Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/23

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CHAPITRE II

LA PAPAUTÉ, L’ITALIE ET L’ALLEMAGNE

I. — L’Italie

Comparée au reste de l’Europe occidentale, l’Italie se caractérise, depuis le xie siècle, comme le pays des villes. Nulle part elles ne sont aussi abondantes et aussi actives, et nulle part elles ne jouent un rôle aussi prépondérant. Au nord des Alpes, même dans les régions où elles sont le plus développées, comme en Flandre et dans les Pays-Bas, elles sont bien loin de dominer tout le mouvement social ; la noblesse et les classes rurales conservent à côté d’elles leur existence indépendante et leurs intérêts différents.

En Italie, tout subit leur action ou y contribue. La population rurale est soumise et ne travaille que pour elles ; la noblesse y possède ses « palais » crénelés et surmontés de tours, dont l’aspect contraste aussi violemment avec les châteaux des barons du nord éparpillés dans la campagne, que l’existence de leurs habitants avec celle de la chevalerie septentrionale.

Il faut sans doute attribuer cette concentration sociale vers les villes à la persistance de la tradition antique. L’organisation municipale romaine s’était trop profondément imprimée sur l’Italie, y avait trop ramassé et aggloméré le peuple autour des villes pour qu’au moment où celles-ci se réveillèrent sous l’excitation du commerce, elles ne reprissent pas aussitôt une situation tout à fait dominante. La vie municipale redevint donc aussi prépondérante en Lombardie et en Toscane qu’elle l’avait été dans l’Antiquité. Mais si ses conditions matérielles se retrouvent à peu près les mêmes, l’esprit a changé. Le municipe romain ne jouissait que d’une autonomie locale subordonnée à la puissance formidable de l’État. La ville italienne du Moyen Age, dans le nord et le centre de la Péninsule tout au moins, est une république[1].

Dès le xie siècle, la classe marchande et industrielle qui commence à se constituer profite, on l’a vu, du conflit du pape et de l’empereur, pour se soulever contre les évêques et leur arracher l’administration des villes. Les premières communes italiennes ont été jurées par les « patarins »[2] au milieu des troubles de la guerre des investitures et de l’exaltation mystique. Leur origine est purement révolutionnaire et, dès leur naissance, elles ont contracté les habitudes de violence qui les caractérisent jusqu’au bout. De gré ou de force, la commune s’impose dans chaque ville à l’ensemble de la population et ses consuls électifs, comme les échevins des villes belges, possèdent à la fois le pouvoir judiciaire et l’administration. Mais, à mesure que la bourgeoisie se développe, les contrastes sociaux s’accentuent dans son sein, et les partis se forment suivant les intérêts divergents qui se trouvent aux prises. Les noms qui les désignent font suffisamment connaître leur nature. Celui des grands se compose de la noblesse urbaine à laquelle s’associent bon nombre de marchands enrichis ; celui des petits comprend les corporations d’artisans de toute sorte dont le nombre se multiplie à mesure que la prospérité augmente. L’absence d’un pouvoir princier supérieur aux partis et capable de modérer leurs querelles donne aux luttes que suscitent entre les deux groupes la question des impôts et l’organisation du pouvoir municipal une âpreté et un acharnement qu’elles ne présentent nulle part ailleurs. A partir du milieu du xiie siècle, la guerre civile devient une épidémie chronique. Les grands l’emportent-ils, les petits sont impitoyablement massacrés ; s’ils succombent, on les chasse de la ville, on détruit leurs maisons ou leurs palais et, en attendant l’heure de la revanche, ils tiennent la campagne aux environs, pillant et harcelant leurs compatriotes.

Habituellement ces bannis trouvent protection et alliance dans une ville voisine. Car si la guerre règne en permanence au sein des bourgeoisies, c’est elle aussi qui, en général, domine les rapports des villes entre elles. Constituant autant de centres économiques indépendants, chacune d’elles ne songe qu’à soi, s’efforce d’assujettir les paysans et les populations des alentours à l’obligation de la ravitailler, s’ingénie à forcer le transit des environs à confluer vers elle, à exclure ses rivales de son marché et à leur enlever, s’il se peut, leurs débouchés. Ainsi le choc des intérêts est aussi violent au dehors qu’au dedans. Le commerce et l’industrie se développent au milieu de combats. Dans tous ces petits mondes fermés et emmuraillés qui se guettent du haut de leurs tours, l’énergie se dépense avec une égale vigueur à produire et à détruire. Chaque ville se figure que sa prospérité dépend de la ruine de ses rivales. Aux progrès de l’économie urbaine correspond une politique de particularisme municipal de plus en plus étroit et féroce. Les haines ne font trêve que sous l’impression du péril commun. Il a fallu les menaces et les brutalités de Frédéric Barberousse pour réunir contre lui la ligue lombarde et amener la victoire de Tagliacozzo.

Si les Hohenstaufen n’ont pas réussi à imposer leur césarisme aux bourgeoisies italiennes, il leur ont fourni en revanche un nouvel élément de discorde. Ayant cessé d’être dangereux après Tagliacozzo, l’empereur pouvait servir d’auxiliaire dans les luttes civiles, à ceux qui se réclameraient de lui ; ce furent ordinairement les grands. D’Allemagne, les noms de Guelfes et de Gibelins passèrent donc en Italie et ils s’y acclimatèrent si bien qu’ils y restèrent en usage jusqu’à la fin du xve siècle, le premier désignant les adversaires, le second les alliés de l’intervention impériale alors même que l’empereur n’appartient plus à la maison des Hohenstaufen. Aucun des deux partis qui se ruaient l’un sur l’autre ne connaissait au surplus l’origine de noms qu’ils avaient adoptés et qui, transportés au sein des querelles urbaines ne correspondaient plus en rien à leur appellation primitive. Guelfes et Gibelins étaient également républicains ; la seule différence entre eux était que ceux-ci espéraient l’appui de l’empereur contre leurs adversaires et que ceux-là, pour se maintenir au pouvoir, tendaient naturellement la main aux ennemis de l’empereur.

L’acharnement des partis à se détruire ne les empêchait pas de songer aux moyens d’affermir le gouvernement municipal. Dès la seconde moitié du xiie siècle, on cherche à le rendre indépendant des luttes civiles en le confiant à un podestat. Le podestat est pour ainsi dire un prince temporaire que la commune se donne à elle-même et que, pour garantir son impartialité et son indépendance à l’égard des partis, elle se choisit dans le sein d’une commune étrangère. Au reste l’institution ne donna pas les résultats qu’on en avait attendus. Presque toujours les podestats furent obligés, pour faire respecter leur pouvoir, de s’appuyer sur l’une des factions ennemies. Dans quelques villes, ils réussirent, dès le xiiie siècle, à s’emparer soit par ruse, soit par violence, grâce à la lassitude générale, de l’autorité suprême, et à fonder les premières de ces tyrannies qui devaient, à l’époque de la Renaissance, jouer un rôle considérable. Je pense ici aux Scaliger de Vérone et aux Visconti de Milan.

La fermentation politique et sociale des villes italiennes ne laissa pas d’influer sur leur vie religieuse. Le mysticisme et l’hérésie s’y répandent en même temps et donnent un nouvel aliment à la fièvre qui les brûle. Saint François d’Assise est le fils d’un marchand, et l’ordre des Franciscains trouva dans les bourgeoisies son véritable champ d’action. Mais elles fourmillaient aussi de Cathares, de Frères du libre Esprit, de Vaudois. En 1245, les Dominicains provoquent un soulèvement à Florence contre le podestat qu’ils accusent de favoriser les hérétiques. Les lois atroces édictées par Frédéric II contre ces derniers prouvent d’ailleurs que, dans les grandes villes du moins, leur nombre devait être considérable et qu’ils durent y jouer un rôle qu’il est malheureusement impossible d’apprécier avec quelque exactitude.

On ne peut guère douter qu’ils n’aient recruté la plupart de leurs partisans parmi les ouvriers occupés par l’industrie d’exportation.

Comme en Flandre, celle-ci est déjà puissamment développée dans l’Italie du xiiie siècle et, comme en Flandre aussi, elle a pour conséquence la formation d’un véritable prolétariat ouvrier. Les tisserands de Florence, la grande ville drapière du midi, ne répondent pas plus que ceux de Gand, d’Ypres ou de Douai, au type usuel de l’artisan urbain. Loin de travailler pour leur propre compte, ils se composent de simples salariés, employés par les marchands. Le capitalisme naissant les soumet à son influence, et sa force comme son action augmentent à mesure que le commerce étend davantage l’exportation urbaine. Dès la première moitié du xiiie siècle, les draps florentins sont répandus dans tout l’Orient et les marchands de la ville l’approvisionnent de laine d’Angleterre. Une semblable activité manufacturière suppose évidemment un degré déjà considérable de développement capitaliste. Les fortunes accumulées par le commerce des marchandises s’augmentent encore par le commerce de l’argent. Les changeurs (banquiers) siennois et florentins se répandent au cours du xiiie siècle dans tout l’Occident, où on les désigne sous ce nom de Lombard qui, dans l’anglais moderne, reste encore attaché à certaines opérations de prêt. On a déjà vu les services qu’ils ont rendus à la papauté comme agents de finances. Mais en Angleterre, dans les Pays-Bas, en France, ils avancent des sommes de plus en plus considérables aux villes, aux princes, aux rois, sont employés comme receveurs, argentiers, gardes des monnaies. Sous Philippe le Bel, les Siennois Mouche (Musciatto) et Biche (Albizo) Guidi jouent à la fois le rôle de banquiers et de ministres des finances de la couronne, sans cesser pour cela d’être employés par le pape et par le roi de Sicile et de s’intéresser dans les affaires de diverses compagnies commerciales comme celle des Peruzzi. La Compagnie siennoise des Bonsignori était plus importante encore. Elle était, dit un texte relatif à sa faillite en 1298, la plus célèbre du monde et avait rendu des services sans nombre aux papes, aux empereurs, aux rois, aux villes et aux marchands. Elle avait déjà remboursé, cette même année, 200.000 florins d’or à ses créanciers et on lui laissa du temps pour s’acquitter du reste, une partie de son capital étant engagé en prêts faits dans diverses parties du monde et qu’il était impossible de réaliser tout de suite. Sa disparition eut pour résultat de faire de Florence le centre du commerce de l’argent et de la banque jusqu’au xve siècle. Les relations de la ville avec l’Orient avaient dû, de bonne heure, attirer l’attention de ses hommes d’affaires sur le commerce des métaux. Les bas prix de l’or dans le Levant leur permettait d’en acquérir facilement de grandes quantités sur lesquelles ils réalisaient au retour des bénéfices considérables. On sait d’ailleurs que c’est par les florins de Florence, frappés dès 1252[3] et imités bientôt à Venise (ducats) puis en France, que la monnaie d’or, abandonnée depuis l’époque mérovingienne, réapparut dans le commerce international, lui fournissant l’instrument d’échange devenu indispensable à ses progrès. La cessation du commerce avait donné à l’Europe la monnaie d’argent ; sa renaissance lui rendit la monnaie d’or.

La situation sociale des banquiers et des marchands italiens eut pour conséquence de les rapprocher de la noblesse au point de les confondre parfois avec elle. Ce processus fut d’autant plus rapide que la noblesse italienne au lieu de résider à la campagne comme celle de l’Europe du nord, tenait sa résidence dans les villes. Déjà, à la fin du xiie siècle, on voit des nobles s’intéresser à des opérations commerciales. Les marchands, d’autre part, sont anoblis. Bref, sous l’influence du capital, la démarcation qui ailleurs reste si tranchée entre les classes juridiques, s’atténue au point de disparaître presque en Italie dans le courant du xiiie siècle. Il se forme une aristocratie pour laquelle la condition sociale a plus d’importance que le sang et chez laquelle aussi la valeur individuelle l’emporte sur le préjugé de la naissance. La vie sociale est plus nuancée, la vie politique plus individuelle, l’ambition de chacun a des perspectives plus illimitées ; il y a moins de conventions, moins de castes, plus d’humanité et aussi plus de passions. Florence, ici encore, a pris les devants sur toutes les autres villes. Et c’est l’honneur immortel de son peuple que d’avoir produit et formé le génie à qui le monde doit ce que le Moyen Age a produit de plus grand avec les cathédrales gothiques de France : la Divine Comédie.

Ni pour la richesse, ni pour l’activité politique, sociale ou intellectuelle, les États de la papauté ne peuvent soutenir la comparaison avec la Lombardie ou la Toscane. Ils ont présenté dès l’origine et conservé jusqu’au bout le caractère artificiel d’une création purement politique destinée à assurer à Rome l’indépendance du Saint-Siège. Jetés en travers de l’Italie entre le royaume de Sicile et la Toscane, coupés en deux par l’Appenin, manquant de bons ports aussi bien sur la Méditerranée que sur l’Adriatique, leur situation est aussi défavorable qu’il se peut. Jamais d’ailleurs le gouvernement du pape n’a pu s’y faire respecter. Les grandes familles nobles, depuis qu’elles ont cessé de se disputer la tiare, n’en conservent pas moins une puissance considérable tant à Rome même que dans la banlieue, et leurs guerres privées sont incessantes. Ajoutez à cela l’état d’insécurité auquel les prétentions impériales condamnent le pays, et à Rome même la difficulté de tenir en paix un peuple vaniteux, orgueilleux et désœuvré, toujours prêt à suivre les tribuns qui le grisent des grands souvenirs de l’Antiquité. Il est caractéristique de constater que les plus grands papes, ceux qui déposaient ou excommuniaient des rois, un Innocent III, un Innocent IV n’ont jamais vécu en repos dans leur capitale, et se sont trouvés exposés sans défense aux soulèvements de la rue. Quoique le peuple romain vive de la papauté, la papauté est comme campée au milieu de lui. Rome est le centre de l’Église universelle, le siège de la politique ecclésiastique, mais ce n’est pas dans ses murs que se concentre la vie de l’Église. Elle n’y possède aucun grand établissement d’enseignement et aucun des docteurs de l’époque, ni un Albert le Grand, ni un Thomas d’Aquin n’y a vécu. Le mouvement artistique n’y est pas moins insignifiant que le mouvement intellectuel. Aucune source de nouvelles tendances religieuses n’est partie de Rome. Saint François vient d’Assise, et Saint Dominique, d’Espagne. On dirait que dans l’air où s’est développé le gouvernement de l’Église, ni l’art, ni la foi, ni la science n’ont pu prospérer.

C’est un autre monde que présente à l’extrémité de la Péninsule le royaume de Sicile. S’il est aussi riche que l’Italie du nord, il est en revanche aussi apathique en politique qu’elle est fiévreuse et exubérante. L’administration byzantine et l’administration arabe y ont plié le peuple à la discipline de l’État. Aucune autonomie, pas de communes, de grandes villes gouvernées administrativement, un peuple accoutumé à payer l’impôt et à obéir, des fonctionnaires salariés et amovibles, un souverain tout puissant, voilà le spectacle que présente le pays dont le développement agricole laisse en arrière le reste de l’Europe. Sa population est la plus dense qui existe. On l’estime au xiiie siècle à 1.200.000 habitants (1275), c’est-à-dire à plus que celle de l’Angleterre. Henri VI, puis Frédéric II y ont développé l’administration dans le sens du despotisme pur. Il y a là une administration des domaines, des monopoles et des magasins d’État, une organisation fiscale ignorant le privilège, qui fait penser, avant la lettre, au mercantilisme, tandis que la création de l’Université de Naples et la tolérance laissée aux Musulmans reporte la pensée vers le despotisme éclairé. Il y a entre le Frédéric II du xiiie siècle et celui du xviiie siècle plus d’un point de contact qui s’explique facilement si l’on pense que tous deux peuvent tout se permettre avec le peuple qu’ils gouvernent. Les constitutions promulguées par Frédéric en 1231 complètent les institutions normandes dans le sens de ce que l’on pourrait appeler une bureaucratie. Dans l’Europe du xiiie siècle, le royaume de Sicile est quelque chose d’unique avec ses constitutions savantes et despotiques, empruntées à ce monde byzantin et à ce monde musulman qui s’y rencontraient quand les Normands s’y établirent. Les États européens n’arriveront guère qu’aux Temps Modernes à une administration aussi parfaite. Mais on a ici la preuve qu’une constitution qui ne sort pas du peuple, n’influe pas sur sa civilisation et que l’organisation n’est pas tout. Cette Sicile prussianisée est bien supérieure par son gouvernement à tout le reste de l’Europe. Mais elle n’a pas produit Dante, ni l’art gothique et elle ne participera. pas plus tard à l’éclosion de la Renaissance.


II. — Frédéric II


La destinée des Hohenstaufen les avait poussés de plus en plus à faire de l’Italie la base de leur politique. Leur caractère allemand s’affaiblit sans cesse de Conrad IV à Frédéric Barberousse, et de celui-ci à Henri VI. Avec Frédéric II l’évolution est achevée. Né d’une mère sicilienne et élevé en Sicile, il est lui-même un pur Sicilien. Ses cheveux blonds, comme plus tard les cheveux blonds de ce pur Espagnol qu’a été Philippe II, ne peuvent prouver qu’une chose, si l’on veut toutefois les considérer comme un indice de « race » germanique, c’est que la race n’exerce aucune action sur les tendances morales et la tournure d’esprit.

Grégoire IX et Innocent IV ont accusé Frédéric non seulement d’hérésie, mais de blasphème, et ses ennemis l’ont tenu pour l’auteur d’un célèbre pamphlet où Moïse, Jésus et Mahomet sont également traités d’imposteurs. Il ne croyait pas en Dieu (fidem Dei non habuit) dit Salimbeni, qui l’a connu personnellement, et il faut évidemment entendre par là qu’il ne croyait pas en l’Église. Ses mœurs plus qu’à demi orientales, son harem de femmes musulmanes, l’incrédulité de son gendre Ezzelmo da Romano qui, en mourant (1259) refusa les sacrements, permettent de croire qu’il fut en réalité un « libertin » en matière de foi. Il s’en est d’ailleurs toujours défendu. Bien plus ! il a promulgué contre les hérétiques les lois les plus cruelles qui aient été lancées contre eux avant Charles-Quint. C’est qu’il en attendait de bons effets pour sa politique et que pour lui, comme pour les tyrans italiens du xve siècle auxquels il ressemble d’une manière frappante, tous moyens sont bons pour arriver au but. Le mensonge, le parjure et la cruauté furent ses armes favorites ; elles devaient être plus tard celles d’un Sforza ou d’un Visconti et, pour rendre l’analogie plus complète, il a eu comme eux l’amour de l’art et le respect de la science. On l’a appelé le premier homme moderne sur le trône, mais cela n’est vrai que si l’on entend par homme moderne « le pur despote que rien n’arrête dans la recherche de la puissance ».

Ce Frédéric que les papes devaient traiter plus tard de bête de l’Apocalypse, de serviteur de Satan, de prophète de l’Antéchrist, commença sa carrière sous les auspices d’Innocent III et en qualité d’instrument de l’Église. On a vu plus haut comment Rome le suscita contre Othon de Brunswick et comment la bataille de Bouvines lui valut le trône d’Allemagne. Il lui restait à s’assurer la couronne impériale et, pour l’obtenir du pape, il prodigua les promesses avec une libéralité d’autant plus grande qu’il était décidé à n’en accomplir aucune. Il renonça à tout contrôle sur les élections épiscopales, à toute prétention sur les territoires du Saint-Siège, reconnut le royaume de Sicile comme fief de la papauté, s’engagea à ne jamais le réunir à l’Empire, et prêta serment de se croiser l’année suivante. Comment le pacifique Honorius III, qui venait de succéder à Innocent III, aurait-il résisté à tant de bon vouloir ? Frédéric fut couronné à Rome le 22 novembre 1220.

Depuis lors son long règne se passa presque tout entier en Italie. A l’Allemagne, il ne demanda qu’une chose : ne point lui créer de soucis. En 1233, par le fameux statut in favorem principum, il renonça à l’ombre de pouvoir qu’y conservait encore la royauté, et abandonna aux princes une indépendance complète sous le gouvernement nominal de ses fils, Henri puis Conrad. Ce politique réaliste comprit très bien que c’était là le seul moyen de résoudre la question. En réalité l’Allemagne était devenue ingouvernable. Chercher à y relever le prestige royal, c’eût été se condamner à une lutte interminable et stérile contre les princes, ressusciter le conflit des Guelfes et des Gibelins, provoquer de nouvelles interventions de la France et de l’Angleterre et retomber sous l’arbitrage du pape. Le plus simple était d’en finir une bonne fois avec une situation sans issue et de jeter en pâture aux princes les lambeaux d’un pouvoir qui ne valait vraiment pas la peine d’être défendu. D’ailleurs qu’importait l’Allemagne à Frédéric ? Il n’en savait pas même la langue. Elle n’avait été pour lui que le chemin qu’il faut prendre pour arriver à l’Empire. La base de sa force était en Sicile. Là, grâce à l’absolutisme se trouvaient les ressources financières et militaires nécessaires à l’accomplissement de ses desseins.

Il est toujours difficile de déceler exactement les projets d’une politique qui a échoué. Celle de Frédéric semble avoir visé tout d’abord à imposer à l’Italie entière l’administration despotique de la Sicile, puis, ce but étant atteint, de chercher à son tour, comme son père et son grand-père, à restaurer l’Empire romain. Au reste, n ayant pas même pu accomplir la première partie de ce programme, il n’a guère abordé la seconde. Sa politique est exclusivement italienne ; elle est à peine impériale.

Elle devait cependant, et plus encore que celle de ses prédécesseurs, le mettre aux prises avec la papauté. Celle-ci l’a considéré comme son plus constant et son plus dangereux ennemi, et il ne manque pas d’historiens qui voient dans le conflit de Frédéric avec Grégoire IX et Innocent IV une lutte de principes et qui revendiquent pour lui l’honneur d’avoir, pour la première fois, défendu l’indépendance du pouvoir temporel vis-à-vis des prétentions de l’Église. La question n’est pourtant pas aussi simple qu’il y paraît à première vue. Frédéric personnellement était, si l’on veut, un libre penseur, mais il fut le contraire d’un anticlérical. De théorie politique, il n’en a pas d’autre que ses contemporains. Avec eux, il reconnaît, au moins en paroles, la divinité de l’institution ecclésiastique, le devoir qu’ont les princes de la défendre et de persécuter les hérétiques, et l’obligation qui s’impose à eux de professer les dogmes catholiques. Sa conduite vis-à-vis de l’Église s’inspire, non d’un principe, mais uniquement de ses intérêts personnels. Pourvu qu’elle n’entrave point sa politique, il est prêt à lui faire toutes les concessions. Mais justement, cette politique heurte en face celle du Saint-Siège. En réalité, c’est plus par considération temporelle que par considération religieuse que les papes l’ont combattu. Le différend entre lui et eux se dévoile dans ce qu’il a d’essentiel comme un différend entre deux puissances italiennes. Ce n’est que sur la fin qu’il a pris plus d’ampleur et poussé Frédéric, excommunié et déposé par Innocent IV, à se donner comme le représentant de la cause des rois en face des prétentions de l’Église.

Mais, dès le principe, sa situation vis-à-vis de l’Église fut très mauvaise. Pour justifier ses prétentions sur l’Italie, il avait besoin d’être empereur et, pour le devenir, il s’était lié les mains. Les promesses de son couronnement donnaient barre sur lui à la papauté. En se reconnaissant vassal du Saint-Siège pour la Sicile, il s’était mis dans la position la plus fausse. Car la suzeraineté du pape sur le royaume était incompatible avec le pouvoir absolu qu’il y exerçait. Aussi était-il bien décidé à ne tenir aucun compte de ses engagements. La longanimité d’Honorius III empêcha le conflit d’éclater tout de suite. Mais à peine Grégoire IX était-il monté sur le trône de Saint Pierre (1227), Frédéric se vit sommé de s’acquitter de ses obligations et tout d’abord de partir pour la Croisade. Il essaya de gagner du temps, s’embarqua, puis revint. Aussitôt l’excommunication s’abattit sur lui. Il essaya de rétablir les choses en s’exécutant. En juillet 1228, il mit à la voile pour la Terre Sainte et un traité avec le Sultan lui permit d’entrer sans coup férir à Jérusalem et d’y stipuler la liberté pour les chrétiens de visiter le tombeau du Christ. Le pape resta inexorable. L’interdit fut jeté sur tous les lieux où il passait et la prière qu’il vint faire au Saint Sépulcre apparut comme une profanation. Aucun prêtre ne se trouva qui consentit à le couronner roi de Jérusalem et il en fut réduit à se placer lui-même la couronne sur la tête.

Cependant Grégoire IX reformait l’alliance de la papauté avec les villes lombardes et envahissait la Sicile. Frédéric revint en Italie pour combattre. La paix fut enfin conclue le 28 août 1230. Une fois de plus l’empereur accepta les conditions de la papauté, garantit la liberté la plus complète à l’Église sicilienne, qu’il avait soumise aux impôts et à la juridiction de l’État, et fut à ce prix relevé de l’excommunication qui pesait sur lui depuis trois ans.

Réconcilié avec Rome, il tourna tous ses efforts contre les Lombards. La lutte fut longue et acharnée. Ce n’est qu’en 1238 que la fortune se prononça enfin pour Frédéric et qu’il crut le moment venu d’étendre à l’Italie du nord l’administration sicilienne en étouffant sous le despotisme l’autonomie et l’esprit républicains de ses villes. Enorgueilli par ses succès, il se croit désormais le maître de l’Italie, y institue des « vicaires » et des « capitaines » ; fait épouser à son bâtard Enzio l’héritière de Sardaigne et-lui donne le titre de roi. De ses promesses à la papauté, rien ne subsiste plus. Il a oublié que la Sardaigne est comme la Sicile un fief de Rome, et l’Église sicilienne est plus que jamais soumise au pouvoir laïque. D’ailleurs les États de Saint-Pierre enserrés désormais au sud et au nord entre les possessions impériales sont menacés de tomber sous leur dépendance. Grégoire IX agit cette fois comme souverain en même temps que comme chef de l’Église. De nouveau l’excommunication est lancée contre Frédéric (1239), en même temps que ses sujets sont déliés de leur devoir d’obéissance à son égard. Une furieuse lutte de pamphlets s’engage, l’empereur reprochant au pape sa perfidie et son ingratitude, le pape taxant l’empereur de parjure et d’hérésie. Frédéric en appelle au jugement d’un concile entre lui et son adversaire, et quand celui-ci le prend au mot et convoque à Rome les évêques, il fait attaquer les vaisseaux qui les portent, s’en empare et retient les prélats en captivité. La mort empêcha Grégoire IX (1241) de prendre sa revanche et la longue vacance du Saint-Siège laissa quelque répit à Frédéric. Mais Innocent IV, à peine élu (1243), réunit le Concile à Lyon et, après avoir fait instruire devant l’assemblée le procès de l’empereur, le déposa solennellement et fulmina l’excommunication contre ses adhérents.

Jadis, les empereurs excommuniés par les papes, les faisaient déposer par un synode allemand et remplacer par un anti-pape. Ces temps étaient passés sans retour. L’Église tout entière obéissait à Rome. Déjà en Allemagne les archevêques de Mayence et de Cologne proclamaient roi le Landgrave de Thuringe, Henri Raspon (mai 1246), qui mourut quelques mois plus tard et auquel succéda un second anti-roi, comme lui simple instrument d’Innocent IV, le comte Guillaume de Hollande (octobre 1247). Il ne restait à Frédéric que de chercher à solidariser sa cause à celle des autres rois. Il n’y manqua point. Tout en recommençant à combattre contre les villes lombardes de nouveau soulevées, il exhortait les souverains à le soutenir, et dans leur propre intérêt, à ne pas permettre que le pape disposât à son gré de la puissance temporelle. Ses protestations n’eurent pas d’écho et ne pouvaient en avoir. Quoiqu’il dît, sa cause ne se confondait pas du tout avec celle des monarques nationaux et héréditaires qui régnaient en Angleterre et en France. Ceux-ci sentaient bien que le pape n’avait aucune prise sur leurs couronnes, et que leur droit dynastique n’était en rien compromis dans la querelle des Hohenstaufen. Frédéric oubliait que le pape avait doublement barre sur lui. Comme roi de Sicile, n’était-il pas vassal du Saint-Siège ; comme empereur n’en recevait-il pas la couronne ? Il avait beau comparer la cérémonie du couronnement à celle de l’onction des rois, personne ne pouvait admettre ce rapprochement. Car l’onction ne créait pas le roi, tandis que le couronnement créait l’empereur. En somme, cet Empire qui avait lutté si longtemps contre la papauté se montrait, au moment décisif, dans toute sa faiblesse et incapable de défendre l’indépendance du pouvoir temporel dont il se déclarait le champion. Son origine religieuse le condamnait à rester attaché à la papauté. En revendiquant son autonomie, il faussait l’histoire et ne reposait plus sur rien. Il fallait pour trancher la question un roi sur la couronne duquel le pape ne pût formuler aucune prétention. Ce n’était pas l’empereur, mais le roi de France qui était destiné à la résoudre et là où Frédéric II échoua, Philippe le Bel, cinquante ans plus tard, devait réussir.

Le règne de Frédéric est comme l’épilogue de la tragédie commencée avec Grégoire VII et achevée à Bouvines. L’Empire n’existait plus que de nom dès Othon de Brunswick. La tentative de Frédéric de le relever au moyen de son royaume sicilien ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe. Il s’épuisa à lutter, contre tout espoir, tenant la campagne contre la Lombardie et épuisant pour une cause perdue ses troupes et ses finances. Il mourut peu après une défaite sanglante que les Parmesans lui infligèrent, le 13 décembre 1250. Sa mort ne causa aucune impression en Allemagne ; elle eut un retentissement énorme en Italie. Des prophéties relatives à l’arrivée de l’Antéchrist furent reportées sur Frédéric et le bruit se répandit plus d’une fois qu’il était revenu sur la terre. C’est l’écho de ces rumeurs italiennes qui, se répercutant en Allemagne, y a donné naissance à la légende du sommeil de l’empereur dans la montagne de Kyffhäuser, légende que l’imagination populaire, trompée par la similitude des noms, devait bientôt d’ailleurs appliquer à Frédéric Barberousse.

Quant au royaume de Sicile, le pape se hâta de l’enlever pour toujours à cette « race de vipères » qu’étaient les Hohenstaufen. C’est à la France qu’il le destina.

III. — L’Allemagne


L’Empire n’a pas seulement été fatal à l’Allemagne parce qu’il a imposé à ses rois une politique universelle, leur a fait sacrifier la nation à l’Église et a finalement abouti à leur faire lâcher la proie pour l’ombre ; il a eu encore pour conséquence d’introduire l’intervention directe du pape dans les affaires du pays. Le roi d’Allemagne, ou pour parler plus exactement le roi des Romains, étant empereur désigné, Rome a prétendu, dès qu’elle en a eu la force, exercer un droit d’approbation sur son élection. Les Hohenstaufen avaient bien reconnu le péril et, pour y parer, avaient aspiré à rendre leur dynastie héréditaire. Mais l’hérédité, condition indispensable de tout pouvoir monarchique et partant de tout État, puisque la monarchie est au Moyen Age la seule forme possible de l’État, l’hérédité qui faisait la force du roi d’Angleterre et du roi de France, n’était plus possible en Allemagne depuis le commencement du xiie siècle. Le pays n’était plus qu’une agglomération de principautés ecclésiastiques et de principautés laïques incapables d’une action commune et plus incapables encore de supporter le gouvernement d’une autorité centrale. Expliquer cette situation par la fable convenue de l’individualisme germanique, c’est ne rien dire. Car les principautés territoriales qui ne se rencontrent ni chez les Scandinaves, ni chez les Anglo-Saxons, peuples germaniques, se rencontrent chez les Français, peuple roman. À droite comme à gauche du Rhin leur origine se trouve dans la dissolution de l’Empire carolingien coïncidant avec son état économique dominé par la grande propriété ; elles sont le produit de l’accaparement des droits royaux par des fonctionnaires devenus autonomes grâce à leur puissance domaniale. Seulement, en France, le roi lui aussi possède sa terre ; il est, comme ses grands vassaux, enraciné dans le sol et, depuis le xe siècle, il attend avec patience le moment où il pourra revendiquer sur eux les droits qu’il tient de sa couronne. Ce moment, le xiie siècle le lui offre en le désignant comme le chef de la résistance à l’Angleterre, en orientant vers lui les bourgeoisies, et en faisant de sa résidence la ville « capitale » du pays vers laquelle se concentre l’activité nationale que suscite et qu’augmente la grande transformation économique et sociale déclenchée par la renaissance du commerce et la circulation de plus en plus grande des hommes et des choses. En Allemagne, au contraire, les rois ne sont nulle part chez eux. Ils restent fidèles à la coutume carolingienne d’errer par le pays. Ils ont des Pfalz (palais) ; ils n’ont pas de résidence fixe. Rien chez eux qui ressemble à l’île de France, et moins encore à Paris. Pourtant, jusqu’à la fin du xie siècle, leur pouvoir personnel est très grand. La lenteur avec laquelle le régime féodal s’est développé sur la rive droite du Rhin leur permet de disposer de quantité de terres et de comtés qui, en France, auraient été appropriés depuis longtemps par des seigneurs. Mais l’état économique ne leur permet pas — on en a vu plus haut les raisons[4] — de conserver ces réserves en s’en adjugeant le profit. Il était trop tôt encore pour songer à organiser administrativement la monarchie. Ils ont adopté, en somme, la meilleure solution possible, en transportant aux évêques nommés par eux et attachés à leur service, les droits et les domaines dont ils disposaient. Dès lors, leur puissance est forcément liée au maintien de cette Église impériale. Dès qu’après la guerre des investitures ce soutien vient à lui manquer, elle s’effondre. Et il est désormais trop tard pour le rétablir sur une base nouvelle. On a reproché aux Hohenstaufen de ne pas s’être appuyé sur les villes. C’est oublier que, sauf le long du Rhin, les villes allemandes, de leur temps, commençaient seulement à se développer[5]. C’est pourquoi les villes, afin d’échapper aux princes, se constituèrent comme en Italie, en républiques libres. Elles dépendent nominalement de l’empereur ; en réalité elles sont indépendantes de lui, si bien que leurs ressources lui échappent. Il fallait choisir entre elles et les princes, et Frédéric Barberousse, comme ses successeurs, ne pouvait hésiter à leur préférer ceux-ci. Ainsi, au moment où en France le roi commence à s’imposer a la haute féodalité, en Allemagne il s’y subordonne. Pour se maintenir, il doit se constituer un parti parmi les princes. Mais, obligé de payer leurs services par des avantages et des concessions de toutes sortes, il ne dure qu’en s’épuisant et, déjà sous Barberousse, il en est réduit en somme à une politique d’expédients. La lutte de Philippe de Souabe et d’Othon IV achève de ruiner ce qui restait encore au pouvoir royal, sinon d’autorité, au moins de prestige. Frédéric II en 1231 n’a fait que reconnaître en droit ce qui existait déjà en fait, en cédant aux princes les dernières prérogatives nominales de la couronne, en les reconnaissant officiellement comme seigneurs de leurs terres (domini terrae), et en renonçant au droit d’ériger chez eux des forteresses, de nommer des juges, de frapper monnaie, de réglementer le commerce et la circulation. Désormais l’Allemagne n’est plus qu’une fédération de souverains particuliers que l’empereur abandonne à eux-mêmes. Il a bien laissé à sa place, il est vrai, son fils Henri, un enfant élu roi des Romains en 1222, et qui, après avoir vécu sous la tutelle de l’archevêque Englebert de Cologne, se révolta contre son père qui le fit mourir en prison ; puis après lui son autre fils, Conrad IV, âgé de neuf ans quand les princes lui accordèrent en 1237 le titre royal ! Mais ni lui ni les princes ne pouvaient croire et n’ont cru, en effet, que de tels régents jouiraient de quelque influence. Au surplus, après l’excommunication et la déposition de Frédéric, Innocent IV, décidé à balayer la dynastie des Hohenstaufen, ordonne une nouvelle élection. Personne, sauf quelques villes de Souabe, ne s’intéresse à Conrad, et nous avons vu plus haut comment la couronne fut donnée d’abord au Landgrave de Thuringe, Henri Raspon, puis au comte Guillaume de Hollande. C’est à peine d’ailleurs si les princes se soucient de ces élections qui furent essentiellement l’œuvre des archevêques de Cologne. Henri et Guillaume ne servirent guère qu’à affirmer la victoire du pape. Le premier mourut après quelques mois ; le second, à peu près étranger à l’Allemagne par sa patrie, n’apparut guère que dans la vallée du Rhin. Son comté de Hollande lui tenait plus à cœur que son royaume et il ne profita guère du titre qu’il devait à la protection de Rome, que pour affermir, au détriment des comtes de Flandre, la prétention de sa maison sur la Zélande. C’est encore la politique hollandaise qui lui fit entreprendre une expédition contre les Frisons au cours de laquelle il périt le 28 janvier 1258, dans le combat de Stavoren. Lui mort, le roi de Castille, Alphonse X, dont la mère Béatrice était fille de Philippe de Souabe, invoqua cette parenté avec un Hohenstaufen pour revendiquer la couronne d’Allemagne et arriver par elle à celle de Sicile. Cette dernière excitait aussi la convoitise du roi d’Angleterre l’ancien allié des Guelfes, qui espérait la procurer à son fils Edmond. Afin de lui assurer un appui, il excita le comte Richard de Cornouailles, son frère, à briguer la succession de Guillaume de Hollande. Les deux concurrents ne comptaient pour l’emporter que sur leur trésor et, comme Charles-Quint et François Ier devaient le faire trois siècles plus tard, ils se disputèrent au plus offrant la dignité de roi des Romains. L’idée nationale était si complètement étrangère aux princes allemands, et la monarchie leur paraissait chose si accessoire, qu’ils ne songèrent qu’à la vendre aux meilleures conditions. Les uns se laissèrent acheter par Alphonse de Castille, les autres par Richard de Cornouailles, et en 1257, tous deux reçurent la couronne, comme on reçoit livraison d’une marchandise. Sept princes avaient pris part à cette double élection. Ce fut l’origine du collège des électeurs qui resta depuis lors en possession du droit de désigner le roi des Romains

Les marchés conclus par Alphonse et par Richard ne pouvaient être profitables que si le pape s’y intéressait. Mais il suffisait à Rome d’avoir extirpé les Hohenstaufen ; aussi laissa-t-elle les deux concurrents l’accabler de leurs sollicitations sans intervenir ni pour l’un ni pour l’autre. Dans ces conditions, Alphonse ne crut pas même devoir se déranger et on ne le vit jamais en Allemagne. Richard séjourna quelque temps au bord du Rhin, se fit couronner à Aix-la-Chapelle, expédia quelques diplômes, puis fut rappelé en Angleterre par les troubles du règne de Henri III, et ne revint plus. Il mourut en 1273. Les électeurs ne se hâtèrent pas de le remplacer. D’ailleurs Alphonse vivait encore. Mais le pape ne voulait plus entendre parler de lui, par crainte de se brouiller avec le nouveau roi de Sicile, Charles d’Anjou[6]. D’autre part, il avait hâte de mettre fin aux instances de Charles en faveur de la candidature de son neveu, le roi de France, Philippe le Hardi, dont la nomination eût reconstitué, en faveur de la dynastie capétienne, l’Empire de Charlemagne. Il signifia aux électeurs qu’ils eussent à se presser, s’ils ne voulaient qu’il créât lui-même un nouveau roi. Ils s’exécutèrent en 1273 et donnèrent la couronne à Rodolphe de Habsbourg, dont le génie, médiocre comme la fortune, ne pouvait les inquiéter. La période du « grand interrègne » ouverte par la nomination de Henri Raspon en 1246 avait pris fin.

Absorbés par leur duel contre l’Angleterre, les rois de France ne cherchèrent pas à tirer parti de la faiblesse croissante de l’Allemagne pour rouvrir cette question lotharingienne qui avait tant occupé leurs prédécesseurs carolingiens au xe siècle. Philippe Auguste, Louis VIII et Saint Louis entretinrent même les rapports les plus cordiaux avec les Hohenstaufen, que l’alliance des Guelfes avec l’Angleterre poussait naturellement du côté de la France. Cependant, il était impossible que le déclin de la royauté allemande restât sans influence sur la frontière occidentale du pays. Tracée par le Traité de Verdun, au milieu d’une civilisation purement agricole, elle avait réparti les territoires comme on partage un domaine sous la préoccupation d’assurer à chacun des fils de Louis le Pieux des parts équivalentes et sans tenir compte, ni des populations, ni de la situation géographique. Dans l’Europe du xiiie siècle animée par la circulation commerciale et les rapports nouveaux qu’elle entraînait entre les hommes, elle n’était plus qu’un archaïsme que le respect des situations acquises ne pouvait protéger indéfiniment. Les villes nées dans les bassins de la Meuse et de l’Escaut se tournaient naturellement vers les régions de l’ouest, attirées par les deux grands foyers économiques qu’étaient, d’une part les foires de Champagne, de l’autre les ports de Flandre. Sous leur influence, les populations de langue romane, de la Lorraine, du Luxembourg, du pays de Liège, du Hainaut, aussi bien que les populations germaniques de la Hollande et du Brabant, se détachaient insensiblement de l’Allemagne qui, de plus en plus morcelée, ne faisait rien et ne pouvait rien faire pour les retenir. Le lien féodal qui rattachait les princes de la frontière à l’Empire allait se relâchant toujours davantage. Vers la fin du xiiie siècle, les ducs de Lorraine et de Brabant, les comtes de Luxembourg, de Hainaut, de Hollande, lui sont devenus à peu près complètement étrangers. Déjà sous Frédéric Barberousse, l’agent des Hohenstaufen dans les Pays-Bas, le comte Baudouin V de Hainaut, se considérait comme indépendant et croyait s’acquitter de ses devoirs envers l’empereur en se déclarant neutre entre la France et l’Allemagne. Le royaume de Bourgogne, acquis par Conrad II en 1033, se décolla plus rapidement encore du bloc impérial. Étendu le long de la Saône et du Rhône et habité par des hommes de langue romane, tout l’attirait vers la Méditerranée ou vers la France. Les rois d’Allemagne, auxquels son dernier possesseur l’avait légué à une époque où la terre seule entrait en ligne de compte, ne furent d’ailleurs jamais pour lui que des étrangers et ne tentèrent aucun effort pour s’y implanter. Marseille et Lyon ne s’aperçurent jamais qu’elles appartenaient à l’Empire et les comtes de Provence, de Dauphiné, de Franche-Comté ne se préoccupèrent à aucun moment de la suzeraineté nominale que celui-ci exerçait sur eux. Ainsi la vieille frontière dessinée sur la carte à une époque de stagnation économique s’effaçait, pour ainsi dire, sous le frottement d’une civilisation plus intense et d’intérêts plus compliqués. Personne ne cherchait à la déplacer ; on se bornait à n’en plus tenir compte et, à mesure que déclinait la puissance impériale, les contours de l’Empire se faisaient plus vagues et plus imprécis.

Les rois de France ne pouvaient manquer, et ne manquèrent pas, de profiter d’une situation qu’ils n’avaient pas créée, mais qui sollicitait de plus en plus leur attention. A mesure qu’ils oublient l’empereur, les princes de la frontière se tournent vers eux, cherchant à obtenir leur appui ou demandant leur arbitrage. Beaucoup d’entre eux en reçoivent des fiefs ou des pensions. Dans les Pays-Bas, où les constitutions territoriales sont robustes et les principautés compactes, l’influence française est purement politique. Mais il en va autrement le long des confins de la Lorraine et dans la vallée du Rhône. Ici, l’enchevêtrement des terres et des droits, le grand nombre des seigneurs qui possèdent à la fois des terres en France et dans l’Empire, font surgir des contestations incessantes dont les rois profitent pour étendre l’action de leurs baillis de l’autre côté de la frontière. Avec l’assentiment des intéressés, ils gagnent ainsi par avancées successives, par un travail lent et presque invisible, sur cette zone mitoyenne, et il se trouve que bientôt leur pouvoir s’y est substitué en fait à celui de l’empereur.

Pendant que l’Allemagne s’effrite ainsi à l’ouest sous l’action d’une civilisation supérieure à la sienne, à l’est au contraire elle se dilate largement au détriment de la barbarie. La conquête des régions slaves des bords de l’Elbe, entamée par Othon Ier puis abandonnée après lui, est reprise et avance à grands pas depuis le milieu du xiie siècle. C’est un spectacle étrange à première vue que celui de ces progrès de la colonisation allemande, augmentant à mesure qu’à l’intérieur du pays le pouvoir des empereurs va déclinant sans cesse. C’est qu’en réalité, ce grand travail d’expansion, qui devait plus tard influer si essentiellement sur les destinées du peuple allemand, ne doit rien aux empereurs. Il s’est accompli sans leur participation et sans qu’ils lui témoignassent le moindre intérêt. Ce sont les princes des bords de la Basse-Elbe, et surtout Henri le Lion et le margrave de Brandebourg Albert l’Ours (1170) qui, pendant que Frédéric Barberousse usait inutilement ses forces en Italie, ont énergiquement poussé à la germanisation des pays Wendes des bords de la Baltique. Il ne s’agit point ici d’une conquête purement politique, mais d’une véritable entreprise de colonisation grâce à laquelle, par un mouvement de reflux, les Germains se substituent aux Slaves dans les contrées qu’ils avaient abandonnées lors des grandes invasions du ive siècle. Son succès eût été impossible sans les transformations économiques qui ont été esquissées plus haut : l’augmentation de la population dans le courant du xiie siècle, l’abandon du régime domanial, l’apparition d’une classe de paysans libres et enfin la formation des bourgeoisies. Grâce à elles se rencontrèrent à point nommé la condition physique et la condition morale indispensables à toute œuvre de peuplement : la surabondance des habitants et l’esprit d’entreprise. Au fur et à mesure que les raids des chevaliers du duc de Saxe et du margrave de Brandebourg refoulaient et massacraient les Slaves, les colons, sous la direction d’entrepreneurs (locatores) prenaient possession des régions nettoyées. Il en venait de la Franconie, de la Thuringe, de la Saxe, des bords du Rhin et même de la Flandre et de la Hollande, ces derniers particulièrement utiles à cause de leur habilité dans les travaux d’assèchement et d’endiguement. Chacun recevait, moyennant un cens modique, un lot de terre d’un seul tenant (hufe) et trouvait facilement, parmi les Slaves échappés au massacre, les travailleurs nécessaires. Des moines cisterciens, entre les nouveaux villages, fondaient leurs monastères et fournissaient les desservants aux églises paroissiales. Dès avant la fin du xiie siècle, la colonisation avait déjà atteint les bords de l’Oder. Le long des rivières, des villes indispensables à l’approvisionnement des paysans et servant de marchés à leurs alentours, commençaient à se fonder : Brandebourg, Stendal, Spandau, Tangermunde, Berlin, Francfort sur l’Oder.

Les États slaves de l’est et du sud, la Pologne et la Bohême, cherchèrent bientôt à attirer vers eux ces Allemands qui apportaient au delà de l’Elbe les procédés de l’agriculture occidentale et la pratique de divers métiers urbains. Les ducs polonais de Silésie (Piastes) favorisèrent de toutes leurs forces leur établissement à Breslau et dans ses environs. Le roi de Bohême Wenceslas Ier(1230-1253) et son successeur Othokar II se montrèrent plus favorables encore à ces pionniers. Des villages allemands s’éparpillèrent au milieu de villages tchèques, des villes allemandes, Kuttenberg, Deutchbrod, Iglau, se développèrent par l’industrie des mines ou celle du tissage, bourgeois et paysans conservant intacts, au milieu de la population indigène, leur langue, leurs mœurs et leur droit, et léguant ainsi à l’avenir de redoutables problèmes. Les colons germaniques pénétrèrent même jusqu’en Hongrie, où ils s’établirent en Transylvanie sous la protection du roi qui leur y assura, en 1224, d’importants privilèges.

Cette expansion fait songer involontairement aux invasions du ve siècle dans l’Empire romain. Ici et là, c’est la même poussée d’hommes cherchant au dehors de la patrie de nouveaux moyens de subsistance. Seulement, tandis que les Germains du Ve siècle se fondirent très rapidement au milieu des populations romaines et en adoptèrent les mœurs et la langue, ceux du xiie siècle au contraire imposèrent par la violence leur nationalité aux Slaves, ou la conservèrent là où ils s’établirent parmi eux. Il ne suffit pas, pour expliquer ce contraste, d’invoquer l’infériorité de la civilisation germanique au ve siècle à l’égard de la civilisation romaine, et sa supériorité au xiie siècle à l’égard de la civilisation slave. Les Normands qui ont envahi l’Angleterre au xie siècle étaient bien plus civilisés que les Anglo-Saxons, et pourtant à la longue ils se sont intimement mélangés à eux et ce mélange a constitué un peuple nouveau. Et il en a été de même des Suédois qui, au ixe siècle, se sont emparés, du gouvernement de la Russie. Rien de tel n’apparaît au delà de l’Elbe. Aujourd’hui encore, entre les descendants des émigrés du xiie siècle et les populations slaves sur le sol desquels ils habitent, la différence est aussi nette et aussi tranchée qu’aux premiers jours. Il serait puéril de recourir à la << race » pour rendre compte de ce phénomène, puisque c’est chose d’expérience courante que les Allemands se dénationalisent très facilement dans les milieux étrangers. La raison de leur persistance en Bohême, en Pologne et en Hongrie doit être cherchée tout d’abord dans le fait qu’ils s’établissent en groupes compacts, à la différence des Normands d’Angleterre éparpillés parmi les Anglo-Saxons. Mais le motif principal est sans doute qu’ils furent chez les Slaves les initiateurs et durant de longs siècles les représentants par excellence de la vie urbaine. Les Allemands ont introduit la bourgeoisie chez des peuples agricoles et c’est peut-être plus encore comme classe sociale que comme groupe national qu’ils ont, dès le début, contrasté avec eux. Grâce aux paysans germaniques de leurs alentours, les villes allemandes ont pu raffraîchir constamment leur population par l’afflux de compatriotes en même temps que l’action qu’elles exerçaient sur ces paysans les empêchait de se slaviser.

Si l’expansion germanique en pays slave s’explique tout d’abord par des causes économiques, des motifs religieux n’ont pas tardé à y collaborer et à augmenter singulièrement ses progrès. Le paganisme disparu devant la colonisation allemande entre l’Elbe et l’Oder, subsistait encore dans toute l’étendue de la plaine qui s’étend aux bords de la Baltique entre ce fleuve et le Niémen. Ses habitants d’origine slave, les Prussiens, avaient résisté aux tentatives d’évangélisation entreprises chez eux à la fin du xe siècle par Saint Adalbert, évêque de Prague et, plus tard par des moines cisterciens de Pologne. Au commencement du xiiie siècle, le duc polonais de Mazovie appela contre ces infidèles obstinés les chevaliers de l’Ordre Teutonique. Fondé à Saint-Jean d’Acre, en 1198, parmi les Frères hospitaliers de nationalité allemande, cet ordre avait été invité une vingtaine d’aimées plus tard, par le roi André II de Hongrie, à combattre les hordes des Coumans païens qui inquiétaient ses frontières orientales. Mais des difficultés n’avaient pas tardé à surgir entre les Hongrois et les chevaliers et l’appel du duc polonais de Mazovie leur fournit l’occasion de déployer leur zèle pour la foi sur un champ d’action plus favorable. Les pauvres Prussiens, avec leurs arcs et leurs boucliers d’osier, ne pouvaient résister aux lourds chevaliers qui venaient à coups de glaive conquérir au catholicisme une terre nouvelle, mais non un nouveau peuple. Car de convertir les Prussiens, il ne fut pas question. On les traita comme des ennemis du Christ et du pape, qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre. Depuis les Croisades, l’évangélisation cédait le pas à la guerre sainte. Celle-ci fut une guerre d’extermination. Elle ne prit fin qu’en 1283 quand il n’y eut plus de païens à massacrer. A mesure que les Teutoniques avançaient dans le pays, ils l’organisaient. Dès châteaux-forts dont la Marienburg, non loin de Dantzig, nous a conservé un curieux spécimen, marquaient les étapes de la conquête. Des colons allemands venaient en occuper les alentours et là aussi la germanisation, comme entre l’Elbe et l’Oder, fut donc la conséquence de la guerre. Des Prussiens, il ne resta que le nom, qui continua à désigner les envahisseurs. Les chevaliers conservèrent la seigneurie du pays qu’ils prirent en fief du pape Grégoire IX, en 1234.

Pendant que les Allemands colonisaient ainsi la grande plaine au sud de la Baltique, ils essaimaient également sur les rivages de cette mer où jusqu’alors n’avaient navigué que les bateaux scandinaves. Le mouvement ici partit de Lubeck, bourgade slave détruite par Henri le Lion, puis repeuplée par des émigrants venus des régions allemandes avoisinantes. L’endroit était admirablement situé.

La proximité de Hambourg le destinait à devenir l’intermédiaire entre le commerce de la Mer du Nord et celui de la Baltique, et ses progrès s’accomplirent avec une surprenante rapidité. Dès 1163, Wisby, dans l’île de Gotland, devenait une espèce de factorerie, en rapports constants avec Lubeck et d’où la navigation allemande se dirigea bientôt vers les côtes orientales de la Baltique. L’embouchure de la Duna, laquelle offrait une excellente voie de communication vers les régions russes de l’intérieur, fut activement fréquentée. Le commerce fraya ici la voie au christianisme. En 1201, un évêché était fondé à Riga et l’évêque Albert de Bienne y créait l’ordre des Chevaliers Porte-Glaive, destiné à combattre les païens de Livonie et d’Esthonie. Quelques années plus tard, les marchands allemands entretenaient des relations commerciales avec Novgorod. Cependant, au nord, Dorpat enlevée aux Russes par les Porte-Glaive devenait, comme Riga, le centre d’un évêché.

La prépondérance allemande dans la Baltique fut tout d’abord menacée par les rois de Danemark. La guerre des investitures avait permis à ceux-ci de secouer le joug auquel ils étaient soumis depuis Othon Ier. En 1104, le pape avait détaché leur pays du diocèse de Brême, et Lund avait été érigé en métropole religieuse des royaumes du nord. Lorsque la lutte éclata entre les Hohenstaufen et les Guelfes, ils prirent naturellement parti pour ceux-ci. Waldemar Ier, sous le règne duquel commence le développement du port de Copenhague, fut allié de Henri le Lion, dont la fille épousa son fils Canut VI (1182-1202). Il s’associa à ses expéditions contre les Wendes et prit possession de l’île de Ruyen. Canut refusa le serment à Frédéric Barberousse, s’imposa à la Poméranie, au Mecklemburg et même à Lubeck et à Hambourg. Waldemar II (1202-1241) agrandit les conquêtes de son frère du Schwerin et soumit la Norvège à un tribut. Bientôt sa flotte apparut à l’est de la Baltique. En 1219 il débarquait en Esthonie et, après une grande victoire sur les Esthes (à laquelle se rattache la légende du Danebrog), fondait la ville de Reval. Il s’emparait vers la même date de l’île d’Oesel (1221) et menaçait Riga. Mais cette expansion était purement politique et c’était sur des territoires déjà en grande partie colonisés par des Allemands qu’elle s’étendait. Quand Waldemar fut tombé par surprise aux mains du comte de Schwerin (1223), une révolte générale éclata contre lui. Il chercha vainement quatre ans plus tard à rétablir ses affaires. La défaite qu’il subit à Bornhöved (22 juillet 1227) décida de l’avenir et assura aux Allemands pour longtemps la maîtrise de la Baltique.

Le commerce de cette mer entourée de pays neufs et peu peuplés ne pouvait se développer que par l’exportation des blés de l’Allemagne du nord et des fourrures de la Russie vers les régions occidentales d’où il amenait en revanche les vins, les épices et les étoffes de luxe. Bruges où venait aboutir la grande voie qui rattachait la Flandre à l’Italie était depuis longtemps déjà l’objectif des navigateurs allemands de la Mer du Nord. Ceux de la Baltique suivirent la même direction et la communauté de leurs intérêts les rapprocha tout de suite les uns des autres. De ces relations économiques naquit la Hanse, c’est-à-dire la confédération non seulement des marchands mais des villes auxquelles ils appartenaient depuis Riga jusqu’à Cologne. Elle s’étendit même à la longue à quelques villes non maritimes telles que Breslau et Munster. Lubeck, placée au milieu de la longue côte qui s’étend de l’Escaut à la Duna, en devint le centre dès le milieu du xiiie siècle. Les intérêts commerciaux de tous les membres de la ligue concordaient suffisamment pour que, malgré des différends locaux et passagers, la bonne entente se maintînt ordinairement entre eux. Grâce la Hanse, la navigation allemande resta prépondérante dans les deux mers septentrionales jusqu’au milieu du xve siècle.

On peut résumer ce que l’on vient de lire en disant que, depuis la fin du xiie siècle, l’Allemagne occupe une place de plus en plus petite dans la politique européenne et une place de plus en plus grande sur la carte de l’Europe. Aidée par une série d’entreprises de conquête et de propagande religieuse, la colonisation germanique s’étend de la Basse-Elbe au Niémen et s’interpose entre la mer et les États slaves de l’intérieur, Pologne et Russie, préparant ainsi des conflits et des guerres qui, depuis le xive siècle, ne cesseront pas de troubler périodiquement la paix de l’Europe orientale. L’absence de frontières naturelles dans ces régions où seule la différence des idiomes sépare les peuples les uns des autres, les prédestinait à devenir le théâtre d’une lutte qui devait prendre nécessairement le caractère d’une lutte nationale dans le sens le plus brutal, c’est-à-dire dans le sens ethnographique du mot. Là où le relief du sol répartit les États dans des cadres distincts et où la nature elle-même trace pour ainsi dire les limites des patries, les guerres sont purement politiques et la conquête n’entraîne pas l’asservissement du vaincu. Les divers régimes étrangers auxquels le peuple italien a été soumis du xe au xixe siècle n’ont en rien altéré son essence propre. Mais il en va autrement dans ces plaines indéfinies où rien ne protège contre l’agression des voisins. Dès lors la guerre y prend des allures de guerre d’extermination. Le vainqueur ne se croit en sûreté que s’il a dépecé l’État ennemi, que s’il a extirpa ses institutions, que s’il en a détruit la langue et la religion pour les remplacer par les siennes. Ainsi ont agi les colons allemands du xiie siècle envers les Slaves de Poméranie et de Prusse, ainsi les Hohenzollern en agirent plus tard à l’égard de la Pologne, et la Russie à l’égard des Allemands des provinces baltiques. Dans de telles conditions d’existence les mœurs s’endurcissent : l’énergie, l’esprit de discipline et d’organisation dominent parce qu’ils sont indispensables ; la force paraît la raison suprême et le seul soutien du droit. C’est là ce qu’on rencontre dès l’origine dans l’Allemagne à l’est de l’Elbe. Ces terres de colonisation restent bien en arrière de l’Allemagne de l’ouest et du sud pour la culture intellectuelle. On n’y pourrait guère citer avant le xviiie siècle de savants, de poètes et d’artistes. Le travail et la lutte les prennent tout entières. Parmi les margraves de Brandebourg et les Chevaliers Teutoniques du xiiie siècle, dans la petite noblesse qui les emploie et qui combat pour eux, se rencontrent dès lors les premiers caractères de ce que l’on appellera plus tard l’esprit prussien.

  1. Exception faite pour le royaume de Sicile dont on parlera plus loin.
  2. Le nom de Patarius paraît être une simple déformation de celui de Cathare.
  3. Frédéric II, en 1231, avait déjà fait frapper en Sicile des Augustales d’or, mais dont la circulation semble être restée assez étroitement limitée.
  4. Voy. p. 125 et sq.
  5. Je ne parle pas de celles de la Baltique qui leur appartenaient à peine.
  6. Voyez plus loin, p. 260 et sq.