Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/1

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Garnier (tome 2p. 99-104).
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Livre VIII


LIVRE HUITIÈME


CHAPITRE PREMIER

Gil Blas fait une bonne connaissance, et trouve un poste qui le console de l’ingratitude du comte Galiano. Histoire de don Valerio de Luna.


J’étais si surpris de n’avoir point entendu parler de Nunez pendant tout ce temps-là, que je jugeai qu’il devait être à la campagne. Je sortis pour aller chez lui dès que je pus marcher, et j’appris en effet qu’il était depuis trois semaines en Andalousie avec le duc de Medina Sidonia.

Un matin, à mon réveil, Melchior de la Ronda me vint dans l’esprit ; et, me ressouvenant que je lui avais promis à Grenade d’aller voir son neveu, si jamais je retournais à Madrid, je m’avisai de vouloir tenir ma promesse ce jour-là même. Je m’informai de l’hôtel de don Baltazar de Funiga, et je m’y rendis. Je demandai le seigneur Joseph Navarre, qui parut un moment après. Je le saluai ; il me reçut d’un air honnête, mais froid, quoique j’eusse décliné mon nom. Je ne pouvais concilier cet accueil glacé avec le portrait qu’on m’avait fait de ce chef d’office. J’allais me retirer dans la résolution de ne pas lui faire une seconde visite, lorsque, prenant tout à coup un air ouvert et riant, il me dit avec beaucoup de vivacité : Ah ! seigneur Gil Blas de Santillane, pardonnez-moi de grâce la réception que je viens de vous faire. Ma mémoire a trahi la disposition où je suis à votre égard. J’avais oublié votre nom, et je ne pensais plus à ce cavalier dont il est fait mention dans une lettre que j’ai reçue de Grenade il y a plus de quatre mois.

Que je vous embrasse ! ajouta-t-il en se jetant à mon cou avec transport. Mon oncle Melchior, que j’aime et que j’honore comme mon propre père, me mande que, si par hasard j’ai l’honneur de vous voir, il me conjure de vous faire le même traitement que je ferais à son fils, et d’employer, s’il le faut, pour vous, mon crédit et celui de mes amis. Il me fait l’éloge de votre cœur et de votre esprit dans des termes qui m’intéresseraient à vous servir, quand sa recommandation ne m’y engagerait pas. Regardez-moi donc, je vous prie, comme un homme à qui mon oncle a communiqué par sa lettre tous les sentiments qu’il a pour vous. Je vous donne mon amitié ; ne me refusez pas la vôtre.

Je répondis avec la reconnaissance que je devais à la politesse de Joseph ; et tous deux, en gens vifs et sincères, nous formâmes à l’heure même une étroite liaison. Je n’hésitai point à lui découvrir la situation de mes affaires. Ce que je n’eus pas sitôt fait, qu’il me dit : Je me charge du soin de vous placer ; et en attendant, ne manquez pas de venir manger ici tous les jours. Vous y aurez un meilleur ordinaire qu’à votre auberge. L’offre flattait trop un convalescent mal en espèces et accoutumé aux bons morceaux, pour être rejetée. Je l’acceptai, et je me refis si bien dans cette maison, qu’au bout de quinze jours j’avais déjà une face de bernardin. Il me parut que le neveu de Melchior faisait là ses orges à merveille. Mais comment ne les aurait-il pas faites ? il avait trois cordes à son arc ; il était à la fois sommelier, chef d’office et maître d’hôtel. De plus, notre amitié à part, je crois que l’intendant du logis et lui s’accordaient fort bien ensemble.

J’étais parfaitement bien rétabli, lorsque mon ami Joseph, me voyant un jour arriver à l’hôtel de Zuniga pour y dîner selon ma coutume, vint au-devant de moi, et me dit d’un air gai : Seigneur Gil Blas, j’ai une assez bonne condition à vous proposer. Vous saurez que le duc de Lerme, premier ministre de la couronne d’Espagne, pour se donner entièrement à l’administration des affaires de l’État, se repose sur deux personnes de l’embarras des siennes. Il a chargé du soin de recueillir ses revenus don Diègue de Monteser, et il fait faire la dépense de sa maison par don Rodrigue de Calderone. Ces deux hommes de confiance exercent leur emploi avec une autorité absolue et sans dépendre l’un de l’autre. Don Diègue a d’ordinaire sous lui deux intendants qui font la recette ; et, comme j’ai appris ce matin qu’il en avait chassé un, j’ai été demander sa place pour vous. Le seigneur de Monteser qui me connaît, et dont je puis me vanter d’être aimé, me l’a sans peine accordée, sur les bons témoignages que je lui ai rendus de vos mœurs et de votre capacité. Nous irons chez lui cette après-dînée.

Nous n’y manquâmes pas. Je fus reçu très gracieusement, et installé dans l’emploi de l’intendant qui avait été congédié. Cet emploi consistait à visiter nos fermes, à y faire faire les réparations, à toucher l’argent des fermiers ; en un mot, je me mêlais des biens de la campagne, et tous les mois je rendais mes comptes à don Diègue, qui, malgré tout le bien que mon chef d’office lui avait dit de moi, les épluchait avec beaucoup d’attention. C’était ce que je demandais. Quoique ma droiture eût été si mal payée chez mon dernier maître, j’avais résolu de la conserver toujours.

Un jour nous apprîmes que le feu avait pris au château de Lerme, et que plus de la moitié était réduite en cendres. Je me transportai aussitôt sur les lieux pour examiner le dommage. Là, m’étant informé avec exactitude des circonstances de l’incendie, j’en composai une ample relation que Monteser fit voir au duc de Lerme. Ce ministre, malgré le chagrin qu’il avait d’apprendre une si mauvaise nouvelle, fut frappé de la relation, et ne put s’empêcher de demander qui en était l’auteur. Don Diègue ne se contenta pas de le lui dire ; il lui parla de moi si avantageusement, que Son Excellence s’en ressouvint six mois après, à l’occasion d’une histoire que je vais raconter, et sans laquelle peut-être je n’aurais jamais été employé à la cour. La voici.

Il demeurait alors, dans la rue des Infantes, une vieille dame appelée Inésile de Cantarilla. On ne savait pas certainement de quelle naissance elle était. Les uns la disaient fille d’un faiseur de luths, et les autres d’un commandeur de l’ordre de Saint-Jacques. Quoiqu’il en soit, c’était une personne prodigieuse. La nature lui avait donné le privilège singulier de charmer les hommes pendant le cours de sa vie, qui durait encore après quinze lustres accomplis. Elle avait été l’idole des seigneurs de la vieille cour, et elle se voyait adorée de ceux de la nouvelle. Le temps, qui n’épargne pas la beauté, s’exerçait en vain sur la sienne ; il la flétrissait sans lui ôter le pouvoir de plaire. Un air de noblesse, un esprit enchanteur et des grâces naturelles lui faisaient faire des passions jusque dans sa vieillesse.

Un cavalier de vingt-cinq ans, don Valerio de Luna, un des secrétaires du duc de Lerme, voyait Inésile ; il en devint amoureux. Il se déclara, fit le passionné, et poursuivit sa proie avec toute la fureur que l’amour et la jeunesse sont capables d’inspirer. La dame, qui avait ses raisons pour ne vouloir pas se rendre à ses désirs, ne savait que faire pour les modérer. Elle crut pourtant un jour en avoir trouvé le moyen : elle fit passer le jeune homme dans son cabinet, et là, lui montrant une pendule qui était sur une table : Voyez, lui dit-elle, l’heure qu’il est ! Il y a aujourd’hui soixante-quinze ans que je vins au monde à pareille heure. En bonne foi, me siérait-il d’avoir des galanteries à mon âge ? Rentrez en vous-même, mon enfant ; étouffez des sentiments qui ne conviennent ni à vous ni à moi. À ce discours sensé, le cavalier, qui ne reconnaissait plus l’autorité de la raison, répondit à la dame avec toute l’impétuosité d’un homme possédé des mouvements qui l’agitaient : Cruelle Inésile, pourquoi avez-vous recours à ces frivoles adresses ? Pensez-vous qu’elles puissent vous changer à mes yeux ? Ne vous flattez pas d’une si fausse espérance. Que vous soyez telle que je vous vois, ou qu’un charme trompe ma vue, je ne cesserai point de vous aimer. Hé bien ! reprit-elle, puisque vous êtes assez opiniâtre pour persister dans la résolution de me fatiguer de vos soins, ma maison désormais ne sera plus ouverte pour vous. Je vous l’interdis, et vous défends de paraître jamais devant moi.

Vous croyez peut-être, après cela, que don Valerio, déconcerté de ce qu’il venait d’entendre, fit une honnête retraite. Au contraire, il n’en devint que plus importun. L’amour fait dans les amants le même effet que le vin dans les ivrognes. Le cavalier pria, gémit ; et, passant tout à coup des prières aux emportements, il voulut avoir par la force ce qu’il ne pouvait obtenir autrement. Mais la dame, le repoussant avec courage, lui dit d’un air irrité : Arrêtez, téméraire, je vais mettre un frein à votre folle ardeur. Apprenez que vous êtes mon fils.

Don Valerio fut étourdi de ces paroles ; il suspendit sa violence. Mais, s’imaginant qu’Inésile ne parlait ainsi que pour se soustraire à ses sollicitations, il lui répondit : Vous inventez cette fable pour vous dérober à mes désirs. Non, non, interrompit-elle, je vous révèle un mystère que je vous aurais toujours caché, si vous ne m’eussiez pas réduite à la nécessité de vous le découvrir. Il y a vingt-six ans que j’aimais don Pèdre de Luna, votre père, qui était alors gouverneur de Ségovie ; vous devîntes le fruit de nos amours ; il vous reconnut, vous fit élever avec soin ; et, outre qu’il n’avait point d’autre enfant, vos bonnes qualités le déterminèrent à vous laisser du bien. De mon côté, je ne vous ai pas abandonné ; sitôt que je vous ai vu entrer dans le monde, je vous ai attiré chez moi, pour vous inspirer ces manières polies qui sont si nécessaires à un galant homme, et que les femmes seules peuvent donner aux jeunes cavaliers. J’ai fait plus : j’ai employé tout mon crédit pour vous mettre chez le premier ministre. Enfin, je me suis intéressée pour vous comme je le devais pour un fils. Après cet aveu, prenez votre parti. Si vous pouvez épurer vos sentiments, et ne regarder en moi qu’une mère, je ne vous bannis point de ma présence, et j’aurai pour vous toute la tendresse que j’ai eue jusqu’ici. Mais si vous n’êtes pas capable de cet effort que la nature et la raison exigent de vous, fuyez dès ce moment, et me délivrez de l’horreur de vous voir.

Inésile parla de cette sorte. Pendant ce temps-là don Valério gardait un morne silence : on eût dit qu’il rappelait sa vertu, et qu’il allait se vaincre lui-même. Mais c’est à quoi il ne pensait nullement. Il méditait un autre dessein, et préparait à sa mère un spectacle bien différent. Ne pouvant se consoler de l’obstacle qui s’opposait à son bonheur, il céda lâchement à son désespoir. Il tira son épée et se l’enfonça dans le sein. Il se punit comme un autre Œdipe, avec cette différence que le Thébain s’aveugla de regret d’avoir consommé le crime, et qu’au contraire le Castillan se perça de douleur de ne pouvoir le commettre.

Le malheureux don Valerio ne mourut pas sur-le-champ du coup qu’il s’était porté. Il eut le temps de se reconnaître et de demander pardon au ciel de s’être lui-même ôté la vie. Comme il laissa par sa mort un poste de secrétaire vacant chez le duc de Lerme, ce ministre, qui n’avait pas oublié ma relation d’incendie, non plus que l’éloge qu’on lui avait fait de moi, me choisit pour remplacer ce jeune homme.