Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/22

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LIVRE VII


L’HÉGÉMONIE DE LA PAPAUTÉ
ET DE LA FRANCE AU XIIIe SIÈCLE




CHAPITRE PREMIER

LA PAPAUTÉ ET L’ÉGLISE

I. — Situation de la papauté au xiiie siècle

Entre la bataille de Bouvines qui l’ouvre et le conflit de Philippe le Bel et de Boniface VIII qui le ferme, le xiiie siècle se détache comme une époque caractérisée par la double hégémonie de la papauté et de la France. Soit à part, soit de commun accord, elles déterminent le cours de la politique, tandis que l’une par l’Église qu’elle dirige, et l’autre par la supériorité de sa civilisation, influent profondément sur la vie intellectuelle, morale et sociale. Autant le triomphe de la papauté sur l’Empire a été fatal à l’Allemagne, autant il a été favorable à la France que les circonstances y ont associée.

Il faut encore le redire : ce qui, durant deux siècles et demi a mis aux prises les empereurs avec la papauté, ce n’est pas du tout le souci de défendre le pouvoir temporel contre les empiétements de l’Église. Envisager ainsi la question, c’est transporter en plein Moyen Age des idées et des problèmes qui n’apparaissent qu’aux temps modernes. Ni l’humiliation d’Henri IV à Canossa, ni celle de Frédéric Barberousse à Venise, ni celle d’Othon IV à Bouvines, ne furent l’humiliation de la puissance civile devant l’arrogance sacerdotale. En réalité, le conflit n’était pas un conflit de l’État contre l’Église ; il était une lutte intestine dans l’Église même. Ce que les empereurs voulaient, c’était forcer les papes à les reconnaître comme gouvernant l’Église universelle, qu’ils se réclamassent de l’Empire carolingien comme les Othon et les Henri ou de l’Empire romain comme les Hohenstaufen. Leurs prétentions mettaient donc en péril chez tous les peuples cette indépendance temporelle dont on les fait les défenseurs par la plus étrange des confusions. La cause du pape était la cause des nations et la liberté de l’Église était solidaire de celle des États européens ; elle l’était tellement que la victoire de Philippe Auguste à Bouvines décide de l’une et de l’autre.

L’effondrement d’Othon IV ne mit d’ailleurs pas fin à l’Empire. Il continua de subsister jusqu’au seuil des Temps Contemporains. Napoléon Ier, qui brisa tant de choses en Europe, abolit en 1806 ce vénérable souvenir, par la création de la Confédération du Rhin (juillet 1806). Mais on peut dire cependant qu’à partir du commencement du xiiie siècle, le rôle historique de l’Empire est accompli. Il cesse d’exister comme pouvoir universel, comme autorité européenne. Si les empereurs continuent à s’intituler « empereurs romains toujours augustes », s’ils conservent parmi leurs emblèmes le globe du monde et si, jusqu’à Charles V, ils persistent à se faire couronner à Rome, en fait ils ne sont plus que les souverains, ou pour mieux dire, les suzerains de la bigarrure de principautés et de républiques municipales que constitue l’Allemagne de la fin du Moyen Age et des Temps Modernes, et que l’on désigne depuis le xive siècle sous le nom de « Saint-Empire romain des nations germaniques ».

Depuis la chute de l’Empire, un seul pouvoir universel reste debout en Europe, celui du pape, et son isolement le fait paraître d’autant plus grand. Tout le gouvernement de l’Église aboutit à lui : c’est une monarchie, vraiment universelle celle-ci, et dont la centralisation augmente sans cesse. Tous les évêques prêtent maintenant serment au pape, aucun ordre religieux ne peut se fonder sans son autorisation ; la cour de Rome reçoit les appels de tout le monde chrétien et ses légats veillent en tous pays à l’exécution de ses ordres et au maintien de la discipline. Pour régir un tel corps et pour en diriger l’action, deux choses sont indispensables : un droit et des finances. Le droit canon, dont le plus ancien monument, le décret de Gratien, est publié à Rome en 1150, s’augmente rapidement sous ces grands juristes qu’ont été Innocent III et Innocent IV. Dès la fin du xiiie siècle, il est complet et ne se modifiera plus guère dans la suite. Quant aux finances pontificales, qu’il faut soigneusement distinguer des finances du pape en tant que souverain de Rome, elles s’alimentent et par le denier de Saint-Pierre auquel sont soumis l’Angleterre et l’Aragon, et de taxes de plus en plus nombreuses frappées sur les dignitaires de l’Église : annates, réservats, droits de pallium, d’indult, etc. C’est cet ensemble de taxes qui constitue le trésor du Saint-Siège et le met à même de jouer le rôle universel qui lui appartient, de subsidier des Croisades, d’entretenir des missions, d’ajouter à son influence spirituelle l’influence toute terrestre de l’or. Il est impossible de se représenter l’immense ascendant d’un pontife tel qu’Innocent III, si on néglige de le considérer comme une puissance financière. Et il faut observer, d’autre part, que cette puissance financière qu’alimente et entretient de tous les points de l’Europe la hiérarchie catholique, n’a été possible que grâce aux progrès économiques provoqués par la renaissance du commerce. Tant que l’Occident est demeuré au stade de la civilisation agricole, le pape n’a pu avoir et n’a eu d’autres ressources que celles des domaines du patrimoine de Saint-Pierre. De là ses efforts pour s’augmenter en Italie, s’assurer les biens de la comtesse Mathilde en Toscane et sa résistance, au début, à l’expansion de l’État normand. Mais quand la circulation monétaire s’achève et de plus en plus se substitue au système des revenus en nature, la fiscalité pontificale peut se développer jusqu’aux extrêmes limites de l’autorité pontificale. Alors apparaît cette nouveauté : les taxes pontificales. Elles auraient été impossibles auparavant. Elles sont, dans l’histoire de l’organisation ecclésiastique le contre-coup de la transformation économique qui, à la même époque commence à rendre possible dans les États, un véritable système d’impôts. Et il est curieux de voir combien le pape profite, pour leur perception, de l’organisation capitaliste qui commence à se développer dans les grandes communes italiennes. Ce sont des marchands, banquiers de Sienne, puis plus tard de Florence, qu’il charge de toucher et de lui faire parvenir ses revenus. Plus tôt que les souverains laïques, les papes ont été en rapports intimes avec les gens de finance et la nécessité pour ceux-ci de collecter leurs revenus dans toute l’Europe, de les convertir par le change en monnaie italienne ou en monnaie internationale, de les mettre à la disposition du pape sans devoir s’astreindre à la transporter à grands frais et à grands risques au delà des monts, a singulièrement contribué à la naissance des premières opérations de banque et des premiers papiers de crédits, ancêtres lointains de la lettre de change.

Il est certain que, comparés à leurs prédécesseurs du xie siècle, un Grégoire VII, un Innocent IV, et même aux contemporains de Saint Bernard, les grands papes du xiiie siècle présentent un caractère plus terrestre. On dirait qu’ils ont fait descendre Dieu et le ciel dans l’Église. Ils ont donné à celle-ci une force et une majesté incomparable, mais tout de même on y sent trop l’œuvre humaine. C’est un effort admirable pour constituer sur la terre une société parfaite. On pense à une cathédrale gothique, élancée vers le ciel, et qui ne contient tout de même pas le ciel si hautes que soient ses voûtes, ni toute l’humanité si nombreuses que soient ses sculptures où, à côté de Dieu, des saints et des démons, sont représentés les hommes et les rois. De même que le droit ecclésiastique, la théologie est essentiellement une construction du xiiiesiècle. Toute la scolastique antérieure aboutit à la Somme de Saint Thomas (1274) où la morale et les dogmes chrétiens sont exposés suivant la méthode aristotélicienne.

Le point de départ est naturellement la révélation. La foi fournit la base inébranlable d’une construction théologique rationnelle qui enveloppe toute la société et toute la vie. Le but sans doute reste ce qu’il était et ce qu’il a toujours été : le salut éternel. Mais on ne cherche plus à y arriver par le mysticisme, par le contact direct avec Dieu. L’Église s’interpose partout. Un Saint Bernard ne se, comprendrait plus au xiiie siècle comme conseiller de papes qui se montrent défiants envers Saint François d’Assise. Ce que l’on cherche maintenant, c’est le gouvernement des âmes par l’Église, gouvernée elle-même par le vicaire de Jésus-Christ. Et ces âmes, on les accepte dans les corps qu’elles animent, c’est-à-dire qu’on accepte la société : on ne lui demande pas l’héroïsme, ni d’abandonner le monde. Qu’elle obéisse seulement à l’Église et se laisse mener par elle au salut. Toute créature, toute profession est soumise à l’Église, donc au pontife romain. Il y a des péchés de politique (guerre injuste), il y a des péchés de commerce (juste prix) que le droit ecclésiastique définit et châtie. Toute la vie est ainsi placée sous le contrôle perpétuel de l’Église, la vie laïque comme la vie religieuse. Les tribunaux ecclésiastiques par leur forum mixtum sont l’instance ordinaire non seulement pour les gens d’église, mais pour une foule de matières purement laïques : testaments, état civil, mariages, usure, etc. Tous ceux qui ont reçu le baptême appartiennent à l’Église et doivent se plier à ses enseignements, sous peine de pénitence, d’excommunication et, s’il le faut, de Croisade.

Il y a là une unité grandiose, une doctrine complète s’imposant à un monde de croyants qui l’accepte, si complète qu’elle a fourni le seul poème vraiment universel de la littérature européenne : la Divine Comédie de Dante, toute imprégnée de l’esprit de Saint Thomas. Toute la vie intellectuelle est naturellement soumise de la même manière à l’autorité de l’Église. Tous les savants du temps sont des théologiens ou des juristes. La philosophie, ancilla theologiae, les universités, toutes modelées sur celle de Paris, sont directement placées sous l’autorité du pape. Tous leurs maîtres sont clercs des monastères et des écoles cathédrales ; c’est là que l’enseignement maintenant se rencontre. Il s’imprègne tout entier de l’esprit dialectique qui inspire la science nouvelle. Il rompt ses derniers liens avec l’Antiquité, si ce n’est avec Aristote et ce qu’on sait de Platon par les Juifs et les Arabes. Un nouveau latin se forme, le vrai latin du Moyen Age qui durera jusqu’à la Renaissance, clair, analytique, le même partout, langue des juristes et des théologiens. Les belles lettres latines disparaissent. C’est un latin qu’on devrait appeler le latin gothique car quoiqu’il sorte de l’Antiquité comme l’architecture gothique, il est devenu aussi indépendant de sa littérature que celle-ci l’est de son art.

Au moment où l’Église ayant abattu l’Empire est arrivée à cette haute puissance qui lui donne l’hégémonie du monde occidental, un nouvel adversaire se dresse contre elle : l’hérésie. Depuis l’arianisme, que les Goths y avaient apporté d’Orient au ive siècle, la catholicité latine, durant de longs siècles, avait unanimement professé la même foi et reconnu les mêmes dogmes, contrastant par la permanence de son orthodoxie avec les disputes religieuses qui, jusqu’au xe siècle, ne cessent de troubler l’Église grecque. Cette tranquillité s’explique sans peine. Il n’y avait en Occident, à la différence de l’Empire byzantin, ni tradition philosophique, ni enseignement en dehors du clergé, ni contact avec les civilisations professant des religions différentes, ni état social susceptible de pousser les esprits vers des nouveautés dangereuses. Comment la foi aurait-elle pu être discutée, dans une société vivant dans l’isolement, accoutumée par sa civilisation purement agricole à respecter la tradition et l’autorité, et dans laquelle l’Église, la seule lettrée au milieu de l’ignorance universelle, ne connaissait d’autre littérature que la littérature latine, c’est-à-dire une littérature complètement orthodoxe ? Le xie siècle, qui vit se réveiller le commerce, se développer la navigation et se former les premières villes, vit apparaître aussi, dans la vie religieuse, les premiers symptômes d’inquiétude. Par des voies inconnues, mais qui sont sans doute les voies du commerce, des doctrines manichéennes s’infiltrent d’Orient en Lombardie, de Lombardie en France et dans l’Allemagne rhénane. Peu nombreux au début, leurs adeptes se multiplièrent au cours du xiie siècle et, pour des raisons que l’on connaît mal, se répandirent surtout dans le comté de Toulouse et dans la région d’Albi, d’où leur nom d’ « Albigeois ». Plus mystiques et plus ascétiques encore que leurs contemporains orthodoxes, ils vont jusqu’à rejeter au nom de l’esprit, seul principe de vie et de vérité, non seulement la société, mais l’Église elle-même, corrompue par la richesse et la puissance. Pour arriver au Christ, dont ils se déclarent les seuls disciples, il faut se dépouiller de toute nature terrestre, arriver à un état de pureté parfaite. De là leur nom de Cathares (Καθαϱοἰ), aussi redouté et aussi abhorré au xiie siècle que devait l’être au xive celui des Anabaptistes, et d’où vient le mot qui dans les langues germaniques désigne l’hérétique (ketzer, ketter). Comme les Anabaptistes d’ailleurs, ces visionnaires menacent à la fois l’ordre social et l’ordre religieux. Ils prêchent la communauté des biens en même temps que l’anéantissement de l’Église, et l’on ne peut s’étonner que les barons français aient répondu avec enthousiasme à l’appel d’Innocent III prêchant contre eux la Croisade. De 1208 à 1235, ils furent traqués et exterminés dans tout le Languedoc, au milieu d’horreurs qui ne se retrouveront heureusement plus dans l’histoire avant les guerres de religion du xvie siècle. On ne parvint pas cependant à les massacrer tous et comme toujours la persécution en tuant les corps, ne tua pas l’esprit, justifiant ainsi leur doctrine. Jusqu’à l’apparition de Wyclef, presque toutes les sectes hérétiques, apostoliques, Frères du libre Esprit, Begards, etc. — les Vaudois seuls exceptés – semblent bien se rattacher en leur fond au mysticisme cathare. Et c’est pour cela qu’en somme aucune d’elles ne fut très dangereuse. Le radicalisme de leurs aspirations fut toujours irréalisable en pratique et leur valut partout l’hostilité des autorités sociales. C’est surtout parmi le prolétariat des villes qu’elles recrutèrent leurs adhérents. Et c’est là ce qui explique à la fois la naïveté de leurs rêves communistes et, sauf à certains moments de crise, le champ assez restreint de leur diffusion. Sauf dans quelques grandes villes industrielles, le prolétariat ouvrier ne constituait dans la bourgeoisie qu’une infime minorité. La masse des bourgeois se composait de petits entrepreneurs, de maîtres artisans, bref de cette classe moyenne aussi hostile au capitalisme qu’au communisme.

D’ailleurs, l’Église apporta tous ses soins, depuis la fin du xiie siècle, à poursuivre et à combattre l’hérésie. Elle tolérait les Juifs parce qu’ils étaient en dehors d’elle ; elle ne tolérait pas les hérétiques, dans lesquels elle voyait, si l’on peut employer cette expression, des coupables de lèse-majesté spirituelle. S’ils refusaient d’abjurer leurs doctrines, elle les retranchait de sa communion, puis, les ayant ainsi frappés quant à l’âme de la peine capitale, les livrait au pouvoir séculier qui se chargeait d’anéantir leur corps. Cette division du travail répondait parfaitement à la conception qui alliait l’Église à l’État, tout en réservant à chacun son domaine, les âmes à la première, les corps au second. Avant le xiiesiècle, on surprend ça et là dans le haut clergé, l’expression de doutes sur la légitimité de la peine de mort appliquée aux hérétiques. On ne trouve plus rien de tel depuis que l’Église est arrivée sous le pontificat d’Innocent III à sa majestueuse et puissante unité. Ici encore se manifeste l’esprit juridique et gouvernemental dont s’imprègne la constitution ecclésiastique. L’orthodoxie, devenue un corps de doctrine qui s’impose à tous les hommes et à toutes leurs actions, ne peut plus permettre de dissidences et toute opinion singulière, toute déviation de la norme devient un crime. L’ordre des Dominicains, fondé en 1216, se livre particulièrement à la poursuite et à l’examen des hérétiques. A côté de l’antique inquisition épiscopale apparaît l’inquisition pontificale créée par Grégoire IX en 1233, espèce de police universelle appliquée à la sécurité du dogme. Et l’autorité laïque lui apporte avec empressement son concours. Le principe de la religion d’État lui fait considérer comme criminel quiconque se met en dehors de l’Église. Les rois d’ailleurs ne tiennent-ils pas leur pouvoir de Dieu et ne sont-ils pas les protecteurs de celle-ci ? C’est tout au plus si dans les villes le sentiment civique s’oppose inconsciemment non sans doute à la foi, mais aux conséquences que son abandon entraîne. Çà, et là seulement, se manifestent bien faiblement les premiers symptômes de l’indépendance de la société laïque à l’égard de la société religieuse.

II. — La politique des papes


On dit souvent que le xiiie siècle a été une théocratie. Il se faut entendre. Si on appelle théocratie un état de choses dans lequel Église jouit d’un prestige incomparable et où personne n’échappe à son ascendant moral, sans doute le xiiie siècle a été une théocratie. Mais il ne l’a pas été si la théocratie consiste à remettre à l’Église elle-même la direction et le gouvernement des intérêts politiques[1].

Ce n’est que là où un souverain s’est trouvé donner sur lui barre au pape, comme l’a été Frédéric II, que le pape l’a privé de son pouvoir. Mais il ne faut voir en cela qu’une ultime conséquence des rapports de la papauté et de l’Empire et de la vassalité de la Sicile. Partout ailleurs, si les rois sont des fils soumis de l’Église, ils veillent très soigneusement à l’empêcher d’intervenir dans leurs propres affaires. Sans doute, il y a peu d’événements politiques entre la fin du xiie siècle et le commencement du xive siècle où les papes ne soient intervenus. Seulement ils n’y interviennent pas en maîtres ; ils s’y associent ou s’y opposent à titre de puissance particulière et pour autant qu’ils y trouvent intérêt pour leur propre politique. Ils ont, il est vrai, une arme terrible : l’excommunication, mais elle s’émousse par ses abus.

Car les papes ont leur politique propre, tout à la fois en tant que chefs de la catholicité et en tant que souverains italiens. Elles se confondent souvent ; pourtant elles sont distinctes.

La vraie politique pontificale, c’est la politique de l’Église telle qu’elle résulte de la mission universelle de celle-ci. Elle se résume en une double action : la Croisade et l’union de l’Église grecque, si souvent confondues l’une avec l’autre qu’il n’est pas toujours facile de les séparer. Déjà, Urbain II avait pensé à mettre fin au schisme à la faveur de la première Croisade. Elle n’aboutit au contraire qu’à le rendre plus tenace par l’antipathie qu’elle suscita entre les Grecs et les Latins. La situation de ceux-ci en Orient était d’ailleurs si précaire qu’elle rendait nécessaire, en 1143, la seconde Croisade qui, prêchée par Saint Bernard, provoqua un élan de mysticisme comparable à celui de la première. Cependant, quoique provoquée par le pape, elle n’obéit pas aussi complètement à sa direction que l’avait fait l’expédition toute féodale de 1098. Le roi de France, Louis VII, et le roi d’Allemagne, Conrad III, y prennent part et, si effacé qu’y ait été leur rôle, il indique pourtant que Rome doit compter désormais avec les puissances politiques de l’Occident. Au reste, le but poursuivi ne fut pas atteint. Les établissements des croisés en Syrie ne furent pas sauvés des dangers qui les menaçaient. Quelques années plus tard, Saladin s’emparait de Jérusalem et il fallut appeler de nouveau l’Occident vers le tombeau du Christ. La troisième Croisade mit en scène trois chefs d’État : Frédéric Barberousse, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion. Le premier y mourut sans avoir réussi à relever comme il l’espérait le prestige de l’Empire, les deux autres se contrecarrèrent, se quittèrent pleins de rancune et sans avoir abouti à rien. L’expérience était concluante. Il était sûr désormais que la Terre Sainte ne serait pas reconquise et que les ambitions terrestres se mêlaient de plus en plus fâcheusement à la guerre sainte ou « guerre sacrée ». Henri VI, pendant son court règne en Sicile, n’avait-il pas pensé à une croisade, si l’on peut ainsi dire, toute temporelle et dans laquelle il ne voyait que l’extension de son pouvoir dans la Méditerranée. Innocent III conservait pourtant l’idéalisme chrétien et préparait une nouvelle expédition qu’il destinait à attaquer l’Égypte, base de la puissance des Fatimides. Cette fois, les rois en avaient assez. Leurs affaires les retenaient chez eux. Ce furent des princes des Pays-Bas, de Champagne, de Blois, qui marchèrent. Mais les Vénitiens qui tenaient la flotte et dont les services n’avaient pas été entièrement payés (les expéditions deviennent plus coûteuses et la noblesse est ruinée) détournèrent les croisés contre Zara, ville chrétienne qui gênait leur commerce dans l’Adriatique. Le pape les excommunia, mais en vain. A Zara, Alexis l’Ange, beau-frère de Philippe de Souabe, ennemi du pape, fils d’Isaac Angelos, que venait d’aveugler et de détrôner son frère Alexis III, les pria de marcher sur Constantinople promettant l’union de l’Église grecque. Le pape s’opposa à ce détour, se défiant d’un parent des Hobenstaufen. Pourtant, on passa outre ! Ainsi Rome ne gouverne plus. Le 23 juin 1203, la flotte est devant Constantinople et remet Isaac sur le trône. Mais la haine des Grecs pour les croisés qui ont rétabli l’empereur provoque une révolte. Le peuple nomme le vaillant Alexis Ducas Mourtzouphlos empereur. Il rompt avec les Latins qui alors s’emparent de la ville (12 avril 1204). Le 16 mai, Baudouin, qui a amené le plus de soldats, est élu empereur et couronné par un légat du pape. La politique d’Innocent III se retourne subitement. Son confident, le Vénitien Thomas Morosini est fait patriarche de Constantinople. Pourtant ce n’est pas l’Église qui devait retirer le profit de l’expédition, mais surtout Venise qui fonda, dans les anciennes provinces byzantines, un magnifique empire colonial.

Quant à l’Empire latin, création improvisée née des ambitions commerciales de Venise, des querelles dynastiques byzantines et de la fougue des chevaliers occidentaux, quel avenir peut-il avoir ? Quand on pense aux conséquences qu’a eue, et qu’a encore, la prise de Constantinople par les Turcs deux siècles et demi plus tard, on mesure du regard la perspective qu’avait devant elle une Constantinople latine au commencement du xiiie siècle. Mais rien ne s’improvise en histoire et on peut voir ici combien il est faux que de petites causes entraînent de grands effets. Les événements restèrent petits et aussi leurs résultats. Les Occidentaux pouvaient bien par un coup de main entrer à Constantinople, ils ne pouvaient pas la garder. Pour conserver et tenir une ville pareille, contre la volonté de son peuple, il aurait fallu des ressources en hommes et en argent dont l’Europe d’alors ne disposait pas. Il aurait fallu posséder et tenir la Thrace et l’Asie Mineure. Quel État était capable d’un tel effort ? Il aurait fallu des armées permanentes, un afflux de population nouvelle. Constantinople ne pouvait être prise et gardée que par un peuple guerrier et barbare comme les Turcs, encore à la période des invasions, ou par une civilisation qui eut été au point de vue militaire et administratif ce que devaient être les grands États des Temps Modernes. Tel qu’il fut, l’événement de 1204 fut une simple échauffourée. Il suffit de lire Villehardouin pour se rendre compte que les vainqueurs ne se doutaient point des conséquences énormes qu’eût pu avoir la prise de Constantinople. Ils firent ce qu’ils pouvaient faire : créèrent un empereur, constituèrent sur les côtes des fiefs, des principautés et des colonies, et ce fut tout. Dès 1205, Baudouin tombait aux mains de Bulgares. Son frère Henri (1206-1216) eut un règne somme toute glorieux malgré d’immenses difficultés ; il est vrai que les Grecs de Nicée avaient eux-mêmes fort à faire avec les Seldjoucides et différents concurrents grecs. Puis, l’Empire latin devient lamentable : Pierre de Courtenay (1217-1219) vend ses biens en France pour se maintenir. Robert, son fils, ne parvient pas à repousser les Grecs et est réduit à la possession de la ville. Baudouin II va mendier de l’argent en Europe, vend la couronne d’épines à Saint Louis, engage son comté de Namur. Rien n’y fait. L’État grec de Nicée est maintenant sûr de lui. En 1261, Michel Paléologue, avec l’aide des Génois, jaloux des Vénitiens, reprend Constantinople et rétablit l’Empire. De l’union de l’Église grecque, il ne reste rien. Le seul résultat a été d’augmenter l’empire colonial vénitien an détriment de Byzance qui ne reprend pas les îles, ni les établissements fondés en Grèce. L’Empire est plus faible qu’il n’était, moins capable de résister aux Turcs. C’est à ce résultat qu’a abouti la Croisade !

Et pourtant la papauté conserve des illusions. Urbain IV et Clément IV traitèrent avec Michel Paléologue pour l’union et le Concile de Lyon en 1274 la proclamera. Mais il faudra bien vite se rendre à la réalité et constater que Michel n’a recherché, en négociant l’union, que la possibilité d’obtenir des secours militaires. Martin IV prononcera la rupture et favorisera les plans de Charles d’Anjou contre Constantinople.

Les choses ne marchent pas mieux à la Croisade. La cinquième, pour laquelle Honorius III se passionne (1218-1221), n’est qu’une expédition conduite par le roi titulaire de Jérusalem, Jean de Brienne, contre Damiette, avec des bandes amenées de Hongrie, du nord, de France, d’Allemagne. Elle échoue parce que le légat la conduit en dépit du bon sens et que Frédéric II, dont on attendait le secours promis à son couronnement en 1220, ne vient pas.

Les trois dernières Croisades, dont il sera question plus loin, n’ont plus guère de la Croisade que le nom.

Pourquoi ce decrescendo de l’œuvre de la Croisade, si grandiosement inaugurée ? La réponse n’est pas difficile. La Croisade en soi, et comme le veut le pape, ne répond à aucun but temporel et en cela justement est sa grandeur et sa faiblesse. L’Europe n’avait pas besoin de la Syrie et de Jérusalem. Elle les avait pris dans un soulèvement d’enthousiasme et n’avait pas la force de les garder. Il eût fallu pour cela la Croisade en permanence, l’Europe se transformant en ordre militaire. C’était impossible. Mais, en outre, la civilisation agricole qui avait permis la levée en masse de gens, à mesure qu’elle disparaît, rend de nouvelles Croisades plus difficiles. Les populations urbaines et les populations rurales qui les font vivre, ne peuvent plus se déplacer. La chevalerie se ruine et il faut la payer. Pourtant l’esprit croisé se conserve chez elle encore longtemps. Dans les villes maritimes, au contraire, qui tirent de trop beaux bénéfices de la Croisade depuis que l’on prend la voie de mer, il disparaît très tôt. Et enfin, il y a la politique. Il y a celle des rois du nord qui ne peuvent plus se lancer dans de pareilles aventures, sans motifs, et il y a la politique sicilienne de Frédéric II et de Charles d’Anjou, qui vise à des conquêtes. La foi reste vive, mais la Croisade n’est plus possible. Le pape seul restera fidèle à l’entreprise. Ce sera sa pensée constante. Elle survivra à tout : au transplantement des Teutoniques en Prusse, au supplice des Templiers. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem seront en somme tout ce qui restera de l’état d’esprit primitif. Pour le reste, dans le sens chrétien, dans le sens où l’ont entendue et voulue les papes, la Croisade a échoué et avec elle la politique pontificale. Elle s’est brisée contre les réalités d’une Europe dont les conditions d’existence politique et sociale avaient évolué pendant qu’elle restait fidèle à son idéal. Elle s’est brisée contre l’impossible. En somme, la politique universelle a réussi aussi peu dans le spirituel avec les papes, qu’avec les empereurs dans le temporel[2].

  1. Théoriquement les papes visent à la théocratie, quoique, en fait, ils n’y soient pas arrivés, mais on leur reconnaît et en tous cas ils s’attribuent une sorte de pouvoir arbitral suprême, contre lequel il y a d’ailleurs des résistances, sans conflit ouvert.
  2. L’esprit de la Croisade pur subsiste cependant en Espagne, parce que là il s’associe à la nécessité même pour le peuple de se maintenir. Ailleurs le contact avec l’Islam a enrichi le commerce ; en Espagne, il continue à nourrir la guerre.