Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 70

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 281-285).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

samedi, premier avril. Une censure précipitée nous expose toujours à l’inconstance dans nos jugemens ou dans nos opinions : et ce n’est pas un effet dont on doive se plaindre ; car, si vous-même, ma chère, dans l’exemple présent, vous aviez eu autant de répugnance que vous le dites à reconnaître une erreur, je crois que je vous en aurais aimée beaucoup moins. Mais vous n’auriez pas prévenu de si bonne foi ma réflexion, si votre caractère n’était un des plus ingénus qu’on ait jamais vu dans une femme. Quoique M Lovelace paroisse ici fort bien justifié, ses autres défauts sont en assez grand nombre pour mériter les plus sévères censures. Si j’étais avec lui dans les termes qu’il désire, je lui donnerais avis que le traître Léman n’est pas autant de ses amis qu’il le pense. Autrement, il n’aurait pas été si empressé de rapporter à son désavantage, sur-tout à Betty Barnes, l’affaire de la jolie villageoise. Il est vrai qu’il en a fait un secret à Betty ; mais il lui a promis de lui en apprendre davantage lorsqu’il serait mieux informé, et d’en parler aussi à son maître. C’est ce qui empêche cette fille de la publier, malgré l’impatience qu’elle aurait de s’en faire un nouveau mérite auprès de mon frère et de ma sœur. Elle est bien aise aussi d’obliger Joseph, qui lui tient quelques propos d’amour qu’elle ne rejette pas, quoiqu’elle se croie fort au-dessus de lui. Il n’est que trop ordinaire à la plupart des femmes, lorsqu’elles n’ont pas l’occasion de s’engager dans un commerce de galanterie qui leur plaise, de prêter l’oreille du côté où leur inclination les porte le moins. Mais, pour ne rien dire de plus, de deux personnages dont j’ai fort mauvaise opinion, je dois vous avouer que, comme je n’aurais jamais eu que du mépris pour M Lovelace, s’il avait été capable d’une si basse intrigue, avec les vues qui l’amenent si près du château d’Harlove, et comme je n’ai pas laissé d’y trouver beaucoup de vraisemblance, l’éclaircissement, comme vous dites, engage ma générosité à proportion de mes craintes, et plus peut-être que je ne le devrais souhaiter. Vous me raillerez, ma chère, autant qu’il vous plaira ; mais je vous demande si cet événement ne produirait pas sur vous le même effet. Et puis le mérite réel de l’action… je vous proteste, ma véritable amie, que si depuis ce jour il voulait s’attacher au bien pour le reste de sa vie, je lui pardonnerais volontiers une bonne partie de ses erreurs passées, ne fut-ce qu’en faveur de la preuve que nous avons, qu’il est capable d’une si bonne et si généreuse espèce de sentimens. Vous vous imaginez bien qu’après avoir reçu votre seconde lettre, je n’ai pas fait scrupule d’ouvrir la sienne ? Et je n’en ferai pas non plus d’y répondre, parce que je n’y trouve aucun sujet de plainte. Il sera d’autant plus content de mes termes, que je crois lui devoir un peu de réparation pour l’injuste idée que j’ai eue de lui, quoiqu’il n’en ait pas la moindre connaissance. Je me trouve assez heureuse que cette aventure ait été sitôt éclaircie par la diligence de vos soins ; car, si j’avais pu me résoudre auparavant à lui faire quelque réponse, ce n’aurait été que pour lui confirmer mes derniers adieux, et peut-être pour lui en déclarer le motif, dont j’avais été plus touchée que je ne le devois. Alors quel avantage ne lui aurais-je pas donné sur moi, lorsqu’il en serait venu à des éclaircissemens si heureux pour lui-même ? Vous verrez quelque jour, dans sa dernière lettre, combien il est humble, avec quelle ouverture il reconnaît, comme vous l’avez prédit, son impatience naturelle et toutes ses fautes. Je dois convenir que, depuis les lumières que vous m’avez procurées, ce langage a tout une autre apparence. Il me semble aussi, ma chère, que, sans avoir jamais vu la petite villageoise, je puis lui accorder d’être plus jolie que je n’aurais pu le croire auparavant ; car la vertu est la perfection de la beauté. Vous verrez comment il s’excuse, sur ses indispositions, " de n’avoir pu venir prendre ma lettre en personne ; et qu’il s’efforce de se purger là-dessus, comme s’il croyait que j’en ai dû ressentir quelque peine. " je suis fâchée d’avoir contribué au dérangement de sa santé, et je veux bien m’imaginer que ses inquiétudes, pendant quelque tems, ont dû être assez chagrinantes pour un esprit aussi impatient que le sien. Mais, dans l’origine, il ne peut en accuser que lui-même. Vous verrez que dans la supposition que je lui pardonne, il est rempli d’inventions et d’expédiens pour me délivrer de la violence dont je suis menacée. J’ai toujours dit que le premier degré, après l’innocence, est de reconnaître ses fautes, parce qu’il n’y a point de changement à se promettre de ceux qui s’étudient à les défendre. Mais vous trouverez dans cette lettre même, de la hauteur jusque dans ses soumissions. à la vérité, je n’y découvre aucun sujet de reproche dans les termes : cependant je ne trouve point, à son humilité, l’air de cette vertu, et je ne reconnais pas qu’elle porte non plus sur ses véritables fondemens. Il est certain qu’il est fort éloigné du vrai caractère d’un homme poli ; quoiqu’on ne puisse pas dire de lui qu’il soit du caractère opposé. Sa politesse est celle d’un homme qui, par un défaut d’attention sur lui-même, fondé sur une indulgence excessive dans ses premiers ans, et peut-être sur trop de succès dans un âge plus avancé, a contracté une sorte de présomption que l’habitude a changée en arrogance, et qui n’est guère compatible avec une certaine délicatesse. La distance où vous êtes d’avis qu’il faut toujours tenir ce sexe, est une maxime fort juste. La familiarité détruit le respect : mais avec qui ? Comptez, ma chère, que ce n’est pas avec un homme prudent, généreux et capable de reconnaissance. Je conviens qu’en voulant éviter un excès, il est difficile de ne pas tomber dans un autre. Delà vient, peut être, que M Lovelace regarde comme la marque d’une grande ame, de donner plus à son orgueil qu’à sa délicatesse. Mais est-ce un homme profond qui ne sait pas faire des distinctions de cette nature, tandis qu’avec des qualités médiocres elles n’échappent point au commun des hommes ? Il se plaint amérement " de ma facilité à m’offenser, et à le congédier pour jamais. Je lui pardonnerai, me dit-il, s’il ose me représenter que cette conduite est d’une hauteur extrême, et qu’elle est fort éloignée de pouvoir contribuer à diminuer ses craintes sur l’effet des persécutions de mes proches en faveur de M Solmes. " vous verrez qu’il fait dépendre de moi toutes ses espérances de bonheur pour ce monde et pour l’autre. Ses vœux et ses promesses sont d’une ardeur qu’il me semble que le cœur seul peut dicter. Quelle autre marque aurait-on jamais pour juger du cœur des hommes ? Vous verrez aussi qu’il est déjà informé de l’entrevue que j’ai promise à M Solmes, et dans quels termes sa douleur s’exprime. Mon dessein est de lui expliquer ce que je pense des viles méthodes qu’il emploie pour être sitôt instruit de ce qui se passe dans notre famille. Si les cœurs honnêtes ne s’élèvent pas contre les actions qui blessent l’honnêteté, qui prendra soin de les réprimer, du moins par la honte ? Vous verrez avec quelles instances passionnées il me demande " au moins quelques lignes, avant le jour de mon entrevue avec Solmes, pour le soutenir dans l’espérance que ce n’est pas mon ressentiment qui me dispose à bien traiter un odieux rival. Je dois lui pardonner, dit-il, de revenir tant de fois à cette crainte ; sur-tout si je considère que la même faveur lui a été refusée, et que mes proches ne l’auraient pas désirée avec tant d’ardeur, s’ils ne s’en promettaient pas beaucoup de fruit. " samedi, premier d’avril. Ma réponse est partie. Je lui marque naturellement " que j’étais dans la résolution de n’écrire jamais un mot de plus, à un homme capable de s’emporter contre tout mon sexe et contre moi, parce que j’ai cru à propos de faire usage de mon jugement. " que si je me suis soumise à cette entrevue avec M Solmes, c’est par un simple mouvement d’obéissance, pour faire connaître à mes amis que je suis disposée à la soumission dans tout ce qui ne surpasse pas mes forces ; et que je ne suis pas sans espérance de voir abandonner son entreprise à M Solmes, lorsqu’il aura reconnu combien je suis déterminée à le rejeter. " que mon aversion pour lui est trop sincère, pour me laisser, dans cette occasion, la moindre défiance de moi-même ; mais que M Lovelace ne doit pas néanmoins s’attribuer l’honneur du sacrifice : que si mes amis m’abandonnent seulement à moi-même, j’attache un trop grand prix à ma liberté et à mon indépendance, pour les soumettre à un homme si impétueux, qui m’apprend d’avance à quoi je devrais m’attendre, s’il avait quelque empire sur moi. " je lui déclare à quel point je désapprouve les moyens qu’il emploie pour se faire informer de ce qui se passe dans le sein d’une famille. J’ajoute que le prétexte de corrompre les domestiques d’autrui, par voie de représailles pour les espions qu’on a placés près de lui, n’est qu’une misérable excuse, une bassesse justifiée par une autre bassesse : que, de quelque manière qu’il plaise à chacun d’interpréter ses propres actions, il y a des règles indépendantes qui constituent le droit et le tort. Condamner une injustice, et se croire autorisé à la payer d’une autre, qu’est-ce autre chose que répandre une corruption générale ? S’il n’y a pas un point où quelqu’un s’arrête, après s’être fait beaucoup de mal tour à tour, il faut dire adieu nécessairement à toute vertu. Pourquoi ne serait-ce pas moi, doit penser une belle ame, qui m’arrêterai la première à ce point ? " je lui laisse à juger si, mesuré par cette règle, il a droit de se mettre au rang des belles ames ; et si, connaissant l’impétuosité de son caractère et le peu d’apparence qu’il parvienne jamais à se réconcilier avec ma famille, je dois flatter ses espérances. " je lui dis que tous ces défauts et toutes ces taches ne peuvent me faire désirer que pour son seul avantage, de le voir dans des principes plus justes et plus naturels, et que j’ai un véritable mépris pour un grand nombre de libertés qu’il est en possession de s’accorder : que nos caractères, par conséquent, sont extrêmement opposés ; et qu’à l’égard de ses promesses de réformation, tant d’aveux, qui ne sont suivis d’aucun changement réel, ne sont pour moi qu’un langage spécieux, qu’il lui est bien plus aisé de tenir, que de justifier ou de corriger ses erreurs : que j’ai appris depuis peu (en effet, je l’ai su de Betty, qui le tient de mon frère) qu’il prend quelquefois la folle liberté de déclamer contre le mariage : je lui en fais un reproche fort vif, et je lui demande dans quelle vue il peut s’abandonner à ces indignes railleries, et penser en même temps à m’adresser ses soins. " si je suis obligée, lui dis-je, de me rendre chez mon oncle Antonin, il n’en doit pas conclure que je serai nécessairement mariée à M Solmes ; parce qu’au contraire j’aurai moins à combattre dans mon propre cœur, pour m’échapper d’une maison où je serai menée malgré moi, que pour abandonner celle de mon père ; et dans les plus fâcheuses suppositions, je trouverai le moyen de tenir mes persécuteurs en suspens jusqu’à l’arrivée de M Morden, qui aura droit, si je l’exige, de me mettre en possession de l’héritage de mon grand-père ". Il y a peut-être un peu d’artifice dans cette conclusion. Ma principale vue est de lui faire abandonner ses projets de violence ; car au fond, si je suis enlevée d’ici avec connaissance, ou peut-être sans aucun sentiment, et livrée à l’empire de mon frère et de ma sœur, j’espère peu qu’ils n’emplaient pas la force pour m’engager à M Solmes. Sans cette crainte funeste, si je pouvais me promettre de gagner du tems, soit par des prétextes bien ménagés, soit, pour dernière ressource, en prenant quelque chose de nuisible à ma santé, je me garderais bien de penser jamais à quitter la maison de mon oncle. Comment accorder avec mes principes une démarche qui blesserait après tout l’obéissance que je dois à mon père dans quelque lieu qu’il lui plaise de me placer ? Mais tandis que vous me donnez la charmnte espérance, que pour éviter d’être à l’un des deux prétendans, je ne serai pas dans la nécessité de m’abandonner à la famille de l’autre, je ne crois pas mes affaires absolument désespérées. Je ne vois personne de la mienne, et je ne reçois de la part de personne aucune marque d’amitié ou d’attention. N’en dois-je pas conclure qu’ils n’attendent pas eux-mêmes beaucoup d’effet de cette conférence de mardi, à laquelle je ne puis penser sans effroi ? La présence de mon oncle Antonin n’est pas ce que j’avais de plus favorable à souhaiter : mais je la préfère à celle de mon frère et de ma sœur. Mon oncle est fort impétueux dans sa colère. Je ne puis croire que M Lovelace le soit beaucoup davantage. Il ne peut avoir du moins l’air aussi terrible que mon oncle, qui a les traits plus rudes. Ces favoris de la fortune maritime, qui n’ont jamais connu d’autre obstacle que la fureur des flots, et qui mettent même leur gloire à la braver, font quelquefois autant de bruit que les vents qu’ils sont accoutumés à combattre. Je m’imagine que M Solmes et moi, nous aurons, l’un devant l’autre, l’air de deux fous ; s’il est vrai, comme mon oncle Harlove me l’écrit, et comme Betty me le répète souvent, qu’il craigne autant ma vue que je redoute la sienne. Adieu, mon heureuse amie ! Heureuse, trois fois heureuse, de ne voir aucune condition dure attachée à votre devoir, et de n’avoir qu’à suivre un choix que votre mère a fait pour vous, et contre lequel vous n’avez point, et vous ne sauriez avoir de juste objection ; à moins que ce n’en soit une, que ce choix ne vienne pas de vous. La corruption de la nature nous révolte contre tout ce qui a l’air d’autorité : mais il faut convenir que le feu de la jeunesse est moins propre que la maturité de l’ âge et l’expérience à faire un bon choix pour nous-mêmes. En un mot, tout ce qui manque à votre bonheur, c’est de le connaître, ou de ne pas l’empoisonner par des réflexions sur un temps où vous avez eu le pouvoir de choisir : quoiqu’il y ait beaucoup d’apparence qu’en vous consultant bien vous-même, vous n’en eussiez pas fait d’autre usage. Cl Harlove.