qui s’était passé entre Séphora et moi, sans lui rien déguiser. Il en rit de bon cœur ; puis, reprenant son sérieux : Mon ami, me dit-il, je vous offre ma médiation dans cette affaire. Je vais écrire à ma belle-sœur… Non, non, seigneur, interrompis-je, ne lui écrivez point, je vous prie. Je ne suis pas sorti du château de Leyva pour y retourner. Faites, s’il vous plaît, un autre usage de la bonté que vous avez pour moi. Si quelqu’un de vos amis a besoin d’un secrétaire ou d’un intendant, je vous conjure de lui parler en ma faveur. J’ose vous assurer qu’il ne vous reprochera pas de lui avoir donné un mauvais sujet. Très volontiers, répondit-il ; je ferai ce que vous souhaitez. Je suis venu à Grenade pour voir une vieille tante malade : j’y serai encore trois semaines, après quoi je partirai pour me rendre à mon château de Lorqui, où j’ai laissé Julie. Je demeure dans cette maison, poursuivit-il, en me montrant un hôtel qui était à cent pas de nous. Venez me trouver dans quelques jours ; je vous aurai peut-être déjà déterré un poste convenable.

Effectivement, dès la première fois que nous nous revîmes, il me dit : Monsieur l’archevêque de Grenade, mon parent et mon ami, voudrait avoir près de lui un homme qui eût de la littérature et une bonne main pour mettre au net ses écrits ; car c’est un grand auteur. Il a composé je ne sais combien d’homélies, et il en fait encore tous les jours qu’il prononce avec applaudissement. Comme je vous crois son fait, je vous ai proposé, et il m’a promis de vous prendre. Allez vous présenter à lui de ma part ; vous jugerez, par la réception qu’il vous fera, si je lui ai parlé de vous avantageusement.

La condition me parut telle que je la pouvais désirer. Ainsi, m’étant préparé de mon mieux à paraître devant le prélat, je me rendis un matin à l’archevêché. Si j’imitais les faiseurs de romans, je ferais une pompeuse description du palais épiscopal de Grenade ; je m’étendrais sur la structure du bâtiment ; je vanterais la richesse des meubles ; je parlerais des statues et des tableaux qui y étaient ; je ne ferais pas grâce au lecteur de la moindre des histoires qu’ils représentaient : mais je me contenterai de dire qu’il égalait en magnificence le palais de nos rois.

Je trouvai dans les appartements un peuple d’ecclésiastiques et de gens d’épée, dont la plupart étaient des officiers de monseigneur, ses aumôniers, ses gentilshommes, ses écuyers ou ses valets de chambre. Les laïques avaient tous des habits superbes ; on les aurait plutôt pris pour des seigneurs que pour des domestiques. Ils étaient fiers et faisaient les hommes de conséquence. Je ne pus m’empêcher de rire en les considérant, et de m’en moquer en moi-même. Parbleu, disais-je, ces gens-ci sont bien heureux de porter le joug de la servitude sans le sentir ; car enfin, s’ils le sentaient, il me semble qu’ils auraient des manières moins orgueilleuses. Je m’adressai à un grave et gros personnage qui se tenait à la porte du cabinet de l’archevêque, pour l’ouvrir et la fermer quand il le fallait. Je lui demandai civilement s’il n’y avait pas moyen de parler à monseigneur. Attendez, me dit-il d’un air sec ; Sa Grandeur va sortir pour aller entendre la messe ; elle vous donnera en passant un moment d’audience. Je ne répondis pas un mot. Je m’armai de patience, et je m’avisai de vouloir lier conversation avec quelques-uns des officiers ; mais ils commencèrent à m’examiner depuis les pieds jusqu’à la tête, sans daigner me répondre une syllabe ; après quoi ils se regardèrent les uns les autres en souriant avec orgueil de la liberté que j’avais prise de me mêler à leur entretien.

Je demeurai, je l’avoue, tout déconcerté de me voir traiter ainsi par des valets. Je n’étais pas encore bien remis de ma confusion, quand la porte du salon s’ouvrit. L’archevêque parut. Il se fit aussitôt un profond silence parmi ses officiers, qui quittèrent tout à coup leur maintien insolent pour en prendre un respectueux devant leur maître. Ce prélat était dans sa soixante-neuvième année, fait à peu près comme mon oncle le chanoine Gil Perez, c’est-à-dire gros et court. Il avait par-dessus le marché les jambes fort tournées en dedans, et il était si chauve, qu’il ne lui restait qu’un toupet de cheveux par derrière ; ce qui l’obligeait d’emboîter sa tête dans un bonnet de laine fine à longues oreilles. Malgré tout cela, je lui trouvais l’air d’un homme de qualité, sans doute parce que je savais qu’il en était un. Nous autres personnes du commun, nous regardons les grands seigneurs avec une prévention qui leur prête souvent un air de grandeur que la nature leur a refusé.

L’archevêque s’avança vers moi d’abord, et me demanda d’un ton de voix plein de douceur ce que je souhaitais. Je lui dis que j’étais le jeune homme dont le seigneur don Fernand de Leyva lui avait parlé. Il ne me donna pas le temps de lui en dire davantage. Ah ! c’est vous, s’écria-t-il, c’est vous dont il m’a fait un si bel éloge ? Je vous retiens à mon service ; vous êtes une bonne acquisition pour moi. Vous n’avez qu’à demeurer ici. À ces mots, il s’appuya sur deux écuyers et sortit après avoir écouté des ecclésiastiques qui avaient quelque chose à lui communiquer. À peine fut-il hors de la chambre où nous étions, que les mêmes officiers qui avaient dédaigné ma conversation vinrent la rechercher. Les voilà qui m’environnent, qui me gracieusent et me témoignent de la joie de me voir devenir commensal de l’archevêché. Ils avaient entendu les paroles que leur maître m’avait dites, et ils mouraient d’envie de savoir sur quel pied j’allais être auprès de lui ; mais j’eus la malice de ne pas contenter leur curiosité pour me venger de leurs mépris.

Monseigneur ne tarda guère à revenir. Il me fit entrer dans son cabinet pour m’entretenir en particulier. Je jugeai bien qu’il avait dessein de tâter mon esprit. Je me tins sur mes gardes et me préparai à mesurer tous mes mots. Il m’interrogea d’abord sur les humanités. Je ne répondis pas mal à ses questions ; il vit que je connaissais assez les auteurs grecs et latins. Il me mit ensuite sur la dialectique ; c’est où je l’attendais. Il me trouva là-dessus ferré à glace. Votre éducation, me dit-il avec quelque sorte de surprise, n’a point été négligée. Voyons présentement votre écriture. J’en tirai de ma poche une feuille que j’avais apportée exprès. Mon prélat n’en fut pas mal satisfait. Je suis content de votre main, s’écria-t-il, et plus encore de votre esprit. Je remercierai mon neveu don Fernand de m’avoir donné un si joli garçon ; c’est un vrai présent qu’il m’a fait.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée de quelques seigneurs grenadins qui venaient dîner avec l’archevêque. Je les laissai ensemble et me retirai parmi les officiers, qui me prodiguèrent alors les honnêtetés. J’allai manger avec eux quand il en fut temps, et, s’ils m’observèrent pendant le repas, je les examinai bien aussi. Quelle sagesse il y avait dans l’extérieur des ecclésiastiques ! Ils me parurent de saints personnages, tant le lieu où j’étais tenait mon esprit en respect ! Il ne me vint pas seulement en pensée que c’était de la fausse monnaie, comme si l’on n’en pouvait pas voir chez les princes de l’Église !

J’étais assis auprès d’un vieux valet de chambre, nommé Melchior de la Ronda. Il prenait soin de me servir de bons morceaux. L’attention qu’il avait pour moi m’en donna pour lui, et ma politesse le charma. Seigneur cavalier, me dit-il tout bas après le dîner, je voudrais bien avoir une conversation particulière avec vous. En même temps il me mena dans un endroit du palais où personne ne pouvait nous entendre, et là il me tint ce discours : Mon fils, dès le premier instant que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l’inclination. Je veux vous en donner une marque certaine en vous faisant une confidence qui vous sera d’une grande utilité. Vous êtes ici dans une maison où les vrais et les faux dévots vivent pêle-mêle. Il vous faudrait un temps infini pour connaître le terrain. Je vais vous épargner une si longue et si désagréable étude, en vous découvrant les caractères des uns et des autres. Après cela vous pourrez facilement vous conduire.

Je commencerai, poursuivit-il, par monseigneur. C’est un prélat fort pieux qui s’occupe sans cesse à édifier le peuple, à le porter à la vertu par des sermons pleins d’une morale excellente, qu’il compose lui-même. Il a depuis vingt années quitté la cour pour s’abandonner entièrement au zèle qu’il a pour son troupeau. C’est un savant personnage, un grand orateur, il met tout son plaisir à prêcher, et ses auditeurs sont ravis de l’entendre. Peut-être y a-t-il un peu de vanité dans son fait ; mais, outre que ce n’est point aux hommes à pénétrer les cœurs, il me siérait mal d’éplucher les défauts d’une personne dont je mange le pain. S’il m’était permis de reprendre quelque chose dans mon maître, je blâmerais sa sévérité. Au lieu d’avoir de l’indulgence pour les faibles ecclésiastiques, il les punit avec trop de rigueur. Il persécute surtout sans miséricorde ceux qui, comptant sur leur innocence, entreprennent de se justifier juridiquement, au mépris de son autorité. Je lui trouve encore un autre défaut qui lui est commun avec bien des personnes de qualité ; quoiqu’il aime ses domestiques, il ne fait aucune attention à leurs services, et il les laissera vieillir dans sa maison sans songer à leur procurer quelque établissement. Si quelquefois il leur fait des gratifications, ils ne les doivent qu’à la bonté de quelqu’un qui aura parlé pour eux : il ne s’aviserait jamais de lui-même de leur faire le moindre bien.

Voilà ce que le vieux valet de chambre me dit de son maître. Il me dit après cela ce qu’il pensait des ecclésiastiques avec qui nous avions dîné. Il m’en fit des portraits qui ne s’accordaient guère avec leur maintien. Il ne me les donna pas à la vérité pour de malhonnêtes gens, mais seulement pour d’assez mauvais prêtres. Il en excepta pourtant quelques-uns dont il me vanta fort la vertu. Je ne fus plus embarrassé de ma contenance avec ces messieurs. Dès le soir même, en soupant, je me parai comme eux d’un dehors sage ; cela ne coûte rien. Il ne faut pas s’étonner s’il y a tant d’hypocrites.