Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 69

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 280-281).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

vendredi à midi, 31 mars. La justice m’oblige de ne pas tarder un moment, après ma dernière lettre, et de faire porter, si je le pouvais, celle-ci sur les aîles du vent. Je crois de bonne foi que votre homme est innocent. Il me semble que, pour cette fois du moins, il doit être justifié ; et je regrette beaucoup d’avoir été trop prompte à vous communiquer mes informations par lambeaux. J’ai vu la jeune fille. Elle est réellement très-jolie, très-agréable ; et ce que vous regarderez comme un mérite plus précieux, c’est une jeune créature si innocente, qu’il faudrait être d’une méchanceté infernale pour avoir conspiré sa ruine. Son père est un homme simple et honnête, qui est fort satisfait de sa fille et de leur nouvelle connaissance. à présent que j’ai pénétré le fond de cette aventure, je ne sais si je ne dois pas craindre pour votre cœur, lorsque je vous aurai dit qu’il peut sortir quelque chose de noble de ce Lovelace. La jeune fille doit être mariée la semaine prochaine ; et c’est à lui qu’elle en aura l’obligation. Il est résolu , suivant le discours du père, de faire un heureux couple, et il souhaiterait , dit-il, d’en faire plus d’un . Voilà pour vous, ma chère. Comme il a pris aussi en affection le jeune homme qu’elle aime, il a fait pour elle un présent de cent guinées, qui sont entre les mains de la grand-mère, et qui répondent à la petite fortune du mari ; tandis que son compagnon, excité par l’exemple, en a donné aussi vingt-cinq pour équiper en habits la petite villageoise. Le pauvre homme raconte qu’à leur arrivée, ils affectaient de paraître au-dessous de ce qu’ils sont : mais à présent, m’a-t-il dit en confidence, il sait que l’un est le colonel Barrow , et l’autre le capitaine Sloane . Il avoue que, pendant les premiers jours, le colonel s’apprivoisait assez avec sa fille ; mais que la grand-mère l’ayant supplié d’épargner une pauvre jeune innocente, il jura de ne lui donner que de bons conseils, et qu’il a tenu parole en honnête homme. La folle petite créature a reconnu que le ministre même ne lui aurait pas donné de meilleures instructions, d’après le livre de la bible. Je vous avoue qu’elle m’a plu beaucoup, et je lui ai donné sujet de ne pas regarder sa visite comme un tems perdu. Mais, bon dieu ! Ma chère, qu’allons-nous devenir à présent ? Lovelace, non-seulement réformé, mais changé en prédicateur ! Qu’allons-nous devenir ? Au fond, ma tendre amie, votre générosité est engagée maintenant en sa faveur. Fi de cette générosité. J’ai toujours pensé qu’elle cause autant de mal aux belles ames, que l’amour aux caractères communs. J’appréhende sérieusement que ce qui n’était qu’un goût conditionnel , ne devienne un goût sans condition . C’est comme à regret que je me suis vue obligée de changer sitôt mes invectives en panégyrique. La plupart de femmes, ou celles du moins qui me ressemblent, aiment à demeurer en suspens sur un jugement téméraire, lors même qu’elles en ont reconnu la fausseté. Tout le monde n’est pas, comme vous, assez généreux pour avouer une méprise. Cette rigueur à se rendre justice demande une certaine grandeur d’ame : de sorte que j’ai poussé plus loin mes informations dans le même lieu, sur la vie, les manières et toute la conduite de votre homme… dans l’espérance d’y trouver quelque chose à redire. Mais tout paraît uniforme. Enfin M Lovelace sort de cette recherche avec tant d’avantage, que s’il y avait la moindre apparence, je soupçonnerais ici quelque complot formé, pour blanchir la tête d’un more. Adieu, ma chère. Anne Howe.