Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 41

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 181-186).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi, 21 mars. Que ma mère aurait de penchant à me traiter avec bonté, s’il lui était permis de le suivre ! Je suis bien sûre qu’on ne me ferait point essuyer cette indigne persécution, si sa prudence et son excellent esprit obtenaient la considération qu’ils méritent. J’ignore si c’est à cette chère mère, ou à ma tante, ou peut-être à toutes deux, que j’ai l’obligation d’un nouvel effort qu’on entreprend pour me tenter ; mais voici une lettre remplie de bonté, que j’ai reçue ce matin par les mains de Chorey. Ma chère enfant, car je dois encore vous donner ce nom, puisque vous pouvez m’être chère dans tous les sens ; nous avons fait une attention particulière à quelques mots qui sont échappés à votre bonne Norton, et qui nous ont fait entendre que vous vous plaignez de n’avoir pas été traitée, à la première ouverture des intentions de M Solmes, avec autant de condescendance que nous en avons toujours eu pour vous. Quand cela serait vrai, chère Clary, vous ne seriez pas excusable d’avoir manqué de votre part, et de vous opposer aux volontés de votre père, dans un point sur lequel il est trop engagé pour reculer avec honneur. Mais tout peut prendre encore une bonne face ; de votre simple volonté, ma chère enfant, dépend le bonheur présent de votre famille. Votre père me permet de vous dire que, si vous voulez répondre enfin à ses espérances, les mécontentemens passés seront éteints dans l’oubli, comme s’il n’en avait jamais été question ; mais il m’ordonne aussi de vous déclarer que c’est pour la dernière fois que le pardon vous est offert. Je vous ai fait entendre, comme vous ne sauriez l’avoir oublié, qu’on avait demandé à Londres les échantillons de ce qu’il y a de plus riche en étoffes. Ils sont arrivés ; et votre père, pour faire connaître à quel point il est déterminé, veut que je vous les envoie. J’aurais souhaité qu’ils n’eussent point accompagné ma lettre ; mais, au fond, c’est ce qui importe assez peu. Je dois vous dire qu’on n’a plus autant d’égards pour votre délicatesse, que j’aurais désiré qu’on en eût autrefois. Ce sont les plus nouvelles, comme les plus riches étoffes, qu’on ait pu découvrir. On a voulu qu’elles fussent convenables au rang que nous tenons dans le monde, au bien que nous devons joindre à celui que votre grand-père vous a laissé, et au noble établissement qu’on vous destine. Votre père se propose de vous faire présent de six habits complets, avec tous les assortimens. Vous en avez un tout neuf, et un autre que je ne crois pas que vous ayez porté deux fois. Comme le neuf est fort riche, si vous voulez qu’il soit compris dans les six, votre père vous donnera cent guinées pour en remplacer la valeur. M Solmes est dans le dessein de vous offrir une garniture de diamans. Comme vous avez ceux de votre grand’mère et les vôtres, si vous aimez mieux les faire remonter dans le goût moderne, son présent sera converti dans une somme fort honnête, dont vous aurez la propriété, outre la pension annuelle pour vos menus plaisirs. Ainsi vos objections, contre le caractère d’un homme dont vous n’avez pas aussi bonne opinion que vous le devriez, ont désormais peu de poids ; et vous serez plus indépendante que ne devrait l’être une femme à qui l’on supposerait moins de discrétion. Vous savez parfaitement que moi-même, qui ai apporté plus de bien dans la famille que vous n’en donnez à M Solmes, je n’ai point eu des avantages si considérables. Nous avons cru devoir vous les ménager. Dans les mariages d’inclination, on insiste moins sur les termes. Cependant j’aurais regret d’avoir contribué à ces dispositions, si vous ne pouviez pas surmonter tous vos dégoûts pour nous obliger. Ne vous étonnez pas, Clary, que je m’explique avec cette ouverture. Votre conduite, jusqu’à présent, ne nous a guère permis d’entrer avec vous dans un si grand détail. Cependant, après ce qui s’est passé entre vous et moi dans nos entretiens, et par lettres entre vous et vos oncles, vous ne doutez pas quelles doivent être les suites. Il faut, ma fille, que nous renoncions à notre autorité, ou vous à votre humeur. Il n’est pas naturel que vous vous attendiez à l’un, et nous avons toutes les raisons du monde de nous attendre à l’autre. Vous savez combien je vous ai dit de fois que vous devez vous résoudre à recevoir M Solmes, ou à n’être plus regardée comme un de nos enfans. On vous fera voir, quand vous le voudrez, une copie des articles. Il nous paraît qu’ils sont à l’épreuve de toutes sortes d’objections. On y a fait entrer de nouveaux avantages en faveur de la famille qui n’y étoient pas la première fois que votre tante vous en a parlé. C’est plus, en vérité, que nous n’aurions pensé à demander. Si vous croyez, après les avoir lus, qu’il y ait quelque changement à faire, on le fera volontiers. Allons, chère fille, déterminez-vous à les lire, ou plutôt, faites mieux ; priez-moi aujourd’hui ou demain de vous les envoyer. Comme la hardiesse qu’une certaine personne a eue de paraître à l’église, et ce qui nous revient continuellement de ses bravades, ne peut manquer de nous causer des inquiétudes qui dureront aussi long-temps que vous serez à marier, vous ne devez pas être étonnée qu’on ait pris la résolution d’abréger le tems. Ce sera d’aujourd’hui en quinze jours, si vous ne me faites point d’objection que je puisse approuver. Mais si vous vous déterminiez volontairement, on ne vous refuserait pas huit ou dix jours de plus. Vos délicatesses sur la personne vous feront peut-être trouver quelque inégalité dans cette alliance. Mais il ne faut pas non plus que vous attachiez tant de prix à vos qualités personnelles, si vous ne voulez pas qu’on vous croie trop frappée du même avantage dans un autre homme, quelque méprisable que cette considération soit en elle-même. C’est le jugement qu’un père et une mère en doivent porter. Nous avons deux filles qui nous sont également chères ; pourquoi Clarisse trouverait-elle de l’inégalité dans une alliance où sa sœur aînée n’en trouverait pas, ni nous pour elle, si M Solmes nous l’eût demandée la première ? Faites-nous donc connaître que vous vous rendez à nos désirs. Votre retraite cesse aussi-tôt. On oublie toutes vos résistances passées. Nous nous reverrons tous heureux, dans vous, et les uns dans les autres. Vous pouvez descendre à ce moment dans le cabinet de votre père, où vous nous trouverez tous deux, et où nous vous donnerons notre avis sur les étoffes, avec les marques d’une cordiale tendresse, et notre bénédiction. Soyez une fille honnête et sensible, ma chère Clarisse, telle que vous l’avez toujours été. Votre dernière conduite, et le peu d’espoir que diverses personnes ont de votre changement, ne m’ont point empêchée de faire encore cette tentative en votre faveur. Ne trahissez pas ma confiance, très-chère fille. J’ai promis de ne plus employer ma médiation entre votre père et vous, si cette dernière entreprise est sans succès. Je vous attends donc, mon amour. Votre père vous attend aussi. Mais tâchez de ne lui laisser voir aucune trace de chagrin sur votre visage. Si vous venez, je vous serrerai, dans mes bras et sur mon tendre cœur, avec autant de plaisir que j’en aie jamais eu à vous embrasser. Vous ne savez pas, ma fille, tout ce que j’ai souffert depuis quelques semaines, et vous ne le concevrez un jour que lorsque vous vous trouverez dans ma situation. C’est celle d’une mère tendre et indulgente, qui adresse nuit et jour ses prières au ciel, et qui s’efforce, au milieu du trouble, de conserver la paix et l’union dans sa famille. Mais vous connaissez les conditions. Ne venez point, si vous n’êtes pas résolue de les accomplir. C’est ce que je crois impossible, après tout ce que je viens d’écrire. Si vous venez immédiatement avec un visage tranquille, qui fasse connaître que votre cœur est rangé au devoir, (vous m’avez assurée qu’il était libre ; souvenez-vous-en), je serai, comme je l’ai dit, et je vous témoignerai, par les plus tendres marques, que je suis votre mère véritablement affectionnée . Jugez, très-chère amie, combien je dois avoir été touchée d’une lettre où de si terribles déclarations sont accompagnées de tant de tendresse et de bonté ! Hélas ! Me suis-je écriée, pourquoi me vois-je condamnée à des combats si rudes, entre un ordre auquel je ne puis obéir, et un langage qui me pénètre le cœur ? Si j’étais sûre de tomber morte au pied de l’autel avant qu’une fatale cérémonie puisse donner, à l’homme que je hais, des droits sur mes sentimens, je crois que je me soumettrais à m’y laisser conduire. Mais penser à vivre avec un homme et pour un homme qu’on ne peut souffrir, quel comble d’horreur ! Et puis, comment suppose-t-on que l’éclat des habits et des ornemens soit capable de faire quelque impression sur une fille qui a toujours eu pour principe, que l’unique vue des femmes, dans le soin qu’elles prennent de leur parure, doit être de se conserver l’affection de leur mari, et de faire honneur à son choix ? Dans cette idée, la richesse même des ajustemens qui me sont offerts, ne doit elle pas augmenter mes dégoûts ? Grand motif en vérité, pour se parer, que celui de plaire à M Solmes ? En un mot, il ne m’a point été possible de descendre aux conditions qui m’étoient imposées. Croyez-vous, ma chère, que je l’aie pu ? D’écrire, en supposant même qu’on m’eût fait la grâce de lire ma lettre, qu’aurais-je écrit après tant d’efforts inutiles ? Qu’aurais-je offert qui pût être approuvé ? J’ai promené les tourmens de mon cœur dans toutes les parties de ma chambre. J’ai jeté, avec dédain, les échantillons vers la porte. Je me suis enfermée dans mon cabinet ; j’en suis sortie aussi-tôt. Je me suis assise tantôt sur une chaise, tantôt sur une autre ; je me suis approchée successivement de toutes mes fenêtres ; je ne pouvais m’arrêter à rien. Dans cette agitation, je prenais la lettre pour la relire, lorsque Betty, chargée des ordres de mon père et de ma mère, est venue m’avertir qu’ils m’attendaient tous deux dans le cabinet de mon père. Dites à ma mère, ai-je répondu à Betty, que je demande en grâce de la voir ici un moment ou de pouvoir l’entretenir seule dans le lieu qu’elle voudra choisir. Tandis que cette fille m’obéissait sans répliquer, j’ai prêté l’oreille du haut de l’escalier, et j’ai entendu mon père, qui disait d’un ton fort élevé : vous voyez le fruit de votre indulgence. C’est autant de bontés perdues. Que sert de reprocher de la violence à votre fils, lorsqu’il n’y a rien à se promettre que par cette voie ? Vous ne la verrez pas seule. Ma présence est-elle donc une exception que je doive souffrir ? Représentez-lui, a dit ma mère à Betty, sous quelles conditions il lui est permis de descendre. Je ne la verrai point autrement. Betty est remontée avec cette réponse. J’ai eu recours à ma plume. Mais j’étais si tremblante, qu’à peine avois-je la force de m’en servir ; et quand j’aurais eu la main plus ferme, je n’aurais pas su ce que je devais écrire. Betty, qui m’avait quittée, est revenue dans l’intervalle, pour m’apporter ce billet de mon père. Rebelle et perverse Clary, je vois qu’il n’y a point de condescendance qui soit capable de vous toucher. Votre mère ne vous verra point. Espérez encore moins de me voir ; mais préparez-vous à l’obéissance. Vous connaissez nos volontés ; votre oncle Antonin, votre frère, votre sœur et votre favorite Madame Norton, assisteront à la cérémonie qui sera célébrée à petit bruit dans la chapelle de votre oncle. Lorsque M Solmes pourra vous présenter à nous dans l’état où nous souhaitons de vous voir, peut-être ferons-nous grâce à sa femme ; mais n’en attendez jamais sous la qualité d’une fille perverse. La célébration se faisant en secret, il sera tems ensuite de penser aux habits et à l’équipage. Ainsi disposez-vous à vous rendre chez votre oncle, un des premiers jours de la semaine qui vient. Vous ne paraîtrez devant nous qu’après la conclusion, et c’est une raison de plus pour bannir les délais, car nous sommes las du soin de vous garder dans une prison que vous avez méritée, et de perdre le temps à disputer avec une rebelle. Je n’écoute plus de représentations ; je ne reçois plus de lettres ; j’ai l’oreille fermée à toutes les plaintes, et vous n’entendrez plus parler de moi, jusqu’à ce que vous me soyez présentée sous un autre nom : c’est la dernière déclaration d’un père irrité. Si cette résolution est inébranlable, mon père a raison, ma chère, de dire qu’il ne me verra plus, car je ne serai jamais la femme de Solmes. Comptez que la mort m’épouvante beaucoup moins. Mardi au soir. Lui, cet odieux Solmes, est arrivé au château presqu’au moment que j’ai reçu la lettre de mon père. Il m’a fait demander la permission de me voir ; je suis extrêmement étonnée de cette audace ! J’ai répondu à Betty, qui était chargée du message, qu’il commence par me rendre un père et une mère qu’il m’a fait perdre, et j’examinerai alors si je dois entendre ce qu’il veut de moi. Mais si mes amis refusent de me voir à son occasion, je le verrai encore moins pour l’amour de lui-même. J’espere, miss, m’a dit Betty, que vous ne voudriez pas que je descendisse avec cette réponse ; il est avec monsieur et madame. Allez, lui ai-je répété dans mon chagrin, et dites-lui que je ne le verrai pas ; on me pousse au désespoir ; je n’ai rien à craindre. Elle est descendue, en affectant beaucoup de répugnance à se charger de ma réponse. Cependant elle l’a rendue dans toute sa force. Quel bruit j’ai entendu faire à mon père ! Ils étoient tous ensemble dans son cabinet. Mon frère a proposé de me mettre sur le champ hors de la maison, et de m’abandonner à Lovelace et à ma mauvaise destinée. Ma mère a eu la bonté de hasarder quelques mots en ma faveur, sans que j’aie bien pu les entendre ; mais voici la réponse. Ma chère, rien n’est si piquant que de voir prendre le parti d’une rebelle à une femme aussi sensée que vous. Quel exemple pour d’autres enfans ! N’ai-je pas eu pour elle autant d’affection que vous ? Et pourquoi suis-je changé ? Plût au ciel que votre sexe fût capable de quelque discernement ! Mais la folle tendresse des mères n’a jamais fait que des enfans endurcis. Ma mère n’a pas laissé de blâmer Betty, comme cette créature me l’a confessé elle-même, d’avoir rapporté mot pour mot ma réponse ; mais mon père lui en a fait un sujet d’éloge. Cette fille dit qu’il serait monté en fureur à ma chambre, après avoir entendu que je refuse de voir M Solmes, si mon frère et ma sœur ne l’avoient engagé à se modérer. Que n’est-il monté ? Que ne m’a-t-il tuée pour finir toutes mes peines ? Je n’y regretterais que le mal qu’il aurait pu se faire à lui-même.

M Solmes a daigné plaider pour moi. Ne lui suis-je pas extrêmement obligée ? Toute la maison est en tumulte ; je ne sais quelle en sera la fin. Mais en vérité je suis lasse de la vie. Hélas ! Si heureuse il y a quelques semaines, et si misérable aujourd’hui ! Ma mère pouvait bien le dire, que j’aurais de rudes épreuves à essuyer ! p s. l’imbécille (car voilà comme je suis traitée) est demandée comme par grâce pour une autre sorte d’épreuve. Mon frère et ma sœur désirent qu’on me remette entièrement à leur conduite. On m’assure que mon père y a déjà consenti, quoique ma mère s’y oppose encore. Mais s’ils l’obtiennent, quelle cruauté ne dois je pas attendre de leur haine et de leur jalousie ? Cet avis m’est venu de ma cousine Dolly Hervey , par un billet qu’elle a laissé tomber au jardin, sur mon passage. Elle me dit qu’elle brûle de me voir, mais que la défense est expresse, avant que je sois Madame Solmes, ou que j’aie consenti à prendre ce beau nom. Leur persévérance me donne l’exemple ; et je le suivrai, n’en doutez pas.