Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 20

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 90-98).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Samedi, après midi.

La conférence est finie, mais je ne vois que de l’augmentation dans mes peines. Ma mère ayant eu la bonté de m’avertir que cet entretien sera le dernier effort pour me persuader, je serai aussi exacte, dans le détail, que ma tête et mon cœur me le permettront.

En entrant dans ma chambre : j’ai fait avancer le dîner, m’a-t-elle dit, et j’ai dîné fort vite dans la seule vue de conférer avec vous. Et je vous assure que cette conférence sera la dernière qui me sera permise, et que je serai portée moi-même à désirer, si je vous trouve aussi rebelle que plusieurs se l’imaginent. J’espère que vous tromperez leur attente, et que vous ne ferez pas connaître que je n’ai pas sur vous tout le poids que mérite mon indulgence.

Votre père dîne et soupe chez votre oncle, pour nous donner une pleine liberté. Comme je dois lui faire mon rapport, à son retour, et que j’ai promis de le faire très-fidèlement, il prendra, par rapport à vous, les mesures qu’il jugera convenables.

J’allais parler. — Écoutez, Clarisse, ce que j’ai à vous dire, avant que vous ouvriez la bouche pour me répondre ; à moins que vous ne soyez disposée à la soumission… dites, l’êtes-vous ? Si vous l’êtes, vous pouvez vous expliquer.

Je suis demeurée en silence.

Elle m’a regardée d’un air inquiet et douloureux. — Point de soumission, je le vois. Une fille jusqu’à présent si obéissante !… quoi ! Vous ne pouvez, vous ne voulez pas parler comme je vous le dis ? Et me rejetant en quelque sorte de la main : — Eh bien ! Continuez de vous taire. Je ne souffrirai pas plus que votre père une contradiction si déclarée.

Elle s’est arrêtée, avec un regard incertain, comme si elle eût attendu mon consentement.

Je n’ai pas cessé de garder le silence, les yeux baissés et mouillés de larmes.

— Ô fille opiniâtre ! Mais ouvrez la bouche ; parlez ; êtes-vous résolue vous opposer à nous tous, dans un point sur lequel nous sommes tous d’accord ?

— M’est-il permis, madame, de vous adresser mes plaintes ?

Que vous serviront les plaintes, Clarisse ? Votre père est déterminé. Ne vous ai-je pas dit qu’il n’y a point à reculer ? Que l’honneur et l’avantage de la famille y sont également intéressés ? Soyez de bonne foi. Vous l’avez toujours été, même contre vos propres intérêts. Qui doit céder à la fin, ou tout le monde à vous, ou vous à tous autant que nous sommes ? Si votre dessein est de vous rendre lorsque vous aurez reconnu qu’il est impossible de l’emporter, rendez-vous de bonne grâce ; car il faut vous y résoudre, ou renoncer à la qualité de notre enfant.

J’ai pleuré, ne sachant que dire, ou plutôt ne sachant comment je devais exprimer ce que j’avais à dire.

— Apprenez qu’il y a des nullités dans le testament de votre grand-père. Il ne vous reviendra pas un schelling de cette terre, si vous refusez de vous soumettre. Votre grand-père vous l’a laissée, comme une récompense de votre respect pour lui et pour nous. Elle vous sera ôtée avec justice, si…

— Permettez-moi, madame, de vous assurer que, si elle m’a été léguée injustement, je ne souhaite pas de la conserver. Mais on n’a pas manqué, sans doute, d’instruire M. Solmes de ces nullités.

— Voilà, m’a-t-elle dit, une réponse très-impertinente. Mais faites réflexion qu’en perdant cette terre par votre obstination, vous perdez entièrement l’affection de votre père. Alors que deviendrez-vous ? Que vous restera-t-il pour vous soutenir ? Et tous ces beaux systèmes de générosité et de bonnes actions, ne faudra-t-il pas y renoncer ?

Dans une si malheureuse supposition, lui ai-je dit, je serai obligée de me conformer aux circonstances. on ne demande beaucoup qu’à ceux qui ont reçu beaucoup. je dois bénir vos soins et ceux de la bonne Madame Norton, pour m’avoir appris à me contenter de peu, de bien moins, si vous me permettez de le dire, que mon père n’avait la bonté de me donner tous les ans. Je me suis souvenue alors de l’ancien romain et de ses lentilles.

Quelle perversité ! A repris ma mère. Mais si vous comptez ensuite sur la faveur de l’un ou l’autre de vos deux oncles ; rien n’est plus vain que cette espérance. Vous serez abandonnée d’eux, je vous assure, si vous l’êtes de votre père. Ils vous renonceront aussi pour leur nièce.

J’ai répondu que j’étais extrêmement affligée de n’avoir pas eu tout le mérite nécessaire pour faire des impressions plus profondes sur leur cœur ; mais que je ne cesserais pas de les aimer et de les honorer pendant toute ma vie.

Tout ce langage, m’a-t-elle dit, ne servait qu’à mettre en évidence ma prévention en faveur d’un certain homme. En effet, mon frère et ma sœur n’allaient nulle part, où l’on ne parlât de cette prévention.

C’était un grand sujet de chagrin pour moi, ai-je répondu, d’être en proie, comme on le disait, aux discours publics ; mais je lui demandais la permission d’observer que les auteurs de ma disgrâce dans le sein de la famille, ceux qui parlaient de ma prévention au dehors et ceux qui lui en venaient faire le récit, étoient constamment les mêmes.

Elle m’a sévèrement reprise de cette réponse. J’ai reçu ses reproches en silence.

Vous êtes obstinée, Clarisse. Je vois que vous êtes obstinée. Elle s’est promenée dans la chambre d’un air chagrin. Ensuite, se tournant vers moi : je vois que le reproche d’obstination ne vous effraie pas. Vous n’avez pas d’empressement à vous justifier. Ma crainte était de vous expliquer tout ce que je suis chargée de vous dire, s’il demeure impossible de vous persuader. Mais je m’aperçois que j’ai eu trop bonne opinion de votre délicatesse et de votre sensibilité… une jeune personne, si ferme et si infléxible ne sera pas déconcertée de s’entendre déclarer que les articles sont actuellement dressés, et que dans peu de jours elle doit recevoir ordre de descendre pour les entendre lire et pour les signer, car il est impossible, si votre cœur est libre, que vous y trouviez le moindre sujet d’objection, excepté peut-être qu’ils vous sont trop favorables et à toute la famille.

Je suis demeurée sans voix, absolument sans voix. Quoique mon cœur fût prêt à se fendre, je ne pouvais ni pleurer ni parler.

Elle était fâchée m’a-t-elle dit, de mon aversion pour cet assortiment

(quel nom, ma

chère, elle lui donnait !) mais c’était une chose décidée. L’honneur et l’intérêt de la famille y étoient attachés. Ma tante me l’avait expliqué. Elle me l’avait dit elle-même. Il fallait obéir. Je n’ai pas cessé d’être muette.

Elle a pris la statue dans ses bras, c’est le nom qu’elle m’a donné : elle m’a conjurée d’obéir, au nom de dieu, et pour l’amour d’elle même. J’ai retrouvé alors la parole et les larmes. Vous m’avez donné la vie, madame, lui ai-je dit en levant les mains au ciel, et mettant un genou en terre ; une vie, que votre bonté et celle de mon père ont rendue jusqu’à présent si heureuse ! ô non, non, n’en rendez pas le reste misérable.

Votre père, m’a-t-elle répondu, est dans la résolution de ne pas vous voir, jusqu’à ce qu’il retrouve en vous une fille obéissante, telle que vous l’avez toujours été. Songez que c’est mon dernier effort. C’est le dernier, songez-y bien. Donnez-moi quelque espérance, ma chère fille. Mon repos y est intéressé. Je composerai avec vous pour une simple espérance. Et votre père néanmoins demande une soumission implicite, une soumission même de bonne grâce ! Ma fille, donnez-moi du moins l’espérance.

Ah ! Ma très-chère mère, ma très-indulgente mère, ce serait tout accorder. Puis-je avoir de la foi, et donner des espérances qu’il m’est impossible de confirmer ?

Elle a paru fort en colère. Elle a recommencé à m’appeler perverse . Elle m’a reproché de n’avoir égard qu’à mes propres inclinations, et de ne respecter ni son repos ni mon devoir. Il était bien agréable, m’a-t-elle dit, pour des parens qui avoient fait leurs délices d’une fille pendant son enfance, et qui s’étoient attachés à lui donner une excellente éducation, dans l’attente de lui trouver un jour de justes sentimens de reconnaissance et de soumission, de ne voir arriver néanmoins le temps qui devait couronner leurs désirs, que pour la trouver opposée à son propre bonheur et à leur satisfaction, pour lui voir refuser l’offre d’un riche et noble établissement, et pour faire soupçonner à ses amis inquiets qu’elle veut se jeter entre les bras d’un libertin qui a bravé sa famille, qu’elle qu’en ait pu être l’occasion, et qui a trempé ses mains dans le sang de son frère ?

Cependant lorsqu’elle avait remarqué mon dégoût, elle avait plaidé plus d’une fois en ma faveur, mais sans aucune apparence de succès. Elle avait été traitée comme une mère trop passionnée, qui, par une blâmable indulgence, voulait encourager un enfant à s’opposer aux volontés d’un père. On lui avait reproché de former deux partis dans la famille ; elle et la plus jeune de ses deux filles, contre son mari, ses deux frères, son fils, sa fille aînée et sa sœur Hervey. On lui avait dit que, le démêlé de mon frère et de M Lovelace à part, elle devait être convaincue de l’avantage qui revenait à toute la famille, de l’exécution d’un contrat duquel tant d’autres contrats dépendoient. Elle m’a répété que le cœur de mon père y était tout entier ; qu’il aimait mieux, comme il l’avait déclaré, se voir sans fille, que d’en avoir une dont il ne pût pas disposer pour son propre bien, sur-tout lorsque j’avais reconnu que mon cœur était libre, et lorsque le bien général de toute la famille était attaché à mon obéissance ; que les fréquentes douleurs de sa goutte, dont chaque accès devient plus menaçant de jour en jour, ne lui faisaient plus envisager beaucoup de bonheur dans le monde, et ne lui promettaient pas même une longue vie ; et qu’il espérait que moi, qu’on supposait avoir contribué à prolonger celle de son père, je ne voudrais pas, par ma désobéissance, abréger la sienne.

Cette partie du plaidoyer, ma chère, étoit sans doute la plus touchante. J’ai pleuré en silence sur mes propres réflexions. Je ne me sentais pas la force de répondre. Ma mère a continué : " quels pouvaient donc être ses motifs dans l’empressement qu’il avait pour l’exécution de ce traité, si ce n’était l’honneur et l’agrandissement de sa famille, qui jouissant déjà d’une fortune convenable au plus haut rang, n’avait plus à désirer que des distinctions ? Quelque misérables que toutes ces vues pussent être à mes yeux, je savais que j’étais la seule de la famille à qui elles parussent telles ; et mon père se réservait le droit de juger de ce qui convenait au bien de ses enfans. Mon goût pour la retraite, que quelques-uns traitaient d’affectation, semblait couvrir des vues particulières. La modestie et l’humilité m’obligeaient bien plutôt de me défier de mon propre jugement, que de censurer des projets que tout le monde aurait formés dans la même occasion ".

Je continuais de me taire. Elle a repris encore : " c’était dans la bonne opinion que mon père avait de moi, de ma prudence, de ma soumission, de ma reconnaissance, qu’il avait répondu de mon consentement, pendant mon absence (même avant mon retour de chez Miss Howe), et qu’il avait entrepris et terminé des contrats qui ne pouvaient plus être annullés, ni changés ".

Pourquoi donc, ai je pensé en moi-même, m’a-t-on fait, à mon arrivée, un accueil si capable de m’intimider ? Il y a bien de l’apparence que cet argument comme tous les autres, a été dicté à ma mère.

" votre père, a-t-elle continué, déclare que votre opposition inattendue, les menaces constantes de M Lovelace, persuadent de plus en plus que le temps doit être abrégé ; autant pour finir ses propres craintes, sur le sort d’un enfant si favorisé qui lui manque de soumission, que pour couper cours aux espérances de cet homme-là. Il a déjà donné ordre qu’on lui envoie de Londres des échantillons de ce qu’il y a de plus riche en étoffes ". Cette idée m’a fait frémir. La respiration m’a manqué. Je suis demeurée la bouche ouverte, et comme effrayée de cette terrible précipitation. Cependant j’allais m’en plaindre avec chaleur. Ma mémoire se rappelait l’auteur de cet expédient : les femmes, disait un jour mon frère, qui ont peine à se décider pour un changement d’état, peuvent aisément être déterminées par l’éclat des préparations nuptiales, et par l’orgueil de devenir maîtresses d’une maison. Mais pour m’ôter le temps d’exprimer ma surprise et mes répugnances, ma mère s’est hâtée de continuer : " mon père, m’a-t-elle dit, pour mon intérêt comme pour le sien, ne voulait pas demeurer plus long-temps dans une incertitude nuisible à son repos. Il avait même jugé à propos de l’avertir que, si elle aimait sa propre tranquillité, (quel avis pour une femme telle que ma mère !) et si elle ne voulait pas lui donner lieu de soupçonner qu’elle favorisait secrétement les prétentions d’un vil libertin, caractère, avait-il ajouté, pour lequel toutes les femmes, vertueuses ou vicieuses, n’avoient que trop de goût, elle devait employer sur moi tout le poids de son autorité ; et qu’elle pouvait le faire avec d’autant moins de scrupule, que, de mon propre aveu, j’avais le cœur libre ". Indigne réflexion, j’ose le dire, que celle qui regarde le goût de notre sexe pour un libertin, et sur-tout dans le cas de ma mère, qui s’est déterminée en faveur de mon père, par préférence sur plusieurs concurrens d’une égale fortune, parce qu’ils avoient moins de réputation du côté des mœurs.

Elle m’a dit encore " qu’en la quittant, mon père lui avait donné ordre, si elle ne faisait pas plus d’impression sur moi dans cette conférence que dans les premières, de se séparer de moi sur le champ, et de m’abandonner à toutes les suites de ma double désobéissance ".

Là-dessus, elle m’a pressée avec plus d’instances et de bonté que je ne puis le représenter, de faire connaître à mon père aussi-tôt qu’il serait rentré, que j’étais disposée à lui obéir ? Et sa crainte lui a fait ajouter encore une fois, que c’était pour son repos comme pour le mien.

Pénétrée des bontés de ma mère, extrêmement touchée de cette partie de son discours qui avait rapport à sa propre tranquillité, et à l’injustice qu’on lui faisait de la soupçonner d’une préférence secrète pour l’homme que toute la famille haïssoit, sur celui qui était l’objet de mon aversion, j’ai souhaité, ma chère, qu’il ne me fût pas absolument impossible d’obéir. Je suis entrée dans de nouvelles réflexions ; j’ai hésité, j’ai considéré, j’ai gardé le silence assez long-temps. Il m’était aisé de remarquer combien mon embarras donnait d’espérance à ma mère. Mais lorsque je suis revenue à penser que tout étoit l’ouvrage d’un frère et d’une sœur, poussés par des vues d’intérêt propre et d’envie ; que je n’avais pas mérité le traitement que j’essuyais depuis plusieurs jours ; que ma disgrâce était déjà le sujet des discours publics ; que l’homme étoit M Solmes, et que mon aversion était trop connue pour lui rendre mon consentement excusable ; qu’il paraîtrait moins l’effet du devoir, que la marque d’une ame lâche et sordide, qui chercherait à conserver les avantages d’une grande fortune par le sacrifice de son bonheur ; que ce serait donner, à mon frère et à ma sœur, un sujet de triomphe sur moi et sur M Lovelace, qu’ils ne manqueraient pas de faire valoir, et qui, malgré le peu d’intérêt que j’y prends par rapport à lui, pourrait être suivi de quelque fatal désastre ; d’un autre côté, la figure révoltante de M Solmes, ses manières encore plus désagréables, son jugement si borné ; le jugement, ma chère ! La gloire d’un homme ! Cette qualité indispensable, dans le chef et le directeur d’une famille, pour se conserver le respect qu’une honnête femme doit lui rendre, ne fût-ce que pour justifier son propre choix, et qu’elle doit souhaiter de lui voir rendre par tout le monde : sans compter que l’infériorité de M Solmes (je puis bien le dire à vous, et même, je crois, sans beaucoup de présomption) démontrerait, à tous ceux qui voudraient l’observer, quels auraient dû être mes motifs : toutes ces réflexions, qui me sont toujours présentes, se réunissant en foule dans mon esprit ; je voudrais, madame, ai-je dit en joignant les mains, avec une ardeur où tout mon cœur était engagé, souffrir les plus cruelles tortures, la perte d’un de mes membres, et celle même de la vie ; pour assurer votre repos. Mais chaque fois que, pour vous obéir, je veux penser avec faveur à cet homme-là, je sens que mon aversion augmente. Vous ne sauriez, madame, non, vous ne sauriez croire combien toute mon ame lui résiste… et parler de traités conclus, d’étoffes, de temps abrégés !… sauvez-moi, sauvez-moi, ô ma chère maman ! Sauvez votre fille du plus horrible de tous les malheurs.

Jamais on n’a vu sur un visage, plus vivement que sur celui de ma mère, la douleur exprimée sous des apparences forcées de colère ; jusqu’à ce que le dernier de ces deux sentimens l’emportant sur l’autre, elle s’est tournée pour me quitter, en levant les yeux et frappant du pied. étrange opiniâtreté ! C’est tout ce que j’ai pu entendre de quelques mots qu’elle a prononcés. Elle allait sortir, et moi, dans une espèce de transport, j’ai saisi sa robe ; ayez pitié de moi, ma très-chère mère ! Ne me renoncez pas tout-à-fait. Si vous vous séparez de votre fille, que ce ne soit pas avec les marques d’une réprobation absolue. Mes oncles peuvent avoir le cœur endurci contre mes larmes. Mon père peut demeurer inflexible. Je puis souffrir de l’ambition de mon frère et de la jalousie de ma sœur. Mais que je ne perde pas l’amour de ma mère ; au moins, tout au moins sa pitié. Elle s’est tournée vers moi, avec des regards plus propices. Vous avez ma tendresse. Vous avez ma pitié, mais, ô très-chère fille ! Je n’ai pas la vôtre.

Hélas ! Madame, vous l’avez. Vous avez aussi tout mon respect ; vous avez toute ma reconnaissance ; mais dans ce seul point… ne puis-je être obligée cette fois seulement ? N’y a-t-il aucun expédient qu’on veuille accepter ? N’ai-je pas fait une offre raisonnable… je souhaiterais, pour notre intérêt commun, fille trop chère et trop obstinée, que la décision de ce point dépendît de moi. Mais, pourquoi me presser et me tourmenter, lorsque vous savez si bien qu’elle n’en dépend pas ? L’offre de renoncer à M Lovelace n’est que la moitié de ce qu’on désire. Et d’ailleurs personne ne la croira sincère, quand j’en aurais moi-même cette opinion. Aussi long-temps que vous ne serez pas mariée, M Lovelace conservera des espérances, et suivant l’opinion des autres, vous conserverez de l’inclination pour lui.

Permettez-moi, madame, de vous représenter que votre bonté pour moi, votre patience, l’intérêt de votre repos, ont plus de poids dans mon cœur que tout le reste ensemble. Quoique je sois traitée par mon frère, et à son instigation, par mon père, comme la dernière des esclaves, et non comme une fille et une sœur ; mon ame n’est pas celle d’une esclave. Vous ne m’avez pas élevée dans des sentimens indignes de vous.

Ainsi, Clary, vous voilà déjà disposée à braver votre père. Je n’ai eu que trop de sujet d’appréhender tout ce qui arrive. à quoi tout ce désordre aboutira-t-il ? Je suis (en poussant un profond soupir,) je suis forcée de m’accommoder à bien des humeurs.

C’est ma douleur, ma respectable maman de vous voir dans cette triste nécessité. Et peut-on se persuader que cette considération même, et la crainte de ce qui peut m’arriver de pire encore, de la part d’un homme qui n’a pas la moitié du jugement de mon père, ne m’ait pas extrêmement prévenue contre l’état du mariage ? C’est une sorte de consolation, lorsqu’on est exposé à des contradictions injustes, de les recevoir du moins d’un homme de sens. Je vous ai entendu dire, madame, que mon père avait été long-temps d’une humeur fort douce, sans reproche dans sa personne et dans ses manières. Mais l’homme qui m’est proposé… gardez-vous de faire tomber vos réflexions sur votre père. (trouvez-vous, ma chère, que ce que je viens de dire, car ce sont mes propres termes, eût l’air de réflexion sur mon père ?) il est impossible, je ne cesserai pas de le répéter, a continué ma mère, que si votre indifférence était égale pour tous les hommes, vous fussiez si opiniâtre dans vos volontés. Je suis lasse de cette obstination. La plus inflexible fille ! Vous oubliez qu’il faut que je me sépare de vous, si vous n’obéissez pas. Vous ne vous souvenez plus que c’est à votre père que vous aurez à faire, si je vous quitte. Encore une fois, pour la dernière, êtes-vous déterminée à braver le ressentiment de votre père ? êtes-vous déterminée à braver vos oncles ? Prenez-vous le parti de rompre avec toute la famille, plutôt que de voir M Solmes… plutôt que de me donner la moindre espérance ?

Cruelle alternative ! Mais, madame ! La sincérité, l’intégrité de mon cœur, ne sont-elles pas intéressées dans ma réponse ? Ne peut-elle pas entraîner le sacrifice de mon bonheur éternel ? La moindre ombre de l’espérance que vous me demandez ne sera-t-elle pas changée aussi-tôt en certitude absolue. Ne cherche-t-on pas à m’embarrasser dans mes propres réponses, pour en conclure que je suis disposée à la soumission, sans le savoir moi-même ? Hélas ! Je vous demande pardon, madame ! Pardonnez la hardiesse de votre fille dans une si importante occasion. Des articles dressés ! L’ordre donné pour les étoffes ! Le temps abrégé ! Chère, chère madame, comment puis-je donner des espérances, et ne pas vouloir être à cet homme-là. Ah ! Ma fille, ne dites plus que votre cœur soit libre. Vous vous trompez vous même, si vous le pensez.

Un vif sentiment d’impatience m’a fait tordre mes mains. Faut-il me voir ainsi poussée par l’instigation d’un frère ambitieux, et par une sœur qui… combien de fois, Clary, vous ai-je défendu des réflexions qui blessent la bonté de votre naturel ? Votre père, vos oncles, tout le monde enfin ne soutient-il pas M Solmes ? Et je vous répéterai, fille ingrate, fille aussi inflexible qu’ingrate, qu’il est évident pour moi-même, qu’une résistance si opiniâtre, dans une jeune personne qui a toujours été si obéissante, ne peut venir que d’un amour indigne de votre prudence. Vous pouvez deviner quelle sera la première question de votre père à son retour. Il faut qu’il soit informé que je n’ai pu rien obtenir de vous. J’ai fait mon rôle. C’est à vous à me chercher, si votre cœur change avant son arrivée. Comme il s’arrête à souper, vous avez quelques heures de plus. Je ne vous chercherai plus ; je ne vous ferai plus chercher. Adieu.

Elle m’a quittée. Qu’ai-je pu faire que de pleurer ?

Il est certain que je suis plus vivement touchée pour l’intérêt de ma mère que pour le mien ; et, tout considéré, sur-tout lorsque je fais réflexion que les mesures dans lesquelles elle est engagée, sont, j’ose le dire, contraires à son propre sentiment, elle mérite plus de compassion que moi-même. Excellente femme ! Quelle pitié, que sa douceur et sa condescendance n’obtiennent pas les égards dûs à tant de grâces et de charmes ! Si elle n’avait pas laissé prendre, comme je l’ai déjà observé à regret, tant d’ascendant sur elle à des esprits violens, tout en iroit bien mieux pour elle et pour moi. Mais, tandis que je me laisse entraîner ici par ma plume, je souffre que cette chère mère soit fâchée contre moi, dans les craintes dont elle est remplie pour elle-même. Elle m’a dit, à la vérité, que je devais la chercher, si je changeais de résolution ; et cette condition est l’équivalent d’une défense. Mais, comme elle m’a laissée dans un vif chagrin, ne serait-ce pas marquer de l’obstination, et faire entendre que je renonce au secours de sa médiation, que de ne pas descendre avant le retour de mon père, pour implorer sa pitié et sa faveur dans le récit qu’elle lui prépare ? Je veux me présenter à sa porte. J’aimerais mieux que le monde entier fût en colère contre moi, que maman.

En même-tems, pour ne conserver près de moi aucun écrit de cette nature, Hannah portera celui-ci au dépôt. Si vous recevez deux ou trois de mes lettres à la fois, vous n’en jugerez que mieux, d’un temps à l’autre, quelles doivent être les inquiétudes et les peines de votre malheureuse amie.