Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 29

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 123-128).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

samedi, 11 mars. Il m’est venu tant de messages insultans de la part de mon frère et de ma sœur, et des déclarations de guerre si ouvertes, annoncées par Betty Barnes, avec son effronterie ordinaire, qu’avant que de m’adresser à mes oncles, suivant l’ouverture que ma mère m’a donnée dans sa lettre, j’ai jugé à propos de leur faire mes plaintes d’un procédé si peu fraternel. Mais je m’y suis prise d’une manière qui vous donnera beaucoup d’avantage sur moi, si vous continuez d’expliquer mes termes par quelques endroits de mes premières lettres. En un mot, vous aurez une plus belle occasion que jamais de me croire engagée bien loin en amour, si les raisons que j’ai eues de changer un peu de style, ne vous en font pas porter un jugement plus favorable. J’ai cru devoir entrer dans leurs propres idées, et puisqu’ils veulent absolument que je sois prévenue pour M Lovelace, je leur donne sujet de se confirmer dans leur opinion, plutôt que d’en douter. En peu de mots, voici les raisons de ce changement. Premièrement ils ont fondé leur principale batterie sur l’aveu que je leur ai fait d’avoir le cœur libre : et supposant ainsi que je n’ai rien à combattre, ils affectent de regarder ma résistance comme une pure obstination ; d’où ils concluent que mon aversion pour Solmes peut être aisément surmontée, et qu’elle doit l’être par l’obéissance que je dois à mon père, et par la considération du bien général de la famille. En second lieu, quoiqu’ils emploient cet argument pour me fermer la bouche, ils paroissent fort éloignés de s’en rapporter à mon aveu, et ils me traitent avec autant de violence et de mépris, que si j’étais amoureuse d’un laquais de mon père ; de sorte que l’offre conditionnelle de renoncer à M Lovelace ne m’a procuré aucune faveur. D’un autre côté, puis-je me persuader que l’antipathie de mon frère soit bien fondée ? Le crime de M Lovelace, celui du moins qu’on fait retentir sans cesse à mes oreilles, est sa passion désordonnée pour les femmes. C’en est un grand sans doute. Mais est-ce par affection pour moi que mon frère lui fait ce reproche ? Non, toute sa conduite fait trop connaître qu’il est animé par d’autres vues. La justice m’oblige donc, en quelque sorte, d’élever un peu la voix pour la défense d’un homme qui, malgré ses justes ressentimens, n’a pas voulu faire tout le mal qu’il pouvait, tandis que mon frère s’est efforcé de lui en faire beaucoup, s’il l’avait pu. Il m’a semblé qu’il était à propos de les alarmer un peu par la crainte que les méthodes qu’ils emploient ne soient directement opposées à celles qu’ils auraient dû prendre pour répondre à leurs propres vues. Après tout, ce n’est pas faire un compliment si flatteur à M Lovelace que de laisser penser que je le préfere à l’homme dont on m’épouvante. Miss Howe, me suis-je dit, m’accuse d’une prétendue mollesse, qui m’expose aux insultes de mon frère : je veux me figurer que je suis sous les yeux de cette chère amie, et faire un peu l’essai de son esprit, au risque de reconnaître qu’il ne me sied pas bien. C’est sur ces réflexions que je me suis déterminé à écrire les lettres suivantes à mon frère et à ma sœur. " traitée comme je le suis, en partie ou peut-être entièrement par vos instigations, mon frère, il doit m’être permis de vous en faire mes plaintes. Mon intention n’est pas de vous déplaire, dans ce que j’ai à vous écrire ; mais je dois m’expliquer avec liberté. L’occasion m’y oblige. " permettez qu’en premier lieu je rappelle à votre mémoire, que je suis votre sœur, et que je ne suis pas votre servante. Vous en conclurez, s’il vous plaît, qu’il ne convient, ni à moi de souffrir, ni à vous d’employer le langage amer et passionné qu’on me tient de votre part, dans une occasion où je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. " supposons que je dusse me marier à l’homme que vous n’aimez pas, et que j’eusse le malheur de ne pas trouver en lui un mari tendre et civil ; serait-ce une raison pour vous d’être un frère incivil et désobligeant ? Devriez-vous avancer le temps de mes infortunes, si j’étais destinée à les essuyer un jour ? Je ne fais pas difficulté de le dire nettement ; le mari qui me traiterait plus mal, en qualité de femme, que vous ne m’avez traitée depuis quelque tems en qualité de sœur, serait sans doute un barbare. " demandez-vous à vous-même, monsieur, si vous auriez fait le même traitement à votre sœur Bella, dans la supposition qu’elle eût reçu les soins de l’homme que vous haïssez ? S’il y a de l’apparence que non, souffrez, mon frère, que je vous exhorte à régler moins votre conduite sur ce que vous me croyez capable de supporter, que sur ce que le devoir vous permet d’entreprendre. " comment le prendriez-vous de la part d’un frère, si vous en aviez un, qui, dans un cas de la même nature, tînt à votre égard la conduite que vous tenez avec moi ? Vous ne sauriez avoir oublié la courte réponse que vous fîtes à mon père même, lorsqu’il vous proposa Miss Doily. Elle n’est pas de mon goût ;

tels furent vos termes ; et l’on eut la bonté de n’y plus penser. " croyez-vous que j’ignore à qui je dois attribuer mes disgrâces, lorsque je me rappelle avec quelle indulgence mon père m’a permis de rejeter d’autres offres ; et qui je dois accuser d’avoir formé une ligue en faveur d’un homme dont la personne et le caractère souffrent bien plus d’objections qu’aucun de ceux qu’on m’a permis de refuser ? " je n’entreprends point de comparer les deux sujets. Et qui oserait dire en effet qu’il y ait la moindre comparaison ? La différence, au désavantage de l’un, ne consiste que dans un point, qui est, à la vérité, de la plus grande importance : mais pour qui ? Pour moi-même assurément, si j’étais disposée à le favoriser ; et moins pour vous que pour tout autre. Cependant, si vous ne parvenez pas, par votre étrange politique, à réunir cet homme et moi, comme des parties qui souffrent pour la même cause, vous me trouverez aussi déterminée à renoncer à lui, que je le suis à refuser l’autre. J’ai fait l’ouverture de cette proposition. Ne me confirmez pas dans l’opinion que les difficultés viennent de vous. " il est bien triste pour moi de pouvoir dire que, sans avoir à me reprocher de vous avoir jamais offensé, j’ai un frère en vous, mais que je n’y ai point un ami. " peut-être ne daignerez vous pas entrer dans les raisons de votre dernière conduite avec une foible petite sœur. Mais si vous ne devez point de politesse à cette qualité, non plus qu’à mon sexe, rien ne peut vous dispenser de la justice. " accordez-moi la liberté d’observer aussi que le principal but de l’éducation qu’on donne aux jeunes gens dans nos universités, est de leur apprendre à raisonner juste et à se rendre maîtres de leurs passions. J’espère encore, mon frère, que vous ne donnerez pas lieu à ceux qui nous connaissent tous deux, de conclure que l’une a fait plus de progrès, à sa toilette, dans la seconde de ces deux doctrines, que l’autre à l’université. Je suis véritablement affligée d’avoir sujet de le dire ; mais j’ai entendu remarquer plusieurs fois que vos passions indomptées ne font pas d’honneur à votre éducation. " je me flatte, monsieur, que vous ne vous offenserez pas de la liberté que j’ai prise avec vous. Vous ne m’en avez donné que trop de raison ; et vous en avez pris sans raison, de bien plus étranges avec moi. Si vous vous trouvez offensé, faites moins d’attention à l’effet qu’à la cause. Alors, pour peu que vous vous examiniez vous-même, la cause ne manquera pas de cesser, et l’on pourra dire avec justice qu’il n’y aura point de gentilhomme plus accompli que mon frère. " c’est, je vous assure, monsieur, dans les véritables sentimens d’une sœur, malgré la dureté avec laquelle vous me traitez, et nullement par présomption, comme vous avez paru trop prompt à m’en accuser, que je me hasarde à vous donner ce conseil. Je demande au ciel de faire renaître l’amitié dans le cœur de mon frère unique. Faites-moi retrouver en vous, je vous en conjure, un ami compatissant ? Car je suis et je serai toujours votre affectionnée sœur, Cl Harlove.

voici la réponse de mon frère.

je prévois qu’on ne verra pas la fin de votre impertinent griffonnage, si je ne prends pas le parti de vous écrire. Je vous écris donc ; mais sans entrer en dispute avec un petit esprit plein de hardiesse et de présomption, c’est pour vous défendre de me tourmenter par votre joli galimatias. Je ne sais à quoi l’esprit est bon dans une femme, si ce n’est à lui faire prendre une ridicule estime d’elle-même, et à lui faire regarder tous les autres avec mépris. Le vôtre, miss l’effrontée, vous élève au-dessus de votre devoir, et vous apprend à mettre au-dessous de vous les leçons et les ordres de vos parens. Mais suivez la même route, miss ; votre mortification n’en sera que plus cuisante. C’est tout ce que j’ai à vous répondre, mon enfant ; elle le sera, ou j’y perdrai ma peine, si votre préférence continue pour cet infâme Lovelace, qui est justement détesté de toute votre famille. Nous voyons avec la dernière évidence, comme nous n’avions que trop de raisons de le soupçonner, qu’il a pris de fortes racines dans vos inclinations un peu précoces ; mais plus ces racines auront de force, plus on trouvera le moyen d’en employer pour arracher le vilain de votre cœur. Par rapport à moi, malgré votre impudent conseil, et les réflexions non moins impudentes qui le précédent, ce sera votre faute si vous ne me trouvez pas toujours votre ami et votre frère. Mais si vous continuez de vouloir un mari tel que Lovelace, attendez-vous à ne trouver jamais ni l’un ni l’autre dans James Harlove. il faut vous donner à présent une copie de ma lettre à ma sœur, et de sa réponse.

par quelle offense, ma chère sœur, ai-je pu mériter qu’au lieu d’employer tous vos efforts pour adoucir la colère de mon père, comme il est bien sûr que je l’aurais fait pour vous, si le malheureux cas où je me trouve eût été le vôtre, vous ayez le cœur assez dur pour allumer contre moi non-seulement la sienne, mais encore celle de ma mère ? Mettez-vous à ma place, ma chère Bella, et supposez qu’on voulût vous faire épouser M Lovelace, pour lequel on vous croit de l’antipathie ; ne regarderiez-vous pas cet ordre comme une loi bien fâcheuse ? Cependant votre dégoût pour M Lovelace ne saurait être plus grand que le mien pour M Solmes. L’amour et la haine ne sont pas des passions volontaires. Mon frère regarde, peut-être, comme la marque d’un esprit mâle, d’être insensible à la tendresse. Nous l’avons entendu, toutes deux, se vanter de n’avoir jamais aimé avec distinction ; et dominé comme il est par d’autres passions, rebuté d’ailleurs dans son premier essai, peut-être son cœur ne recevra-t-il jamais d’autres impressions. Qu’avec des inclinations si viriles, il condamne et il maltraite une malheureuse sœur, dans des circonstances où il satisfait par-là son antipathie et son ambition ; ce n’est pas une chose qui doive paraître si surprenante. Mais qu’une sœur abandonne la cause d’une sœur, et qu’elle se joigne à lui pour animer un père et une mère, dans un cas qui intéresse le sexe, et qui pourrait avoir été son propre cas ; en vérité, Bella, cette conduite n’est pas fort jolie. Nous nous souvenons toutes deux d’un tems ou M Lovelace passait pour un homme qu’on pouvait ramener, et où l’on était bien éloigné de regarder comme un crime l’espérance de le faire rentrer dans le chemin de la vertu et de l’honneur. Je ne souhaite pas d’en faire l’expérience. Cependant je ne fais pas difficulté de dire que, si je n’ai aucun penchant pour lui, les méthodes qu’on emploie pour me forcer de recevoir un homme tel que M Solmes, sont capables de m’en inspirer. Mettez à part un moment tous les préjugés, et comparez ces deux hommes du côté de la naissance, de l’éducation, de la personne, de l’esprit, et des manières ; et du côté même de la fortune, en y comprenant les reversions. Prenez la balance, ma sœur, pesez vous-même. Cependant j’offre toujours de me réduire au célibat, si l’on veut accepter ce parti. La disgrâce où je suis condamnée est un cruel tourment pour moi. Je voudrais pouvoir obliger tous mes amis ; mais la justice, l’honnêteté me permettent-elles d’épouser un homme qu’il m’est impossible de souffrir ? Si je ne me suis jamais opposée à la volonté de mon père, si j’ai toujours fait ma satisfaction d’obliger et d’obéir, jugez de la force de mon antipathie par ma douloureuse résistance. Ayez donc pitié de moi, ma très-chère Bella ! Ma sœur, mon amie, ma compagne, ma conseillère, et tout ce que vous étiez dans un tems plus heureux ! Soyez aujourd’hui l’avocate de votre très-affectionnée, Cl Harlove. à Miss Clary Harlove.

que ma conduite soit fort jolie ou non dans vos sages idées, je vous assure que je dirai mon opinion de la vôtre. Avec toute votre prudence, vous n’êtes qu’une petite folle, à qui l’amour fait tourner la tête. C’est ce qui paraît clairement dans vingt endroits de votre lettre. à l’égard de vos offres de célibat, c’est une chanson, à laquelle personne n’est disposé à se fier. C’est un de vos artifices pour éviter de vous soumettre à votre devoir et à la volonté des meilleurs parens du monde, tels que les vôtres ont toujours été pour vous… quoiqu’ils s’en voient aujourd’hui fort bien récompensés. Il est vrai que nous vous avions toujours crue d’un naturel doux et aimable. Mais pourquoi paroissiez-vous telle ? Vous n’aviez jamais été contrariée. On vous a toujours laissé faire vos propres volontés. Vous ne trouvez pas plutôt de l’opposition au désir de vous jeter entre les bras d’un vil libertin, que vous nous montrez ce que vous êtes. Il vous est impossible d’aimer M Solmes, voilà le prétexte ; ma sœur, ma sœur, la raison véritable, c’est que vous avez Lovelace au fond du cœur ; un misérable, détesté, justement détesté de toute la famille, et qui a trempé ses mains dans le sang de votre frère. Cependant vous voudriez le faire entrer dans notre alliance : dites, le voudriez-vous ? Je ne retiens pas mon impatience, de la seule supposition que j’aie pu avoir le moindre goût pour un homme de cette espèce. S’il a reçu autrefois, comme vous le prétendez, quelque encouragement de la part de notre famille, c’était avant que son misérable caractère fût connu. Les preuves qui ont fait une si forte impression sur nous en devaient faire autant sur vous, et n’y auraient pas manqué, si vous n’aviez pas été une petite folle, d’un tempérament trop avancé, comme tout le monde le reconnaît dans cette occasion. Bon dieu ! Quel étalage de beaux termes en faveur de ce misérable ! Sa naissance, son éducation, sa personne, son esprit, ses manières, son air, sa fortune, ses reversions, sont appelées au secours, pour grossir ce merveilleux catalogue ! Quelle effusion d’un cœur qui se pâme d’amour ! Et vous embrasseriez le parti du célibat ? Oui, j’en réponds, tandis que toutes ces perfections imaginaires éblouissent vos yeux ! Mais finissons : je voudrais seulement que, dans l’opinion que vous semblez avoir de votre bel esprit, vous ne prissiez pas tous les autres pour des insensés que vous croyez pouvoir mener en bride avec votre ton plaintif. Vous écrirez aussi souvent qu’il vous plaira ; mais cette réponse sera la dernière que vous recevrez, sur le même sujet, d’Arabelle Harlove. J’avais deux lettres prêtes pour chacun de mes oncles, que j’ai données à un domestique qui s’est présenté dans le jardin, en le priant de les remettre à leur adresse. Si je dois juger des réponses par celles que j’ai reçues de mon frère et de ma sœur, je n’ai rien d’agréable à me promettre. Mais lorsque j’aurai tenté tous les expédiens, j’aurai moins de reproches à me faire s’il arrive quelque chose de fâcheux. Je vous enverrai une copie de ces deux lettres, aussi-tôt que je saurai comment elles ont été reçues, si l’on me fait la grâce de m’en informer.