Histoire de Notre-Dame de France/Chapitre III

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CHAPITRE III

Mémoire du P. Ducis.


Le vénéré Père de Bussi avait achevé sa carrière apostolique le 1er avril 1852. Appelé à continuer quelques-unes de ses œuvres, l’auteur de cet écrit est envoyé au Puy, où, depuis le 5 novembre 1852 jusqu’au 12 août 1856, il a été témoin oculaire ou auriculaire de ce qu’il va raconter.

De temps à autre on entendait dire dans la ville : « Mais que devient le projet de monument ? » Et le journal intitulé l’Ami du peuple ajoutait : « Et notre argent (souscrit ou versé) que devient-il ? » — À cette époque, j’ignorais complètement les offres de M. Crozatier ; mais près de moi résidait un saint religieux dont le savoir égalait l’éminente piété. Ancien missionnaire en Chine, ardent zélateur de la gloire de Marie, professeur de physique au séminaire de Vals, le P. Ducis n’attendait qu’une occasion pour mettre la variété de ses connaissances au service de Mgr l’Évêque du Puy. Sur une note que je lui communiquai et qui s’est retrouvée dans ses papiers, il rédigea un mémoire qui ressuscita l’entreprise prophétisée par l’abbé Combalot. Voici cette note qui ne sera pas sans intérêt pour les lecteurs :

« Au point de vue de la foi, cette statue sera un témoignage de vénération et de reconnaissance, un hommage de dévouement que la Mère du Sauveur des hommes aura certainement pour agréable. En échange, elle nous obtiendra l’éloignement des fléaux provoqués par nos fautes et tous ces dons du ciel qui rendent les cités prospères : la paix, la concorde, la bénédiction divine sur notre agriculture, notre commerce, notre industrie. Ce sera pour notre sanctuaire un magnifique souvenir du Jubilé de 1853, un digne ornement qui lui ramènera ce concours de pèlerins, autrefois si considérable, qui semble décroître depuis un siècle.

« L’art se glorifiera, non moins que la religion, du succès de cette entreprise ; nulle statue colossale ne posera, sur un piédestal plus grandiose, devant un amphithéâtre plus pittoresque. Auprès d’elle, les colonnes de la place Vendôme et de la Bastille, Saint-Charles d’Arona, Pierre-le-Grand de Saint-Pétersbourg, la Bavière de Munich, la Vierge de Fourvières, etc., s’avoueront vaincus. Notre tour de Polignac se sentira lourde et rampante ; le monolithe de Saint-Michel lui-même sera confus de se trouver petit.

« Aussi quelle affluence de visiteurs, et par suite, que de richesses n’aménera-t-elle pas dans notre ville ! L’étranger qui visite la France pourra-t-il se dispenser de nous payer le tribut de son admiration ? Pour l’attirer, la peinture, la gravure, la photographie porteront au loin l’image de Notre-Dame de Corneille, et sans elle, nul album ne sera complet.

« Enfin le rocher qui portera la statue vénérée n’aura plus à craindre d’être ébranlé par la mine, ni de céder peu à peu à l’infiltration des eaux, et ainsi la sécurité de la ville sera garantie, pendant que sa piété sera édifiée et que son industrie, son commerce et sa prospérité matérielle recevront des accroissements nouveaux.

« Le granit et l’airain seront chargés de dire à la postérité la plus reculée les noms de ceux qui auront concouru à cette entreprise glorieuse à Dieu, précieuse à la religion, chère aux arts, utile et honorable au pays. »

« P. S. — Il importe grandement au succès de l’œuvre que le conseil municipal ait donné son assentiment quelque temps avant l’arrivée des pèlerins du Jubilé[1]. »

Ce programme fut exécuté par le P. Ducis avec un succès inespéré. Son travail fut fait vers la fin de 1852. Il a pour titre : Projet d’un monument à ériger à la Très-Sainte et Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu, Immaculée, Reine de l’univers et Patronne spéciale de la ville du Puy. L’auteur s’applique à combattre les difficultés qui arrêtent l’exécution de l’œuvre projetée. Il détermine d’abord les dimensions du monument qu’il fixe ainsi : « Une statue de 15 mètres sur une base de 4 ou 5. » Il étudie la pose, l’attitude, le caractère à donner à la statue, et il demande une Vierge portant les emblèmes de l’Immaculée-Conception et de la royauté proclamée dans l’antienne du Puy : Salve Regina. — Pour matière de la statue il réclame le bronze doré, sinon la fonte de fer ou le zinc également dorés. — Il fait le calcul détaillé des proportions et du poids de la statue, et le devis de la dépense qu’il réduit de très-bonne foi à un chiffre évidemment trop faible. La difficulté financière trop facilement écartée, il résout plus facilement encore les difficultés d’exécution et d’installation, ainsi que celles qui résultent de l’état du rocher fendillé en divers endroits et de l’action du vent et de la foudre. Il conclut en ces termes : « Qu’une Commission, nommée et dirigée par l’autorité ecclésiastique, se hâte de pourvoir à une prompte exécution. Qu’elle détermine : 1° la nature et la forme du monument ; 2° l’artiste fondeur qui en sera chargé ; 3° l’ingénieur et l’architecte qui devront diriger les travaux de construction et d’établissement ; 4° qu’elle fasse préparer aussitôt que possible les matériaux de construction ; 5° qu’elle réunisse les souscriptions et les aumônes et avise aux moyens d’atteindre le chiffre suffisant, sauf à soumettre tous ses plans et ses décisions importantes à l’approbation de Monseigneur. »

Le chiffre total de la dépense était tellement minime, que je soupçonnai une erreur, à coup sûr involontaire ; le mémoire fut donc soumis à M. Ponton d’Amécourt, ingénieur de l’arrondissement, qui augmenta ce chiffre, mais seulement d’un cinquième. Puis l’ingénieur du département voulut bien lire à son tour le mémoire et, sans compromettre sa signature, me déclara de vive voix qu’il était satisfait de ce travail. Il n’y avait plus à hésiter : le mémoire fut remis à Monseigneur le 6 janvier 1853. Monseigneur le communiqua à son conseil, en annonçant qu’il souscrivait cette fois pour dix mille francs : les deux tiers de son revenu d’une année. Mais pour engager sérieusement cette affaire, il fallait l’assentiment du conseil municipal. Depuis la Révolution, la ville s’est substituée aux anciens propriétaires et, comme telle, elle a fait plusieurs actes, sans opposition de la part du chapitre qui possédait jadis et même se montrait jaloux de ses droits, à ce point que l’Évêque prenant possession de son siège devait promettre par serment de ne point souffrir ni causer de dégradation au rocher. Pour qui connaît les habitudes locales, cette précaution ne paraîtra pas superflue.

Après quelques jours d’hésitation, le mémoire du P. Ducis fut communiqué à la mairie ; M. le maire (Dr Reynaud) et son conseil comprirent tout ce qu’il y avait d’avantageux pour la ville, dans le projet dont l’Évêque prenait généreusement l’initiative. Tous les membres de la municipalité furent d’avis qu’il n’y avait qu’à répondre par des remerciements et la promesse d’un subside. Les uns voulaient que la ville souscrivit pour 15 000, les autres pour 10 000 fr.[2]. Afin de partager la différence, la somme de 12 000 fr. fut votée à l’unanimité. Dans la rédaction du procès-verbal, quelques expressions auraient insinué qu’à l’avenir les réparations nécessitées pour la conservation du rocher seraient à la charge de l’Évêque et de la fabrique de la cathédrale ; mais ni l’Évêque, ni le chapitre, ni la fabrique de Notre-Dame n’ont assez de fortune pour accepter une pareille charge. Il suffit bien à la Commission nommée par l’Évêque de pourvoir, au moyen d’un droit d’entrée modique, à la conservation du monument. Les douze mille francs votés furent donc acceptés, reçus, dépensés sans condition aucune, si ce n’est celle d’être reconnaissants. Nihil cuiquam debeatis, nisi ut invicem diligatis.

Par une lettre datée du 30 août 1858 et adressée à Monseigneur, M. Badon, devenu maire, reconnaît que la condition insérée dans le procès-verbal était retirée, et non avenue. Voici sa lettre : « Monseigneur, je m’empresse d’avoir l’honneur de vous informer que, dans la séance de cette après-midi, le conseil municipal, sur la communication que je lui ai faite de vos observations concernant la délibération de 1853, en a modifié les conclusions conformément à vos désirs… Agréez, etc. ».

Le P. Ducis ne cessa de travailler avec une activité infatigable à tout ce qui intéressait cette grande entreprise. Par ses soins, un mât de 17 mètres et plus tard un mannequin en toile peinte furent hissés sur le rocher. Ce mannequin avait la taille et l’orientation de la statue actuelle. Ses études sur la forme à donner à la statue et au piédestal, sur l’armature en fer qui devait consolider l’une et l’autre, sur les inscriptions, le meilleur mode d’illumination, etc., etc., rempliraient des volumes. Il dut soutenir une polémique contre quelques articles agressifs du Moniteur. Enfin, éloigné du Puy, mais toujours occupé de Notre-Dame de France, il m’écrivait le 29 septembre 1860 : « Mon Révérend et bien cher Père, vous n’aurez pas de peine à comprendre la consolation et la joie que m’a fait éprouver la bonne et très-heureuse nouvelle de l’achèvement complet, de l’inauguration solennelle du monument incomparable de Notre-Dame de France. Grâces soient rendues à cette tendre Mère, à cette auguste Reine, qui a daigné accepter, bénir et conduire à bon terme l’entreprise un peu hardie de ses enfants ! Grâces aussi, honneur et félicitations sincères à tous ceux qui ont coopéré à cette bonne œuvre, à Mgr l’Évêque du Puy, à tous les membres de la Commission qui m’ont fait l’honneur de m’accepter et de continuer, malgré mon absence, à me compter au nombre de ses membres… »

  1. Du Jubilé qui devait s’ouvrir le vendredi-saint 1858.
  2. La ville de Marseille vient de concourir pour la somme de 60 000 francs à l’acquisition d’une statue de la Vierge, à placer sur le clocher de Notre-Dame-de-la-Garde.