Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 28

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 121-123).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, 10 mars. Trouvez bon, ma chère, que je vous rappelle quelques endroits de votre lettre, qui me touchent sensiblement. En premier lieu, vous me permettrez de vous dire que, malgré l’abattement de mes esprits, je suis très-fâchée contre vos réflexions sur mes proches ; particulièrement contre celles qui regardent mon père et la mémoire de mon grand-père. Votre mère même n’échappe point au tranchant de votre censure. Dans le sentiment d’un cuisant chagrin, on s’emporte quelquefois à parler librement de ceux qu’on aime et qu’on honore le plus ; mais on n’est pas bien aise que d’autres prennent la même liberté. D’ailleurs vous avez un tour d’expression si vif contre tout ce que vous prenez en aversion, que lorsque ma chaleur est un peu refroidie, et que mes réflexions me font appercevoir à quoi j’ai donné occasion, je suis obligée de tourner mes reproches contre moi-même. Convenons donc qu’il me sera permis de vous adresser mes plaintes, lorsque je les croirai justifiées par ma situation ; mais que votre rôle sera d’adoucir l’amertume de mes chagrins, par des avis que personne n’entend mieux à donner que vous ; avec cet avantage extrême, que vous savez parfaitement quel prix j’y ai toujours attaché. Je ne puis désavouer que mon cœur ne soit flatté de me voir secondé par votre jugement, dans le mépris que je crois devoir à M Solmes. Cependant, permettez-moi de vous dire qu’il n’est pas si horrible que vous le représentez, du moins par la figure ; car, du côté de l’ame, tout ce que j’ai appris de lui me porte à croire que vous lui avez rendu justice. Mais votre talent est si singulier pour peindre, comme vous dites, les laides ressemblances, et votre vivacité si extraordinaire, que l’un et l’autre vous emportent quelquefois hors des bornes de la vraisemblance. En un mot, ma chère, je vous ai vue plus d’une fois prendre la plume, dans la résolution d’écrire tout ce que votre esprit, plutôt que la vérité, pourrait vous dicter de convenable à l’occasion. On pourrait penser qu’il m’appartient d’autant moins de vous quereller là-dessus, que vos dégoûts et vos aversions viennent ici de la tendresse que vous avez pour moi. Mais ne devons nous pas toujours juger de nous-mêmes et de ce qui nous touche, comme nous pouvons nous figurer raisonnablement que les autres jugeraient de nous et de nos actions ? à l’égard du conseil que vous me donnez de reprendre mes droits, je suis résolue de ne jamais entrer en dispute avec mon père, quelque mal qui puisse m’en arriver. J’entreprendrai peut-être une autre fois de répondre à tous vos raisonnemens ; mais je me contente d’observer aujourd’hui que Lovelace même me jugerait moins digne de ses soins, s’il me croyait capable d’une autre résolution. Ces hommes, ma chère, au travers de toutes leurs flatteries, ne laissent pas de jeter les yeux devant eux sur le solide. Et ce n’est pas là-dessus que je les condamne. L’amour, considéré en arrière, doit paroître une grande folie, lorsqu’il a conduit à la pauvreté des personnes nées pour l’abondance, et qu’il a réduit des ames généreuses à la dure nécessité de l’obligation et de la dépendance. Vous trouvez, dans la différence de nos caractères, une raison fort ingénieuse de l’amitié que nous avons l’une pour l’autre. Je ne me la serais jamais imaginée. Elle peut avoir quelque chose de vrai ; mais, vrai ou non, il est certain que, de sang froid, et lorsque je me donnerai le tems de réfléchir, je ne vous en aimerai que mieux pour vos corrections et vos reproches, quelque sévérité que vous y puissiez mettre. Ainsi ne m’épargnez point, ma chère amie, lorsque vous me surprendrez dans la moindre faute. J’aime votre agréable raillerie. Vous savez que je l’aime : et toute sérieuse que vous me croyez, vous ai-je jamais reproché d’être trop éveillée , comme vous le dites trop durement de vous-même ? Une des premières conditions de notre amitié a toujours été de nous dire ou de nous écrire mutuellement ce que nous pensons l’une de l’autre ; et je crois cette liberté indispensable, dans toutes les liaisons de cœur qui ont la vertu pour fondement. J’ai prévu que votre mère se déclarerait pour l’obéissance aveugle de la part des enfans. Malheureusement la nature des circonstances m’ ôte le pouvoir de me conformer à ses principes : je le devrais, comme dit Madame Norton, si je le pouvois. Que vous êtes heureuse de n’avoir rien à démêler qu’avec vous-même, dans le choix qu’on vous invite à faire de M Hickman ! Que je le serais aussi, si j’étais traitée avec la même douceur ! Je ne pourrais pas, sans rougir, m’entendre prier par ma mère, et prier inutilement, d’encourager un homme aussi exempt de reproche que M Hickman. Sérieusement, ma chère Miss Howe, je n’ai pu lire, sans confusion, que votre mère ait dit, en parlant de moi, que tout est à craindre de la prévention en amour , dans les jeunes personnes de notre sexe. J’en suis d’autant plus touchée, que vous-même, ma chère, vous me semblez prête à me pousser de ce côté là. Comme je serais fort blâmable d’user avec vous du moindre déguisement, je ne disconviendrai pas que cet homme, ce Lovelace, ne soit une personne pour laquelle on pourrait prendre assez de goût, si son caractère était aussi irréprochable que celui de M Hickman, ou même s’il y avait quelque espérance de pouvoir le ramener. Mais il me semble que le mot d’amour, quoique si-tôt prononcé, laisse un son qui a bien de la force et de l’étendue. Cependant je trouve que, par des mesures violentes, on peut être menée, comme pas à pas, à quelque chose qu’on pourrait nommer… je suis assez embarrassée à trouver un nom… qu’on pourrait nommer une sorte de goût conditionnel, ou quelque chose d’approchant. Mais, pour le nom d’amour, tout légitime et tout charmant qu’il est dans plusieurs cas, tels que celui de la parenté, celui de la société, et plus encore dans le cas de nos devoirs suprêmes, où il mérite proprement le nom de divin, il me semble que, borné au sens étroit et particulier, qui ne regarde que nous-mêmes, le son n’en est pas fort agréable. Traitez-moi aussi librement que vous le souhaiterez sur les autres points. Cette liberté, comme je vous l’ai dit, ne fera qu’augmenter mon amitié. Mais je voudrais, pour l’honneur de notre sexe, que, soit qu’il soit question de moi ou d’une autre, vous ne laissassiez pas couler si facilement, de votre bouche ou de votre plume, l’imputation d’amour ; parce que c’est un double triomphe pour les hommes, qu’une femme de votre délicatesse, et aussi pleine de mépris pour eux que vous voulez qu’on le pense, puisse leur livrer en quelque sorte une amie, comme une sotte créature malade d’amour, avec une espèce de joie de sa foiblesse. J’aurais quelques autres observations à faire sur vos deux dernières lettres, si j’avais l’esprit plus libre. J’ai voulu m’arrêter seulement aux endroits qui m’avoient frappée le plus, et dont j’ai cru ne pouvoir trop tôt vous avertir. Nous reviendrons à ce qui se passe ici ; mais ce sera dans une autre lettre.