Histoire de l’Affaire Dreyfus/T6/4-1

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Eugène Fasquelle, 1908
(Vol. 6 : La revision, pp. 448–504).
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V

Le bruit des coups portés par Baudouin à tant de gens, réveilla l’opinion. Nulle fièvre, mais, de nouveau, une dernière fois, un intérêt fort vif. Ce brûlant, cet endiablé réquisitoire, on le lut comme un roman. Beaucoup, même des députés, apprirent, feignirent d’apprendre, de découvrir l’Affaire. Dans les couloirs de la Chambre, d’anciens amis de Méline, des radicaux qui avaient trouvé Méline trop faible contre Scheurer et contre Zola, s’étonnaient : « Si nous avions su… » Il n’y avait cependant chez Baudouin rien d’essentiel qui ne fût dans les Preuves de Jaurès, dans les articles de Clemenceau et de Guyot, dans les miens, surtout dans mon Histoire ; je l’avais menée l’année précédente jusqu’à la grâce ; Baudouin s’en était fort servi.

Plusieurs de ceux qu’il frappait, qu’il marquait à l’épaule, réclamèrent : Cuignet, intarissable[1], Du Paty, bien que « fort honoré des injures du Procureur général[2] », Gribelin, retraité depuis peu[3], devenu rédacteur au journal de Judet[4], Zurlinden[5], Gonse[6], Esterhazy lui-même[7], et d’autres encore, Rollin, François et Mareschal, qui ne pouvaient parler eux-mêmes, parce que la discipline les contraignait au silence, par leurs avocats[8] ; et le fils de Cavaignac[9]. — Gonse proteste surtout qu’il n’a point tenu à Picquart le fameux propos : « Si vous ne dites rien, personne ne le saura[10]. » Il s’en est défendu à la première enquête[11] ; « c’est un mensonge. » Réponse de Picquart : « Gonse a si souvent altéré la vérité au cours de cette affaire, verbalement ou par écrit, que sa parole n’a désormais aucune valeur[12]. » D’où provocation de Gonse, duel au pistolet ; Picquart n’est pas atteint et ne tire pas[13]. — La lettre d’Esterhazy à Drumont, furieuse à son ordinaire, de l’énorme et comique fureur des matamores du théâtre italien, a, cette fois, quelque chose de tragique par la misère où l’homme est tombé et dont il ne se plaindrait, ou ne se targuerait pas, que le son rauque de sa voix l’évoquerait, tout comme le font son linge effiloché, ses vêtements usés, et cette hâve et terreuse figure de bête humaine qui a connu le froid et la faim. Que Mercier ou Boisdeffre lui aient payé quelque temps son silence, il n’en existe aucune preuve ; il faut pourtant expliquer les mutismes subits du bandit après de violentes explosions de menaces[14]. Mais, alors, avant Rennes, il avait encore, dans ses réserves quelques bouts de lettres d’Henry et de Du Paty ; et maintenant, depuis longtemps, il a tout dit, tout livré pour pas grand’chose, le prix d’un article de journal, ou, même, pour rien[15] ; et il n’intéresse même plus de cette curiosité qui atténuait pour lui l’universel mépris. Il habite, sous un faux nom, dans un pauvre hôtel meublé de l’un des faubourgs les plus tristes de Londres, reste couché presque tout le jour, sort vers le soir pour se perdre, vers un but inconnu ou sans but, dans les dédales de l’immense ville, s’en va, une fois par mois, à la poste où il trouve une lettre chargée, et vit de ce qu’elle lui apporte et de quelques traductions ou de quelque article sur des sujets militaires attrapé par hasard[16]. Que peut représenter une telle existence pour l’homme qu’il a été, porteur d’un grand nom, soldat privilégié, ambitieux, ayant eu toutes les soifs, intelligent autant qu’on peut l’être, et qu’attend-il encore de la vie ? Mais il y a eu tant de vie en lui, tant de sève exubérante et débordante, qu’il lui en reste encore trop, jusque dans cette extrême abjection, pour que la pensée lui vienne d’en finir d’un coup de rasoir ; et il a été tout ce que l’on voudra, escroc, maître-chanteur, proxénète, mais il ne veut pas avoir été un traître ; son invention qu’il a été un contre-espion, c’est le dernier lambeau d’uniforme qui lui reste. « Que j’ai écrit le bordereau, dit-il à Drumont, tout le monde le sait, et mieux encore que les autres, ceux qui le nient avec impudence, qu’ils soient de Normale, de Polytechnique ou de Charenton. Mais j’ai obéi à Sandherr[17]. » Et il précise, trouve, ajoute de nouveaux détails : il a porté le bordereau à l’ambassade, en l’absence de Schwarzkoppen, « un samedi de septembre, puis il est parti le soir même, pour la campagne… Le colonel lui avait recommandé de ne pas dater, afin qu’on pût affecter à la lettre la date qu’on jugerait utile[18]. »

Par contre, Boisdeffre et Mercier se taisent.

Boisdeffre, depuis sept ans, s’était condamné à une telle retraite, enfermé dans un tel silence, que beaucoup en oubliaient qu’il avait été le principal complice de la forfaiture de Mercier, le complaisant des faux d’Henry, le persécuteur de Picquart, l’un des inventeurs de la légende du bordereau annoté, tantôt le mauvais génie de Billot, tantôt l’instigateur des intrigues contre lui, et qu’il n’avait parlé sous serment, à Rennes comme aux enquêtes de la Cour de cassation, que pour accabler Dreyfus. Il semblait un mort, tant il s’était retranché du nombre des vivants, et l’on ne se fut étonné que d’entendre un cri sortir de ce tombeau. Mais Mercier avait été un chef, l’âme même de la résistance, le premier sur la brèche ou à l’attaque, le bénéficiaire unique de son crime, siégeant au Sénat alors que tous ceux qu’il avait entraînés à sa suite, des plus puissants aux plus humbles, militaires ou civils, expiaient leur confiance en lui et leur dévouement dans la disgrâce, la pauvreté ou la honte. Il était l’homme qui avait voulu le procès malgré les supplications d’Hanotaux et de Saussier, qui, de ses propres mains, avait fait le dossier secret, qui avait juré, au procès de Zola, que Dreyfus avait été justement et légalement condamné, qui avait dit aux juges de Rennes : « Ou Dreyfus ou moi », et qui, hier encore, à la veille de la nouvelle enquête, avait pris l’engagement public d’y produire les preuves écrasantes du crime. C’était à un banquet de la Patrie Française. Il y avait là Rochefort, Drumont, Cavaignac, Lemaître, Syveton. Il s’était levé, impassible et impérieux à son ordinaire : « Lorsque le moment sera venu de parler, les paroles qui doivent être dites, je les dirai ; j’en prends l’engagement[19]. » Et il n’avait rien dit, s’était abrité derrière Bertillon[20]. Or, Baudouin n’avait marqué aucun des fauteurs de l’Affaire d’une flétrissure plus dure ; par deux fois il lui avait dit que, sans l’amnistie, sa place serait au bagne[21]. Mercier se taisait toujours. Il y avait parmi les nationalistes et les catholiques des gens qui savaient pourquoi il se taisait : parce qu’ils savaient autant que lui que Dreyfus était innocent. Mais il y en avait beaucoup plus qui s’en étonnaient, s’en désespéraient comme d’une suprême douleur patriotique, parce qu’ils avaient cru aveuglément, obstinément en lui, dans la parole de ce soldat qui avait tant des qualités d’un grand chef, « d’un véritable homme de guerre[22] », et ils voyaient, écoutaient avec angoisse fuir les jours, les heures, sans qu’il tînt sa promesse de dire, quand il faudrait, coûte que coûte, toute la vérité, — et Dreyfus, le juif, le traître, allait être réintégré dans l’armée. C’étaient des milliers et des milliers de braves gens, de bourgeois, de vieux nobles aussi pleins d’honneur que de préjugés, qui aimaient tant l’armée qu’ils pouvaient bien croire qu’un métèque juif avait vendu pour quelques deniers la patrie qui l’avait adopté, mais non pas qu’un soldat, de vieille race française et catholique, eût fait condamner sciemment un innocent et, dix fois, se fût parjuré sur le Christ. C’étaient des milliers et des milliers d’officiers ; hier, ils se seraient fait tuer pour Mercier ; ils supportaient maintenant, sous le règne d’autres chefs, la peine de leur foi naïve et de leurs tenaces espérances. Et c’étaient aussi des milliers de religieux qui n’avaient été frappés dans leurs croyances ou dans leurs biens qu’en raison de l’Affaire qui avait dessillé les yeux des républicains. Toute cette France, trompée, abusée, regardait vers Mercier qui se taisait.

Drumont pensa avec inquiétude à sa clientèle, au tirage de sa feuille qui allait baisser, interpella Mercier, le fit sommer, par l’un de ses gens de plume, de tenir sa parole et de dire tout[23].

L’article était vif, sec, d’une brutalité parfois éloquente. Le temps presse, la Cour de cassation va rendre son arrêt, consommer « le coup d’État judiciaire » prédit par Cavaignac[24] ; tous ceux qui ont été « insultés » par Baudouin « relèvent le gant » : pourquoi, seul, Mercier se tait-il, oublieux de ses solennelles promesses ? S’il ne parle point, « serait-ce qu’il n’a rien à dire ? » « Les juifs seraient-ils parvenus à le tenir, lui aussi, par quelque côté ? » Hervé, les anti-militaristes, « ont fait certainement bien du mal » ; Mercier, s’il manque à sa parole, « en fera bien plus ».

Mercier, sous l’injonction, s’exécuta, écrivit à Ballot-Beaupré[25], mais lui, qui était l’audace même, la lettre la plus embarrassée et la plus plate, pris qu’il était entre les mensonges qu’il avait accrédités depuis tant d’années et les démentis qu’il avait été contraint de leur infliger devant la Chambre criminelle. Nulle chamade plus morne. L’enquête étant close et parce que la loi avait voulu qu’elle fût secrète comme toutes les instructions, il ne saurait, dit-il réfuter le rapport de Baudouin, étayé « d’inexactitudes », « à moins de nouveaux débats publics et contradictoires ». « Il rappelle » donc « seulement » que, pour discuter « de la soi-disant culpabilité d’Esterhazy », il eût fallu vérifier, comme il l’avait demandé, si « le même nombre de fils au centimètre » se trouve sur le bordereau et les lettres sur papier pelure saisies chez l’ancien commandant[26] ; « pour faire état de la minute du commandant Bayle », « il y aurait intérêt à savoir comment, disparue et non-retrouvée pendant plusieurs années, elle a subitement reparu » ; enfin, il avait fixé au 12 décembre 1894, et non au 6 janvier 1895, « la nuit intéressante où fût en suspens, pendant quelques heures, la question de paix ou de guerre ». Et c’est tout. Le « vieux compagnon d’armes » envoie son salut « à tous ceux, juges ou témoins, qui ont apporté une pierre à l’édifice, désormais indestructible, de la culpabilité d’un officier traître à sa patrie ».

Mornard allait achever sa plaidoirie quand les journaux publièrent cet aveu d’impuissance[27]. Il s’interrompit un moment, répliqua en deux mots. La date, la réalité de la prétendue nuit historique ont été démenties par Casimir-Perier et par Dupuy[28]. La minute Bayle a été retrouvée, « après quelques instants de recherche », aux archives du premier bureau, par le capitaine Hallouin, en présence de deux officiers[29]. Pour les lettres d’Esterhazy, sur papier pelure, Mornard a déjà rappelé[30] qu’Esterhazy en avait reconnu l’authenticité[31], comme il s’était reconnu l’auteur du bordereau, et que deux expertises, de 1898 et de 1899, avaient constaté l’identité des papiers[32]. — La Cour s’étant ajournée le même soir jusqu’au prononcé de l’arrêt, tout était fini. Mercier écrivit le lendemain[33] une deuxième lettre pour demander à être confronté avec Casimir-Perier et Dupuy.

Autant garder le silence. Drumont, rudement, sans ménagement, constata la dérobade, l’effondrement : « Vous n’avez pas parlé. Vous avez fait semblant de parler[34]. »

VI

Mornard, pour la quatrième fois[35], plaida cette grande cause[36], la renouvela par une forte synthèse, esquissa, à larges traits, le procès de l’antisémitisme. C’était « la cause première, non pas de l’accusation elle même, mais de la déviation de l’instruction judiciaire », et de cette perversion des esprits qui, seule, avait rendu possible tant de folies et de crimes. — Le virus, nullement français, « importé des régions de l’Est », dès qu’il est inoculé à certains cerveaux, « les met rapidement hors d’état de raisonner sur le cas spécial d’un juif[37] ». Entre ces yeux, clairs à l’ordinaire, ces cerveaux, le plus souvent lucides, réfléchis et logiques, ces consciences droites et simples, et les faits, s’interpose, comme un verre grossissant et déformateur, l’image, la légende du juif qui est Judas. Race de l’Iscariote, race de traîtres. Parce que, par nature et par atavisme, tout est objet de trafic et de négoce pour le juif, il est, quand il s’agit des choses de l’armée et de la patrie, « le traître en puissance ». Catholique ou protestant, ou libre-penseur, dès qu’il est atteint, infesté d’antisémitisme, le plus honnête homme dans toutes les autres circonstances de la vie et le plus équitable devient capable, sans remords, des actions les plus injustes et les plus laides. — Bonnefond, général-examinateur à l’École de Guerre, donne à Dreyfus une « mauvaise note d’aptitude », parce qu’il ne veut « pas de juif à l’État-Major[38] ». — Lebelin de Dionne, général directeur de l’École[39], informé du propos de Bonnefond et « se trouvant, dit-il lui-même, en présence d’une injustice à réparer », ne la réparé pas : « l’effet de la note, explique-t-il, est minime, le dommage presque nul » ; en fait, il s’agit d’un juif et, pour l’antisémite, « le juif reçoit toute la part de la justice à laquelle il a droit, dès que les injustices avérées, commises à son égard, ne lui portent pas un préjudice absolument irrémédiable[40] ». — Dreyfus est chargé par Roget de dresser un plan de transports de troupes sur des données fictives ; il exprime le désir d’effectuer le travail sur des données réelles, plus intéressantes : demande judicieuse si elle émanait d’un chrétien ; demande suspecte, quand elle émane d’un juif. Roget donne à Dreyfus une note qui, au jour venu, pèsera d’un poids terrible dans la balance[41]. — Le général Vanson prépare, avec des stagiaires d’État-Major, un voyage qui comporte des études de caractère confidentiel : « Vous prendrez garde, lui dit le colonel Bardol, parmi ces trois officiers, il y a un juif[42]. » — D’Aboville avise Sandherr que l’écriture du bordereau ressemble à celle de Dreyfus ; Sandherr, se frappant le front : « J’aurais dû m’en douter !…[43] », parce que « c’est un juif » et que « le juif trahit sans raison, sans motif, par une sorte d’instinct héréditaire » ; « sa fonction naturelle est de trahir[44] ». Et, par conséquent, l’homme, avant de se savoir accusé, est déjà jugé, condamné ; à peine a-t-il été nommé par Boisdeffre à Du Paty et par Henry à Drumont, il est perdu, « irrémédiablement perdu », parce que juif. — Du Paty, ayant à instruire contre un officier catholique, n’aurait eu recours à aucune de ses détestables aberrations ; surtout, il n’aurait pas été dominé par l’idée préétablie de la culpabilité « atavique ». Écrivant sous sa dictée, la main de Dreyfus est prise d’un tremblement : coupable ; elle n’a pas tremblé : coupable encore ; « il aurait dû trembler ; s’il n’a pas tremblé, il simulait, il était prévenu[45] ». — Puis, pour d’Ormescheville comme pour Du Paty, et, quand le journal de Drumont a parlé, pour des millions et des millions d’hommes, antisémites conscients et antisémites inconscients, plus dangereux encore, le crime, tout de suite, est avéré : l’accusé est juif. « La traîtrise nécessaire de l’officier juif » apparaît avec toute la force de l’une de ces vérités latentes, mais supérieures, qu’on ne discute pas. — « Tout Israël est en mouvement », a écrit Henry à Papillaud[46]. Tout l’antisémitisme est dans ces cinq mots. D’un côté, la race maudite à l’œuvre pour sauver son traître ; les Français de l’autre. Et le drame, maintenant public, n’arrêtera pas d’être conduit, gouverné, régi dans tous ses mouvements, dans tous ses développements, par l’idée maîtresse qu’un juif n’est pas un homme comme les autres hommes, qu’il n’a pas le même cœur et les mêmes nerfs, que ses larmes, ses cris, ses souffrances, ses protestations d’innocence, ne sont pas des protestations, des souffrances, des cris et des larmes qui doivent émouvoir et troubler, et que les droits acquis aux autres ne sont pas ses droits. — Si Dreyfus, au jour de l’affreuse parade, suit d’un œil intense de myope la chute de ses galons, c’est qu’il en soupèse le poids, expliquera Picquart, « tant de grammes, tant d’argent[47] ». Si, dans sa case, son tombeau de l’île du Diable, sa main, errant sur des feuillets, y trace ces mots d’agonie : « Mortuus est, rien à faire… », le commandant Corps traduira : « Voilà comment j’ai été découvert[48]. » Si le vrai traître, acculé par l’évidence, se reconnaît l’auteur du bordereau : « Homme de paille des juifs ! » dira Bertillon, et, après Bertillon, Boisdeffre[49]. Et partout, il y a des preuves spéciales contre le juif, celles de Roget et de Cuignet, « la preuve de culpabilité par prétention d’innocence[50] » ; un calcul spécial des probabilités, celui de Bertillon[51] ; un droit pénal rien qu’à son usage : « la livraison de documents à un agent d’une puissance étrangère », délit d’espionnage avec peine temporaire pour les chrétiens[52], crime de trahison avec peine perpétuelle pour le juif ; puis, encore, une loi spéciale de déportation, lui affectant, pour lui seul, un rocher où il n’aura pas de successeur[53] ; un droit pénitentiaire spécial : la déportation, peine politique, devenant réclusion, peine de droit commun[54] ; un règlement spécial, pour empêcher sa femme de le rejoindre[55] ; et une loi spéciale de dessaisissement.

Voici maintenant la contre-partie. Ce juif, deux fois condamné pour avoir vendu son pays, exclu si longtemps du droit commun des autres Français et comme exclu de l’humanité, puis, tout à coup, devenu l’objet de l’un des plus magnifiques combats qu’un peuple ait jamais livrés pour la justice, il a le mépris de l’argent, le sens exact de la loi et le sentiment « chevaleresque » de l’honneur[56].

Dreyfus ne s’est laissé troubler ni par les criailleries des nationalistes ni par les remontrances de Clemenceau et de Picquart l’invitant à fermer enfin l’oreille « à ces champions timorés de la vérité et du droit », Mornard, Demange et moi, qui tiennent pour la suprématie de la justice civile, et à réclamer un troisième conseil de guerre[57]. L’aphorisme que son honneur peut seulement lui être rendu par des soldats n’est qu’une phrase, à peine sonore et qui sonne faux. Pour quelle raison ? De symétrie, parce que des soldats l’ont condamné par deux fois, — ce fut l’argument de Clemenceau[58], — ou d’uniforme ou d’épaulettes ? Nullement juriste, dit Mornard, « mais homme d’intelligence et de bon sens », il se refuse à penser que l’arrêt « émané de la plus haute juridiction et motivé », aurait moins de valeur et serait revêtu d’une moindre autorité que le verdict, « formulé par un oui ou un non », « d’un tribunal subalterne composé de juges improvisés[59] ». Certainement, il ne croit pas que les juges militaires condamnent ou acquittent par ordre, et il croit, comme Picquart, que « jamais un conseil de guerre français ne se solidariserait consciemment avec la fraude et le mensonge[60] » ; il se souvient pourtant qu’il fut des heures où Picquart, non moins grossièrement accusé que lui, soit d’espionnage, soit de faux, chercha asile dans cette même justice de la Cour de cassation[61]. Les juges militaires, aussi loyaux, sans doute, que les juges civils, ne sont point des magistrats de métier ; hiérarchisés, ils reçoivent, presque à leur insu, les affirmations d’un supérieur, sinon comme des ordres, du moins comme des vérités supérieures ; hommes d’action, « ils se font une opinion d’après des données sommaires[62] ». Si donc la loi veut qu’il paraisse à nouveau devant la justice militaire, il y paraîtra sans crainte, sinon de la solution la plus vile, irrévocablement honteuse : l’acquittement à la minorité de faveur, la condamnation morale par quatre voix contre trois. Mais si la loi veut que le dernier mot reste à la justice civile et que les Chambres réunies soient juges du fait comme du droit[63], il ne jouera point la comédie, n’en ayant jamais joué, de protester que, soldat, il n’entend être lavé de l’infamie imméritée que par des soldats, et de paraître placer le point d’honneur au-dessus de l’honneur. Ainsi témoignera-t-il, comme par le passé, de son respect de la loi.

En second lieu, il ne veut devoir qu’à son innocence avérée soit l’arrêt de revision, portant sur les faits, soit un verdict d’acquittement. Il pourrait invoquer, soit contre toute condamnation nouvelle, soit même contre toute instance nouvelle au fond, les règles, d’ordre public, de la prescription criminelle, la qualification légale des faits, les effets légaux du décret de grâce et la peine exécutée. Arguments sans doute contestables, contestés dans l’espèce par Moras et par Baudouin[64], mais que Mornard tient pour très forts[65] et qui s’appuient de précédents et d’autorités juridiques très hautes[66]. Quoi qu’il en soit, Mornard renonce, « de la volonté formelle » de Dreyfus[67], à ces moyens et ne les pose point dans ses conclusions. Le jugement au fond qu’il réclame de la Cour, il le demande aux deux principes inscrits dans la loi même sur la revision, et à eux seuls : nul renvoi « quand il ne pourra être procédé de nouveau à des débats oraux contre toutes les parties » — Henry mort, Esterhazy acquitté ; — et nul renvoi « quand l’annulation de l’arrêt ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit[68] ».

Baudouin s’était rallié à ces deux moyens. Mornard, dès 1899, avait voulu les faire valoir ; Lucie Dreyfus s’y était refusée, pensant que son mari ne voudrait être jugé que par ses pairs[69]. Pourtant, ils s’imposaient dès lors avec la même force, puisque Henry était mort, Esterhazy acquitté et qu’il était déjà certain que le bordereau n’était pas de Dreyfus[70]. La Cour, aurait pu prononcer la cassation sans renvoi en dehors de toutes conclusions de la défense, mais elle n’en avait pas eu l’audace et, s’abritant de Dreyfus, elle avait reculé devant toute la justice. De là, l’erreur nouvelle de Rennes, une nouvelle faillite de la justice militaire qui avait rejailli sur l’armée, et qui aurait été suivie peut-être de longs troubles, sans l’amnistie, et, sans la grâce, de cette douleur qu’un innocent avéré fût mort en prison. Ainsi étaient apparus le vice profond du premier arrêt de la Cour et les conséquences de la faute qu’on commet toujours, lorsque, voyant tout son devoir, on ne le remplit pas tout entier.

Enfin, Dreyfus, s’il réclamait tout son honneur d’officier et ne le voulait tenir que de la raison seule et de l’évidence, ne voulait que son honneur. Nulle indemnité. Simplement la publication de l’arrêt au Journal officiel et dans un certain nombre de journaux, et l’affichage à Paris et à Rennes[71].

Mornard avait lutté longtemps contre cette volonté de Dreyfus. Il lui semblait que « le défaut de réparation », après tant de souffrances physiques et morales et « l’énorme préjudice matériel », constituait une manière d’atteinte à la justice, et, encore, « qu’elle était contraire à la dignité même du pays ». Il eût voulu que le recouvrement d’une large indemnité, dont Dreyfus aurait fait ensuite tel usage qui lui aurait paru le meilleur, fût récupéré par l’État, conformément à la loi[72], « sur les faux témoins et autres auteurs des manœuvres dolosives perpétrées pour tromper les juges » ; « c’eût été à ses yeux une satisfaction nécessaire donnée à la morale publique[73] ».

Mais Dreyfus, obstiné, inébranlable comme la barre de fer qu’il était, durcie encore par l’épreuve, s’y refusa. Sa vie avait été bouleversée par les événements les plus extraordinaires ; mais il lui était arrivé des événements intérieurs plus graves encore qui avaient développé une rare noblesse dans cette âme repliée sur elle-même. Il dit à Mornard que, « soldat, il avait voué sa vie à la patrie et lui avait tout offert », qu’elle avait eu dès lors « le droit de tout prendre, santé, avenir, bonheur », et qu’ainsi « il avait supporté les angoisses, les misères et les tortures sans nom de l’île du Diable comme les souffrances d’une campagne atroce ». Donc, rien que son honneur, « tout entier, sans tache, parce que c’est le patrimoine inaliénable et sacré de ses enfants[74] ».

Mornard, en conséquence, renonçait à toute indemnité pour son client. Aussi bien « ne lui déplaisait-il pas de souffleter de cet acte de désintéressement » et tous ceux qui avaient crié et propagé la légende du Syndicat, et « tous ceux aussi qui avaient amassé des rentes » à poursuivre le juif de leurs calomnies et de leurs mensonges. Il entendait les marchands de papier imprimé, toute la presse antisémite.

Il avait parlé trois jours durant, avec ce grand et beau calme, cette gravité naturelle dont il ne se départait jamais, de sa voix pleine et claire, souvent émue, sans gestes, simple et bon comme il était. Il salua en terminant tous ceux des bons serviteurs de la justice, qui étaient morts de l’avoir trop aimée et trop longtemps attendue, Scheurer, Trarieux, Zola, Bernard Lazare, Duclaux, Grimaux, le commandant Ducros, Giry, Molinier, et adressa son remerciement aux survivants, dont la liste était à présent à peine plus longue que celle de ceux qui étaient partis, et, d’abord, aux trois officiers Picquart, mis en réforme, mis en prison, mis au secret, poursuivi d’accusations infamantes, et dont chaque témoignage pour la vérité avait été suivi d’une rigueur nouvelle ; « cette conscience d’élite », Hartmann, et Freystætter, qui, lui aussi, avait quitté l’armée, « abreuvé d’amertumes », parce qu’il avait, lui aussi, dit la vérité en libérant sa conscience de juge.

Baudouin avait placé sa péroraison sous l’évocation d’une des pages les plus belles de Pascal, que j’avais rappelée autrefois à Cavaignac[75] : « C’est une étrange et longue lutte que celle où la violence essaye d’opprimer la vérité…[76] » Mornard évoqua Massillon, prêchant devant Louis XIV : « Il vaut encore mieux que l’innocent périsse que si toute la nation allait se révolter contre César, et il faut acheter le bien public par un crime. Et voilà toujours le grand prétexte de l’abus que ceux qui sont en place font de l’autorité ; il n’est point d’injustice que le bien public ne justifie ; il semble que le bonheur et la sûreté publique ne puissent subsister que par des crimes, que l’ordre et la tranquillité des empires ne soient jamais dus qu’à l’injustice et à l’iniquité, et qu’il faille renoncer à la vertu pour se dévouer à la patrie[77]. » Or, nous avions revu ces choses, et Massillon, dans ces temps encore proches et déjà lointains, si sombres, mais qu’on regrettait parfois, « aurait payé son discours de son évêché[78] ».

VII

Le délibéré des Chambres réunies fut court, calme, grave. Plus de passions aux prises, plus de haines, plus de colères comme à l’ardent, au violent délibéré d’il y a sept ans. Plus de vents soufflant du dehors en tempête, troublant, enfiévrant l’atmosphère. Plus un doute, dans aucune conscience, sur l’innocence absolue de Dreyfus. Plus d’affaire Dreyfus.

Nul autre débat que sur l’annulation, avec ou sans renvoi, du jugement de Rennes, Sarrut, Bard, Tanon, les trois présidents de Chambres, se prononcèrent pour la décision au fond, n’en donnèrent que des raisons juridiques, très fortes, mais « le droit ne vaut que par son adaptation au fait[79] » ; l’un d’eux, Tanon, avait écrit : « Le but est le créateur de tout droit ; il n’est aucune règle de droit qui ne doive son origine à un motif pratique, à un but[80]. » — Moras se prononça pour le renvoi, parce que le fait incriminé, la livraison de documents, existait matériellement et que le législateur avait dit : « Si l’annulation de l’arrêt, à l’égard d’un condamné vivant ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit… », et non : « Si l’annulation de l’arrêt ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit à l’égard du condamné… » L’objection parut plus spécieuse que solide, encore que le texte fût défectueux. Les auteurs de la loi de 1895 l’avaient proposée pour étendre les cas de revision ; la Cour sera juge au fond lorsque la criminalité du fait disparaîtra in rem, quant à l’objet du crime, non seulement pour l’homicide, ce qui est déjà dans le Code, mais pour tous autres crimes ou délits ; elle annulera aussi sans renvoi lorsque la criminalité disparaîtra in personam, quant au condamné lui-même ; et c’était la jurisprudence de la Cour[81]. « La cause qui fait disparaître la criminalité importe peu[82] » ; la question est de savoir si la criminalité a disparu, la Cour ayant obtenu la certitude de l’erreur.

C’est ce que dit Ballot-Beaupré, avec toute l’autorité de sa science du droit, de son impeccable probité d’esprit, du respect universel qui l’entourait. Il avait demandé à la Cour, en 1899, non « de proclamer l’innocence de Dreyfus », mais de décider « qu’un fait nouveau, de nature à l’établir », avait surgi. « Je mentirais, disait-il, à ma conscience, si je vous proposais une autre solution. » Il en proposait aujourd’hui une autre, mais dans une zone fort élargie de lumière ; il ne mentait toujours pas à sa conscience. La raison, le bon sens lui disaient que, si rien ne subsistait de l’accusation, aucun procès n’était plus possible.

La grande majorité de la Cour le suivit ; sur la déclaration de l’innocence de Dreyfus, les trois Chambres furent unanimes (11 juillet). Il avait rédigé lui-même l’arrêt, sur des notes de Moras, les ramassa, les marqua de son empreinte[83]. La lecture publique en fut fixée au lendemain.

L’audience, le 12, fut ouverte à midi. Sauf les conseillers, tous les assistants debout, dans un grand silence.

Lourd, massif, encore élargi par l’ample costume, Ballot-Beaupré lut, simplement, comme il aurait lu tout autre arrêt, comme il les lisait. Pas un mot, pas une syllabe ne tomba, ne se perdit.

Cette belle et limpide langue du Code, au vocabulaire peu abondant, un peu sec, mais précis, solide, convient merveilleusement à l’histoire. Tout le dispositif de l’arrêt est une page d’histoire qu’on écoute, qu’on suit comme un récit. Sans « l’attendu que… » obligatoire par où commence chaque paragraphe, on oublierait qu’il s’agit d’un arrêt, le plus solennel, le plus longtemps attendu des arrêts de justice. Tantôt Ballot-Beaupré touche les sommets, tantôt il s’arrête, résume l’épisode dans une large formule, descend au détail, détail décisif, à celui qui explique, éclaire tout le problème, rend inutile tout supplément de démonstration, toute contradiction impossible ; puis il repart de son pas régulier, tranquille, la route déblayée, à jamais libre derrière lui, les yeux sur le but, sûr d’arriver. Pas une parole, pas un geste de colère, le qualificatif toujours exact, qui n’offense pas, qui n’atténue pas, parfois de l’ironie, de cette ironie supérieure qui ne sort pas des mots, mais du rapprochement des faits.

D’abord, les « faits nouveaux ». Ce sont les mêmes pièces que Boyer, puis Moras ont retenues ; elles sont « de nature à établir l’innocence de Dreyfus », « entraînent ainsi l’annulation du jugement », rendent dès lors inutile de s’attarder aux autres moyens proposés. La lettre de Panizzardi, sur l’organisation des chemins de fer, au rebut pendant trois ans, inutilisée quand elle portait sa vraie date, était devenue, dès qu’Henry l’eût falsifiée, la meilleure pièce du dossier secret. Mercier, qui la connut tardivement, lui trouva, à Rennes, une telle importance qu’il fut « logiquement amené » à déclarer qu’elle avait été communiquée par lui (avant d’être écrite) aux juges de 1894. Mercier en déduisit encore que le bordereau avait été justement attribué à Dreyfus, stagiaire au service des chemins de fer, où il avait acquis, « au dire de ses camarades », « une connaissance approfondie de cette organisation ». Pareillement, de l’autre lettre de Panizzardi, falsifiée aussi par Henry[84], Mercier a tiré, contrairement à l’arrêt des Chambres réunies, que la pièce « Canaille de D… » s’appliquait bien à Dreyfus, puisque D… continuait à donner « beaucoup de choses très intéressantes » à l’attaché italien. Déjà Cavaignac, pour la même démonstration, l’avait portée à la tribune.

Maintenant, Ballot-Beaupré entre dans le vif de son sujet, au fond même de l’affaire, et tous ces événements surprenants, embellis par le temps, les personnages principaux du drame, et tous ces objets devenus familiers et comme vivants, le bordereau, le petit bleu, le gabarit, le frein du 120, repassent une dernière fois dans les phrases concises de l’arrêt définitif, évoqués d’un mot, comme reviennent, dans la symphonie finale du drame wagnérien, tous les leit-motivs de la Tétralogie, l’épée et l’or, le dragon, l’oiseau de la forêt, le héros et le traître.

Sur l’écriture et le papier du bordereau : Le papier du bordereau, filigrané au canevas et quadrillé, et d’un usage peu commun dans le commerce, a été trouvé identique, par deux expertises, au papier pelure, filigrane et quadrillé, de deux lettres d’Esterhazy, reconnues authentiques, non par Esterhazy seulement, mais par les destinataires. L’écriture du bordereau a été formellement attribuée à Esterhazy par trois professeurs à l’École des Chartes. Esterhazy, à plusieurs reprises, s’en est déclaré l’auteur. Les principaux témoins à charge continuant à alléguer que le bordereau est un document truqué, forgé par Dreyfus, le système de Bertillon a été soumis à l’examen de trois membres de l’Académie des Sciences ; ces savants ont été unanimes à décider que « le système est dépourvu de toute valeur scientifique ».

Étant « acquis » ainsi « que le bordereau a été écrit par Esterhazy et non par Dreyfus, il est absurde manifestement de prétendre que « les pièces, dont il annonçait l’envoi, auraient été fournies par Dreyfus, bien qu’on n’allègue même pas qu’il ait connu Esterhazy ». Telle est cependant l’accusation, « Quelle que soit, dit-elle, l’écriture du bordereau, le texte seul implique un acte de trahison ; cette trahison est imputable à un officier d’artillerie ayant passé par les quatre bureaux de l’État-Major général, conséquemment stagiaire de deuxième année » ; ce stagiaire ne peut être que Dreyfus. « Il est donc indispensable de se prononcer à cet égard. »

Ballot-Beaupré donna lecture du bordereau.

Le bordereau n’étant pas daté, se terminant par ces mots : « Je vais partir en manœuvres… » et Dreyfus étant allé, non aux manœuvres de septembre, mais à un voyage d’État-Major en juin, l’accusation a été d’abord que le bordereau était d’avril ou de mai, et que Dreyfus avait appliqué au voyage d’État-Major le mot de « manœuvres ». Dès que se produisirent, trois ans plus tard, les premières tentatives pour la revision, l’accusation changea de système. On s’était aperçu que les documents visés dans le premier procès « ne pouvaient être sérieusement considérés comme confidentiels » ; une note ministérielle[85] déclarait : « Il n’y a pas un officier de l’armée française qui, partant pour les écoles à feu ou pour faire un voyage d’État-Major, dirait : Je vais partir en manœuvres. » La date présumée du bordereau fut, en conséquence, reportée à la fin d’août, les renseignements fournis portaient « sur des travaux de l’État-Major postérieurs au mois de juillet » ; Dreyfus aurait pu croire, jusqu’à cette époque, qu’il irait aux manœuvres de septembre. Or, d’une part, Dreyfus, ainsi que tous les autres officiers stagiaires, avait été averti, dès le printemps de 1894, qu’il n’irait pas cette année-là aux manœuvres, comme il résulte d’une déclaration du capitaine de Pouydraguin[86]. Interrogé sur ce point par Henry, Pouydraguin lui remit une note « non retrouvée depuis lors ». Et, d’autre part, il a été déclaré, à l’unanimité, par une commission technique de quatre généraux, qu’un officier d’artillerie, commettant un acte de trahison, n’aurait ni employé aucune des expressions grossièrement impropres qui figurent au bordereau, ni, en 1894, présenté comme offrant un intérêt quelconque des renseignements « universellement connus depuis longtemps » et comme « difficile à se procurer » un projet de manuel de tir distribué à plus de 2.000 exemplaires. — Les livraisons de documents, ainsi imputées à tort à Dreyfus, ont été commises par Esterhazy qui s’était rendu au camp de Châlons, « s’y tenait, aux termes du rapport des quatre généraux, à l’affût d’informations relatives aux choses de l’armée et surtout de l’artillerie ». « Esterhazy, dont le régiment a assisté aux manœuvres de forteresse de Vaujours, a pu, bien que dispensé en sa qualité de major, avoir eu l’intention de s’y rendre à titre individuel. » L’expression incorrecte « partir en manœuvres » se rencontre, dans plusieurs de ses lettres, « dont l’une, datée du 17 août 1894, est contemporaine, par conséquent, du bordereau ». — Il résulte, enfin, de l’enquête qu’avant l’arrestation de Dreyfus, des actes de trahison ou d’espionnage ont été commis par deux employés civils, Boutonnet et Greiner, et que, postérieurement à sa condamnation, les attachés étrangers ont continué à être renseignés par divers agents dont il est question dans leurs lettres.

« Ainsi, au point de vue soit de l’écriture, soit du texte, l’accusation, dont le bordereau était la base légale, est entièrement injustifiée » ; au surplus, « l’on s’est trouvé dans l’impossibilité absolue d’indiquer d’une façon plausible à quel mobile Dreyfus, riche, parvenu jeune à une situation brillante dans l’armée, aurait obéi pour commettre un si grand crime ».

C’étaient les faits mêmes qui passaient, dans une lumière débordante. Ceux des assistants qui avaient été les artisans de cette œuvre de justice en éprouvaient quelque orgueil, tant la lutte avait été dure ; mais toute cette vérité était si simple, elle avait toujours été si simple qu’ils auraient ressenti quelque confusion à se targuer de leur clairvoyance.

Ballot-Beaupré poursuivit.

Il a été soulevé contre Dreyfus « diverses accusations accessoires ». Bien que « le conseil de guerre de Rennes n’en ait pas été régulièrement saisi », il importe d’en démontrer l’inanité.

Dreyfus a été accusé d’avoir livré, sur un papier analogue à celui du bordereau, la copie d’une instruction relative au chargement des obus à la mélinite. « Suivant Bertillon lui-même », l’écriture ne peut lui être attribuée et nulle analogie entre les papiers.

Dreyfus aurait révélé aux Allemands le secret de la fabrication de l’obus Robin. Il a été établi par la commission des quatre généraux que le principe de cet obus n’était nullement secret, qu’aussi bien « aucun des dispositifs employés par les Allemands ne concordait avec ceux de l’obus français » ; leur obus, d’ailleurs, était antérieur au nôtre de quatre ans.

L’accusation contre Dreyfus d’avoir livré à Schwarzkoppen des cours confidentiels de l’École de guerre a été reconnue fausse par ceux là même, Rollin et Cuignet, qui l’avaient produite. Cernuski a rétracté ses dépositions « évidemment mensongères » ; Val-Carlos a démenti qu’il eût signalé Dreyfus à Guénée et à Henry.

Sur les prétendus aveux : Dreyfus, avant comme après sa condamnation, n’a pas cessé de protester de son innocence ; il l’a criée en passant devant le front des troupes, le jour où il a été dégradé. Lebrun-Renaud a dit lui-même : « On peut très bien ne pas considérer les déclarations de Dreyfus comme des aveux ». Si Mercier « avait pris un seul instant ces propos au sérieux », il en aurait fait dresser procès-verbal.

Sur celles des pièces du dossier secret qui n’ont pas été falsifiées ou reconnues sans application possible : la traduction de la dépêche de Panizzardi du 2 novembre, « telle qu’elle a été opérée de concert par les délégués du ministre de la Guerre (Chamoin et Cuignet) et par le délégué du ministre des Affaires étrangères (Paléologue) », montre que l’attaché italien n’avait pas de relations avec Dreyfus ; Schneider, attaché militaire autrichien, s’il l’a cru coupable en 1897, a changé d’avis en 1899. « L’accusation, d’ailleurs, si elle voulait faire appel aux déclarations des étrangers, devrait forcément reconnaître qu’officielles ou non, elles ont été formelles et nombreuses à la décharge de Dreyfus. »

Sur le bordereau annoté et la lettre de l’Empereur allemand : ces allégations ont été « absolument démenties », « sous la foi du serment », par le président Casimir-Perier, les généraux Mercier, Billot, Zurlinden, de Boisdeffre, Gonse, Roget, les lieutenants-colonels Picquart, Du Paty de Clam, Rollin et les autres officiers du service des Renseignements ; « cette légende doit être mise à néant ».

Ballot-Beaupré lisait depuis une heure. Il s’arrêta un instant, puis, de sa même voix claire et grave, où perçait pourtant l’émotion d’une telle minute, il reprit :


Attendu, en dernière analyse, que, de l’accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout, et que l’annulation du jugement du conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse à sa charge être qualifié crime ou délit ;

Attendu, dès lors, que, par application du paragraphe final de l’article 445, aucun renvoi ne doit être prononcé ;

Par ces motifs,

Annule le jugement du conseil de guerre de Rennes qui, le 9 septembre 1899, a condamné Dreyfus à dix ans de détention et à la dégradation militaire,

Dit que c’est par erreur et à tort que cette condamnation a été prononcée…


Il avait fallu douze années pour en arriver là. Il avait suffi de trois années à Voltaire pour réhabiliter Calas.

VIII

Ce grand arrêt, devenu inévitable, ne surprit personne. Il proclamait qu’il faisait jour alors que le soleil était déjà très haut sur l’horizon. Pourtant il fut accueilli avec joie par les partisans de Dreyfus, et avec satisfaction par l’immense majorité de l’opinion : il terminait irrévocablement la longue tragédie, libérait d’un lourd remords la conscience française, honorait la France devant elle-même, devant le monde. Toutes les grandes choses de l’histoire ont été voulues, poursuivies par des minorités en lutte, presque toujours, pendant des années, contre tout le reste de leur pays. Cependant le génie, l’âme historique du pays est dans cette minorité persécutée et honnie. C’est elle qui en a recueilli le dépôt, qui tient le flambeau, préserve le feu sacré. La France pouvait dire de nouveau : « Je suis le soldat du Droit. » Elle le dit et tout ce qu’il y avait dans le monde de cœurs droits et de nobles esprits applaudit à sa victoire.

Les journalistes coururent chez Mercier, chez Gonse qui refusèrent de parler ; Zurlinden seul répondit : « Je me suis toujours incliné devant la justice de mon pays. J’ai fait ce que j’ai cru être mon devoir ; je l’ai fait jusqu’au bout. L’arrêt est rendu, je m’incline[87]. »

Les gens de Drumont haussèrent les épaules : c’était pour de tels hommes qu’ils avaient combattu, devant de tels hommes que les amis de Dreyfus avaient eu peur[88] !

Au Sénat, Monis, girondin comme Trarieux, ministre de la Justice sous Waldeck-Rousseau, n’attendit pas au lendemain, déposa tout de suite, au nom des groupes de gauche[89], un projet de résolution : « Le Sénat, désireux de rendre hommage au courage civique de deux de ses anciens membres les plus regrettés, Scheurer-Kestner et Trarieux, décide que les bustes de ces deux grands citoyens seront placés dans la galerie qui précède la salle des séances. » Philippe Berger, sénateur du territoire de Belfort, de notre dernier coin d’Alsace, appuya la motion au nom des compatriotes de Scheurer.

Au scrutin, la droite seule vota contre[90] ; presque tout le Centre s’abstint[91].

Les ministres se réunirent dans la soirée à l’Élysée. Ils avaient, depuis plusieurs jours, la certitude que la Cour casserait sans renvoi ; Sarrien, président du conseil, et le ministre de la Guerre, Étienne, s’étaient préoccupés des « réparations nécessaires[92] ».

L’arrêt de la Cour de cassation, annulant le jugement de Rennes, restituait à Dreyfus tous ses droits, et le rétablissait dans son grade de capitaine avec son ancienneté qui était de dix-sept ans[93]. Étienne proposa de lui conférer par une loi spéciale le grade de chef d’escadron, « pour prendre rang du jour de la promulgation de la loi », et de lui décerner la croix.

Dreyfus, sans le crime judiciaire qui avait été commis contre lui, aurait été décoré « depuis six ans au moins[94] » ; surtout, il eût été chef d’escadron, au choix, depuis quatre ou cinq ans. La réparation était donc incomplète. Il eût fallu le nommer lieutenant-colonel pour prendre rang du jour où avait été promu le capitaine d’artillerie[95], ou le capitaine de toute l’armée, qui était classé après lui sur la liste d’ancienneté.

Au rang où il va être placé, il sera le subordonné d’environ cent officiers d’artillerie, moins anciens de grade que lui et qui ont été promus chefs d’escadron, quelques-uns depuis cinq ans ; toute chance lui est enlevée d’atteindre les hauts grades qui ont été l’ambition de sa vie, avant qu’elle ne fût brisée.

Étienne, qui n’avait pas seulement le sentiment des choses de l’armée, mais aussi la connaissance plus rare de la mentalité militaire et qui, s’étant rencontré plusieurs fois avec Dreyfus, savait combien l’homme était soldat dans les moelles, se rendit compte de son erreur et la commit quand même. Dreyfus, lui avait-on dit, après tant d’épreuves, paraîtra seulement dans l’armée, s’y fera reconnaître ; il n’a plus d’autre pensée, comme il l’a écrit à l’île du Diable, que d’achever ses jours, redevenus calmes, dans la retraite et d’y oublier ses souffrances entre sa femme et ses enfants. Dreyfus, très fatigué à ce moment, épuisé d’émotions, de son effort continu à les refouler, le disait parfois lui-même. Cette question de grade semblait ainsi de peu d’importance. Enfin, même pour décorer Dreyfus et le nommer chef d’escadron, Étienne s’était heurté à l’extrême prudence de plusieurs de ses collègues. Ceux-ci s’inquiétaient déjà d’en trop faire, alors que les Chambres ne demandaient qu’à ajouter à la victoire. S’ils avaient trouvé de la résistance, il n’y avait point de jour où ils eussent fait plus aisément honte à quiconque aurait marchandé à une telle victime une réparation qui, quelle qu’elle fût, serait toujours inégale à son infortune[96]. Clemenceau, se tenant parole, ne pardonnait pas à Dreyfus d’avoir accepté la grâce[97]. Mais alors même que Dreyfus aurait été décidé à ne point reprendre sa carrière, il fallait lui payer, comme on allait faire pour Picquart, toute la dette dont il était possible de s’acquitter envers lui. Dreyfus, redevenu capitaine par l’arrêt de la Cour, rentré dans son uniforme, dans tout le devoir et dans tout le préjugé militaires, dès qu’il connaîtra le texte de la loi, n’y verra que la date d’ancienneté. Ce petit chiffre à la place d’un autre va gâter pour lui la réparation, la joie de la victoire. Si toute la justice lui avait été rendue, il serait très probablement demeuré dans l’armée, ambitieux comme il l’avait été, repris par la belle vie active et forte. Maintenant, sa résolution est formelle, obstinée : il ne restera qu’un an au poste qui lui sera assigné, puis prendra sa retraite[98]. Accueil empressé des camarades, bienveillance des chefs, instances des amis, celles de Ranc et de Monod comme les miennes, rien n’y fera. Sa dignité lui paraîtra en jeu ; après tant de souffrances noblement supportées, il ne voudra pas d’une situation diminuée, inférieure à celle qui aurait été la sienne s’il n’avait pas été condamné pour le crime d’un autre. Noblesse et misère du métier militaire : ce rang, ce galon de plus, c’est pour cela qu’on se fait tuer.

André, déjà, avait voulu réintégrer Picquart dans l’armée et attacher son nom à cet acte de justice. Il n’y avait renoncé qu’à regret. Comme une loi seule pouvait rendre à Picquart, officier en réforme, son rang et lui conférer le grade de colonel, Waldeck-Rousseau avait arrêté André au premier mot, redoutant d’orageux débats[99] ; puis Combes, qui avait consenti au moment où il avait formé son ministère, était revenu sur sa « promesse[100] », trouvant, lui aussi, la mesure prématurée et objectant qu’il ne fallait point demander une loi pour un seul homme. André, se rendant à ces raisons[101], avait rédigé peu après un autre projet beaucoup plus général, mais dont la pensée transparaissait. Sauf la réforme, aucune peine, ni dans l’ordre judiciaire, ni dans l’ordre disciplinaire, « n’est en principe irrévocable » ; « ni la grâce ni l’amnistie n’en peuvent annuler les effets ». Comme une telle exception « blesse tout à la fois le sentiment de la justice et celui de l’humanité », André proposait qu’un décret spécial, rendu au Conseil des ministres, pût rappeler à l’activité l’officier réformé par mesure disciplinaire, fixer son grade et son ancienneté[102]. Le Conseil des ministres ayant consenti à ce projet, André l’avait déposé à la Chambre qui le renvoya à la commission de l’armée. Il y avait été fort modifié. La commission, présidée par Guyot-Dessaigne, ancien ministre radical avec Bourgeois et avec Floquet, accorda seulement au Gouvernement le droit de déférer au Conseil d’État les décisions de mise en réforme ou à la retraite d’office ; l’avis du Conseil d’État sera émis, après une enquête où l’intéressé aura fait entendre ses observations par un avocat ; « un nouveau décret, rendu en Conseil des ministres et visant l’avis, pourra réintégrer l’officier, soit dans son grade, soit dans le grade immédiatement supérieur ». André, pressé d’aboutir, accepta ce nouveau texte, compliqué et peureux, qui faisait sortir le Conseil d’État de ses attributions. La Chambre l’adopta cependant, sur le rapport de Vazeille, mais non sans un vif débat et après avoir refusé de prononcer l’urgence. Krantz et Montebello avaient demandé que le droit de réintégrer un officier réformé fût accordé au ministre de la Guerre, mais après avis d’un conseil d’enquête. Ils repoussaient formellement l’intervention du Conseil d’État, tribunal administratif, et ne voulaient laisser qu’à la juridiction militaire qui avait condamné le soin de réparer son erreur, ce qui fut combattu par André et par Vazeille ; Guyot de Villeneuve, visant directement Picquart, aurait voulu refusera la loi « tout effet rétroactif[103] » (11 février 1904). L’urgence n’ayant pas été déclarée, une seconde délibération était nécessaire ; André, malgré des efforts répétés, ne put l’obtenir. Les temps n’étaient pas venus. Picquart ne pouvait rentrer dans l’armée que le jour où, de l’innocence légalement reconnue de Dreyfus, résulterait légalement qu’il n’était point venu au secours d’un traître.

L’arrêt de revision levait tout obstacle. Le second projet d’Étienne réintégrait Picquart, décidait que « le temps qu’il avait passé dans la position de réforme lui serait compté comme temps d’activité » et lui conférait, en conséquence, le grade de général de brigade, pour prendre rang du 10 juillet 1903. C’était une ancienneté « supérieure d’un jour à celle du plus ancien des officiers généraux », non pas de son arme, comme dans le projet d’André[104], mais de toute l’armée, « qui occupait le même rang que lui le jour de sa mise en réforme[105] ».

Un troisième projet, apporté par Étienne au Conseil des ministres, fut ajourné. — Je m’étais pourvu devant le Conseil d’État contre le décret de Félix Faure et de Billot qui m’avait révoqué de mon grade de capitaine dans l’armée territoriale, au titre d’État-Major[106], et j’avais persisté dans mon pourvoi, au contraire de Picquart[107], après le vote de l’amnistie. Je tenais, en effet, non seulement à retrouver, avec mon grade, la faveur, que j’avais réclamée et obtenue, « d’être employé, en cas de guerre, à un État-Major de première ligne[108] », mais aussi à faire prononcer le Conseil d’État sur une question d’ordre plus général : le droit pour un ministre de la Guerre de déférer à un conseil d’enquête, en dehors de la période d’activité, un officier de l’armée de réserve ou de l’armée territoriale, pour avoir attaqué, sur des sujets étrangers à son service, un officier d’un grade supérieur. C’était pour défendre la liberté d’écrire, atteinte en ma personne, que j’avais renoncé à engager mon affaire au fond devant le conseil d’enquête et que j’avais récusé sa compétence[109]. Il n’y avait aucun précédent, même du temps de Boulanger, que j’avais combattu pourtant avec passion, à une pareille poursuite ; elle avait été tenue pour exorbitante et illégale, même en Russie[110]. Cependant le Conseil d’État avait rejeté mon pourvoi, malgré une vigoureuse plaidoirie de Mornard. Il avait montré qu’il n’y avait pas un outrage dans mon article sur les Enseignements de l’histoire ; alors même que quelque injure solide et véridique s’y fût rencontrée, pouvait-on dire, puisque c’était l’inculpation où Billot s’était arrêté, que « j’avais publié un écrit injurieux contre mes chefs[111] » ? Quels chefs ? Il n’y avait que trois noms d’officiers dans mon article : Billot, Pellieux et Esterhazy. Ils étaient bien tous trois, à l’époque, mes supérieurs hiérarchiques dans l’Annuaire, ce qui avait paru suffisant au représentant du ministère de la Guerre dans l’instance, le contrôleur-général Crétin ; il ne retenait toutefois que les noms de Billot et de Pellieux. Au contraire, selon Mornard, l’officier comme le soldat de l’armée territoriale n’a point d’autres supérieurs que les chefs sous le commandement effectif desquels il a servi ; les seules attaques punissables sont celles qui ont été dirigées contre l’un ou l’autre d’entre eux à l’occasion du service[112] ; et je n’avais accompli aucun service ni sous Pellieux ni sous Billot[113]. Mais le commissaire du gouvernement avait retourné contre moi la définition du « supérieur dans l’armée territoriale », telle que la donnait Mornard, et il l’appliquait à Pellieux. Commandant, en 1898, de la subdivision de la Seine, Pellieux avait, en effet, « sous sa haute autorité », aux termes d’un règlement et d’une instruction ministérielle de 1897, « les officiers de réserve et de l’armée territoriale dans leurs foyers pour tout ce qui concerne la police générale, la discipline, la conduite et la tenue[114] ». Ainsi, sans avoir besoin de rechercher si le ministre de la Guerre, militaire ou civil, est ou non, dans le sens du décret de 1878 (en vertu duquel j’avais été poursuivi), le supérieur de tous les officiers de l’armée territoriale, « il y avait dans le dossier un moyen de créer un autre lien de subordination[115] » entre « un supérieur » et moi. Le conseil d’enquête avait donc été compétent et mon pourvoi devait être repoussé. Il le fut en effet[116], et je restai privé de mon grade.

Comme le ministre de la Guerre ne pouvait pas plus réintégrer par décret les officiers territoriaux révoqués que les officiers de l’active mis en réforme, il était nécessaire d’avoir recours à la loi pour m’accorder réparation. Le Conseil ne contesta point à Étienne que j’y eusse droit, décida toutefois de surseoir. Clemenceau, au temps lointain où j’avais été révoqué, avait écrit dans l’Aurore : « Si, sous prétexte de service militaire, on peut mettre les Français au régime de se voir enlever leur grade dans l’armée, parce qu’ils auront écrit quelque phrase dont un général ne sera pas content, notre gouvernement, de quelque nom qu’il s’appelle, n’est en réalité qu’un césarisme de prétoriens sans César. Et si les radicaux eux-mêmes n’ont rien à dire contre un tel état de choses, ils sont dignes dès aujourd’hui du sort qui les attend…[117] »

IX

Les Chambres adoptèrent, dans la même journée (13 juillet), avant de partir en vacances, les projets qui réintégraient Dreyfus et Picquart.

Guyot-Dessaigne, qui présidait la Commission de l’Armée, m’offrit de les rapporter. Je refusai « en raison de la part que j’avais eu le bonheur de prendre à l’Affaire ». Les rapports furent confiés à Messimy, ancien officier d’État-Major, député de Paris.

Ni la Commission de l’Armée, qui approuva les projets à l’unanimité, ni la Chambre, ni ensuite le Sénat ne s’arrêtèrent à la différence des deux textes, l’un qui donnait tout son rang légitime d’ancienneté à Picquart, l’autre qui ne conférait le grade supérieur à Dreyfus qu’à compter de la promulgation de la loi.

Messimy rédigea aussitôt ses rapports, en donna lecture à la séance de l’après-midi. Ils étaient sobres, précis, disaient vivement ce qu’il fallait dire[118]. La Chambre déclara l’urgence et la discussion immédiate.

Sur le projet relatif à Dreyfus, personne ne demande la parole. Durre, député socialiste, montrant la droite : « Ils s’en garderont bien. » Le projet est adopté par quatre cents voix de majorité[119]. Brisson, très ému : « Le président enregistre avec fierté ce vote ; il consacre, par une loi, le triomphe de la justice. »

Sur la réintégration de Picquart, quelques paroles véhémentes de Messimy amènent Cochin à la tribune.

Messimy a tenu à rappeler sa qualité d’ancien officier : « Il n’était pas indifférent que ce fût un ancien officier qui vînt demander de ratifier les mesures de réhabilitation et de réparation. » Pensée juste et fière, et qu’il était bon d’exprimer. Et pensée encore très juste que de dégager, une fois de plus, à cette heure, des fautes et des crimes de quelques hommes, l’armée abusée, qui a cru son honneur en cause et qui n’a entendu longtemps que « l’appel habile qu’on faisait à ses sentiments les plus naturels ». Mais Messimy, jeune, ardent, n’a pas le dédain des mots et des adjectifs faciles, qui, loin d’accroître, diminuent la force du discours ; et, quand il suffit de dire que l’armée n’est point solidaire des Mercier et des Henry, il dit : « Les imbéciles, les inconscients, les fous, ou les misérables criminels qui ont tout fait pour étouffer la voix de la vérité. » La droite proteste. Barrès : « Les injures sont toujours mauvaises… » ; Cochin monte à la tribune.

C’était, de beaucoup, l’esprit le plus fin de la droite, le plus avisé, bourgeois parisien de vieille souche, le fils du grand homme de bien, catholique et libéral, qui avait été l’ami de Montalembert et de Berryer et l’ennemi solide de l’Empire, lui-même ennemi déclaré de tout césarisme, l’ayant prouvé à l’époque de Boulanger où il avait refusé de suivre son prince dans la malhonnête aventure, chrétien convaincu, mais de dévotion aisée, l’esprit gai, vif, alerte, railleur, épris des choses de l’art, et du plus brillant et du plus audacieux, bon écrivain, homme de science à ses heures, fidèle à son parti, mais qui l’aurait préféré autre, tantôt passionné, un peu à froid, tantôt sceptique avec grâce, sans haine, sans grandes colères et toujours courtois, trouvant la vie bonne, heureux d’avoir du talent et du succès. Il parlait à la tribune comme il aurait causé dans un salon, debout contre la cheminée, d’abondance, d’une parole élégante, facile et souple, et avait l’accent, et donnait la sensation de la sincérité. Il avait traversé l’Affaire sans s’émouvoir ni s’irriter, trop intelligent de beaucoup pour croire Dreyfus coupable et Esterhazy innocent, mais prisonnier de son parti et ayant, lui aussi, quand la politique s’en mêlait, de l’esprit à la place du cœur.

C’était la première fois qu’il parlait de l’Affaire à la tribune, et ce n’était ni banal ni malhabile de choisir ce jour-là. Il prit texte des paroles de Messimy, « violentes et haineuses », pour protester que nul n’avait le droit « de traiter de misérables, de menteurs et de gens de mauvaise foi ce qui était bien la moitié de la France » ; « beaucoup parmi vous-mêmes ne pensaient pas, avant hier, l’année dernière, comme vous faites à présent. » — Il avait, lui aussi, voté l’ordre du jour qui nous flétrissait, Scheurer, Trarieux et moi, et l’injonction à Méline de poursuivre Zola, et l’affichage du discours de Cavaignac, et la loi de dessaisissement ; il avait fallu pourtant, pour obtenir ces votes, une majorité de républicains et de radicaux. — Dès lors, « en un pareil jour », les uns, ses amis, « au lieu de se révolter », les autres, « au lieu de triompher », « feraient bien mieux de faire ensemble leur examen de conscience ». Comme toujours en tel cas, il fit l’examen de conscience des républicains et des partisans de Dreyfus.

Il dit, et c’était certainement la vérité, que le jour où il avait appris l’arrestation d’un officier israélite pour trahison, il en avait éprouvé « une crainte profonde », prévu le déchaînement des passions, et tout redouté de la « terrible » affaire. Mais Dupuy, les ministres d’alors, étaient-ils de ses amis ? Mercier un jésuite ? puis tous les autres, les Krantz et les Cavaignac, les Zurlinden, les Billot, qui avaient affirmé la culpabilité, « est-ce qu’ils formaient une congrégation » ? Non, « ils étaient des vôtres, des républicains éprouvés, vos camarades de groupes, vos collègues de ministère ». Cochin « croit à la justice et il s’incline devant les juges » ; pourtant, hier, où était « la chose jugée » ? Est-ce que l’existence de chacun n’est point faite de deux parts, très inégales, l’une de critique, l’autre de confiance ? ferait-on jamais un pas en avant s’il fallait toujours vérifier le sol où l’on marche ?

Ainsi, il ne se prononce pas sur Dreyfus, mais sur la campagne qui, sous prétexte de justice, a été menée contre l’armée et contre la patrie. Des fautes ont été commises par des soldats : ; les a-t-on « déplorées, excusées comme elles peuvent l’être par un entraînement de l’esprit de corps, par l’habitude de la discipline » ? On les a « étalées, exagérées, avec des ricanements et des trépignements de joie », exploitées contre tout le corps d’officiers. — Et c’était vrai, mais ce l’était seulement de quelques-uns, nullement des principaux artisans de la Revision ; ils n’avaient ni séparé la justice de l’armée, ni attendu Cochin pour rompre avec Gohier, royaliste et catholique de la veille, et pour répudier Hervé. — Cochin conclut qu’il aurait pu voter la réintégration de Picquart, si Picquart avait été seulement le soldat qui, ayant découvert un crime judiciaire, « s’est efforcé de le faire reconnaître » ; mais Picquart est aussi « le rédacteur de l’Aurore, l’auteur d’articles dirigés contre ses camarades et ses chefs » ; Cochin ne contribuera point à le nommer général.

Ce brillant, cet astucieux discours, sous sa feinte bonhomie, fut interrompu à chaque instant par les gauches. Elles virent le jeu, crièrent à Cochin que « la campagne contre certains bandits de l’armée n’avait pas été une campagne contre l’armée[120] », que l’Église[121], « tout au moins le parti clérical[122] », n’avait point arrêté « de prêcher la culpabilité de Dreyfus », et que le crime commis contre un officier innocent « était le plus odieux de tous ceux qui avaient été tentés contre la conscience humaine[123] ». Barthou, du banc des ministres, renouvela la protestation de Poincaré et la sienne : aucun de leurs collègues de 1894 n’avait connu, à l’époque, « le crime abominable » de Mercier[124], la communication des pièces secrètes en dehors de l’accusé ; « sinon, ils seraient dignes du mépris de leurs amis et seraient déshonorés. » Mais la vraie réponse fut celle de Brisson, quand, interpellé une fois de plus sur le faux qu’il avait « fait afficher », il rappela sa lutte contre Cavaignac, après les aveux d’Henry, comme « il avait marché à la Revision jusqu’au bout », et que « c’était l’acte pour lequel il avait été le plus injurié, mais celui dont il s’honorait le plus ». Il s’excuse, lui président de la Chambre, « de laisser trop voir son opinion », mais « il ne connaît pas de situation officielle qui commande, qui permette même, à un galant homme, ou plus simplement à un honnête citoyen de conserver l’indifférence entre le crime et l’honneur ».

On vota sur la réintégration de Picquart : 449 voix pour, 26 contre, puis à mains levées, sur une motion de Buisson, la Chambre rendit hommage à Brisson pour avoir été, au gouvernement, « l’artisan le plus clairvoyant et le plus courageux » de la Revision.

Restait à l’ordre du jour une interpellation de Pressensé. Il réclamait « des sanctions disciplinaires à l’égard des officiers dont la procédure de revision avait révélé les manœuvres criminelles ou frauduleuses, postérieurement à l’amnistie de 1900 ».

Quelles sanctions ? Leur arracher leurs croix, les déférer au Conseil supérieur de l’Ordre ; mettre d’office Roget, Lauth et Rollin à la retraite ; rayer du cadre de réserve Mercier, Boisdeffre et Gonse. Or, l’amnistie les couvrait, « l’amnistie, qui aurait besoin d’être amnistiée elle-même[125] », mais qui était la loi, ne brisait pas seulement les condamnations et ne rendait pas seulement toute poursuite impossible, mais abolissait le fait lui-même, en effaçait toute trace, faisait défense à toute juridiction, disciplinaire ou pénale, d’en rechercher l’auteur. La jurisprudence du Conseil d’État était formelle[126].

Il y avait une singulière puissance dans l’éloquence de Pressensé. Il parlait les yeux mi-clos, comme dans un rêve, d’une voix monotone, disait, du même ton calme, des choses indifférentes et « des choses terribles[127] » ; les phrases, longues, lourdes, épaisses, se succédaient comme les morceaux d’une grosse étoffe qui se déroule mécaniquement ; il avait l’air de réciter, quand il improvisait, et pourtant il prenait, tenait son auditoire, s’imposait, contraignait les plus récalcitrants à l’écouter, à le suivre, à le subir, à aller avec lui jusqu’au bout de sa pensée, souvent violente, parfois fausse, mais toujours forte, robuste, profondément honnête. Après s’être égaré dans le mysticisme chrétien, il avait passé au socialisme, comme on change de religion, toujours absolu dans ses variations, incapable des basses compromissions pour le pouvoir et ses jouissances.

Son discours, après celui de Cochin, l’évocation des grands morts qui avaient été les bons ouvriers de l’œuvre enfin achevée, avaient lutté « contre une opinion presque unanime » et étaient tombés, avant l’heure, sur le chemin ; puis l’évocation des grands crimes, des grandes lâchetés, « des tête à tête de Mercier avec lui-même », en proie « à l’enfer intérieur » ; enfin l’évocation de ce qu’aurait dû être la justice dans l’Affaire, une grande leçon d’égalité devant la loi, frappant les puissants, « épargnant leur chair », les marquant d’une « inexorable » flétrissure, soulagèrent les républicains. Ils lui surent gré de faire entendre un dernier écho des belles passions qui n’avaient jeté en avant, aux premières heures de la bataille qu’une poignée d’hommes, mais dont la contagion avait fini par s’étendre à tout le parti.

L’attitude de la Droite, s’obstinant grossièrement dans l’erreur, votant contre la réintégration de Dreyfus, qu’elle savait innocent, et de Picquart, hérissa les plus indulgents. Même les injustices dont elle se plaignait étaient incapables de lui donner le sens de la justice.

Comme Pressensé racontait, fort exactement, d’après l’enquête de la Chambre criminelle, le faux témoignage de Rollin à Rennes, un député nationaliste de Paris, Pugliesi-Conti, qui était assis près du banc des ministres, se tourna vers eux, cria : « Un gouvernement qui laisse inculper l’armée est un gouvernement de lâches et de misérables. » Sarraut, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, n’y put tenir, le souffleta. Il fallut les séparer[128]. Brisson suspendit la séance.

À la reprise, quand Pressensé eut achevé, Étienne, puis Sarrien lui répondirent ; ils ne se refusaient pas à étudier les dossiers de la Cour, avec le dessein d’en tirer les conclusions qu’ils impliquaient, s’il en était de compatibles avec la loi d’amnistie, qui dominait maintenant toute l’Affaire. Étienne couvrit l’immense majorité des officiers, « égarés, trompés par des chefs qui ne méritaient pas leur confiance » ; Sarrien dit fort bien que « des représailles, quelles qu’elles fussent, affaibliraient la victoire morale ».

Barrès s’amusa à faire le panégyrique de Mercier : « Il est mon compatriote lorrain et mon ami ; il est, je le sais, incapable de manquer jamais à l’honneur. »

La priorité ayant été refusée à l’ordre du jour de Pressensé[129], plus de trois cents voix[130] adoptèrent un long ordre du jour où la Chambre « rendait hommage aux artisans de la Revision », « flétrissait les auteurs des crimes qui avaient été dénoncés par l’arrêt de la Cour de cassation » et « se déclarait confiante dans le gouvernement pour prendre les mesures et exercer les sanctions nécessaires[131] ».

Plusieurs qui flétrissaient maintenant Mercier, avaient flétri, huit ans auparavant, « les meneurs de la campagne odieuse entreprise pour troubler la conscience publique[132] », les artisans de la Revision auxquels ils rendaient à présent hommage.

On vota enfin le transfert des cendres de Zola au Panthéon[133].

X

Mercier, marqué par l’arrêt de la Cour, frappé par la Chambre, répudié par Drumont, paya d’audace. Bonnefoy-Sibour, qui avait été, au Sénat, l’un des premiers confidents de Scheurer, ayant rapporté le projet sur la réintégration de Dreyfus, il demanda la parole pour expliquer son vote.

André lui attribue cette maxime qu’il trouve d’un vrai chef, « de l’homme froid, méthodique, résolu, de la guerre scientifique moderne » : « Il ne faut jamais se reprocher d’avoir, à un certain moment, donné un ordre malencontreux[134]. » Il ne se reprochait rien, ne se défendit point, attaqua, accusa la Cour de cassation d’avoir suivi une procédure irrégulière.

« Lorsqu’un accusé, dit-il, a commis un crime, si épouvantable qu’il soit, il trouve toujours un défenseur. Dans le procès en revision, les juges du conseil de guerre, les témoins n’ont pas eu de défenseur. L’enquête s’est poursuivie à huis clos, sans publicité des débats, sans confrontation de témoins… »

Dans quelle enquête, dans quelle instruction, militaire ou civile, les témoins sont-ils assistés d’un avocat ? Quelle enquête fut jamais publique ? Mais ce n’était point l’imbécillité de la critique qui étonnait, rendit d’abord le Sénat muet ; c’était qu’il eût choisi celle-là, qu’il osât, lui, parler de procédure irrégulière et de huis clos, et qu’il en parlât sans embarras apparent, sans que rien, ni dans sa voix, ni dans son impassible et toujours correcte attitude, décelât le moindre trouble, l’angoisse de l’immense dégoût qui montait vers lui.

Le mépris, l’indignation éclatèrent. Vallé, Rivet, Ratier, vingt sénateurs l’interpellent, lui jettent au visage sa forfaiture de 1894. Il attend un moment de silence, trouve cette chicane : « Vous remontez au procès de 1894 ; je me permettrai de vous faire observer que le procès qui vient d’être soumis à la revision est celui de 1899. » Puis, une nouvelle accusation : « Pendant plus de deux ans, des dépositions écrites se sont accumulées ; il a été matériellement impossible aux conseillers des Chambres réunies de prendre connaissance de toutes les pièces du dossier ; ils ont été obligés de s’en rapporter aux citations qu’on a bien voulu leur faire… »

Et qui, probablement, furent falsifiées ou tronquées.

Dubost, qui préside, cherche à rétablir le calme : « Vous n’avez aucun intérêt, dit-il à la gauche, à ne pas laisser se continuer dans le silence le plus complet la défense que présente M. le général Mercier. »

Mercier, aussitôt, relève le mot ; il n’est pas, il ne sera pas un accusé : « Ce n’est pas une défense… Je ne présente pas ma défense. Je donne l’explication de mon vote. » Et voici l’explication : Quand il compare les procédés de la Revision à ceux du conseil de guerre de Rennes, il est obligé de dire que les débats de Rennes ont été plus probants que ceux de la Cour de cassation ; que, « dans ces conditions, sa conviction, acquise par les débats de 1899, n’est nullement ébranlée, et que sa conscience ne lui permet pas… »

Ce mot de « conscience », dans une telle bouche après tant de malheurs, de troubles et de crimes dont il a été la cause, fait éclater à nouveau les huées. Mais Mercier ne bronche pas, insensible, cynique, et trois fois, quatre fois répète le mot, finit par achever sa phrase : « Ma conscience ne me permet pas de m’associer au vote que vous allez émettre. »

Il se trouva, à droite, des sénateurs pour l’applaudir.

Le vieux Delpech, qui avait été des combattants de la première heure, Barthou, qu’on avait fait venir de la Chambre, réclament la parole. Delpech rappelle le discours de Waldeck-Rousseau sur l’amnistie : « La justice qui siège dans les prétoires n’est pas toute la justice. Il en est une autre, formée par la conscience publique, qui traverse les âges, qui est l’enseignement des peuples et qui, déjà, entre dans l’histoire. » « Elle y est entrée », dit Delpech, « et point n’est besoin d’autre répression contre les coupables. » Puis, se tournant vers Mercier : « Si pourtant nous voulions pousser plus loin notre besoin de justice, il est un homme qui devrait remplacer au bagne l’honorable victime dont l’innocence, après de si longues et terribles souffrances, a été proclamée hier : cet homme, c’est vous, Monsieur ! »

Les applaudissements de la gauche soufflètent Mercier. À son tour, Barthou lui reproche sa forfaiture, l’erreur judiciaire « monstrueuse » dont il a été l’auteur, s’étonne qu’il ait pu dire qu’un conseiller quelconque de la Cour de cassation n’ait pas pris connaissance du dossier. Et alors Mercier se lève à nouveau, veut parler de sa place, sommé de monter à la tribune, y monte, défie du regard les sénateurs qui l’invectivent, déclare qu’il n’a pas attaqué les juges, qu’il a critiqué seulement le mode de procédure, « qu’il maintient tout ce qu’il a dit ». Encore une fois Barthou : « C’est attaquer les juges et jeter sur eux une suspicion déshonorante que d’affirmer qu’ils ont prononcé leur jugement sans connaître les pièces du dossier. » Et encore une fois Mercier : « Ils ne pouvaient pas les connaître. » Barthou : « Je ne sais qu’une suspicion plus déshonorante qui pourrait peser sur les juges d’une juridiction quelconque, c’est qu’en l’absence d’un accusé, ils aient statué sur des pièces secrètes qui ne lui avaient pas été communiquées. » Mercier : « Ils ne le pouvaient pas matériellement… »

Cette fois on ne le laissa plus parler, et le tumulte ne prit fin que lorsque Dubost, dominant les cris, prononça : « Les arrêts de la Cour suprême sont au-dessus de toute suspicion et de tout outrage. »

Le Sénat vota alors la réintégration de Dreyfus[135], « qui libérait, dit Dubost, la conscience française », puis, sans débat, la réintégration de Picquart[136].

XI

Le protocole militaire a réglé une parade pour la dégradation ; la réintégration n’en comporte point. Nulle autre cérémonie de réparation que la remise de la croix devant les troupes assemblées.

J’avais proposé qu’elle eût lieu dans la grande cour de l’École militaire où Dreyfus avait subi la parade d’exécution ; c’était l’avis d’Étienne. Dreyfus me dit qu’une telle émotion serait trop forte ; il ne supporterait pas l’évocation du supplice où il n’avait point faibli. Les tragédies l’avaient poursuivi ; nul n’y était moins propre. Étienne décida que la solennité aurait lieu dans la petite cour dite « des jardins », au milieu du pavillon de l’artillerie, et accorda à Targe qu’il recevrait, à côté de Dreyfus, la rosette d’officier.

Le Conseil supérieur de l’Ordre s’était empressé de ratifier, à l’unanimité, la proposition de décorer Dreyfus. Le général Mensier dit, dans son rapport, qu’il pourrait se borner à constater « que la nomination était faite en conformité des règlements », mais « qu’un devoir tout autre incombait à l’Ordre » : « Devant une affaire qui a retenti si douloureusement dans le monde entier, je tiens à ajouter que nous devons considérer cette décision comme une juste réparation vis-à-vis d’un soldat qui a enduré un martyre sans pareil[137], » Fallières, le jour même, signa le décret.

La parade militaire eut lieu le surlendemain.

Le jour était gris et terne. La petite cour a le décor classique, un peu triste, des quartiers de cavalerie. En avant, la façade du pavillon, le fronton orné de l’aigle impériale et d’une panoplie de drapeaux ; à droite et à gauche, les écuries ; au fond, la salle des rapports et les cuisines. Aucune note officielle n’a annoncé la cérémonie. L’assistance est peu nombreuse : la famille, Picquart, Baudouin, Anatole France, des journalistes, des photographes[138]. Ni Mornard, ni Demange ni moi n’avons été prévenus. Ranc, Jaurès, Pressensé, le vieux Manau, Hartmann, Freystætter, vingt autres qui devraient être là, n’ont pas été avisés. Targe n’a point invité André[139]. La cérémonie sera discrète, presque secrète.

Vers une heure et demie, Dreyfus arrive, en grand uniforme, le dolman noir aux tresses à quatre galons et le képi à grenade d’or des officiers hors cadre. Quelques officiers le reçoivent, s’entretiennent avec lui.

Un appel strident de trompettes. Les artilleurs descendent des chambrées, se rangent dans la cour ; puis paraissent deux escadrons de cuirassiers. Les troupes, sous le commandement du colonel des cuirassiers[140], Gaillard-Bournazel, forment un rectangle.

Le capitaine de la première batterie va chercher Dreyfus qui s’était retiré dans la salle des rapports. Il sort, très pâle. Dès qu’il a franchi la ligne des cuirassiers, le sang afflue à ses tempes, comme à Rennes, quand il luttait contre l’émotion[141],

Il se roidit, traverse rapidement la cour, de ce même pas automatique qu’il avait à la dégradation et qui fut, pour tant de gens, une preuve de son crime.

Les artilleurs et les cuirassiers ont le sabre au poing. Dreyfus se place à l’extrémité de la batterie, près des trompettes. Là, il prend l’attitude militaire, tire son sabre, se met au port d’armes, désormais immobile, la tête haute, « la taille redressée par un effort continuel[142] », le regard de son œil myope, sous le lorgnon, perdu, très loin, sans qu’un muscle de son visage, redevenu blême, ne tressaille. En vain, le colonel des cuirassiers commande « Repos ! » Dreyfus reste au port d’armes.

En demandant que la cérémonie n’eût point lieu dans la grande cour de l’École militaire, il avait voulu échapper à l’évocation, trop violente, du supplice qu’il y avait subi. Mais le cadre, à peu près pareil, de la cour où il se trouve, le mouvement des troupes, des régiments d’artillerie, les sonneries, le cliquetis des armes, l’effort qu’il fait pour refouler l’affreux souvenir, font surgir toute la scène. Même aux nuits sans sommeil de l’île du Diable, l’hallucination ne fut pas aussi intense. Son cœur bat à se rompre. Il subit à nouveau tout son martyre, dans les moindres détails. Il ne voit pas les régiments qui sont là pour lui rendre honneur. Il voit ceux qui ont assisté à la parade d’exécution. Et il entend, il n’arrête pas d’entendre les cris : « À mort ! » de la foule hurlante.

Le général de brigade Gillain, commandant la première division de cavalerie, arrive, en uniforme de parade. Il passe devant le front des troupes, se place au centre de la cour, tire son épée. Le colonel Gaillard-Bournazel appelle : « Les officiers légionnaires ! »

Dreyfus et Targe avancent, prennent position devant le général.

« Ouvrez le ban ! » Quatre appels de trompette.

Au milieu d’un grand silence, la voix du général, claire et forte, appelle les deux officiers. Il décore d’abord Targe. Au fond de la cour, quelques cris : « Vive la République ! Vive l’armée ! »

Le vieux général s’avance vers Dreyfus : « Au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, commandant Dreyfus, je vous fais chevalier de la Légion d’honneur. »

L’épée du général retombe trois fois sur l’épaule de Dreyfus. Il épingle la croix sur le dolman noir, embrasse sur les deux joues l’homme de l’île du Diable. « Vous avez, lui dit-il, servi autrefois dans ma division ; je suis heureux d’avoir été chargé de la mission que je viens d’accomplir. »

Les trompettes sonnent pour fermer le ban. Les regards se tournent vers deux fenêtres, l’une où paraît Lucie Dreyfus qui pleure, l’autre où se dessine la silhouette mince du général Picquart. On crie : « Vive Picquart ! » Picquart répond : « Non, non, Dreyfus ! » Des cris multiples éclatent : « Vive l’armée ! Vive la République ! Vive la vérité ! »

Le général s’entretient avec Dreyfus pendant qu’artilleurs et cuirassiers, par des conversions successives, sont allés se masser au fond de la Cour. Les commandements retentissent : Pour défiler ! En avant, marche ! Les troupes défilent aux sons des fanfares.

Quand le dernier peloton a disparu sous la voûte, le général serre encore une fois la main de Dreyfus.

Les assistants se pressent vers lui. Les cris reprennent : « Vive Dreyfus ! » Dreyfus, d’une voix étranglée : « Non, Messieurs, non, je vous prie… » Mais les mots lui manquent, les lèvres remuent seulement.

Alors un jeune homme fend la foule, se précipite dans les bras du commandant Dreyfus : « Père ! père ! »

Tout le monde s’écarte.

Dreyfus pleure.

Cap Martin, 12 janvier 1908.
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  1. Revision, II, 208 et suiv., lettre au Garde des Sceaux, articles dans l’Éclair, etc.
  2. Ibid., II, 250 et 667, lettre du 27 juin 1906 à la Libre Parole et du 3 juillet au Premier Président ; Du Paty annonce « qu’il porte plainte au Garde des Sceaux contre Baudouin pour avoir falsifié le texte d’un document secret (son commentaire), en le communiquant à un témoin (Picquart ou Davignon) au cours de l’instance en revision.
  3. Gribelin n’avait point accepté le déplacement d’office prononcé contre lui, après le procès Dautriche, (voir p. 387) ; il avait pris sa retraite.
  4. Revision, II, 666, lettre du 27 juin 1906 à Ballot-Beaupré pour protester contre la qualification de « fabricateur conscient de la fausse comptabilité du service des Renseignements ».
  5. Ibid., II, 252 et 670, lettre du 2 juillet 1906 à Ballot-Beaupré, principalement sur l’affaire du capitaine Herqué « espionnant, dans son palais même, la Cour de cassation ».
  6. Ibid., II, 682, lettre du 4 juillet 1906 sur l’incident Painlevé, la dépêche Panizzardi, sa conversation avec Picquart au sujet de la culpabilité de Dreyfus, l’affaire de Mme Monnier : « La note de ma main visée par M. le Procureur général (on agira sur le mari) n’était qu’un aide-mémoire personnel relatif aux rapports de Mme M… avec le lieutenant-colonel Picquart et dont M. M… était venu entretenir spontanément le général de Pellieux. Je n’ai jamais eu de relations ni avec Mme de la Tocnaye, ni avec Mme Benzon, ni avec le Père Du Lac. (Voir p. 316). C’est du pur roman, dû à la parfaite imagination de M. le Procureur général. »
  7. Revision, II, 675, lettre du 29 juin 1906 à la Libre Parole ; deuxième lettre du 8 juillet.
  8. Ibid., II, 247 et 667, lettre du 3 juillet 1906, qui rappelle que l’accusation fut abandonnée sur l’ordre du général André.
  9. Ibid., II, 256 et 669, lettre du 1er juillet 1906 au directeur du Temps pour protester que son père « n’a pas été confondu par la découverte du faux Henry… Sans l’acte véritablement unique dont on cherche sournoisement à lui retirer l’honneur, je serais curieux de savoir quel langage tiendraient aujourd’hui tous les Baudouin de France ». Réponse de Baudouin : « J’ai pitié de M. Cavaignac fils… Disons, s’il le veut, que c’est nous qui sommes confondus. »
  10. Voir t. II, 359.
  11. Lettre du 28 octobre 1898 au président Loew. — Voir t. IV, 457. — Baudouin : « Jamais, sur aucun point, la parole vérifiée de Picquart n’a été trouvée inexacte. Toujours, sur tous les détails aussi bien que sur les points les plus importants, nous avons surpris le général Gonse en flagrant délit de mensonge et de faux. »
  12. Revision, II, 684, lettre du 5 juillet 1906 à Ballot-Beaupré.
  13. 9 juillet 1906. — Procès-verbal signé du général Deloye et de Judet pour Gonse, d’Edmond Gast et de Targe pour Picquart.
  14. Voir t. V, 33 et 276.
  15. Voir p. 77.
  16. Renseignements de la police secrète (française) de Londres.
  17. Lettre du 29 juin 1906 à Drumont.
  18. Lettre du 8 juillet 1906.
  19. 3 décembre 1903.
  20. Voir p. 314.
  21. Revision, I, 451, Baudouin : « Au premier crime (la communication des pièces secrètes), il en a joint un second (la destruction du commentaire)… » Travaux forcés ou réclusion.
  22. André, Cinq ans de ministère, 228,
  23. Lettre ouverte (de Gaston Méry) au général Mercier, dans la Libre Parole (anti-datée) du 6 juillet 1906 : « Mon général, le temps presse, la Cour de cassation va rendre son arrêt et vous n’avez encore rien dit. Je viens vous conjurer de parler. Je suis un des innombrables Français qui, sur la foi de votre promesse de dire la vérité, toute la vérité… » — Lettre ouverte de Delahaye, ancien député, à peu près dans le même style, dans l’Autorité (anti-datée) du 8 juillet.
  24. Voir p. 283.
  25. 6 juillet 1906. — Voir Appendice VII.
  26. Déposition du 2 mai 1904.
  27. 7 juillet 1906.
  28. Voir p. 322.
  29. Cour de cassation, 26 mars 1904, Targe : 28 mars, Hallouin. — Le carton portait la suscription : « Rapports au ministre ; notes du chef d’État-Major. » — Voir p. 271.
  30. Mémoire, 602.
  31. Cass., I, 597, Esterhazy.
  32. Cass., I, 686, expertise Putois, Choquet et Marion ; Dossier de Rennes, pièce 41, liasse 1, contre-expertise Marion, Choquet, Putois, Levée et Chaussin.
  33. 8 juillet 1906.
  34. Silence du général Mercier, nouvelle lettre de Gaston Méry dans la Libre Parole du 13 juillet 1906.
  35. 1898, 1899 et 1904. — Voir t. IV, 4 ; V, 97 et VI,
  36. 5, 6 et 7 juillet 1906. — Revision, t. II, 273 à 480.
  37. Revision, II, 277 et suiv.
  38. Voir t. I, 120.
  39. Voir t. I, 121.
  40. Revision, II, 280, Mornard.
  41. Voir t. I, 58.
  42. Rennes, I, 113, Vanson.
  43. Ibid., I, 578, d’Aboville. — Voir t. I, 63.
  44. Revision, II, 285, Mornard.
  45. Rennes, I, 381, Picquart : « Du Paty a dit une phrase bien extraordinaire… » ; Revision, II, 289, Mornard, d’après Demange. — Voir t. I, 114.
  46. Voir t. I, 190.
  47. Voir t. IV, 248 et Revision, rapport Bard, 57.
  48. Déposition du commandant Corps, rapport Darboux.
  49. Cass., I, 104 : Rennes, I, 430 ; III. 296, Picquart.
  50. Cass., I, 69, Roget. Voir t. IV, 396.
  51. Voir p. 373 et rapport Darboux, Appell, Poincaré.
  52. Articles 1 et 2 de la loi de 1866 sur l’espionnage, 5 ans de prison et 1.000 à 5.000 francs d’amende. « Il n’y a pas en réalité un seul exemple, à ma connaissance, d’une poursuite dirigée contre un militaire ou une personne non militaire pour livraison de documents à un agent d’une puissance étrangère, où les faits incriminés aient été qualifiés crime de trahison. C’est toujours la loi de 1866 qu’on a appliquée en pareil cas. Pourquoi, dès qu’il s’agit de poursuites à exercer contre l’officier israélite, a-ton ainsi qualifié les faits ? C’est que la loi de 1866 édicte une peine temporaire, et qu’on voulait pour l’officier juif l’application d’une peine perpétuelle. On a donc qualifié crime ce que la loi qualifiait délit, afin de substituer à la peine d’emprisonnement temporaire édictée par la loi de 1866, la peine perpétuelle de la déportation prévue par l’article 76 du Code pénal. » (Revision, II, 423, Mornard). — Affaires Blondeau, Wanauld, Muhlberg, Bonnet, Theyssen, Turpin, Aurilio, Millescamps, Guillot, Greiner. (Mémoire Mornard, 688. — Cf. Garraud, Traité de droit pénal, II, 525, et arrêt de la Cour de cassation du 23 janvier 1896.)
  53. Loi du 9 février 1895. — Voir t. I, 487.
  54. Voir t. II, 127.
  55. Voir t. II, 180.
  56. Revision, II, 419 et Mémoire Mornard, 691.
  57. Voir p. 283. — « M. Clemenceau a rappelé, écrit encore Picquart, que la comparution de Dreyfus devant un troisième conseil de guerre était la suite naturelle du jugement de Rennes. Le texte de la loi le veut… Ces champions timorés de la vérité et du droit en seront probablement pour leur beau geste. » (Gazette de Lausanne du 2 janvier 1904.) — Havet avait soutenu la même opinion, dans une lettre à Pressensé, président de la Ligue des Droits de l’Homme (août 1904).
  58. Voir p. 284.
  59. Revision, II, 419, Mornard.
  60. Gazette de Lausanne du 1er février 1904, Conseils de guerre.
  61. Voir t. V, 23.
  62. C’est ce dont Picquart convient, d’ailleurs, dans son article sur les conseils de guerre.
  63. Revision, II, 220, Baudouin : « Quand il s’agit de la revision, vous êtes, et de par la volonté du législateur, essentiellement juges du fait. Ce que vous avez à rechercher, c’est, non pas si le droit a été bien appliqué aux faits déclarés constants par le juge du fond, c’est si le fait a été bien vu, bien apprécié, bien jugé. Pour cette œuvre, la loi vous investit de tous les pouvoirs. Votre pouvoir est souverain, et rien ne peut l’entraver. »
  64. Revision, I, 331 et suiv., Moras ; II, 223 et suiv., Baudouin. Dans le même sens, sur les effets de la grâce, arrêtés du 23 novembre 1876, du 20 décembre 1877, etc. ; du 26 avril 1902 (Affaire Voisin ; voir p. 286).
  65. Mémoire, 686 et suiv. ; Revision, II, 420 et suiv.
  66. Réquisitoire du Procureur général Renouard, du 7 mai 1879 ; Appleton, Revue générale du Droit, année 1904, p. 485 ; Manau, Gazette des Tribunaux des 28 et 29 octobre 1902 ; professeur Garçon, Journal des Parquets, année 1903, p. 28 et suiv.
  67. Mémoire, 681, et Revision, II, 419.
  68. Mémoire, 692 et suiv. ; Revision, II, 426 et suiv.
  69. Voir t. V, 76.
  70. Voir t. V, 75. — Baudouin dit qu’il y avait seulement, en 1899, « les plus graves raisons de croire qu’Esterhazy était l’auteur du bordereau » (II, 236) ; la preuve décisive que le bordereau n’est pas de Dreyfus résulterait de l’expertise Darboux. Appel et Poincaré : « Elle a révélé le fait nouveau le plus grave, le plus caractéristique, le plus décisif en faveur de Dreyfus), à savoir que la reconstitution du bordereau par Bertillon est inexacte et tout le système de l’anthropométreur sans valeur. (I, 536 et 537.) Mornard, de même, invoque l’expertise Darboux comme un fait nouveau ; Baudouin se rallie à cette conclusion.
  71. Mémoire, 720 ; Revision, II, 474, Mornard.
  72. Article 446 du Code d’instruction criminelle.
  73. Revision, II, 473, Mornard.
  74. Ibid., II, 474.
  75. Voir t. IV, 19.
  76. XIIe lettre à un Provincial, in fine.
  77. Petit Carême, Sermon pour le Vendredi Saint : sur les obstacles que la vérité trouve dans le cœur des grands.
  78. Revision, II, 477, Mornard.
  79. Ibid., II, 221, Baudouin.
  80. Tanon, Évolution du droit et de la conscience sociale.
  81. Chambre criminelle, 22 janvier 1898, affaire Taïeb-ben-Amar ; Chambres réunies, 19 juin 1898, affaire Rouquayrol.
  82. Garraud, Précis de Droit criminel, 837 ; de même Faidides, Gazette des Tribunaux des 24-25 octobre 1898 ; Appleton, De la cassation sans renvoi, 6 et 7, etc.
  83. Voir Appendice VIII.
  84. « Dans la période de 1894 à 1898, où furent fabriqués le faux Weyler et le faux Henry. »
  85. Note du 28 mai 1898 (Revision, II, 492).
  86. Enquête Legrix, 19 avril 1904, déposition de Pouydraguin.
  87. Libre Parole du 13 juillet 1906.
  88. Libre Parole du 13 juillet 1906 : « Dire que depuis des années, je lutte pour l’État-Major et le général Mercier !… Je ne sais vraiment pas pourquoi tant de civils dreyfusards ont paru prendre les militaires pour des foudres de guerre. »
  89. Union républicaine, gauche démocratique et gauche radicale-socialiste.
  90. Le projet de résolution fut adopté par 181 voix contre 29 (vice-amiraux de Cuverville et de la Jaille, général de Saint-Germain, marquis de Carné, comtes de Goulaine, de la Bourdonnaye, de Pontbriand, de Tréveneuc, de la Riboissière, Halgan, Paul le Roux, Lamarzelle, Le Provost de Launay, Le Cour Grandmaison, Delahaye, etc.). — Mercier s’abstint.
  91. Billot, Ernest Boulanger, Charles Dupuy, Charmes, baron de Courcel, Cuvinot, Gayot, Gomot, Gouin, Labiche, général Langlois, Lavertujon, Lozé, Méline, Mézières, Rambourgt, Riotteau, Saint-Quentin, Sébline, Teisserenc de Bort, Tillaye, Richard Waddington, etc. — Freycinet était absent par congé.
  92. Chambre des Députés, séance du 13 juillet 1906, rapport de Messimy.
  93. Dreyfus était capitaine du 12 septembre 1889.
  94. Chambre des députés, séance du 13 juillet 1906, discours d’Étienne.
  95. Debou, de l’artillerie coloniale, était lieutenant-colonel du 9 avril 1903 ; La Guiche, son « conscrit » de l’École, avait été promu le 25 mars 1906.
  96. « Le gouvernement est impuissant à réparer l’immense préjudice tant matériel que moral… » (Exposé des motifs du projet.)
  97. Aurore du 26 décembre 1903. — Voir p. 164.
  98. Il le dit au président de la République, le 25 juillet, quand je le menai à l’Élysée. Picquart, devenu ministre de la Guerre sous Clemenceau, convint de l’injustice, mais refusa de présenter une loi qui aurait corrigé celle du 13 juillet. Une proposition d’initiative parlementaire risquait fort d’être repoussée. Dreyfus prit sa retraite le 14 juillet 1906. — André avait écrit à Picquart, « lui indiquant, avec la plus extrême discrétion, l’injustice dont Dreyfus pouvait se croire victime et suppliant le ministre d’ajourner l’acceptation de sa demande de mise à la retraite ». (André, dans le Censeur du 7 mars 1908.) La lettre d’André resta sans réponse. Picquart ne répondit pas davantage à une lettre que je lui adressai dans le même sens.
  99. André, Cinq ans de Ministère, 236.
  100. Cinq ans, 241.
  101. Le projet d’André était tout préparé ; il en a publié le texte : « Article unique : Le lieutenant-colonel-breveté Picquart (Georges), réformé par décision présidentielle du 26 février 1898, est réintégré dans l’armée avec le grade de colonel. Il prendra rang parmi les colonels d’infanterie, du jour où a été promu à ce dernier grade le lieutenant-colonel de l’armée classé après lui sur la liste d’ancienneté. » (Cinq ans, 241.)
  102. Projet de loi (du 16 janvier 1903) tendant à modifier la loi de 1834 sur l’état des officiers en vue de permettre la réintégration dans l’armée des officiers mis en réforme.
  103. L’amendement de Montebello fut rejeté par 340 voix contre 237, l’article additionnel de Guyot de Villeneuve par 359 voix contre 184 ; le passage à une deuxième délibération fut voté par 360 voix contre 171.
  104. Voir p. 482.
  105. Chambre des députés, séance du 13 juillet 1906, rapport de Messimy. — L’exposé des motifs, signé d’Étienne, précise que « ces officiers, moins anciens que Picquart dans le grade de lieutenant-colonel ou d’une ancienneté égale » étaient déjà parvenus au grade de général ; le plus ancien de ces officiers généraux (le général Prot) avait été promu du 11 juillet 1903.
  106. Voir t. III, 634 à 639.
  107. Voir p. 152.
  108. Lettre, du 13 juin 1895, du général Zurlinden, alors ministre de la Guerre, dans le cabinet Ribot. J’avais été attaché précédemment à l’État-Major de Galliffet qui commandait en première ligne. Galliffet ayant pris sa retraite, j’avais été désigné par Zurlinden pour l’État-Major d’une division qui ne me semblait pas devoir être employée dans les mêmes conditions. J’adressai, en conséquence, une réclamation à Zurlinden qui m’écrivit : « La situation que je vous ai attribuée répond au contraire tout à fait à votre très honorable désir et c’est dans cette intention que je l’ai choisie pour vous. Vous voudrez bien comprendre que j’ai le devoir de conserver scrupuleusement le secret de notre mobilisation et de la répartition de nos forces de première ligne. Mais, sans trahir le secret, je puis vous donner l’assurance que je ne pouvais vous donner une situation plus conforme aux sentiments de patriotisme que vous avez bien voulu m’exprimer. »
  109. Voir t. III, 687.
  110. Voir t. III, 639, l’article des Vedomosti.
  111. Paragraphe 9 de l’article 22 du décret du 31 août 1898. — Voir t. III, 635.
  112. Article 18 de la loi du 18 novembre 1875, exposé des motifs du Code de justice militaire, qui donne deux définitions du supérieur militaire, suivant la catégorie des soldats qu’il s’agit de considérer.
  113. Conseil d’État, audience du 15 novembre 1902, plaidoirie de Mornard, 18. (La plaidoirie de Mornard a été publiée, avec les conclusions du commissaire Arrivière et l’arrêt du Conseil, aux annexes du rapport de Messimy, au nom de la Commission de l’armée, sur le projet de loi relatif à ma réintégration dans l’armée territoriale. — Chambre des députés, 9e législature, n° 1031.)
  114. Article 49 du règlement du 16 juin 1897 ; instruction de la même date.
  115. Conclusions, 26.
  116. Décision du 21 novembre 1902.
  117. Aurore du 24 juin. 1898.
  118. « Le capitaine Alfred Dreyfus est reconnu innocent du crime qui lui était imputé et qu’il a payé du sacrifice de son honneur, de la perte de son grade, d’une détention cruelle aggravée de mesures de rigueur particulières, enfin, de longues années d’incertitude et de doute. Désormais, et l’aveu en éclate dans le camp même de ceux qui luttèrent dix années durant pour que la lumière et la clarté ne soient pas faites, il faudra être obstinément et volontairement aveugle pour pouvoir élever la moindre restriction ou le plus petit doute, et pour ne pas se rendre à l’évidence de la vérité… Le gouvernement a justement pensé que les premières réparations nécessaires devaient s’appliquer au capitaine Dreyfus et au lieutenant-colonel Picquart. Il propose de nommer Dreyfus chef d’escadron. Cette mesure est équitable et juste, et ne représente même qu’une réparation très modeste, si on la met en balance avec les atroces souffrances matérielles et plus encore morales que le capitaine Dreyfus a courageusement supportées. » — Sur Picquart : « La proclamation de l’innocence de Dreyfus démontre la légitimité des efforts que le lieutenant-colonel Picquart tentait courageusement, dès 1896, pour faire réformer le jugement du conseil de guerre de 1894. Le lieutenant-colonel Picquart fut cruellement et durement frappé pour avoir mis sa passion et son culte de la justice au-dessus des obligations d’une camaraderie étroite et mal entendue… La grandeur de ses sentiments, la noblesse et la dignité de tous ses actes peuvent consoler tous les vrais amis de l’armée des sottises, des inanités et des vilenies dont sont responsables quelques officiers dont il faut se garder d’exagérer le chiffre, mais qui furent néanmoins, hélas ! beaucoup trop nombreux… La promotion du lieutenant-colonel Picquart au grade de général de brigade, au lendemain de l’arrêt de la Cour suprême, constitue pour ce pays qui vient, malgré toutes les difficultés et tous les obstacles, d’accomplir vis-à-vis de lui-même un magnifique effort de sincérité et d’équité, la légitime revanche du droit. »
  119. 442 contre 32 (Barrès, Berry, amiral Bienaimé, ducs de Blacas, de Broglie, de Rohan, marquis de Juigné, de l’Estourbeillon, de la Ferronnays, de Montaigu, de Pomereu, comtes Le Gonidec de Traissan, de Lanjuinais, Albert de Mun, barons de Boissieu, Gérard, général Jacquey, lieutenant-colonel du Halgouët, de Monti, de Maillé, de Lavrignais, de Largentaye, Baudry d’Asson, Spronck, Pugliesi-Conti, etc. — Un certain nombre de membres de la Droite s’abstinrent, notamment Cochin, Delafosse, de Dion, Grousseau, de Gaillard-Bancel, Gauthier (de Clagny), de Levis-Mirepoix, de Mackau, Plichon, Piou, de Ramel, Xavier Reille, Schneider et quelques députés du Centre : Boucher, Brindeau, Hémon, Krantz.
  120. César Trouin.
  121. Coutant.
  122. Guillemet.
  123. Chéron.
  124. Barthou et ses collègues l’avaient connu seulement pendant le ministère Méline. (Voir t. II, 326, conversations de Gribelin, de Picquart avec Lebon ; 354, l’article de l’Éclair, 377, ma lettre du 15 septembre 1896 à Darlan, et 427, la brochure de Bernard Lazare ; t. III, 251, ma lettre du 14 janvier 1898 au Garde des Sceaux, et 399, la déposition de Demange au procès Zola.)
  125. Discours de Pressensé.
  126. Discours de Sarrien. (Voir p. 495.)
  127. Ernest-Charles, dans Gil Blas du 3 octobre 1904.
  128. Le soir même, Sarraut et Pugliesi-Conti se battirent à l’épée, à Ville d’Avray. Sarraut fut blessé à la poitrine.
  129. Par 338 voix contre 194.
  130. 343 voix contre 88.
  131. L’ordre du jour fut présenté par Réveillaud, Noulens, Guillemet et Dessoye. — Je votai contre l’ordre du jour de Pressensé et m’abstins sur celui de Réveillaud.
  132. Voir t. III, 148.
  133. Proposition de Jules-Louis Breton, Pressensé, Jaurès, Allemane, Vazeille, Maujan, Dubief, Levraud, etc. — La proposition fut adoptée par 316 voix contre 165 ; le Sénat la ratifia seulement à la session suivante, par 150 voix contre 107. (11 décembre 1906.)
  134. Cinq ans, 228.
  135. Par 182 voix contre 30 (Mercier, le vice-amiral de la Jaille, de Cuverville, le général de Saint-Germain, le marquis de Carné, les comtes d’Elva, de la Bourdonnaye, de Pontbriand, de la Riboisière, de Tréveneuc, Halgan, etc). Le Centre s’abstint.
  136. Par 184 voix contre 26.
  137. 20 juillet 1906.
  138. Temps du 23 juillet 1907.
  139. « Je ne fus invité, ni même avisé. » (André, dans le Censeur du 9 mars 1908.)
  140. Deuxième régiment.
  141. Voir t. V, 282.
  142. Récit du Temps.