Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 21

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 98-102).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Samedi au soir.

Je suis descendue : mais, avec les meilleures intentions, je crois que le malheur m’accompagne dans tout ce que j’entreprends. J’ai gâté mes affaires, comme vous l’allez lire, au lieu de les réparer.

J’ai trouvé ma mère et ma sœur ensemble. Ma mère, autant que j’en ai pu juger par la couleur de son charmant visage, et par une rougeur plus sombre que j’ai remarquée aussi sur celui de ma sœur, venait de parler avec chaleur contre la plus malheureuse de ses deux filles. Peut-être avait-elle fait à Bella un récit de ce qui s’était passé entr’elle et moi, capable de la justifier à ses yeux, à ceux de mon frère, à ceux de mes oncles, et de prouver qu’elle s’était employée sincèrement à me persuader.

Je suis entrée, de l’air, je crois, d’une criminelle abattue, et j’ai demandé la faveur d’une audience particulière. La réponse de ma mère, dans ses regards comme dans ses termes, n’a que trop vérifié mes conjectures.

Clarisse, m’a-t-elle dit d’un air de sévérité qui ne s’accorde jamais avec la douceur de ses traits, votre visage m’annonce des demandes plutôt que des soumissions. Si je me trompe, hâtez-vous de me le dire, et je vous suis où vous voudrez ; mais autrement, vous pouvez vous expliquer devant votre sœur.

Ma mère, ai-je pensé en moi-même qui sait que je n’ai pas une amie dans ma sœur, pourrait bien passer avec moi dans la chambre voisine.

Je venais, ai-je dit, pour lui demander pardon, s’il m’était échappé quelque chose qui ne fût pas conforme au respect que j’avais pour elle, et pour la supplier d’adoucir le mécontentement de mon père, dans le rapport qu’elle devait lui faire à son retour.

Quels regards du côté de ma sœur ! Quelles rides sur son front ! Quelle affectation à lever les mains et les yeux !

Ma mère était assez fâchée, sans avoir besoin d’y être excitée ; elle m’a demandé pourquoi j’étais descendue, si je continuais d’être intraitable.

à peine avait-elle fini ces deux mots, qu’on est venu annoncer M Solmes, qui était dans l’antichambre, et qui demandait la permission d’entrer.

Hideuse créature ! Quelle raison pouvait l’amener, à la fin du jour, lorsqu’il faisait déjà nuit ? Mais une seconde réflexion m’a fait juger, qu’on était convenu qu’il serait ici à souper, pour apprendre le résultat de la conférence que j’avais eue avec ma mère, et dans l’espérance que mon père, en arrivant, pourrait nous trouver tous ensemble.

J’allais sortir avec précipitation ; mais ma mère m’a dit que, puisque je n’étais descendue que pour me moquer d’elle, sa volonté était que je demeurasse, et qu’en même-tems c’était à moi de voir si j’étais capable de tenir une conduite qui pût l’engager à faire à mon père un rapport aussi favorable que je paroissais le désirer. Ma sœur triomphoit. J’étais piquée au vif de me trouver prise, et d’avoir essuyé un rebut si humiliant, accompagné de regards qui se sentait moins de l’indulgence d’une mère que de la raillerie insultante d’une sœur ; car ma mère semblait se faire elle-même un plaisir de mon embarras.

L’homme est entré avec sa marche ordinaire, qui est par pauses ; comme si le même vide d’idée qui fait siffler le paysan de Dryden , lui faisait compter ses pas. Il a fait d’abord sa révérence à ma mère, ensuite à ma sœur, ensuite à moi, parce que, me regardant déjà comme sa femme, il a cru apparemment que mon tour devait venir le dernier. Il s’est assis près de moi ; il nous a dit des nouvelles générales du tems, qui était assez froid, suivant ses observations. Pour moi, j’étais fort éloignée de m’en ressentir. Puis, s’adressant à moi : comment le trouvez-vous, miss ? Et de cette question, il a voulu passer à prendre ma main.

Je l’ai retirée assez dédaigneusement, je crois… ma mère a froncé le sourcil. Ma sœur s’est mordu les lèvres.

Je n’ai pu me modérer : de toute ma vie je ne me suis senti tant de hardiesse ; car j’ai continué mon plaidoyer, comme si M Solmes n’eût pas été présent.

La rougeur est montée au visage de ma mère ; elle le regardait ; elle regardait ma sœur ; elle jetait aussi les yeux sur moi. Ceux de ma sœur étoient plus ouverts et plus grands que je ne les ai jamais vus.

Le stupide personnage n’a pas laissé de m’entendre ; il toussait, et passait d’une chaise à une autre. J’ai continué mes supplications à ma mère, pour obtenir un rapport favorable : il n’y avait qu’un dégoût invincible, ai-je dit… à quoi pense donc cette petite fille ? Quoi, Clary ! Est-ce là un sujet… est-ce… est-ce… est-ce là le tems… elle a tourné encore les yeux sur M Solmes. Je suis fâchée, quand j’y fais réflexion, d’avoir jeté maman dans un si grand embarras ; c’était assurément une témérité de ma part.

Je lui en ai demandé pardon ; mais mon père, lui ai-je dit, devait revenir ; je ne pouvais espérer d’autre occasion. Je m’imaginais que, puisqu’il ne m’était pas permis de sortir, la présence de M Solmes ne devait pas me priver d’un avantage si important pour moi, et qu’en même tems je pouvais lui faire connaître (jetant les yeux sur lui) que, si ses visites avoient quelque rapport à moi, elles étoient tout-à-fait inutiles.

Cette petite fille est-elle folle ? A dit ma mère en m’interrompant. Ma sœur, affectant de lui parler à l’oreille, quoique assez haut pour être entendue : c’est le dépit, madame, de ce que vous lui avez ordonné de demeurer. Je me suis contentée de lui jeter un regard ; et me tournant vers ma mère : permettez-moi, madame, de répéter ma prière. Je n’ai plus de frère ; je n’ai plus de sœur. Si je perds la faveur de ma mère, je demeure à jamais sans ressource.

M Solmes est revenu sur sa première chaise, et s’est mis à ronger la pomme de sa canne, qui est une tête gravée, presque aussi hideuse que la sienne : je n’aurais pas cru qu’il fût si sensible. Ma sœur s’est levée, le visage couleur d’écarlate : et s’approchant de la table, où était un éventail, elle l’a pris, et s’en est servie à se rafraîchir, quoique M Solmes eût observé que l’air n’était pas chaud.

Ma mère est venue à moi, et me prenant rudement par la main, elle m’a fait passer avec elle dans une chambre voisine. Croyez-vous, Clary, m’a-t’elle dit, que cette conduite ne soit pas bien hardie et bien offensante ?

Je vous demande pardon, madame, si elle paroît telle à vos yeux ; mais il me semble, ma chère maman, qu’on me tend ici des pièges. Je ne connais que trop les artifices de mon frère. Avec un mot d’honnêteté, il aura mon consentement pour tout ce qu’il souhaite que je lui abandonne : lui et ma sœur prennent la moitié trop de peines.

Ma mère allait me quitter, avec les marques d’un furieux mécontentement. Un seul mot, chère madame ; de grâce, un seul mot ; je n’ai qu’une faveur à vous demander.

Que me va donc dire cette petite fille ? Je crois pénétrer le fond de l’intrigue : jamais, non, non, jamais, je ne puis penser à M Solmes ; mon père s’emportera lorsqu’il apprendra ma résolution ; on jugera de la tendresse de votre cœur pour une malheureuse fille, qui semble abandonnée de tous les autres, par la bonté que vous avez eue d’écouter mes prières ; on prendra des mesures pour me tenir renfermée, et pour m’interdire votre vue, et celle de toutes les personnes qui conservent un peu d’amitié pour moi (c’est de quoi je suis menacée, ma chère), et si l’on en vient à cette extrémité ; si l’on m’ôte le pouvoir de plaider ma propre cause, d’en appeler à vous et à mon oncle Harlove, qui êtes ma seule espérance, vos cœurs seront ouverts contre moi aux plus mauvaises interprétations. Ce que je vous demande à genoux, madame, c’est que, supposé qu’on ajoute cette nouvelle disgrâce à tout ce que j’ai déjà souffert, vous ne consentiez pas, du moins, s’il est possible, à m’ôter la liberté de vous parler. Votre curieuse Hannah, qui prête l’oreille à tout, vous a donné cette information, comme beaucoup d’autres.

Hannah, madame, ne prête l’oreille à rien. Ne prenez pas son parti ; on sait qu’elle n’est utile à rien de bon. On sait… mais ne me parlez plus de cette intrigante. Il est vrai que la menace de votre père est de vous renfermer dans votre chambre, si vous n’obéissez pas, dans la vue de vous ôter toute occasion de correspondance avec ceux qui vous endurcissent contre ses volontés. Il m’avait ordonné, en sortant, de vous le déclarer, si je vous trouvais rebelle. Mais j’ai senti de la répugnance à vous faire une déclaration si dure, dans l’espérance où j’étais encore de vous ramener à la soumission. Je suppose qu’Hannah peut l’avoir entendu, et qu’elle vous l’a rapporté. Ne vous a-t-elle pas dit aussi comment il a déclaré que, si quelqu’un devait mourir de chagrin, il aimait mieux que ce fût vous que lui ? Mais je vous assure qu’on vous fera une prison de votre chambre, pour vous empêcher de nous tourmenter sans cesse par vos appels  ; et nous verrons qui doit se soumettre, ou vous, ou tout le monde à vous.

J’ai voulu justifier Hannah, et rejeter mes informations sur l’écho de ma sœur, Betty Barnes, qui les avait communiquées à une autre servante : on m’a répété l’ordre de me taire. Je m’appercevrais bientôt, m’a dit ma mère, que les autres pouvaient avoir autant de résolution que je marquais d’opinâtreté. Et, pour la dernière fois, elle voulait bien ajouter que, remarquant assez le fond que je faisais sur son indulgence, dans le temps que je paroissais si peu touchée de la mettre aux mains avec mon père, avec ses frères et ses autres enfans, elle m’assurait qu’elle étoit aussi déterminée que tous les autres contre M Lovelace, et pour M Solmes et le plan de la famille ; et qu’elle ne refuserait son consentement à aucune des mesures qu’on jugerait nécessaires, pour réduire au devoir une fille opiniâtre. J’étais prête à tomber sans force. Elle a eu la bonté de me donner le bras pour me soutenir. Voilà donc lui ai-je dit, tout ce que j’ai à me promettre d’une si bonne mère !

Oui : mais, Clarisse, je veux vous ouvrir encore une voie. Rentrez ; conduisez-vous honnêtement avec M Solmes ; et que votre père vous trouve ensemble, dans les termes du moins de la civilité.

Je crois que mes jambes se remuaient d’elles-mêmes, pour sortir de la chambre où j’étais, et m’avancer vers l’escalier. Là, je me suis arrêtée. Si vous êtes résolue de nous braver tous, a repris ma mère, vous pouvez remonter à votre appartement, comme vous m’y paroissez disposée ; et que le ciel ait pitié de vous.

Hélas ! C’est la grace que je lui demande ; car je ne puis donner des espérances que je n’ai pas dessein de remplir. ô, ma chère maman ! Accordez-moi du moins le secours de vos prières. Les miennes seront pour ceux qui m’ont jetée dans cette détresse. J’allais remonter l’escalier. Vous remontez donc, Clary !

J’ai tourné le visage vers elle. Mes officieuses larmes plaidaient pour moi. Je n’ai pu ouvrir la bouche, et je suis demeurée immobile. Chère fille, ne me déchirez pas ainsi ! Chère, bonne enfant, ne prenez pas plaisir à me déchirer le cœur ! Elle tendait la main vers moi, mais sans quitter la place où elle était debout. Que puis-je, madame ? Hélas ! Que puis-je faire ? Rentrez, ma fille ; rentrez, ma chère fille : que votre père puisse seulement vous trouver ensemble. Quoi, madame ! Lui donner de l’espérance ? Donner de l’espérance à M Solmes ?

Opiniâtre, perverse, rebelle Clarisse ! En me rejetant de la main et me regardant d’un œil de courroux : suivez donc vos caprices et remontez. Mais gardez-vous de descendre sans permission, jusqu’à ce que votre père ait ordonné de votre sort.

Elle s’est dérobée de mes yeux avec une vive indignation, et je suis remontée à ma chambre, le cœur pesant, les jambes si lentes que j’avais peine à les traîner.

Mon père est revenu, et mon frère est rentré avec lui. Quoiqu’il soit tard, ils sont enfermés tous ensemble. Il n’y a pas une porte ouverte ; pas une ame qui remue. Lorsqu’Hannah monte ou descend, on l’évite comme une personne infectée. L’assemblée chagrine est finie. On vient d’envoyer chez mes deux oncles et chez ma tante Hervey, pour les prier d’être ici demain à déjeûner. Je suppose que je recevrai alors ma sentence. Il est onze heures passées, et j’ai reçu ordre de ne me pas mettre au lit.

à minuit.

On est venu à ce moment me demander toutes les clefs. Le premier dessein était de me faire descendre ; mais mon père a dit qu’il ne pourroit prendre sur lui de me regarder. étrange changement dans l’espace de quelques semaines ! Chorey était la messagère. Elle avait les larmes aux yeux en s’acquittant de sa commission. Pour vous, ma chère, vous êtes heureuse. Puissiez-vous l’être toujours ! Alors, je ne serai pas entièrement misérable. Adieu, ma tendre amie.