Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/7

La bibliothèque libre.
Garnier (tome 2p. 35-49).
◄  VI
VIII  ►
Livre VII


CHAPITRE VII

Histoire de Laure.


Je vais te conter, le plus succinctement qu’il me sera possible, par quel hasard j’ai embrassé la profession comique.

Après que tu m’eus si honnêtement quittée, il arriva de grands événements. Arsénie, ma maîtresse, plus fatiguée que dégoûtée du monde, abjura le théâtre, et m’emmena avec elle à une belle terre qu’elle venait d’acheter auprès de Zamora, en monnaies étrangères[1]. Nous eûmes bientôt fait des connaissances dans cette ville-là. Nous y allions assez souvent ; nous y passions un jour ou deux. Nous venions ensuite nous enfermer dans notre château.

Dans un de ces petits voyages, don Félix Maldonado, fils unique du corrégidor, me vit par hasard, et je lui plus. Il chercha l’occasion de me parler sans témoins ; et, pour ne te rien celer, je contribuai un peu à la lui faire trouver. Le cavalier n’avait pas vingt ans ; il était beau comme l’Amour même, fait à peindre, et plus séduisant encore par ses manières galantes et généreuses que par sa figure. Il m’offrit de si bonne grâce et avec tant d’instances un gros brillant qu’il avait au doigt, que je ne pus me défendre de l’accepter. Je ne me sentais pas d’aise d’avoir un galant si aimable. Mais quelle imprudence aux grisettes de s’attacher aux enfants de famille dont les pères ont de l’autorité ! Le corrégidor, le plus sévère de ses pareils, averti de notre intelligence, se hâta d’en prévenir les suites. Il me fit enlever par une troupe d’alguazils qui me menèrent, malgré mes cris, à l’hôpital de la Pitié.

Là, sans autre forme de procès, la supérieure me fit ôter ma bague et mes habits, et revêtir d’une longue robe de serge grise, ceinte par le milieu d’une large courroie de cuir noir, d’où pendait un rosaire à gros grains qui me descendait jusqu’aux talons. On me conduisit après cela dans une salle où je trouvai un vieux moine de je ne sais quel ordre, qui se mit à me prêcher la pénitence, à peu près comme la dame Léonarde t’exhorta dans le souterrain à la patience. Il me dit que j’avais bien de l’obligation aux personnes qui me faisaient enfermer ; qu’elles m’avaient rendu un grand service en me retirant des filets du démon, dans lesquels j’étais malheureusement engagée. J’avouerai franchement mon ingratitude : bien loin de me sentir redevable à ceux qui m’avaient fait ce plaisir-là, je les chargeais d’imprécations.

Je passai huit jours à me désoler ; mais le neuvième, car je comptais jusqu’aux minutes, mon sort parut vouloir changer de face. En traversant une petite cour, je rencontrai l’économe de la maison, personnage à qui tout était soumis ; la supérieure même lui obéissait. Il ne rendait compte de son économat qu’au corrégidor, de qui seul il dépendait, et qui avait une entière confiance en lui. Il se nommait Pedro Zendono ; et le bourg de Salsedon, en Biscaye, l’avait vu naître. Représente-toi un grand homme pâle et décharné, une figure à servir de modèle pour peindre le bon larron. À peine paraissait-il regarder les sœurs. Tu n’as jamais vu de figure si hypocrite, quoique tu aies demeuré à l’archevêché.

Je rencontrai donc, poursuivit-elle, le seigneur Zendono, qui m’arrêta en me disant : Consolez-vous, ma fille, je suis touché de vos malheurs. Il n’en dit pas davantage, et il continua son chemin, me laissant faire les commentaires qu’il me plairait sur un texte si laconique. Comme je le croyais un homme de bien, je m’imaginai bonnement qu’il s’était donné la peine d’examiner pourquoi j’avais été enfermée ; et que, ne me trouvant pas assez coupable pour mériter d’être traitée avec tant d’indignité, il voulait me servir auprès du corrégidor. Je ne connaissais pas le Biscayen ; il avait bien d’autres intentions. Il roulait dans son esprit un projet de voyage dont il me fit confidence quelques jours après. Ma chère Laure, me dit-il, je suis si sensible à vos peines, que j’ai résolu de les finir. Je n’ignore pas que c’est vouloir me perdre ; mais je ne suis plus à moi, et je ne veux vivre que pour vous. La situation où je vous vois me perce l’âme. Je prétends dès demain vous tirer de votre prison et vous conduire moi-même à Madrid. Je veux tout sacrifier au plaisir d’être votre libérateur.

Je pensai m’évanouir de joie à ces paroles de Zendono, qui, jugeant par mes remercîments que je ne demandais pas mieux que de me sauver, eut l’audace, le jour suivant, de m’enlever devant tout le monde, ainsi que je vais le rapporter. Il dit à la supérieure qu’il avait ordre de me mener au corrégidor, qui était à une maison de plaisance à deux lieues de la ville, et il me fit effrontément monter avec lui dans une chaise de poste tirée par deux bonnes mules qu’il avait achetées exprès. Nous n’avions pour tout domestique qu’un valet qui conduisait la chaise, et qui était entièrement dévoué à l’économe. Nous commençâmes à rouler, non du côté de Madrid, comme je me l’imaginais, mais vers les frontières du Portugal, où nous arrivâmes en moins de temps qu’il n’en fallait au corrégidor de Zamora pour apprendre notre fuite et mettre ses lévriers sur nos traces.

Avant que d’entrer dans Bragance, le Biscayen me fit prendre un habit de cavalier, dont il avait eu la précaution de se pourvoir ; et, me comptant embarquée avec lui, il me dit dans une hôtellerie où nous allâmes loger : Belle Laure, ne me sachez pas mauvais gré de vous avoir amenée en Portugal. Le corrégidor de Zamora nous fera chercher dans notre patrie, comme deux criminels à qui l’Espagne ne doit point accorder d’asile. Mais, ajouta-t-il, nous pouvons nous mettre à couvert de son ressentiment dans ce royaume étranger, quoiqu’il soit maintenant soumis à la domination espagnole. Nous y serons du moins plus en sûreté que dans notre pays. Laissez-vous persuader, mon ange ; suivez un homme qui vous adore. Allons nous établir à Coïmbre. Là, je me ferai espion du Saint-Office ; et, à l’ombre de ce tribunal redoutable, nous verrons impunément couler nos jours dans de tranquilles plaisirs.

Une proposition si vive me fit connaître que j’avais affaire à un chevalier qui n’aimait pas à servir de conducteur aux infantes pour la gloire de la chevalerie. Je compris qu’il comptait beaucoup sur ma reconnaissance, et plus encore sur ma misère. Cependant, quoique ces deux choses me parlassent en sa faveur, je rejetai fièrement ce qu’il me proposait. Il est vrai que, de mon côté, j’avais deux fortes raisons pour me montrer si réservée : je ne me sentais point de goût pour lui, et je ne le croyais pas riche. Mais lorsque, revenant à la charge, il offrit de m’épouser au préalable, et qu’il me fit voir réellement que son économat l’avait mis en fonds pour longtemps, je ne le cèle pas, je commençai à l’écouter. Je fus éblouie de l’or et des pierreries qu’il étala devant moi, et j’éprouvai que l’intérêt sait faire des métamorphoses aussi bien que l’amour. Mon Biscayen devint peu à peu un autre homme à mes yeux. Son grand corps sec prit la forme d’une taille fine ; son teint pâle me parut d’un beau blanc ; je donnai un nom favorable jusqu’à son air hypocrite. Alors j’acceptai sans répugnance sa main devant le ciel qu’il prit à témoin de notre engagement. Après cela, il n’eut plus de contradiction à essuyer de ma part. Nous nous remîmes à voyager ; et Coïmbre vit bientôt dans ses murs un nouveau ménage.

Mon mari m’acheta des habits de femme assez propres, et me fit présent de plusieurs diamants, parmi lesquels je reconnus celui de don Félix Maldonado. Il ne m’en fallut pas davantage pour deviner d’où venaient toutes les pierres précieuses que j’avais vues, et pour être persuadée que je n’avais pas épousé un rigide observateur du septième article du Décalogue. Mais, me considérant comme la cause première de ses tours de main, je les lui pardonnais. Une femme excuse jusqu’aux mauvaises actions que sa beauté fait commettre. Sans cela, qu’il m’eût paru un méchant homme !

Je fus assez contente de lui pendant deux ou trois mois. Il avait toujours des manières galantes, et semblait m’aimer tendrement. Néanmoins, les marques d’amitié qu’il me donnait n’étaient que de fausses apparences : le fourbe me trompait, et me préparait le traitement que toute fille séduite par un malhonnête homme doit attendre de lui. Un matin, à mon retour de la messe, je ne trouvai plus au logis que les murailles ; les meubles, et jusques à mes hardes, tout avait été emporté. Zendono et son fidèle valet avaient si bien pris leurs mesures, qu’en moins d’une heure le dépouillement entier de la maison avait été fait et parfait ; en manière qu’avec le seul habit dont j’étais vêtue, et la bague de don Félix, qu’heureusement j’avais au doigt, je me vis, comme une autre Ariane, abandonnée par un ingrat. Mais je t’assure que je ne m’amusai point à faire des élégies sur mon infortune. Je bénis plutôt le ciel de m’avoir délivrée d’un scélérat qui ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard entre les mains de la justice. Je regardai le temps que nous avions passé ensemble comme un temps perdu, que je ne tarderais guère à réparer. Si j’eusse voulu demeurer en Portugal, et m’attacher à quelque femme de condition, j’en aurais trouvé de reste ; mais, soit que j’aimasse mon pays, soit que je fusse entraînée par la force de mon étoile qui m’y préparait une meilleure fortune, je ne songeai plus qu’à revoir l’Espagne. Je m’adressai à un joaillier qui me compta la valeur de mon brillant en espèces d’or, et je partis avec une vieille dame espagnole qui allait à Séville dans une chaise roulante.

Cette dame, qui s’appelait Dorothée, revenait de voir une de ses parentes établie à Coïmbre, et s’en retournait à Séville où elle faisait sa résidence. Il se trouva tant de sympathie entre elle et moi, que nous nous attachâmes l’une à l’autre dès la première journée ; et notre liaison se fortifia si bien sur la route, que la dame ne voulut point, à notre arrivée, que je logeasse ailleurs que dans sa maison. Je n’eus pas sujet de me repentir d’avoir fait une pareille connaissance. Je n’ai jamais vu de femme d’un meilleur caractère. On jugeait encore à ses traits et à la vivacité de ses yeux, qu’elle devait avoir fait racler bien des guitares. Aussi était-elle veuve de plusieurs maris de noble race, et vivait honorablement de ses douaires.

Entre autres excellentes qualités, elle avait celle d’être très compatissante aux malheurs des filles. Quand je lui fis confidence des miens, elle entra si chaudement dans mes intérêts, qu’elle donna mille malédictions à Zendono. Les chiens d’hommes ! dit-elle d’un ton à faire juger qu’elle avait rencontré en son chemin quelque économe : les misérables ! il y a comme cela dans le monde des fripons qui se font un jeu de tromper les femmes. Ce qui me console, ma chère enfant, continua-t-elle, c’est que, suivant votre récit, vous n’êtes nullement liée au parjure Biscayen. Si votre mariage avec lui est assez bon pour vous servir d’excuse, en récompense il est assez mauvais pour vous permettre d’en contracter un meilleur, quand vous en trouverez l’occasion.

Je sortais tous les jours avec Dorothée pour aller à l’église, ou bien en visites d’amis ; c’était le moyen d’avoir bientôt quelque aventure. Je m’attirai les regards de plusieurs cavaliers. Il y en eut qui voulurent sonder le gué. Ils firent parler à ma vieille hôtesse ; mais les uns n’avaient pas de quoi fournir aux frais d’un établissement, et les autres n’avaient pas encore pris la robe virile, ce qui suffisait pour m’ôter toute envie de les écouter. J’en savais les conséquences. Un jour il nous vint en fantaisie, à Dorothée et à moi, d’aller voir jouer les comédiens de Séville. Ils avaient affiché qu’ils représenteraient La famosa Comedia, el Embaxador de si-mismo[2] composée par Lope de Vega Carpio.

Parmi les actrices qui parurent sur la scène, je démêlai une de mes anciennes amies. Je reconnus Phénice, cette grosse réjouie que tu as vue femme de chambre de Florimonde, et avec qui tu as quelquefois soupé chez Arsénie. Je savais bien que Phénice était hors de Madrid depuis plus de deux ans, mais j’ignorais qu’elle fût comédienne. J’avais une impatience de l’embrasser qui me fit trouver la pièce fort longue. C’était peut-être aussi la faute de ceux qui la représentaient, et qui ne jouaient pas assez bien ou assez mal pour m’amuser. Car pour moi qui suis une rieuse, je t’avouerai qu’un acteur parfaitement ridicule ne me divertit pas moins qu’un excellent.

Enfin, le moment que j’attendais étant arrivé, c’est-à-dire la fin de la famosa Comedia, nous allâmes, ma veuve et moi, derrière le théâtre, où nous aperçûmes Phénice qui faisait la tout aimable et écoutait en minaudant le doux ramage d’un jeune oiseau qui s’était apparemment laissé prendre à la glu de sa déclamation. Sitôt qu’elle m’eut remarquée, elle le quitta d’un air gracieux, vint à moi les bras ouverts et me fit toutes les amitiés imaginables : de mon côté, je l’embrassai de tout mon cœur. Nous nous témoignâmes mutuellement la joie que nous avions de nous revoir : mais le temps et le lieu ne nous permettant pas de nous répandre en de longs discours, nous remîmes au lendemain à nous entretenir chez elle plus amplement.

Le plaisir de parler est une des plus vives passions des femmes, et particulièrement la mienne. Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, tant j’avais envie d’être aux prises avec Phénice et de lui faire questions sur questions. Dieu sait si je fus paresseuse à me lever pour me rendre où elle m’avait enseigné qu’elle demeurait ! Elle était logée avec toute la troupe dans un grand hôtel garni. Une servante que je rencontrai en entrant, et que je priai de me conduire à l’appartement de Phénice, me fit monter a un corridor, le long duquel régnaient dix à douze petites chambres, séparées seulement par des cloisons de sapin et occupées par la bande joyeuse. Ma conductrice frappa à une porte que Phénice, à qui la langue démangeait autant qu’à moi, vint ouvrir. À peine nous donnâmes-nous le temps de nous asseoir pour caqueter. Nous voilà en train d’en découdre. Nous avions à nous interroger sur tant de choses, que les demandes se succédaient avec une volubilité surprenante.

Après avoir raconté nos aventures de part et d’autre et nous être instruites de l’état présent de nos affaires, Phénice me demanda quel parti je voulais prendre ; car enfin, me dit-elle, il faut bien faire quelque chose : il n’est pas permis à une personne de ton âge d’être inutile dans la société. Je lui répondis que j’avais résolu, en attendant mieux, de me placer auprès de quelque fille de qualité. Fi donc ! s’écria mon amie, tu n’y penses pas. Est-il possible, ma mignonne, que tu ne sois pas encore dégoûtée de la servitude ? N’es-tu pas lasse de te voir soumise aux volontés des autres, de respecter leurs caprices, de t’entendre gronder, en un mot d’être esclave ? Que n’embrasses-tu plutôt, à mon exemple, la vie comique ? Rien n’est plus convenable aux personnes d’esprit qui manquent de bien et de naissance. C’est un état qui tient un milieu entre la noblesse et la bourgeoisie, une condition libre et affranchie des bienséances les plus incommodes de la vie civile. Nos revenus nous sont payés en espèces par le public qui en possède le fonds. Nous vivons toujours dans la joie et dépensons notre argent comme nous le gagnons.

Le théâtre, poursuivit-elle, est favorable surtout aux femmes. Dans le temps que je demeurais chez Florimonde, j’en rougis quand j’y pense, j’étais réduite à écouter les gagistes de la troupe du prince ; pas un honnête homme ne faisait attention à ma figure. D’où vient cela ? C’est que je n’étais point en vue. Le plus beau tableau qui n’est pas dans son jour ne frappe point. Mais depuis que je suis sur mon piédestal, c’est-à-dire sur la scène, quel changement ! Je vois à mes trousses la plus brillante jeunesse des villes par où nous passons. Une comédienne a donc beaucoup d’agrément dans son métier. Si elle est sage, je veux dire que si elle ne favorise qu’un amant à la fois, cela lui fait tout l’honneur du monde ; on loue sa retenue, et lorsqu’elle change de galant on la regarde comme une véritable veuve qui se remarie. Encore voit-on celle-ci avec mépris quand elle convole en troisièmes noces ; on dirait qu’elle blesse la délicatesse des hommes : au lieu que l’autre semble devenir plus précieuse, à mesure qu’elle grossit le nombre de ses favoris. Après cent galanteries, c’est un ragoût de seigneur.

À qui dites-vous cela, interrompis-je en cet endroit. Pensez-vous que j’ignore ces avantages ? Je me les suis souvent représentés, et, je ne t’en fais pas mystère, ils ne flattent que trop une fille de mon caractère. Je me sens même de l’inclination pour la comédie ; mais cela ne suffit pas. Il faut du talent, et je n’en ai point. J’ai quelquefois voulu réciter des tirades de pièces devant Arsénie ; elle n’a pas été contente de moi : cela m’a dégoûtée du métier. Tu n’es pas difficile à rebuter reprit Phénice. Ne sais-tu pas que ces grandes actrices-là sont ordinairement jalouses ? Elles craignent, malgré toute leur vanité, qu’il ne vienne des sujets qui les effacent. Enfin, je ne m’en rapporterais pas là-dessus à Arsénie ; elle n’a pas été sincère. Je te dirai, moi, sans flatterie, que tu es née pour le théâtre. Tu as du naturel, l’action libre et pleine de grâces, le son de la voix doux, une bonne poitrine, et avec cela un minois ! Ah ! friponne, que tu charmeras de cavaliers, si tu te fais comédienne !

Elle me tint encore d’autres discours séduisants et me fit déclamer quelques vers, seulement pour me faire juger moi-même de la belle disposition que j’avais à débiter du comique. Lorsqu’elle m’eut entendue, ce fut bien autre chose. Elle me donna de grands applaudissements et me mit au-dessus de toutes les actrices de Madrid. Après cela, je n’aurais pas été excusable de douter de mon mérite. Arsénie demeura atteinte et convaincue de jalousie et de mauvaise foi. Il me fallut convenir que j’étais un sujet tout admirable. Deux comédiens qui arrivèrent dans le moment, et devant qui Phénice m’obligea de répéter les vers que j’avais déjà récités, tombèrent dans une espèce d’extase, d’où ils ne sortirent que pour me combler de louanges. Sérieusement quand ils se seraient défiés tous trois à qui me louerait davantage, ils n’auraient pas employé d’expressions plus hyperboliques. Ma modestie ne fut point à l’épreuve de tant d’éloges. Je commençai à croire que je valais quelque chose, et voilà mon esprit tourné du côté de la comédie.

Oh çà, ma chère, dis-je à Phénice, c’en est fait ; je veux suivre ton conseil et entrer dans ta troupe, si elle l’a pour agréable. À ces paroles, mon amie, transportée de joie, m’embrassa, et ses deux camarades ne me parurent pas moins ravis qu’elle de me voir ces sentiments. Nous convînmes que le jour suivant je me rendrais au théâtre dans la matinée et ferais voir à la troupe assemblée le même échantillon que je venais de montrer de mon talent. Si j’avais fait concevoir une opinion avantageuse de moi chez Phénice, tous les comédiens en jugèrent encore plus favorablement lorsque j’eus dit en leur présence une vingtaine de vers seulement. Ils me reçurent volontiers dans leur compagnie. Après quoi je ne fus plus occupée que de mon début. Pour le rendre plus brillant, j’employai tout ce qui me restait d’argent de ma bague ; et si je n’en eus pas assez pour me mettre superbement, du moins je trouvai l’art de suppléer à la magnificence par un goût tout galant.

Je parus enfin sur la scène pour la première fois. Quels battements de mains ! quels éloges ! Il y a de la modération, mon ami, à te dire simplement que je ravis les spectateurs. Il faudrait avoir été témoin du bruit que je fis dans Séville pour y ajouter foi. Je devins l’entretien de toute la ville, qui, pendant trois semaines entières, vint en foule à la comédie ; de sorte que la troupe rappela par cette nouveauté le public qui commençait à l’abandonner. Je débutai donc d’une manière qui charma tout le monde. Or, débuter ainsi, c’était comme si j’eusse fait afficher que j’étais à donner au plus offrant et dernier enchérisseur. Vingt cavaliers de toutes sortes d’âges et de conditions s’offrirent à l’envi de prendre soin de moi. Si j’eusse suivi mon inclination, j’aurais choisi le plus jeune et le plus joli ; mais nous ne devons, nous autres, consulter que l’intérêt et l’ambition, lorsqu’il s’agit de nous établir : c’est une règle de théâtre. C’est pourquoi don Ambrosio de Nisana, homme déjà vieux et mal fait, mais riche, généreux et l’un des plus puissants seigneurs d’Andalousie, eut la préférence. Il est vrai que je la lui fis bien acheter. Il me loua une belle maison, la meubla très magnifiquement, me donna un bon cuisinier, deux laquais, une femme de chambre et mille ducats par mois à dépenser. Il faut ajouter à cela de riches habits avec une assez grande quantité de pierreries. Jamais Arsénie n’avait été dans un état plus brillant. Quel changement dans ma fortune ! Mon esprit ne put le soutenir. Je me parus tout à coup à moi-même une autre personne. Je ne m’étonne plus s’il y a des filles qui oublient en peu de temps le néant et la misère d’où un caprice de seigneur les a tirées. Je t’en fais un aveu sincère : les applaudissements du public, les discours flatteurs que j’entendais de toutes parts et la passion de don Ambrosio m’inspirèrent une vanité qui alla jusqu’à l’extravagance. Je regardai mon talent comme un titre de noblesse. Je pris les airs d’une femme de qualité ; et, devenant aussi avare de regards agaçants que j’en avais jusqu’alors été prodigue, je résolus de n’arrêter ma vue que sur des ducs, des comtes et des marquis.

Le seigneur de Nisana venait souper chez moi tous les soirs avec quelques-uns de ses amis. De mon côté, j’avais soin d’assembler les plus amusantes de nos comédiennes, et nous passions une bonne partie de la nuit à rire et à boire. Je m’accommodais fort d’une vie si agréable ; mais elle ne dura que six mois. Les seigneurs sont sujets à changer ; sans cela, ils seraient trop aimables. Don Ambrosio me quitta pour une jeune coquette grenadine, qui venait d’arriver à Séville avec des grâces et le talent de les mettre à profit. Je n’en fus pourtant affligée que vingt-quatre heures. Je choisis pour remplir sa place un cavalier de vingt-deux ans, don Louis d’Alcacer, à qui peu d’Espagnols pouvaient être comparés pour la bonne mine.

Tu me demanderas sans doute, et tu auras raison, pourquoi je pris pour amant un si jeune seigneur, moi qui savais que le commerce de cette sorte de galants est dangereux. Mais, outre que don Louis n’avait plus ni père ni mère, et qu’il jouissait déjà de son bien, je te dirai que ces commerces ne sont à craindre que pour les filles d’une condition servile, ou pour de malheureuses aventurières. Les femmes de notre profession sont des personnes titrées : nous ne sommes point responsables des effets que produisent nos charmes ; tant pis pour les familles dont nous plumons les héritiers !

Nous nous attachâmes si fortement l’un à l’autre, d’Alcacer et moi, que jamais aucun amour n’a, je crois, égalé celui dont nous nous laissâmes enflammer tous deux. Nous nous aimions avec tant de fureur, qu’il semblait qu’on eût jeté un sort sur nous. Ceux qui savaient notre intelligence nous croyaient les plus heureux amants du monde, et nous en étions peut-être les plus malheureux. Si don Louis avait une figure tout aimable, il était en même temps si jaloux, qu’il me désolait à chaque instant par d’injustes soupçons. Il ne me servait de rien, pour m’accommoder à sa faiblesse, de me contraindre jusqu’à n’oser envisager un homme ; sa défiance ingénieuse à me trouver des crimes, rendait ma contrainte inutile. Si j’étais sur la scène, je lui semblais, en jouant, lancer des œillades agaçantes sur quelque jeune cavalier, et il m’accablait de reproches ; en un mot, nos plus tendres entretiens étaient toujours mêlés de querelles. Il n’y eut pas moyen d’y résister : la patience nous échappa de part et d’autre, et nous rompîmes à l’amiable. Croiras-tu bien que le dernier jour de notre commerce en fut le plus charmant pour nous ? Tous deux également fatigués des maux que nous avions soufferts, nous ne fîmes éclater que de la joie dans nos adieux. Nous étions comme deux misérables captifs qui recouvrent leur liberté après un rude esclavage.

Depuis cette aventure, je suis bien en garde contre l’amour. Je ne veux plus d’attachement qui trouble mon repos. Il ne nous sied point, à nous, de soupirer comme les autres. Nous ne devons pas sentir en particulier une passion dont nous faisons voir en public le ridicule.

Je donnais pendant ce temps-là de l’occupation à la renommée ; elle répandait partout que j’étais une actrice inimitable. Sur la foi de cette déesse, les comédiens de Grenade m’écrivirent pour me proposer d’entrer dans leur troupe ; et, pour me faire connaître que la proposition n’était pas à rejeter, ils m’envoyèrent un état de leurs frais journaliers et de leurs abonnements, par lequel il me parut que c’était un parti avantageux pour moi. Aussi je l’acceptai, quoique dans le fond je fusse fâchée de quitter Phénice et Dorothée, que j’aimais autant qu’une femme est capable d’en aimer d’autres. Je laissai la première à Séville, occupée à fondre la vaisselle d’un petit marchand orfèvre, qui voulait par vanité avoir une comédienne pour maîtresse. J’ai oublié de te dire qu’en m’attachant au théâtre je changeai par fantaisie le nom de Laure en celui d’Estelle ; et c’est sous ce dernier nom que je partis pour venir à Grenade.

Je n’y débutai pas moins heureusement qu’à Séville, et je me vis bientôt environnée de soupirants. Mais, n’en voulant favoriser aucun qu’à bonnes enseignes, je gardai avec eux une retenue qui leur jeta de la poudre aux yeux. Néanmoins, de peur d’être la dupe d’une conduite qui ne menait à rien et qui ne m’était pas naturelle, j’allais me déterminer à écouter un jeune oydor[3] de race bourgeoise, qui fait le seigneur en vertu de sa charge, d’une bonne table et d’un équipage, quand je vis pour la première fois le marquis de Marialva. Ce seigneur portugais, qui voyage en Espagne par curiosité, passant par Grenade, s’y arrêta. Il vint à la comédie. Je ne jouais point ce jour-là. Il regarda fort attentivement les actrices qui s’offrirent à ses yeux. Il en trouva une à son gré. Il fit connaissance avec elle dès le lendemain ; et il était près de passer bail, lorsque je parus sur le théâtre. Ma vue et mes minauderies firent tout à coup tourner la girouette ; mon Portugais ne s’attacha plus qu’à moi. Il faut dire la vérité ; comme je n’ignorais pas que ma camarade eût plu à ce seigneur, je n’épargnai rien pour le lui souffler, et j’eus le bonheur d’en venir à bout. Je sais bien qu’elle m’en veut du mal ; mais je n’y saurais que faire. Elle devrait songer que c’est une chose si naturelle aux femmes que les meilleures amies ne s’en font pas le moindre scrupule.



  1. C’est-à-dire avec de l’argent que lui avaient fourni des amants étrangers.
  2. L’ambassadeur de soi-même.
  3. Oydor, auditeur des comptes, conseiller des finances.