Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 4

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(Vol 2p. 115-144).


CHAPITRE IV.


MM. de Polignac, de Peyronnet, de Guernon-Ranville et Chanlelanze, au donjon de Vincennes. — On nomme des commissaires pour les interroger. — Singulières dissidences. — Vues de M. Mangnin son portrait. — Interrogatoire des ex-ministres leur attitude ; singulière assurance du prince de Polignac. — On prépare tout pour sauver les accusés. — Le roi laisse éclater son horreur pour la peine de mort. — Débats parlementaires sur l’abolition de cette peine. — Indignation croissante du peuple ; émeute de Vincennes. — Mot du roi sur Pélion. — Violentes déclamations et perfides manœuvres. Proclamation de M. Odilon-Barrot ; on veut l’exclure des affaires  : scène étrange entre le roi et M. Dupont (de l’Eure). — Les doctrinaires sortent du conseil. — Pourquoi. — Nouveau ministère M. Laffitte président du conseil ; son système peu différent de celui des doctrinaires ; définition des doctrinaires. — Résultats désastreux de deux mois de règne. — Parti qu’on cherche à tirer du procès des ex-ministres.


Cependant un drame terrible se préparait. Trois des anciens ministres de Charles X, MM. de Peyronnet, de Guernon-Ranville et Chantelauze venaient d’être conduits de Tours à Paris. On leur fit prendre la route de Vincennes, où le prince de Polignac ne tarda pas à les rejoindre.

Les prisonniers avaient été renfermés d’abord dans le pavillon de la reine, chacun dans une pièce séparée. On envoya l’ordre de les transférer au donjon.

M. de Polignac fut appelé le premier à faire ce pénible trajet. Il y avait plusieurs cours à traverser ; et un grand nombre de gardes nationaux, mêlés aux soldats de la garnison, accouraient pour jouir du spectacle de la force abattue, spectacle qui charme les hommes. M. de Polignac parut. Il s’avançait, entre deux grenadiers, d’un pas lent et la tête nue. Ses vêtements étaient en désordre, la fatigue altérait ses traits mais le feu d’une croyance irritée par le malheur brillait encore dans son regard. En montant l’escalier du donjon, il se montra ému : il s’arrêta, la main appuyée sur le fusil d’un grenadier. Le gouverneur du château l’accompagnait. Après des vicissitudes sans nombre, la fortune ramenait M. de Polignac dans ce triste donjon où il avait jadis expié les haines de sa jeunesse contre l’Empire. Châtié alors pour s’être mis en révolte contre le pouvoir, il l’était aujourd’hui pour en avoir abusé.

M. de Peyronnet, que devaient suivre ses deux autres collègues, parut à son tour. Il avait le chapeau sur la tête ; sa démarche était hautaine, et la foule remarquait sans colère cette fierté que l’excès de la conviction ne justifiait pas en lui, lorsqu’un cri se fit entendre. « À genoux, criait un inconnu, qui couchait en joue l’ancien ministre, à genoux le misérable qui a fait tirer sur le peuple, et qu’il demande pardon. » On apaisa l’indignation de cet homme ; mais il y avait pour le pouvoir dans de semblables scènes un avertissement terrible.

Pour interroger les coupables, la chambre avait à nommer des commissaires. Elle désigna MM. Bérenger, Madier de Montjau et Mauguin. Ils apportaient dans l’exercice de leurs nouvelles fonctions des qualités diverses : M. Bérenger, beaucoup de sang-froid et de gravité ; M. Madier de Montjau, un grand fonds de tolérance combiné avec une certaine sévérité de maintien ; M. Mauguin, au contraire, sous les manières aimables de l’homme du monde, l’inflexibilité d’un tribun.

La première question qui divisa les trois commissaires (et elle n’était vaine qu’en apparence) fut celle du cérémonial. Devaient-ils entourer d’un appareil fastueux l’accomplissement de leur mission ? Ainsi le voulait M. Mauguin. Convaincu que c’est par les signes extérieurs des choses qu’on agit puissamment sur la multitude, et, peut-être aussi, animé par un secret désir de paraître, il demandait que le voyage de Paris à Vincennes se fit avec pompe ; que la chambre, dans ses manifestations, empruntât à la majesté royale les importantes puérilités par où elle brille ; que chaque commissaire, par exemple, eût sa voiture ; que tout un escadron fit cortège à ceux qui allaient représenter la justice du peuple.

Ceci, du reste, se rattachait, dans la pensée de M. Mauguin, à des vues hardies de domination. Il n’avait cédé qu’en frémissant le pouvoir révolutionnaire dont il s’était vu investi à l’hôtel de ville. N’ayant pu faire disparaître la chambre dans la révolution, il aurait voulu introduire la révolution dans la chambre, engager ses collègues dans des mesures d’éclat, les compromettre ; mais, tout en les soumettant aux exigences de la popularité, leur en communiquer la force. Lui-même il jouissait alors sur l’opinion, d’un crédit qu’il s’exagérait peut-être, mais dont il était homme à faire un vigoureux emploi.

Malheureusement, M. Mauguin n’exerçait autour de lui aucun empire. Il avait beaucoup d’esprit, et manquait de tact. Supérieur à presque tous ses collègues par l’intelligence, il le leur laissait trop apercevoir. La médiocrité, dans aucun cas, ne pardonne au talent, mais elle le respecte lorsqu’il s’efface, et, alors, elle se résigne à le subir. M. Mauguin perdait le fruit des facultés les plus éminentes par un légitime mais indiscret contentement de lui-même. Il éloignait la confiance, avec tout ce qui ordinairement la captive. La mobilité de ses impressions passait pour du scepticisme. La bienveillance naturelle de son regard était altérée par une finesse qui en détruisait l’effet. La grâce de ses manières se faisait aisément remarquer, mais n’attirait pas ; et il y avait jusque dans l’aménité de son langage je ne sais quoi de protecteur dont on se sentait blessé. S’il était donné à un homme de commander aux événements, c’eût été presqu’un malheur public que cette impuissance de M. Mauguin à jouer le premier rôle. Car, mieux que personne, il comprenait tout ce que peuvent, au sortir d’une crise, les témérités intelligentes, quand l’amour du peuple les conseille. Il savait que la vraie liberté ne se peut fonder qu’au moyen du pouvoir exercé avec confiance, avec intrépidité, avec audace et que les grands périls rendent les grandes choses possibles en les rendant nécessaires. Mais il lui manquait, pour dominer, certaines vertus, et plus que cela, certains défauts. Avec assez de talent pour se faire beaucoup d’envieux, il n’avait pas assez de caractère pour se créer des ennemis. Or, dans la mêlée des partis, l’importance d’un homme politique dépend de la violence des animosités qu’il soulève. Quand le pouvoir est au prix d’une lutte, c’est la haine qui désigne les candidats.

Membre de la commission municipale, M. Mauguin avait eu d’excellentes idées, qui avaient échoué à cause de la défiance qu’il inspirait à ses collègues. Membre de la commission d’accusation dans le procès des ministres, il inspira la même défiance, il rencontra les mêmes obstacles. Dans son projet de jeter de l’éclat, d’agrandir le rôle de la chambre, d’exprimer aux yeux de tous sa souveraineté, MM. Madier de Montjau et Bérenger ne voulurent voir qu’un étroit calcul d’ambition personnelle. Sans combattre ouvertement les vues de leur collègue, ils s’appliquèrent à les déjouer.

Le jour où les commissaires devaient se rendre à Vincennes étant venu, M. Mauguin fut très surpris de n’apercevoir que cinq ou six gendarmes pour former l’escorte, et deux voitures au lieu de huit. Il en témoigna son mécontentement avec vivacité : il était trop tard. M. Madier de Montjau poussait si loin, dans cette occasion, le goût de la modestie, qu’il avait écrit secrètement au général Daumesnil, gouverneur de Vincennes, pour le prier de faire aux commissaires un accueil extrêmement simple. Cependant, quand ils entrèrent dans le château, ils trouvèrent toute la garnison rangée en bataille ; on leur présenta les armes ; le tambour battit aux champs. Et lorsque M. Madier de Montjau, prenant à part le gouverneur, lui demanda pourquoi il ne s’était point conformé aux instructions reçues. « Je m’en serais bien gardé, répondit le général Daumesnil. La souveraineté aujourd’hui n’est-elle pas dans la chambre ? » Mot qui explique bien la répugnance avec laquelle de hauts personnages voyaient alors tout ce qui pouvait donner à la souveraineté parlementaire trop de relief et de prestige !

L’interrogatoire des anciens ministres fut solennel, et plus grave que sévère. Seul, M. Mauguin donna des signes de sensibilité. Il avait jadis obtenu de M. de Peyronnet une amnistie pour des Français réfugiés en Espagne. Il avait connu M. de Guernon Ranville, et plus intimement encore, M. de Chantelauze. Quand ce dernier, pâle, malade, atterré, se présenta tout-à-coup à lui, il ne put s’empêcher de lui tendre la main et fondit en larmes. M. de Chantelauze, en effet, paraissait plier sous le poids de son infortune. M. de Peyronnet, au contraire, déployait une assurance qui n’était pas exempte de bravade. Il expliquait sa coopération aux ordonnances par son dévouement absolu pour un roi qui l’avait comblé de bienfaits. Le courage de M. de Guernon-Ranville était mêlé de mauvaise humeur. Quant à M. de Polignac, son attitude étonnait au plus haut point les commissaires. Calme et presque souriant, il avait l’air de regarder tout ce qui se passait comme une comédie de mauvais goût. « La responsabilité des ministres, disait-il, n’est qu’un corollaire de l’inviolabitité royale. On n’a pas respecté l’inviolabilité de Charles X, donc, ses ministres ont cessé d’être responsables. » C’était dire à la victoire de fléchir sous des subtilités de légiste. Mais, à l’abri de ces conséquences d’une fiction qui n’avait sauvé ni Charles Ier ni Strafford, M. de Polignac se croyait inattaquable. « Quand me mettra-t-on en liberté ? » répétait-il sans cesse. On entendait, pourtant, retentir autour de la prison des clameurs sinistres.

Les commissaires eurent soin de tempérer par beaucoup d’égards l’austérité de leur mission. Ils coupaient court aux réponses des anciens ministres lorsqu’elles devenaient compromettantes. Les interrogatoires firent place très-souvent à des entretiens pendant lesquels les accusés purent oublier l’amertume de leur position. On apportait des rafraichissements, la conversation s’égarait sur des sujets frivoles, et l’image de l’échafaud disparaissait. Les prisonniers s’étaient plaint d’avoir été mis au secret : cette plainte fut accueillie avec faveur. M. Mauguin, surtout, se montrait disposé à adoucir le sort des coupables. M. de Polignac lui dût de recevoir la visite de la duchesse de Guiche.

Cependant, Louis-Philippe était vivement préoccupé du danger que pouvaient courir les derniers ministres de Charles X. Les livrer au bourreau, c’était donner à la révolution un gage sanglant, au risque d’aigrir encore davantage le cœur des rois.

La Convention avait frappé Louis XVI, froidement, sans haine, sans colère, comme on frappe un principe. Politique terrible, mais profonde ! Sachant bien ce qu’elle devait attendre des ressentiments soulevés contre elle, la Convention les voulut inexorables, furieux, pour qu’à la France, poussée au travers des tempêtes, il ne restât plus qu’un moyen de salut, le plus puissant de tous : le désespoir.

Louis-Philippe, dès le lendemain de son avènement, avait adopté une politique toute opposée. Il l’annonçait à l’Europe en sauvant M. de Polignac et ses collègues. Proposer aux chambres l’abolition de la peine de mort, préparer de la sorte les esprits à l’indulgence, et confier le jugement aux pairs de France, amis pour la plupart des anciens ministres, tel fut le plan arrêté au château.

Depuis la révolution, le cours de la justice criminelle était en partie suspendu. Bien qu’il y eût dans les prisons des hommes condamnés au dernier supplice, le mouvement de la guillotine avait été arrêté sur toute la surface de la France. Le rigide Dupont (de l’Eure) s’affligeait de cette dérogation à la règle ; il ne comprenait pas que la loi pût rester en interdit. Mais toutes les fois qu’il était question de l’échafaud, le roi témoignait une sensibilité extrême. Les ministres ayant un jour décidé qu’un recours en grâce serait rejeté (il s’agissait d’un parricide), M. Laffitte entendit le fils de Philippe-Egalité s’écrier : « Mon père est mort sur l’échafaud. » Et en prononçant ces paroles, le roi avait le visage baigné de larmes.

Le système jugé le plus propre à sauver les anciens ministres n’ayant rencontré aucune opposition dans le conseil, le roi s’en réjouit comme d’une victoire due à son ascendant personnel, et il espéra tout de la condescendance de ses ministres.

L’abolition de la peine de mort avait été proposée dans la séance du 17 août, par M. Victor de Tracy. Dans la séance du 6 octobre, M. Bérenger avait lu sur cette proposition un rapport qui concluait à l’ajournement. Deux jours après, la discussion s’ouvrit. Après M. de Tracy, qui demandait que sa proposition fût acceptée, ou, du moins, examinée sans retard, M. de Kératry se leva ; et, comme il importait d’intéresser au salut des ministres prisonniers la générosité du peuple, encore assez puissant pour être ménagé. « Je l’atteste levant vous, Messieurs, s’écria impétueusement l’orateur, s’il était possible de rassembler dans cette enceinte les parents et les amis des courageuses victimes de juillet, et de leur demander : voulez-vous du sang pour du sang ? Parlez ! Le jury silencieux agiterait sa tête en signe de refus, et retournerait, avec sa noble douleur, vers ses foyers déserts ! Que si je me trompais, j’adjurerais les mânes des nobles victimes elles-mêmes ; en pensée, je les appellerais à réformer une sentence aussi peu digne d’elles : car je sais que les braves qui risquent leur vie pour une sainte cause, ne versent du sang que pendant la mêlée. » À ces mots, des applaudissements retentissent dans l’assemblée. M. de Kératry continue : il demande que la commission dont on a entendu le rapport soit chargée de rédiger un projet d’adresse au roi, et que l’abolition de la peine de mort pour crimes politiques soit confiée à l’initiative du monarque.

M. de Lafayette se lève à son tour au milieu de l’assemblée attentive : « On vous a proposé l’ajournement, dit-il. Sans doute ceux qui l’ont demandé n’ont pas eu le malheur de voir traîner sur les échafauds leur famille, leurs amis, les premiers citoyens de la France : ils n’ont pas eu le malheur de voir des infortunés immolés sous prétexte de Fayétisme. » L’assemblée couvre d’applaudissements la voix respectée de Lafayette. La proposition d’une adresse au roi ayant pour objet la suppression de la peine de mort dans certains cas, est appuyée par le garde des sceaux, et le renvoi à la commission adopté unanimement par la chambre.

Or, telle était l’impatience des législateurs, que la séance, suspendue, fut reprise à huit heures du soir. Le travail de la commission était déjà prêt. Le projet d’adresse, lu par M. Bérenger, se terminait par ces mots :

« Sire, la chambre appelle sur cette réforme la prompte initiative de votre majesté. Trop de gloire y est attachée, trop d’avantages doivent en résulter pour que la nation veuille la devoir à d’autres qu’à son roi. »

En donnant à Louis-Philippe cette haute marque de déférence, les députés servaient admirablement sa politique. Ils prouvaient à l’Europe que la chute d’une dynastie n’avait rien ôté, en France, à la force du principe monarchique. Et d’un autre côté, en subordonnant le salut des conseillers de Charles X à la volonté de son successeur, ils fournissaient à celui-ci l’occasion de s’en faire honneur auprès des souverains étrangers. Qu’elle eût compris ou qu’elle ignorât la portée de ce projet d’adresse, la chambre l’accueillit avec transport. Seul, l’austère Eusèbe de Salverte crut devoir protester. « Ainsi donc, à en croire la voix trompeuse de l’humanité, il faudrait dire à de grands coupables : Vous avez voulu faire tomber nos têtes, conservez les vôtres. Allez dans les pays étrangers jouir des richesses que vous avez amassées ; le temps suivra son vol, les passions seront amorties, les douleurs publiques et particulières apaisées ; on ne lira plus sur nos murailles l’histoire de nos troubles qu’avaient gravée les balles et la mitraille. Alors la compassion publique s’élèvera sur la longueur de votre exil ; elle demandera qu’on y mette un terme, et pour la troisième, pour la quatrième fois, peut-être, vous ramènerez votre pays sur le bord de l’abîme, où vous réussirez, peut-être, à le précipiter. » En parlant des grands coupables qui allaient profiter de la philanthropie de la chambre, M. Eusèbe de Salverte venait de déchirer le voile : la sensation fut vive dans l’assemblée mais elle avait pris son parti. Le projet fut voté à une majorité immense.

Le roi répondit à la députation qui lui présentait l’adresse : « Le vœu que vous exprimez était depuis long-temps dans mon cœur. » Et, le lendemain, pour atténuer l’effet que pouvait produire sur le peuple l’espèce d’impunité promise aux signataires des ordonnances, M. Guizot parut à la tribune, et dit d’une voix émue : « Messieurs, il tardait au roi comme à vous de sanctionner par une mesure législative le grand acte de reconnaissance nationale que la patrie doit aux victimes de notre révolution. J’ai l’honneur de vous le présenter. Messieurs, nos trois grandes journées ont coûté à plus de 500 orphelins leurs pères, à plus de 500 veuves leurs maris, à plus de 300 vieillards l’affection et l’appui de leurs enfants. 311 citoyens resteront mutilés et incapables de reprendre leurs travaux. 3, 564 blessés auront eu à supporter une incapacité temporaire.

Dans le projet de loi qui faisait suite à cet inventaire funèbre, le gouvernement proposait d’accorder aux veuves des citoyens morts dans les trois journéss un pension annuelle et viagère de 500 francs. Leurs enfants devaient jusqu’à l’âge de sept ans, toucher, une somme de 250 francs par année, et le bienfait d’une éducation gratuite leur était promis. L’hôtel des Invalides était ouvert aux blessés.

Ainsi le gouvernement venait dire : Honneur aux victimes ! Point d’échafauds pour les coupables ! Il y avait là certainement quelque chose de chevaleresque et d’élevé, bien propre à toucher un peuple tel que le notre. D’ailleurs, par un sentiment de magnanimité, facile à exalter, en France surtout, les blessés de juillet étaient devenus les protecteurs naturels des captifs de Vincennes. Plusieurs de ces courageux citoyens avaient signé une pétition contre la peine de mort. Quelques-uns d’entr’eux étaient venus à la chambre appuyer par leur présence la proposition de M. de Tracy, et on avait remarqué avec attendrissement l’intérêt qu’ils semblaient prendre à la discussion.

Le gouvernement s’était donc applaudi d’avance du résultat de son habileté. Mais le vice de toute politique tortueuse est de conduire, en éludant quelques petits obstacles, à des complications sans issue. La plupart des écrivains de la bourgeoisie eurent beau s’étendre sur l’éclat dont une politique clémente allait entourer la révolution, le peuple ne prit point le change. Le bruit s’étant répandu qu’il était question d’abolir la peine de mort, et que les ministres captifs seraient jugés par la cour des pairs, de toutes parts les âmes s’émurent. Les discours les plus menaçants circulaient dans les ateliers :

Voilà donc où on en voulait venir ! L’échafaud pour les crimes obscurs : pour les crimes illustres l’impunité ! Qu’un malheureux soit poussé au meurtre par l’excès de la misère, qu’il cède aux affreux conseils du désespoir ; nul ne viendra disputer sa tête au bourreau : on rougirait de la compassion qu’on accorderait à son crime, qui, avant d’être un crime, était un malheur. Mais que des nobles, que des riches, que des hommes chargés du destin des empires, sacrifient des milliers d’êtres humains à leur orgueil, mettent une ville en feu, forcent des frères à s’entregorger, et des familles à gémir éternellement ; quand l’heure de la vengeance sera venue, on ne parlera que de clémence, on glorifiera le pardon, et la loi perdra tout-à-coup sa rigueur ! On veut, dit-on, que la révolution soit pure ; qu’elle brille par la générosité comme elle a brillé par le désintéressement et le courage ? Eh ! bien, que le soin de juger les ministres de Charles X soit confié non pas à la chambre des pairs, où ils ont leurs parents, leurs amis, leurs alliés, leurs complices peut-être, mais à un jury national spécialement formé pour cette fonction, redoutable ; et que ce jury les condamne, les condamne à mourir, parce que s’ils ne méritent pas un pareil châtiment, ils n’en méritent aucun. Puis, quand cette condamnation sera prononcée, qu’on en appelle à la clémence du peuple, et qu’ils exerce par pétition le droit de grâce. Il s’est montré, Dieu merci ! assez grand, lorsque, maître absolu, de la place publique, il a su se contenir, et que les propriétés des riches ont eu pour protecteurs des hommes à qui on ne cède pas toujours pour leur sommeil les degrés d’une église ou le pavé des rues. Mais non. Cette générosité du peuple qu’on loue par des paroles vaines, en réalité on la calomnie, ou, plutôt, on la redoute. On craint que le peuple ne fasse de sa victoire un usage trop glorieux ; que sa souveraineté ne se manifeste par la vertu après s’être manifestée par la force. Si c’est dans l’intérêt de la révolution qu’on veut sauver les ministres, qu’on s’adresse donc, pour leur pardonner, à ceux qui l’ont faite, cette révolution, et non pas à ceux qui l’ont subie.

Ces discours semaient partout l’agitation. Le peuple se sentait insulté en quelque sorte dans sa dignité. En chargeant du soin de son honneur un pouvoir impopulaire et vieilli, on paraissait lui témoigner une défiance dont il s’indignait, après tant de preuves de modération. Le sentiment de l’égalité n’était pas moins blessé chez lui par cet apparent concert de tous les pouvoirs en faveur d’hommes appartenant aux classes qui fournissent à ces pouvoirs des candidats ou des soutiens.

Cette fermentation croissait de jour en jour. Bientôt des placards séditieux sont affichés dans divers quartiers ; des menaces couvrent les palissades du Luxembourg. Le 18 octobre, tandis que des bandes partent du Panthéon, et que d’autres parcourent la rue St-Honoré en chantant la Parisienne, une colonne se dirige sur le Palais-Royal, agitant un drapeau sur lequel on lit ce vœu : mort aux ministres ! Les grilles du jardin sont aussitôt fermées ; la garde nationale accourt. Repoussée, la foule prend le chemin de Vincennes : Le cri de mort aux ministres ! remplissait les airs. Le général Daumesnil sort du château pour arrêter ces bandes irritées ; il les menace, si elles osent passer outre, de faire sauter le donjon. Elles se replient, mais reviennent sur le Palais-Royal, précédées par un tambour et redoublant de clameurs. Le conseil des ministres s’était assemblé. Le roi se promenait sur la terrasse avec M. Odilon-Barrot. Vive Barrot ! criait-on de la place. Alors, se retournant vers le préfet de la Seine : « J’ai aussi entendu crier : vive Pétion ! autrefois, » dit le prince avec un sourire douteux.

La garde fit bonne contenance l’émeute se dissipa. Il en était resté, toutefois, dans la capitale une vague inquiétude qui présageait de nouveaux orages.

Le lendemain, le roi en uniforme de garde national, descendait, accompagné de son fils aîné, des généraux. Lafayette et Gérard, dans la cour du Palais-Royal, pour y remercier de leur vigilance les bourgeois armés, qu’il appelait ses camarades. Ces démarches d’éclat associaient de plus en plus à la cause de la royauté celle de la bourgeoisie, mais le peuple en prenait ombrage : il s’accoutumait à confondre dans la même défiance tout ce qui est pouvoir et richesse.

Les outrages, d’ailleurs, ne lui étaient pas épargnés par beaucoup de ces libéraux de la restauration, dont il avait si vaillamment soutenu la querelle. Ils appelaient la tentative sur Vincennes un deux septembre commencé contre quatre hommes. Ils déclamaient sur l’ivresse du sang plus irrésistible que celle du vin, et maudissaient les agitations, oubliant déjà celles qu’au mois de juillet ils avaient provoquées, encouragées, applaudies. « Pendant trois ans, s’écriait le Journal des Débats, la démocratie s’est repue de massacres ; pendant trois ans, elle a léché le sang de la guillotine. » Puis, il rappelait comment cette même démocratie avait dû, pliant sous le pied d’un soldat, cuver dans l’esclavage les orgies de la liberté.

Ceux qui avaient perdu le sentiment de la reconnaissance, sans en avoir encore tout-à-fait perdu la pudeur, mettaient au-dessus du plaisir d’insulter le peuple, l’avantage de le diviser. Par une tactique trop connue pour être habile, ils félicitaient les combattants de juillet, le véritable peuple, de ne garder que mépris aux agitateurs, supposant ainsi la distinction qu’ils voulaient créer.

D’autres rejetaient le mal sur les sociétés populaires, foyers ardents, disaient-ils, où venaient se tremper toutes les passions sans emploi. Mais dans les troubles qu’excita le procès des ministres, les sociétés populaires ne jouèrent aucun rôle. Les hommes dont elles se composaient étaient eux-mêmes divisés sur la question de la peine de mort. Dans la Société des Amis du Peuple, par exemple, un avocat ayant un jour invité l’assemblée à une démonstration menaçante pour les prisonniers de Vincennes, un des membres les plus influents du club, M. Roche, avait protesté contre de telles tendances avec une vivacité extrême, et l’assemblée s’était séparée sans rien conclure.

Quand l’anarchie est dans la nation, il est difficile qu’elle ne soit pas aussi dans le pouvoir. Le ministère enrayé avait annoncé par le Moniteur que l’abolition universelle et immédiate de la peine de mort ne lui paraissait pas possible, et que même pour la restreindre aux seuls cas où la nécessité la rendait légitime, il fallait du temps et un long travail. Et, dans cet intervalle, le préfet de la Seine adressait au peuple une proclamation qui, tout en frappant d’un blâme énergique les fauteurs de troubles, qualifiait d’inopportune l’adresse présentée au roi par la chambre.

Cette proclamation produisit, à la cour, une irritation profonde. On y supportait depuis long-temps M. Odilon-Barrot avec une impatience mal déguisée. Non que son libéralisme différât, par le fond des choses, de celui de MM. de Broglie et Guizot ; mais on ne lui pouvait pardonner sa probité dédaigneuse, ses prétentions à l’indépendance, surtout son mépris pour les courtisans. Sa destitution fut résolue.

M. Odilon-Barrot avait pour ami le général Lafayette. M. Dupont (de l’Eure) le jugeait presqu’indispensable. M. Laffitte lui-même lui prêtait contre les doctrinaires un appui sincère et non timide. Lorsqu’on parla sérieusement, au château, de remplacer le préfet de la Seine, le garde-des-sceaux se montra prêt à offrir sa démission. Il en fut de même du général Lafayette.

La situation était critique. Il en coûtait au roi de fléchir. D’un autre côté, au plus fort du bouillonnement populaire, se séparer de deux hommes qui seuls pouvaient protéger moralement le trône nouveau, c’était courir de terribles hasards. M. Sébastiani intervint. Sa vie et sa pensée appartenaient également au roi : il offrit de s’employer auprès de M. Odilon-Barrot pour l’amener à une démission volontaire. Mais Dupont (de l’Eure) et Lafayette se prononcèrent avec force contre le but de cette démarche et le résultat que M. Sébastiani en espérait. Le soir il y eut conseil.

Entre le garde des sceaux et ses collègues régnait déjà cette froideur qui annonce des divisions arrivées à leur extrême limite. Le roi était attendu. Il paraît, et M. Dupont (de l’Eure) remarque avec surprise la satisfaction qui éclate sur son visage. Louis-Philippe annonce en effet que la retraite du préfet de la Seine est décidée, que M. de Lafayette y consent. « M. de Lafayette ! sire, dit alors Dupont (de l’Eure). Votre majesté se trompe assurément. — Je l’ai entendu, Monsieur. — Permettez-moi, sire, de croire à une erreur de votre part. M. de Lafayette m’a tenu à moi un langage différent, et je ne crois pas le général capable de se contredire à ce point. » Le visage du roi était en feu. « Au reste, continue le garde des sceaux d’un ton ferme, ne parlons que de ce qui me concerne. Puisque M. Odilon-Barrot se retire, je réitère à votre majesté la prière d’accepter ma démission. — Mais vous m’avez dit ce matin tout le contraire. — Moi, sire ! j’affirme cette fois que vous êtes dans l’erreur. — Quoi Monsieur, vous me donnez un démenti ? tout le monde saura que vous m’avez manqué. — Sire, répondit M. Dupont (de l’Eure) avec dignité, quand le roi aura dit oui et que Dupont (de l’Eure) dira non, je ne sais auquel des deux la France croira. »

Cette scène étrange avait jeté les ministres dans un trouble inexprimable. L’émotion du roi était au comble. Le garde des sceaux s’était levé ; il allait sortir. Le duc d’Orléans, présent au conseil, s’avance aussitôt vers M. Dupont (de l’Eure), lui prend les mains, et le conduisant au roi : « M. Dupont est un honnête homme, mon père. Il ne peut y avoir en tout ceci qu’un malentendu. » Le roi attendri embrassa son ministre, qui, touché à son tour, consentit à garder un pouvoir dont la possession n’était pas encore sans danger.

Quant à MM. de Broglie, Guizot, Molé, Casimir Périer, Dupin et Bignon, ils sentirent bien que l’exercice du pouvoir, tel qu’ils l’entendaient, serait paralysé dans leurs mains aussi long-temps qu’ils auraient M. de Lafayette pour supérieur, M. Dupont (de l’Eure) pour collègue, et M. Odilon-Barrot pour subordonné. Ils prirent donc la résolution d’abandonner momentanément les affaires.

Le roi aurait voulu conserver tous ses ministres : ceux-ci, parce que leur popularité lui permettait d’affronter un procès, ceux-là, parce qu’ils entraient dans ses sentiments, et prêtaient à ses vues un concours sans conditions. Il s’adressa, pour l’amener l’harmonie dans le conseil, au dévouement de M. Laffitte, sur lequel il exerçait, à cette époque, un invincible empire. M. Laffitte, en effet, mit tout en œuvre pour réconcilier M. Dupont (de l’Eure) et les doctrinaires. Mais ses efforts échouèrent devant l’inflexibilité de l’un et la fierté jalouse des autres. Il fallut former un nouveau cabinet.

Les difficultés étaient grandes. L’émeute grondait sourdement ; il s’était répandu pour ainsi dire dans l’air cette agitation fébrile d’où sortent les révolutions nul n’osait prévoir à quel prix les événements allaient mettre le salut des captifs de Vincennes. Quand le pouvoir ne consiste plus que dans l’honneur de tomber de haut, les candidats sont rares. Les portefeuilles étaient refusés presqu’avant d’avoir été offerts. Il y eût un moment où Louis-Philippe put craindre que la solitude ne se fit autour de son trône.

De fait, ce trône paraissait alors suspendu sur un précipice. À la joie renaissante des vaincus, on pouvait juger de la profondeur des calamités publiques. Leurs journaux avaient fait le compte des banqueroutes récentes avec une exactitude impitoyable. Ils avaient demandé ironiquement pourquoi la plus forte maison de Bordeaux suspendait ses paiements ; pourquoi M. Vassal était réduit à une semblable extrémité, lui qui avait battu des mains à la révolution pourquoi le crédit de M. Laffitte lui-même commençait à chanceler.

Venaient ensuite les républicains, dont les accusations avaient bien plus de portée encore. Le premier besoin du peuple était de vivre. Eh bien, au-dessus de ce peuple qui manquait de pain, que voyait-on ? Des ministres occupés à distribuer des places. Il était temps de mettre un terme au scandale de cette indifférence. Et ils rappelaient que dans le département du Tarn, que dans celui de Seine-et-Oise, des émeutes venaient d’éclater ; qu’au dernier marché de Corbeil, les âmes avaient été agitées par la crainte de la disette ; que dans près de cinquante départements, la perception des impôts indirects était nulle ou violente ; qu’à Bordeaux, il avait fallu braquer des canons pour contenir la multitude.

Étourdis de ces attaques qui empruntaient à de tristes réalités une force irrésistible, les partisans de l’établissement nouveau n’osaient creuser la situation de peur d’y trouver les germes d’une révolution sociale. Ils levaient alors les yeux vers le pouvoir, et parlaient de changer les hommes, alors, que pour guérir les plaies de la nation, il aurait fallu vouloir avec courage, avec désintéressement, que les choses fussent changées. Mais plus la nécessité d’un gouvernement vigoureux et doué d’initiative était flagrante, plus les ambitions hésitaient.

Ainsi, l’enthousiasme éteint, le peuple mécontent et insulté, le commerce languissant, le travail, cette vie du pauvre, tari dans sa source, les partis en délire se combattant sur des ruines, la garde nationale appelée garde prétorienne par tous ceux qu’elle avait exclus de son sein et qu’elle menaçait, la nation incertaine sur le parti qu’on devait tirer de l’échafaud, la chambre morigénée en public par un magistrat que blâmait lui-même la majorité des ministres, la hiérarchie détruite, le pouvoir flottant à l’aventure, voilà quelle situation singulière et formidable venaient de créer deux mois de règne : l’impuissance dans le chaos.

Ici encore, M. Laffitte offrit au roi l’appui d’un dévouement à toute épreuve. Il se chargea de combiner les éléments d’un ministère, et il était sincère dans les témoignages d’affection qu’il donnait au roi. Car, loin de fatiguer son zèle, la confiance avec laquelle on l’invoquait, le touchait jusqu’aux larmes. Grâce à lui, le ministère devint possible : le 2 novembre, la liste suivante fut arrêtée Laffitte, président du conseil et ministre des finances ; Maison, ministre des affaires étrangères ; Dupont (de l’Eure), de la justice ; Montalivet, de l’intérieur ; Gérard, de la guerre ; Sébastiani, de la marine ; Mérilhou, de l’instruction publique.

Le roi qui, depuis deux jours, faisait de vains efforts pour cacher son trouble, partagé par sa famille, le roi laissa éclater toute sa joie. MM. Sébastiani et Montalivet étaient dévoués non-seulement à sa fortune, non-seulement à sa politique, mais à sa personne. Il pouvait tout sur les généraux Gérard et Maison parce que leur intelligence était bornée, et sur M. Mérilhou parce que son cœur était vulgaire. On sait sous quelle magique influence vivait alors M. Laffitte. Seul, M. Dupont (de l’Eure) était un surveillant incommode ; mais, pour se débarrasser de sa vertu, lorsqu’il aurait cessé d’être nécessaire, la cour comptait sur le dégoût que lui inspirait le pouvoir.

Il s’était introduit, depuis long-temps, dans le langage, politique, un mot que chacun employait, bien que personne n’eût été en état de le définir, pas même ceux à qui on l’appliquait. On avait appelé doctrinaires M. de Broglie, M. Guizot, et leurs amis. Cette appellation, qui leur donnait l’importance d’une secte, avait flatté leur orgueil, et ils l’avaient adoptée, tandis que leurs ennemis s’en servaient pour exciter contre eux les plus vives répugnances. Car c’est avec des mots vides de sens qu’on séduit ou qu’on irrite les hommes.

Au fond, les doctrinaires ne faisaient point école. Leur philosophie était celle que le 18e siècle avait prêchée. En économie politique, ils n’allaient pas au-delà de ces étroites et cruelles maximes de laissez-faire, de concurrence illimitée, de crédit individuel, dont Jean-Baptiste Say avait fait habilement prévaloir la formule. Leur politique était tout entière dans ce constitutionnalisme anglais, essayé par l’assemblée constituante, appliqué dans la charte de Louis XVIII, et popularisé par Benjamin Constant. Ils n’avaient donc apporté dans la société rien de nouveau. Ils ne reconnaissaient d’autres principes que ceux qui avaient fondé en France la prépondérance de la bourgeoisie, principes qui leur étaient communs avec MM. Laffitte, Dupont (de l’Eure), Lafayette, et tous ceux dont on faisait leurs adversaires.

Il y avait bien entr’eux et ces prétendus adversaires de leurs doctrines, une différence : mais elle n’avait rien de fondamental, et les partis la grossissaient outre mesure, moins par calcul que par ignorance. Avec une égale appréhension de tout ce qui aurait été de nature à altérer les traditions de 1789, les uns, comme M. Laffitte, les croyaient assez fortes pour qu’on put sans danger s’abandonner au mouvement des esprits et des choses les autres, au contraire, avaient la prétention de glacer ce mouvement. On différait dans l’appréciation des moyens mais il n’y avait ni opposition dans le but, ni diversité dans les principes.

Il est même permis d’affirmer qu’en adoptant une politique de temporisation et de défiance, les doctrinaires répondaient beaucoup mieux à ce sentiment conservateur que la bourgeoisie allait pousser jusqu’à la frénésie. L’impopularité des doctrinaires dans la classe moyenne, dont ils représentaient si bien les intérêts et les passions, ne pouvait donc tenir à la nature de leur politique ; elle naquit de leurs défauts personnels, de leur morgue. C’était l’orgueil qui, chez eux, faisait école.

Aussi, la nouvelle de leur défaite fut elle accueillie avec faveur par la plupart des journaux, la presse ne pouvant vivre que de mouvement et de liberté. Mais, à la chambre, gardienne jalouse des intérêts de la bourgeoisie, l’impression fut tout-à-fait inverse ; et l’on y saisit avec empressement l’occasion de se déclarer.

La lutte commença presque le lendemain de l’avènement du nouveau ministère, au sujet d’une proposition de M. Bavoux, relative aux journaux et écrits périodiques. M. de Tracy demandait que le cautionnement des journaux fut supprimé : M. Guizot déclara que, selon lui, le cautionnement devait être maintenu parce qu’il était « une garantie destinée à prouver que les hommes qui entreprennent un journal font partie d’une certaine classe de la société. » Ce langage, inconcevable dans un moment où le souvenir du rôle joué par le peuple en juillet palpitait encore, est applaudi par la majorité de la chambre. L’amendement de M. de Tracy est rejeté. En vain M. Bavoux demande que le cautionnement, soit réduit au quart ; en vain M. Barthe propose à ses collègues de supprimer le droit de timbre établi par l’ordonnance de 1816 sur les journaux ; toutes ces propositions sont repoussées avec une sorte de colère systématique. La chambre se déclarait en guerre ouverte avec la presse ; et, pendant ce temps, ceux des membres du ministère qui venaient de succomber préparaient leur vengeance.

L’effet produit par cette discussion fut remarquable. Là presse, attaquée directement, se déchaîna contre les députés ; et, le 9 novembre, l’assemblée se réunit au milieu d’une agitation générale.

On s’attendait à des paroles ardentes. Cette attente ne fut pas trompée. M. Guizot avait paru à la tribune il commença en ces termes : « Messieurs, je viens repousser quelques allégations générales, qui s’adressent, non pas à la question qui nous occupe, mais à l’ensemble de la situation, et encore à la conduite que j’ai été appelé à tenir pendant que j’avais l’honneur de siéger dans les conseils du roi. » Écoutez ! écoutez ! murmure-t-on dans les diverses parties de la salle. Alors, avec tout le fiel de son âme blessée, M. Guizot accuse ses adversaires de n’avoir pas compris le sens de la révolution de juillet. « Quel est le caractère de cette révolution, dit-il ? Elle a changé une dynastie. Elle en a cherché le remplaçant aussi près d’elle qu’il était possible et c’est l’instinct public qui a pousse le pays à restreindre ce changement dans les plus étroites limites. » À ces mots, un mouvement d’indignation s’empare de l’extrême gauche. Le reste de l’assemblée est calme et semble approuver les paroles de l’orateur. Désignant, sans les nommer, ses collègues de la veille, M. Guizot leur reproche d’avoir voulu faire sortir de la révolution des institutions nouvelles. « Eh bien, mes amis et moi nous nous sommes refusés à continuer la révolution de la sorte. » A la sensation produite par ces paroles, l’orateur put juger qu’il exprimait les passions de l’assemblée. Aussi, lorsqu’il ajouta : « Nous croyons avoir été fidèles non-seulement au caractère primitif de la révolution, mais à l’opinion réelle et sincère et aux intérêts de la France. » Oui, oui, s’écria-t-on de toutes parts.

« J’honore la république, messieurs, continue l’orateur, c’est une forme de gouvernement qui repose sur de nobles principes, qui élève dans l’âme de nobles sentiments, des pensées généreuses. Et s’il m’était permis de le dire, je répèterais ici les paroles que Tacite met dans la bouche du vieux Galba : Si la république pouvait être rétablie, nous étions dignes qu’elle commençât par nous. Mais la France n’est pas républicaine ; il faudrait faire violence à ses convictions pour y introduire cette forme de gouvernement… Je respecte les théories parce qu’elles sont le travail de la raison humaine ; les passions, je les honore, parce qu’elles jouent un grand et beau rôle dans l’humanité ; mais ce n’est pas avec des forces de cette nature que l’on fonde les gouvernements… »

Quand M. Guizot descendit de la tribune, l’émotion était profonde. Un grand nombre de députés arrêtaient l’orateur au passage pour le féliciter et lui presser les mains. Immobiles sur leur banc, les nouveaux ministres assistaient en silence à cette insultante ovation.

M. Odilon-Barrot se leva. Il était nouveau à la chambre. Il déclara que, selon lui, le gouvernement devait s’appuyer sur la classe moyenne, parce que c’était « la classe moyenne qui constituait vraiement la nation. » Ces doctrines différaient peu de celles que M. Guizot et ses amis voulaient faire triompher. Mais les antipathies personnelles et les ambitions sans portée trouvaient un aliment dans ces vaines disputes, pour lesquelles se passionnait ce nombreux public qui ne voit, des choses humaines, que la couleur et la surface.

Le lendemain, 10 novembre. M. Laffitte, président du conseil, prononçait à la tribune les paroles suivantes : « Membre de l’ancienne et de la nouvelle administration, nous avons à nous expliquer sur nos intentions et notre conduite, nous serons court et précis… Tout le monde, dans le conseil, savait et croyait que la liberté doit être accompagnée de l’ordre, que l’exécution continue des lois jusqu’à leur réformation est indispensable, sous peine de confusion. Tout le monde était plein des expériences que la révolution de 1789 a léguées au monde. Tout le monde savait que la révolution de 1830 devait être maintenue dans une certaine mesure, qu’il fallait lui concilier l’Europe, en joignant à la dignité une modération soutenue il y avait accord sur tous ces points, parce qu’il n’y avait dans le conseil que des hommes de sens et de prudence. Mais il y avait dissentiment sur la manière d’apprécier et de diriger la révolution de 1830 ; on ne croyait pas généralement qu’elle dût sitôt dégénérer en anarchie, qu’il fallût sitôt se précautionner contre elle, lui montrer de la défiance et de l’hostilité ; mais sauf cette disposition générale, aucune dissidence fondamentale de système ne séparait les membres du dernier cabinet. »

Cette déclaration était parfaitement sincère, plus sincère, peut-être, que ne le pensait M. Laffitte lui-même. Eh bien ! personne n’y crut. Les partisans du cabinet reprochèrent à M, Laffitte d’avoir trop ménagé ses anciens collègues, d’avoir établi entre leurs doctrines et les siennes une parenté évidemment impossible.

C’était dans ce cercle de malentendus que tournait la politique. La bourgeoisie victorieuse mettait un plaisir frivole à se diviser. On se battait avec des mots, comme pour mieux oublier que les semences d’une guerre sérieuse étaient au fond des choses. Quant au peuple, environné de ténèbres, il écoutait dans le lointain, sans en être irrité, mais sans le comprendre, tout ce bruit de batailles imaginaires. Que les ministres de Charles X n’obtinssent pas le privilège de l’impunité, voilà ce qui absorbait toutes ses pensées.

On ne l’ignorait pas à la cour ; et Dupont (de l’Eure) y était traité avec des ménagements infinis. On n’y avait pas oublié, cependant, qu’en prenant possession du ministère, il avait refusé les vingt mille francs de frais d’installation que le baron Louis le pressait d’accepter. Refus bien naturel puisque ce genre d’allocation n’ayant pas été voté par la chambre, passer outre c’était se rendre concussionnaire. Mais les collègues de M. Dupont (de l’Eure) avaient regardé comme une offense ces scrupules qu’ils ne partageaient pas. Depuis, le patriotisme de l’intègre ministre était devenu de jour en jour plus ombrageux. Inexorable dans sa vertu, il avait imposé au roi des fonctionnaires que le roi ne connaissait que par des procès perdus contr’eux. Inaccessible à toute considération personnelle, et même aux séductions de l’amitié, on l’avait vu naguère, en pleine chambre, se lever contre une mesure dont M. Laffitte venait de se déclarer partisan[1]. Eh bien, malgré tout cela, M. Dupont (de l’Eure) était comblé de prévenances. On déjouait sa rudesse à force de douceur, et l’on apportait le plus grand soin à tourner son puritanisme.

Pour gagner M. de Lafayette, il avait fallu moins d’efforts, sa vanité le faisant esclave de quiconque paraissait fléchir sous sa toute puissance ou, seulement, la reconnaître. Cette vanité, du reste, s’alliait si bien chez lui à de généreux instincts qu’on était sur de le dominer, lorsqu’au désir de lui plaire on rapportait une action honorable. Aussi lui avait-on accordé avec empressement la grâce de plusieurs citoyens frappés par la politique de la Restauration. Ce fut un beau jour pour le vieux général que celui où il vit s’ouvrir, au château, les portes de l’appartement du roi, après que l’huissier de service eut annoncé d’une voix solennelle : Messieurs les condamnés politiques ! On conçoit combien il était aisé de tirer parti de ces nobles enfantillages de M. de Lafayette. La part qu’il prendrait au salut des captifs de Vincennes ne fut pas un seul instant douteuse. Il avait, d’ailleurs, un motif particulier pour désirer que la vie des ministres de Charles X fut épargnée. M. de Polignac, l’avait proscrit ; et, par une ruse légitime de son amour-propre, il voulait se venger de son ennemi en le sauvant.

Ainsi assurée du concours de Dupont (de l’Eure) et de Lafayette, la cour vit approcher avec moins d’effroi le moment fatal. On allait jusqu’à penser qu’il était bon peut-être qu’une occasion fût offerte aux passions populaires de s’épuiser en éclatant. La révolution de juillet avait donné à la multitude un vague besoin d’agitation qui ne pouvait s’éteindre de lui-même. N’était-il pas à craindre que le peuple ne portât son énergie sur des objets plus sérieux, au lieu de la mettre tout entière à demander quatre têtes, vœu sans puissance parce qu’il était sans générosité ?

Pour ce qui est de l’impression que des troubles de cette nature allaient produire en Europe, on pensait, à la cour, que l’essentiel était moins de les prévenir que de les dompter. Plus la sédition serait violente, plus la répression devait être méritoire aux yeux des rois. Car on aurait fait acte de courage, de force. Et, comme on va le voir par la conduite qui fut tenue à l’égard de la Belgique, c’était au désir de se concilier la bienveillance des Anglais que se rapportaient toutes les pensées de la cour.



  1. M. Laffitte demandait, dans un intérêt purement financier, que l’impôt du timbre continuât à peser sur les journaux.