Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 71

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 285-287).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

dimanche, 2 avril. J’aurais dû, pour votre tranquillité, vous avertir hier que j’ai reçu votre paquet. Robert m’a dit que votre traître de Léman l’avait aperçu dans l’allée verte, et qu’après lui avoir demandé ce qui l’amenait dans ce lieu, il avait ajouté, sans lui laisser le temps de répondre : hâtez-vous, M Robert, et ne perdez pas un moment à vous retirer. Vous ne devez pas douter que vous n’ayez l’obligation de la liberté qu’on vous laisse dans vos promenades, à la confiance que votre frère a pour ce personnage et pour Betty. Mais vous êtes la seule au monde qui, dans des circonstances de cette nature, n’ait pas quelque domestique intelligent, sur la fidélité duquel elle puisse se reposer. Un poëte, ma chère, n’introduirait pas une angélique sans lui donner une confidente, relevée par quelque joli nom, ou du moins une vieille nourrice. J’ai lu à ma mère plusieurs endroits de vos lettres ; mais rien n’a fait tant d’impression sur elle que le dernier article de celle d’hier. Elle en est charmée ; elle m’a dit qu’il lui étoit impossible de vous refuser son cœur. J’allais profiter de cet heureux moment pour lui faire ma proposition, et la presser avec toute l’ardeur dont je suis capable, lorsque l’agréable Hickman est entré, en faisant ses révérences, et tirant tour-à-tour son jabot et ses manchettes. Je lui aurais joué volontiers le cruel tour de les chiffonner ; mais, saisissant une autre idée pour lui marquer mon chagrin, n’y a-t-il donc ici personne, ai-je dit ? Et depuis quand entre-t-on sans se faire annoncer ? Il m’a demandé pardon. Il est demeuré dans le dernier embarras, incertain s’il devait tenir bon ou se retirer. Ma mère, avec sa pitié ordinaire, a remarqué qu’après tout nous n’avions rien de secret, et l’a prié de s’asseoir. Vous connaissez sa respectueuse hésitation, lorsqu’il est une fois décontenancé. Avec… votre… permission, mademoiselle, en s’adressant à moi. Hé oui, oui, monsieur, asseyez-vous, si vous êtes fatigué ; mais que ce soit, s’il vous plaît, près de ma mère : j’aime que mon panier ait toute sa rondeur, et je ne sais à quoi cet incommode ajustement est bon, si ce n’est à nettoyer les souliers sales, et à tenir dans l’éloignement les gens incivils. étrange fille ! S’est écriée ma mère, d’un air assez mécontent : et prenant un ton plus doux pour lui, oui, M Hickman, asseyez-vous près de moi ; je n’ai point de ces folles parures qui empêchent les honnêtes gens de s’approcher. J’ai pris un visage sérieux, et j’étais bien aise au fond du cœur que ce discours de ma mère ne s’adressât point à votre oncle Antonin. Avec sa liberté de veuve, elle n’aurait pas manqué, j’en suis sûre, de ramener fort prudemment le premier sujet de notre entretien, et de vouloir montrer même à son favori l’article de votre lettre qui est si fort en sa faveur. Elle avait déjà commencé à lui dire qu’il avait beaucoup d’obligation à Miss Clarisse, et qu’elle pouvait l’en assurer. Mais j’ai demandé aussi-tôt à M Hickman, s’il n’avait rien appris de nouveau par ses dernières lettres de Londres. C’est une question par laquelle je suis accoutumée à lui faire entendre que je souhaite de changer de sujet. Je ne la lui fais jamais que dans cette vue ; et pourvu qu’il se taise alors, je ne suis pas fâchée qu’il ne me réponde pas. Je n’étais pas d’avis de faire devant lui l’ouverture de ma proposition, sans savoir un peu mieux comment elle sera reçue de ma mère ; parce que, si je ne la trouve pas bien disposée, je le garde lui-même comme une ressource que je veux employer dans cette occasion. D’un autre côté, je ne me soucie pas beaucoup de lui avoir obligation, si je puis l’éviter. Un homme, qui a des vues telles que les siennes, fait l’important, et prend un air si affairé lorsqu’une femme consent à l’employer, qu’il fait perdre patience. Mais si je ne trouve pas aujourd’hui l’occasion de m’expliquer, je la ferai naître demain. Pourquoi voudriez-vous que j’ouvrisse le paquet dans votre absence ? Votre conduite n’a pas besoin d’être justifiée à mes yeux ; et par les extraits que vous m’avez fait plusieurs fois des lettres de Lovelace et des vôtres, vous m’avez fort bien informée où vous en êtes avec lui ? J’allais vous exercer un peu par quelques mauvaises plaisanteries de mon goût : mais puisque vous souhaitez qu’on vous croie supérieure à tout notre sexe dans l’art de vous maîtriser vous-même, et que vous méritez en effet qu’on ait cette opinion de vous, je veux vous épargner. Convenez néanmoins que vous avez été quelquefois prête à m’ouvrir votre cœur, et que si vous êtes arrêtée, c’est par un peu de mauvaise honte, qui vous reste à combattre. Vous achéverez de la vaincre ; et vous me ferez la grâce alors de vous expliquer sans aucun déguisement. Je ne puis me pardonner l’excès de votre libéralité pour un homme déjà trop heureux de vous avoir servie. Une année de ses gages ! Y pensez-vous ? Je crains que vous ne causiez sa ruine. Son argent lui fera trouver l’occasion de se marier dans le voisinage ; et peut être avant trois mois aura-t-il raison d’attribuer son malheur à vos bienfaits. Il faut vous laisser , dites-vous, la liberté de vous satisfaire sur ces bagatelles . Oui, je sais fort bien que là-dessus on perd sa peine à vous contredire. Vous avez toujours attaché trop de prix aux moindres services qu’on vous rend, et trop peu à ce que vous faites de plus important pour autrui. Il est vrai qu’on est payé de tout, par la satisfaction qu’on y prend. Mais, pourquoi voudriez-vous que la noblesse de votre ame devînt un sujet de reproche pour tout le genre humain ; pour votre famille du moins, et pour la mienne aussi ? Si c’est une excellente règle, comme je vous l’ai entendu dire, de prêter l’oreille aux paroles, mais de ne former nos jugemens que sur les actions , que faut-il penser d’une jeune personne qui s’étudie, dans ses paroles, à chercher des palliatifs et des excuses pour la bassesse de ceux même qu’elle condamne par ses actions ? Vous devriez rougir, ma chere, au milieu d’une nombreuse famille, d’y paroître si singulière. Lorsque vous aurez rencontré quelqu’un dont l’ame ressemble à la vôtre, déployez hardiment toutes vos grandes qualités : mais jusqu’alors il me semble que, par pitié pour autrui, vous devez accoutumer votre esprit et votre cœur à souffrir un peu de contradiction. Je ne m’étais proposé de vous écrire que deux lignes, dans le seul dessein de vous rendre tranquille sur le sort de votre paquet ; et mon papier néanmoins se trouve rempli. Quel moyen de retenir ma plume sur un sujet aussi cher et aussi fertile que vos louanges ? Pour vous punir de cette bagatelle que je vous reproche, et dont je suis très-sérieusement irritée, je regrette que l’espace manque au désir que j’aurais de relever tant de belles actions qui forment comme le tissu de votre vie, et dont celle-ci n’est qu’un exemple ordinaire. L’idée me plaît. C’est une voie, dont je veux faire l’essai quelque jour, d’intéresser votre modestie à modérer l’excès de vos autres vertus.