Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 40

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 174-181).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

le sommeil est si loin de mes yeux, quoiqu’il soit minuit, que je vais reprendre le sujet que j’ai été forcée d’interrompre, et satisfaire ensuite votre désir et celui de nos trois amies, autant du moins que le partage de mes idées m’en laisse capable. J’espère que le sombre silence qui règne à cette heure, pourra mettre un peu de calme dans mon esprit. Il s’agit de me justifier pleinement d’une aussi grave accusation que celle d’avoir des réserves pour la plus chère de mes amies. Je reconnaîtrai d’abord, comme je crois l’avoir déjà fait plusieurs fois, que, si M Lovelace paraît à mes yeux sous un jour supportable, il en a l’obligation aux circonstances particulières où je me trouve ; et j’assure hardiment que, si on lui avait opposé un homme de sens, de vertu et de générosité, un homme sensible aux peines d’autrui, ce qui m’aurait donné une assurance morale qu’il en aurait été moins capable de manquer de reconnaissance pour les attentions d’un cœur obligeant ; si l’on avait opposé à M Lovelace un homme de ce caractère, et qu’on eût employé les mêmes instances pour le faire accepter, je ne me connais pas moi-même, si l’on avait eu les mêmes raisons de me reprocher cette obstination invincible dont on m’accuse aujourd’hui. La figure même ne m’aurait point arrêtée ; car c’est le cœur qui doit avoir la première part à notre choix, comme le plus sûr garant de la bonne conduite d’un mari. Mais, dans la situation même où je suis, persécutée, poussée par de continuelles violences, je vous avoue que je sens quelquefois un peu plus de difficulté que je ne voudrais, à trouver dans les bonnes qualités de M Lovelace de quoi me soutenir contre le dégoût que j’ai pour les autres hommes. Vous dites que je dois avoir raisonné avec moi-même, dans la supposition que je puisse quelque jour être à lui. J’avoue que je me suis quelquefois mise à cette épreuve ; et pour répondre à la sommation de ma plus chère amie, je veux exposer devant elle les deux côtés de l’argument. Commençons par ce qui se présente en sa faveur. Lorsqu’il fut introduit dans notre famille, on insista d’abord sur ses vertus négatives. Il n’avait point de passion pour le jeu, pour les courses de cheval , pour la chasse du renard, pour la débauche de table. Ma tante Hervey nous avait averties, en confidence, de tous les désagrémens auxquels une femme un peu délicate est exposée avec un buveur ; et le bon sens nous apprenait assez que la sobriété dans un homme n’est pas un point à négliger, puisque l’excès donne lieu tous les jours à tant de fâcheuses aventures. Je me souviens que ma sœur relevait particulièrement cette favorable circonstance dans son caractère, pendant qu’elle avait quelque espérance d’être à lui. On ne l’a jamais accusé d’avarice, ni même de manquer de générosité ; et lorsqu’on s’est informé de sa conduite, on n’a point trouvé de profusion et d’extravagance à lui reprocher. Son orgueil, assez louable sur ce point, l’a garanti de ces deux excès. D’un autre côté, il est toujours prêt à reconnaître ses fautes. On ne l’entend jamais badiner sur la religion ; c’est le défaut du pauvre M Wyerley, qui paraît s’imaginer qu’il y a de l’esprit à dire des choses hardies, qui sont toujours choquantes pour une ame sérieuse. Dans la conversation, il a toujours été irréprochable avec nous ; ce qui montre, quelqu’idée qu’on puisse avoir de ses actions, qu’il est capable de recevoir les influences d’une compagnie décente ; et que vraisemblablement, dans celle qui l’est moins, il suit l’exemple, plutôt qu’il ne le donne. Une occasion, qui n’est pas plus ancienne que samedi dernier, ne l’a pas peu avancé dans mon estime, du côté de la retenue ; quoiqu’en même temps il n’ait pas manqué d’assurance. Du côté de la naissance, on ne peut lui contester l’avantage sur tous ceux qui m’ont été proposés. Si l’on peut juger de ses sentimens par cette réflexion, qui vous fit plaisir dans le temps ; " que lorsque le bon sens se trouve réuni avec la véritable qualité et les distinctions héréditaires, l’honneur s’applique de lui-même, et joint comme un gant " : (expression qui lui est familière ; et vous savez de quel air aisé il la relève) " tandis que l’homme nouveau , ajouta-t-il, celui qu’on a vu croître comme un mousseron , (autres de ses termes favoris) devient arrogant de ses honneurs et de ses titres " : si ces idées, dis je, pouvaient servir à faire juger de lui, il faudrait conclure, en sa faveur, que, de quelque manière que sa conduite réponde à ses lumières, il n’ignore pas ce qu’on est en droit d’attendre des personnes de sa naissance. La conviction est la moitié du chemin à l’amendement. Il jouit d’un bien considérable, et celui qui doit lui revenir est immense… il n’y a rien à dire de ce côté-là. Mais il est impossible, au jugement de quelques personnes, qu’il fasse jamais un mari tendre et complaisant. Ceux qui pensent à m’en donner un tel que Solmes, et par des méthodes si violentes, n’ont pas bonne grâce de me faire cette objection. Il faut que je vous dise comment j’ai raisonné là-dessus avec moi-même ; car vous devez vous ressouvenir que je suis encore à la partie favorable de son caractère. Une grande partie du traitement auquel une femme doit s’attendre avec lui, dépendra peut-être d’elle-même. Peut-être sera-t-elle obligée, avec un homme si peu accoutumé à se voir contrarier, de joindre la pratique de l’obéissance au vœu qu’elle aura fait d’obéir. Elle devra se faire un soin continuel de plaire. Mais quel est le mari qui ne s’attende pas à trouver ces dispositions dans une femme ; avec plus de raison, peut-être, s’il n’a pas lieu de croire qu’elle l’ait préféré dans son cœur avant que de prendre ce titre ? Et n’est il pas plus facile et plus agréable d’obéir à un homme qu’on a choisi, quand il ne serait pas toujours aussi raisonnable qu’on le désire, qu’à celui qu’on n’aurait jamais eu si l’on avait pu se dispenser de l’avoir ? Pour moi, je crois que les loix conjugales étant l’ouvrage des hommes, qui ont fait de l’obéissance une partie du vœu des femmes, elles ne doivent point, même en bonne politique, laisser voir à un mari qu’elles puissent violer leur part du contrat, quelque légère qu’elles en croient l’occasion ; de peur qu’il ne s’avise, étant lui-même le juge, de ne pas attacher plus d’importance à d’autres points dont elles auroient une plus grave opinion. Mais, au fond, un article juré si solemnellement ne doit jamais être négligé. Avec ces principes, dont je suppose qu’une femme ne s’écarte point dans sa conduite, quel sera le mari assez misérable pour la traiter brutalement ? La femme de Lovelace sera-t-elle la seule personne au monde pour laquelle il n’ait point un retour de civilité et de bonnes manières ? On lui accorde de la bravoure : a-t-on jamais vu qu’un homme brave, s’il n’est pas dépourvu de sens, ait été absolument une ame basse ? L’inclination générale de notre sexe pour les hommes de ce caractère, fondée apparemment sur le besoin que notre douceur naturelle, ou plutôt l’éducation nous donne d’une protection continuelle, marque assez que, dans l’idée commune, il y a peu de différence entre brave et généreux . Mettons les choses au pis : me fera-t-il une prison de ma chambre ? M’interdira-t-il les visites de ma chère amie, et me défendra-t-il toute correspondance avec elle ? M’ ôtera-t-il l’administration domestique, lorsqu’il n’aura point à se plaindre de mon gouvernement ? établira-t-il une servante sur moi, avec la liberté de m’insulter ? N’ayant point de sœur, permettra-t-il à ses cousines Montaigu ; et l’une ou l’autre de ces deux dames, voudra-t-elle accepter la permission de me traiter tyranniquement ? Autant de suppositions impossibles. Pourquoi donc, ai-je pensé souvent, pourquoi me tentez-vous, ô cruels amis ! D’essayer la différence ? Et puis, s’est glissé le plaisir secret de se croire propre à faire rentrer un homme de ce caractère dans le sentier de la vertu et de l’honneur ; à servir de cause seconde pour le sauver, en prévenant tous les malheurs dans lesquels un esprit si entreprenant est capable de se précipiter ; du moins s’il est tel qu’on le publie. Dans ce jour, et lorsque j’y ai joint qu’un homme de sens aura toujours plus de facilité qu’un autre à revenir de ses erreurs, je vous avoue, ma chère, qu’il m’en a coûté quelque chose pour éviter de prendre le chemin dont on s’efforce de me détourner avec tant de violence. Tout l’empire qu’on m’attribue sur mes passions, et dont on prétend que je tire tant de gloire à mon âge, ne m’a suffi que difficilement. Ajoutez que l’estime de ses proches, tous irréprochables, à l’exception de lui, a mis un poids considérable du même côté de la balance. Mais jetons les yeux sur l’autre. Lorsque j’ai réfléchi sur la défense de mes parens ; sur l’air de légèreté, humiliante pour tout mon sexe, qu’il y aurait dans une préférence de cette nature : qu’il est absolument sans vraisemblance que ma famille enflammée par la rencontre, et soutenue dans cette chaleur par l’ambition et les artifices de mon frère, puisse jamais étouffer son animosité : qu’il faudrait m’attendre par conséquent à d’éternelles divisions, me présenter à lui et aux siens à titre de personne obligée, qui n’aurait que la moitié du bien qu’elle devait apporter : que son aversion pour eux est aussi forte que celle qu’ils ont pour lui : que toute sa famille est détestée par rapport à lui, et qu’elle rend bien le change à la mienne : qu’il est dans une très-mauvaise réputation pour les mœurs, et qu’une fille modeste, qui ne l’ignore pas, doit être choquée de cette idée : qu’il est jeune, dominé par ses passions, d’un naturel violent, artificieux néanmoins, et porté, je crains, à la vengeance : qu’un mari de ce caractère serait capable d’altérer mes principes, et de mettre mes espérances au hasard pour la vie future : que ses propres parens, deux vertueuses tantes et un oncle, dont il attend de si grands avantages, n’ont aucun ascendant sur lui : que, s’il a quelques qualités supportables, elles ont moins pour fondement, la vertu que l’orgueil : qu’en reconnaissant l’excellence des préceptes moraux, et faisant profession de croire des récompenses et des punitions dans un autre état, il ne laisse pas de vivre comme s’il méprisait les uns, et qu’il bravât les autres : l’apparence qu’il y a que la teinture de ses principes peut se communiquer à sa postérité : qu’étant informée de tout ce que je dis, et n’en ignorant pas l’importance, je serais plus inexcusable que dans le cas de l’ignorance, puisqu’une erreur contre le jugement est pire, infiniment pire, qu’un défaut de lumières dans la faculté qui juge : lorsque je me livre à toutes ces réflexions, je dois vous conjurer, ma chère, de demander au ciel, avec moi et pour moi, qu’il ne permette jamais que je sois forcée à des mesures indiscrètes, qui puissent me rendre inexcusable à mes propres yeux. C’est l’essentiel, après tout ; l’opinion du public ne doit tenir que le second rang. J’ai dit, à sa louange, qu’il est prêt à reconnaître ses fautes : cependant, j’ai de grandes restrictions à faire sur cet article. Il m’est venu quelquefois à l’esprit que cette ingénuité pourrait être attribuée à deux causes, peu capables l’une et l’autre d’exciter la confiance ; l’une, qu’il est tellement dominé par ses vices, qu’il ne pense pas même à les combattre ; la seconde, qu’il y a peut-être de la politique à passer condamnation sur une moitié de son caractère, pour mettre l’autre à couvert, tandis que la totalité peut ne rien valoir. Cette ruse arrête des objections auxquelles il serait embarrassé à répondre : elle lui attire l’honneur de l’ingénuité, lorsqu’il n’en peut obtenir d’autre, et que la discussion peut-être ne servirait qu’à lui faire découvrir d’autres vices. Vous conviendrez que je ne le ménage point ; mais tout ce que ses ennemis disent de lui ne saurait être faux. Je reprendrai la plume dans quelques momens. Quelquefois, si vous vous en souvenez, nous l’avons pris toutes deux pour un homme d’esprit des plus simples et des plus naïfs que nous eussions jamais connus. Dans d’autres tems, il nous a paru un des plus profonds et des plus rusés mortels avec qui nous eussions eu quelque familiarité : de sorte qu’après une visite où nous pensions l’avoir approfondi, il nous en rendait une autre où nous étions prêtes à le regarder comme un homme impénétrable. C’est une remarque, ma chère, qu’il faut compter parmi les ombres du tableau. Cependant, tout bien examiné, vous en avez jugé favorablement, jusqu’à soutenir que son principal défaut est un excès de franchise, qui lui fait négliger les apparences, et qu’il est trop étourdi pour être capable d’artifice. Vous avez soutenu que, lorsqu’il dit quelque chose de louable, il croit véritablement ce qu’il dit ; que ses changemens et sa légèreté sont l’effet de sa constitution, et doivent être mis sur le compte d’une santé florissante, et de la bonne intelligence d’un corps et d’une ame qui, suivant votre observation, se plaisent ensemble ; d’où vous avez conclu que, si ce bon accord de ses facultés corporelles et intellectuelles était réglé par la discrétion, c’est-à-dire, si sa vivacité pouvait se renfermer dans les bornes des obligations morales, il serait fort éloigné d’être un compagnon méprisable pour toute la vie. Pour moi, je vous disais alors, et je suis encore portée à croire, qu’il lui manque un cœur, et, par conséquent, que tout lui manque. Une tête de travers peut recevoir un meilleur tour, et n’est pas incapable de conviction : mais qui donnera un cœur à ceux qui n’en ont point ? Il n’y a que la grâce du ciel qui puisse changer un mauvais cœur, par une opération qui approche beaucoup du miracle. Ne devrait-on pas fuir un homme qu’on soupçonne seulement de ce vice ? à quoi pensent donc les parens, hélas ! à quoi pensent-ils, lorsque, poussant une fille au précipice, ils l’obligent de penser mieux qu’elle ne ferait d’un homme suspect, pour en éviter un autre qui lui est odieux ? Je vous ai dit que je le crois vindicatif. En vérité, j’ai douté quelquefois si sa persévérance, dans les soins qu’il me rend, ne méritait pas plutôt le nom d’obstination, depuis qu’il a reconnu combien il déplaît à mes parens. à la vérité, je lui ai vu depuis ce tems-là plus d’ardeur ; mais loin de leur faire sa cour, il prend plaisir à les tenir en alarme. Il apporte son désintéressement pour excuse ; (il ne me persuaderait pas aisément que c’est politesse) et cette raison est d’autant plus plausible, qu’il leur connaît le pouvoir de faire tourner à son avantage l’attention qu’il apporterait à leur plaire. Je conviens qu’il a lieu de croire (sans quoi il serait impossible de le souffrir) que les plus humbles soumissions seraient rejetées de sa part ; et je dois dire aussi que, pour m’obliger, il offre de faire les démarches d’une réconciliation, si je veux lui donner quelque espérance de succès. à l’égard de sa conduite à l’église, dimanche dernier, je ne compte pas beaucoup sur ce qu’il m’a dit pour sa justification, parce que je m’imagine que ses modestes intentions étoient revêtues d’une trop forte apparence d’orgueil. Chorey, qui n’est pas son ennemie, aurait-elle pû s’y méprendre ? Je ne lui crois point une aussi profonde connaissance du cœur humain, que quelques personnes se l’imaginent. Ne vous souvenez-vous pas combien il parut frappé d’une réflexion commune qu’il aurait trouvée dans le premier livre de morale ? Un jour qu’il se plaignait, avec un mêlange de menaces, des mauvais discours qu’on avait tenus contre lui, je lui dis " qu’il devait les mépriser, s’il était innocent ; et que, s’il ne l’était pas, la vengeance ne lavait pas la tache : qu’on ne s’était jamais avisé de faire une éponge d’une épée

qu’il était le maître, en se

corrigeant de l’erreur qu’un ennemi lui reprochait, de changer la haine de cet ennemi en amitié ; ce qui devait passer pour la plus noble de toutes les vengeances, malgré cet ennemi même, puisqu’un ennemi ne pouvait pas souhaiter de le voir corrigé des fautes dont il l’accusait ". L’intention, me dit-il, faisait la blessure. " comment cela, lui répondis-je, lorsqu’elle ne peut blesser sans l’application ? L’adversaire, ajoutai-je, ne fait que tenir l’épée. C’est vous-même qui vous en appliquez la pointe ; et pourquoi vous ressentir mortellement d’une malice qui peut servir à vous rendre meilleur pendant tout le cours de votre vie " ? Quelles peuvent être les connaissances d’un homme qui a paru fort étonné de ces observations ? Cependant il peut se faire qu’il prenne plaisir à la vengeance, et qu’il croie la même faute inexcusable dans un autre. Il ne serait pas le seul qui condamnât dans autrui ce qu’il se pardonne à lui-même. C’est après ces considérations, ma chère ; c’est après avoir reconnu combien la balance l’emporte d’un côté sur l’autre, que je vous ai dit, dans une de mes lettres. pour tout au monde, je ne voudrais pas avoir pour cet homme-là ce qu’on appelle de l’amour

et j’allais plus loin que la prudence ne le permettait, lorsque je composais

avec vous, par le terme de goût conditionnel , sur lequel votre raillerie s’est exercée. Mais je crois vous entendre dire : quel rapport tout ce verbiage a-t-il à la question ? Ce ne sont que de purs raisonnemens. Vous n’en avez pas moins de l’amour. En avez-vous, ou non ? L’amour, comme la maladie des vapeurs, n’en est pas moins enracinée, pour n’avoir pas de causes raisonnables auxquelles on puisse l’attribuer. Et de là vous revenez à vous plaindre de mes réserves. Eh bien donc, ma chère, puisque vous le voulez absolument, je crois qu’avec tous ses défauts, j’ai plus de goût pour lui que je ne m’en serais jamais crue capable, et plus, tous ses défauts considérés, que je ne devrais peut-être en avoir. Je crois même que les persécutions qu’on me fait souffrir peuvent m’en inspirer encore plus, sur-tout lorsque je me rappelle, à son avantage, les circonstances de notre dernière entrevue, et que, de l’autre côté, je vois chaque jour quelque nouvelle marque de tyrannie. En un mot, je vous avouerai nettement, puisqu’avec vous les explications ne peuvent être trop claires ; que, s’il ne lui manquait rien du côté des mœurs, je le préférerais à tous les hommes que j’aie jamais connus. Voilà donc, me direz-vous, ce que vous appelez un goût conditionnel ! Je me flatte, ma chère, que ce n’est rien de plus. Je n’ai jamais senti d’amour ; ainsi, je vous laisse à juger si c’en est, ou si ce n’en est pas. Mais j’ose dire que si c’en est, je ne le reconnais pas pour un aussi puissant monarque, pour un conquérant aussi indomptable que je l’ai entendu représenter ; et je m’imagine que, pour être irrésistible, il doit recevoir plus d’encouragement que je ne crois lui en avoir donné, puisque je suis bien persuadée que je pourrais encore, sans battemens de cœur, renoncer à l’un des deux hommes pour être délivrée de l’autre. Mais parlons un peu plus sérieusement. S’il était vrai, ma chère, que le malheur particulier de ma situation m’eût forcée, ou, si vous le voulez, m’eût engagée à prendre du goût pour M Lovelace, et que ce goût, à votre avis, se fût changé en amour ; vous qui êtes capable des plus tendres impressions de l’amitié, qui avez de si hautes idées de la délicatesse de notre sexe, et qui êtes actuellement si sensible aux disgrâces d’une personne que vous aimez, auriez-vous dû pousser si loin cette amie infortunée, sur un sujet de cette nature, particulièrement lorsqu’elle n’a pas cherché, comme vous croyez le pouvoir prouver par vingt endroits de mes lettres, à se tenir en garde contre votre pénétration ? Peut-être quelques railleries de bouche auraient été plus convenables, sur-tout si votre amie eût été à la fin de ses peines, et qu’elle eût affecté des airs de prude en rappelant le passé. Mais vous asseoir gaiement, comme je me le représente, pour me les écrire avec une sorte de triomphe, assurément, ma chère (et j’en parle moins pour mon intérêt que pour l’honneur de votre générosité, car je vous ai dit plus d’une fois que votre badinage me plaît,) ce n’est pas la plus glorieuse de vos actions, du moins si l’on considère la délicatesse du sujet, et celle de vos propres sentimens. Je veux m’arrêter ici, pour vous y laisser faire un peu de réflexion. Passons à la question, dont vous voulez savoir ce que je pense, sur le degré de force que la figure doit avoir pour engager notre sexe. Il me semble que, votre demande ayant rapport à moi, je dois non seulement vous expliquer mes idées en général, mais considérer aussi le sujet dans ma situation particulière, pour vous mettre en état de juger jusqu’où mes amis ont tort ou raison, lorsqu’ils m’attribuent beaucoup de prévention en faveur de l’un et contre l’autre, du côté de la figure. Mais j’observerai d’abord qu’en comparant M Lovelace et M Solmes, ils sont très-bien fondés à s’imaginer que cette considération peut avoir quelque pouvoir sur moi ; et leur imagination se transforme en certitude. Il est certain que la figure a quelque chose, non seulement de plausible et d’attrayant pour une femme, mais de propre même à lui donner une sorte de confiance à son choix. Elle fait, à la première vue, de favorables impressions qu’on souhaite de voir confirmées : et s’il arrive en effet qu’une heureuse expérience les confirme, on s’applaudit de son jugement ; on en aime mieux la personne, pour nous avoir donné lieu de prendre une opinion flatteuse de notre propre pénétration. Cependant j’ai toujours eu pour règle générale, que, dans un homme comme dans une femme, une belle figure doit être suspecte ; mais sur-tout dans les hommes qui doivent estimer beaucoup plus en eux mêmes les qualités de l’ame que celles du corps. à l’égard de notre sexe, si l’opinion publique rend une femme vaine de sa beauté, jusqu’à lui avoir fait négliger des qualités plus importantes et plus durables, on sera disposé à l’excuser, puisqu’une jolie folle n’en est pas moins sûre de plaire, sans qu’on sache trop bien pourquoi. Mais c’est un avantage si court, qu’il ne peut être regardé d’un œil d’envie. Lorsque ce soleil d’été arrive à son déclin, lorsque ces grâces légères, ces voltigemens de papillon s’évanouissent, et que l’hiver de l’ âge amène des glaces et des rides, celle qui a négligé ses plus précieuses facultés, sentira les justes effets de son imprudence. Comme une autre Hélene, elle n’aura pas la force de soutenir la réflexion même

de son miroir ; et ne se trouvant plus que la simple qualité de vieille femme, elle tombera dans le mépris qui est attaché à ce caractère ; tandis que la femme raisonnable, qui porte dans un âge avancé l’aimable caractère de la vertu et de la prudence, voit remplacer une frivole admiration par un respect solide, qui lui fait gagner beaucoup au change. Si c’est un homme qu’on suppose vain de sa figure, qu’on lui trouvera l’air efféminé ! Avec du génie même, il ne donnera jamais rien aux exercices de l’esprit. Son ame sera toujours répandue au dehors ; toutes ses occupations seront bornées à son extérieur, et peut-être à le rendre ridicule en croyant le parer. Il ne fait rien qui n’ait rapport à lui, il n’admire que lui ; et malgré les corrections du théâtre, qui tombent si souvent sur la fatuité, il s’aveugle sur lui-même, et s’abyme dans ce caractère, qui le rend l’objet du mépris d’un sexe, et le jouet de l’autre. Tel est presque toujours le cas de vos belles figures, et de tous ces hommes qui aspirent à se distinguer par l’ajustement : ce qui me fait répéter que la figure seule est une considération tout à fait méprisable. Mais lorsqu’à la figure un homme joint du savoir, et d’autres talens qui lui attireraient de la distinction sous toute autre forme, cette espèce d’avantage est une addition considérable au mérite personnel ; et s’il n’est point altéré par un excès d’amour-propre ou par de mauvaises mœurs, l’homme qui le possède est un être véritablement estimable. On ne peut refuser du goût à M Lovelace. Autant que je suis capable d’en juger, il est versé dans toutes les connaissances qui appartiennent aux beaux arts. Mais quoiqu’il ait une manière, qui lui est propre, de faire tourner sa vanité à son avantage, on s’aperçoit qu’il est trop content de sa figure, de ses talens, et même de sa parure ; avec le bonheur néanmoins, pour son ajustement, d’être toujours mis d’un air si aisé, qu’on s’imagine que c’est sa moindre étude. à l’égard de sa figure, je me croirais inexcusable de contribuer à nourrir sa vanité, en marquant le moindre égard pour une distinction qu’on ne saurait lui disputer. à présent, ma chère, puis-je vous demander si j’ai répondu à votre attente ? Si vous me trouvez au-dessous de mon entreprise, je m’efforcerai de la reprendre avec plus de succès dans une situation plus tranquille ; car il me semble que mes réflexions traînent, que mon style rampe, et que mon imagination est abattue. Je ne me sens de vigueur dans l’esprit, que pour vous dire combient je suis dévouée à vos ordres. p s. l’insolente Betty-Barnes vient de me réchauffer l’imagination, par le récit du discours suivant, qu’elle prétend avoir entendu tenir à Solmes. Cette hideuse créature se vante, dit-elle, " d’être sûre à présent de la petite précieuse, et cela, sans y mettre beaucoup du sien. Quelque aversion que je puisse avoir eue pour sa personne, il peut compter du moins sur mes principes, et ce sera un amusement pour lui de voir par quels jolis degrés je reviendrai à chercher les moyens de lui plaire. (l’horrible personnage !) c’était une observation de son oncle, qui connaissait parfaitement le monde, que la crainte est un garant plus sûr que l’amour, pour la bonne conduite d’une femme à l’égard de son mari ; quoique, pour lui, il soit résolu, avec une si aimable personne, de tenter ce qu’il peut attendre de l’amour, pendant quelques semaines du moins, parce qu’il a peine à se persuader ce que disait encore son oncle, que les excès de tendresse ne servent qu’à gâter les femmes. " que pensez-vous, ma chère, d’un misérable de cette espèce, endoctriné sur-tout par son vieux rechigné d’oncle, qui n’a jamais eu la réputation d’aimer les femmes ?