Histoire de Notre-Dame de France/Chapitre II

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CHAPITRE II

M. Crozatier.


Une ville, qui peut prétendre justement au titre de capitale du culte de Marie en France, doit conserver et cultiver avec le plus grand soin sa tradition et sa renommée, mais elle doit aussi se préserver d’un patriotisme étroit et exclusif qui la condamnerait souvent à la médiocrité, si elle voulait n’employer jamais que ses propres enfants ; et à l’injustice, si elle poussait l’amour des siens jusqu’à l’éloignement systématique des étrangers. Aux yeux de quelques patriotes peu éclairés, M. Bonnassieux, sculpteur du département de la Loire, a le tort de n’être pas né plus près de la source du fleuve ; et Mgr de Morlhon s’est donné le tort impardonnable de ne pas employer à cette grande œuvre le génie de Crozatier. Pour repousser ces accusations puériles, qui dégénèrent quelquefois en calomnies, je crois nécessaire de mettre dans leur vrai jour les quelques rapports qui s’établirent, à propos de la statue de Corneille, entre l’Évêque du Puyet M. Crozatier.

M. Charles Crozatier, né au Puy en 1795, exempté du service militaire par Napoléon Ier, sur la recommandation des sculpteurs de l’Académie, nommé chevalier de la Légion-d’Honneur par Charles X, est devenu par son travail et son génie un des premiers fondeurs et ciseleurs en bronze de son époque[1]. Des ateliers de ce grand maître sont sortis des chefs-d’œuvre qui embellissent Paris, Versailles et la plupart des capitales de l’Europe. Le Napoléon qui figurait sur la colonne de la place Vendôme, le Louis XIV de Caen et la statue équestre du grand roi qui figure dans la cour d’honneur du palais de Versailles, le Quadrige du Carrousel, le Bayard de Grenoble, le Championnet de Valence, le général de Boigne de Chambéry, le Gutenberg de Mayence, le Rousseau de Genève, l’Hercule de Windsor, etc., etc., ont été par lui fondus et ciselés. Comme la plupart des fondeurs, il se chargeait d’ouvrages d’art qu’il faisait exécuter par de jeunes artistes à ses gages. « Dans ses loisirs, » dit M. Mandet, « il modelait lui-même avec goût[2], mais c’est l’habileté du fondeur, la grâce de l’ornemaniste et surtout la patine qu’il savait donner à ses bronzes qui ont fait sa renommée. » Dans la biographie de cet artiste, dont M. Mandet a enrichi son Histoire du Velay, il est appelé constamment fondeur et ornemaniste.

En 1850, M. Crozatier avait cinquante-cinq ans. Sa réputation d’artiste était faite ainsi que sa fortune. L’une et l’autre étaient considérables. Marié, mais sans enfants, il se sentait vieillir ; et sa santé, usée par quarante ans de travail, ne se soutenait qu’à l’aide de ménagements, que le courageux artiste ne s’accordait qu’à regret. Depuis de longues années établi à Paris, il n’avait avec le Puy que des relations assez restreintes. M. Crozatier nous l’a bien prouvé, il était dévoué au pays qui l’avait vu naître. Ce sont ses propres expressions que j’extrais d’une des trois lettres qu’il a écrites à Mgr de Morlhon. Il avait tout le talent, toute la fortune nécessaires pour exécuter, à l’aide d’un beau modèle, le monument projeté. Ce modèle, il crut pouvoir le composer lui-même, à la satisfaction de son pays, bien que le catalogue de ses œuvres, dressé par M. Mandet, n’en mentionne aucune qui appartienne à la statuaire religieuse. Dès qu’il apprit qu’il était question de couronner sa ville natale par une statue en bronze ; dès qu’une lettre, dont le signataire est resté inconnu, l’eut engagé à prendre part à cette entreprise patriotique et religieuse, il sentit toute son âme tressaillir : il vint au Puy ; il fit des études sur le rocher ; il dressa son plan qu’il esquissa lui-même en ces termes : La Vierge du Velay, assise, recevant les premiers regards des populations pieuses qui viennent vénérer son image dans son antique sanctuaire, s’harmonisant avec le caractère primitif de son église, avec le rocher du haut duquel elle protège la ville assise aussi sur la même montagne, et l’aspect magnifique et sévère de tout ce qui l’entoure.

Il vit Mgr de Morlhon ; il lui offrit son concours empressé, concours du fondeur, mais aussi du statuaire. On prétend qu’il lui aurait dit : Désormais cette une affaire entre vous et moi. Au moment de le quitter, sur le seuil du palais épiscopal, il promit de lui envoyer l’esquisse de la Vierge, telle qu’il la concevait. L’Évêque comprit que si M. Crozatier lui offrait avec le plus généreux dévouement sa coopération personnelle, il lui laissait encore beaucoup à faire, soit pour acquérir la matière première et disposer le rocher, soit pour rémunérer les ouvriers. Dans une lettre que le P. Ducis écrivait à Monseigneur, au retour d’un voyage à Paris, il est dit que la part contributive de l’Évêque devait encore s’élever, d’après le calcul de notre compatriote, à cinq ou six cent mille francs. Il est dit encore que M. Crozatier n’était outillé que pour les bronzes moyens, et que pour une grande statue, il devrait remonter entièrement ses ateliers. Cette remarque est importante.

L’Évêque dut sérieusement se demander si pareille entreprise ne dépassait pas les forces d’un artiste, fondeur de grand renom, mais sculpteur sans renommée et qui, dans la sculpture religieuse, en était encore à faire ses preuves. Ce qui est certain, c’est qu’en retournant à Paris, M. Crozatier fit une chute et reçut de son médecin la défense formelle d’entreprendre ce grand travail jugé trop compromettant pour sa santé. Une lettre de lui, datée de la fin de 1853, parle de cet accident, qui lui rendait l’application impossible et exigeait désormais des soins rigoureux.

Il faut enfin tenir compte ici d’une circonstance qui compromet souvent les œuvres les plus utiles et les mieux conçues. M. Crozatier n’écrivait point volontiers : ses amis le savent bien, M. Mandet l’avoue ; c’était chez lui timidité, c’était aussi le résultat d’une éducation défectueuse. L’Évêque se trouvait engagé par le discours de l’abbé Combalot, par les souscriptions et les quêtes faites par MM. les curés de la ville. Il écrivait à M. Crozatier : Quand nous envoyez-vous votre composition ? — Quelle somme d’argent nous faut-il recueillir pour être en mesure de commencer ? — Quel est votre plan et votre devis pour l’ensemble du monument ? — M. Crozatier laissait les lettres de l’Évêque sans réponse, et cela pendant plus d’un an !

Cette attitude silencieuse du célèbre fondeur retenu par son médecin, par ses cinquante-huit ans, par l’accident survenu qui avait compromis sérieusement sa santé, explique le temps d’arrêt que l’œuvre subit presque aussitôt après sa naissance. La souscription est comme abandonnée, les fonds souscrits ne sont pas versés. Depuis la quête du 4 août 1850 jusqu’au mandement de Monseigneur, daté du 13 juillet 1853, trois ans se sont écoulés sans que l’entreprise ait fait un pas. Le silence de M. Crozatier déconcerte l’Évêque ; la crainte trop fondée de manquer de ressources l’arrête. Aussi, quand la souscription fut reprise, le 28 août 1853, elle compta pour rien tout ce qui s’était fait jusque-là, et la liste qu’elle publia fut intitulée la première.

  1. Voir une notice intéressante sur M. Crozatier et ses œuvres dans l’Histoire du Velay, de Mandet, tom. vii.
  2. Des figures de nymphes, de sirènes, de satyres moqueurs, de faunes aux pieds fourchus, etc., etc.