Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE XI

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CHAPITRE XI


Quelques abbés incertains. — Nombreuses inhumations à Hautecombe pendant la seconde période du xiiie siècle. — Célestin IV et Nicolas III.

L’usage, assez fréquent au moyen-àge, de désigner dans les actes publics le nom des personnes qui assistaient à leur rédaction par une seule initiale, et la confusion de ces initiales que les documents paraissent accuser, ne permettent pas d’établir d’une manière certaine la série des abbés d’Hautecombe pendant la seconde période du xiiie siècle. Sans nous appesantir sur ces difficultés, causées probablement par des erreurs de copistes, nous rappellerons seulement qu’Humbert, abbé d’Hautecombe, que nous nommerons Humbert II, fut choisi par Béatrix de Savoie, comtesse de Provence, pour un des exécuteurs de ses dernières volontés, dans les testaments qu’elle fit à Amiens, le 14 janvier et le 22 février 1264[1].

Un autre abbé, du nom de Lambert, apparaît, en octobre 1268, comme témoin du mariage d’une autre Béatrix, celle-ci fille d’Amédée IV et surnommée comtesson, avec Pierre Bouvier, fils du comte de Bourgogne et de Châlons. C’était cette princesse qui avait été destinée par son père à être religieuse au monastère du Betton. Parmi les témoins du mariage, on remarquait encore Humbert de Seyssel et Gauthier, son frère, et Guy de la Rochette[2].

Ce même abbé figure ensuite dans une transaction qu’il conclut, le 3 février 1272, avec Jean de Briord, prieur d’Yenne, et Aymon, chapelain de Loysieux, relativement aux limites des dîmeries par eux prétendues[3].

Bien que cette prélature paraisse avoir été assez longue, nous n’en connaissons ni les débuts ni la fin ; ce n’est que quinze ans plus tard qu’un nouveau nom d’abbé nous apparaîtra. Béatrix, fille de Thomas Ier épousa Raymond Bérenger, comte de Provence, dont le règne eut une influence considérable sur les événements tumultueux qui agitèrent alors le midi de la France. Alliant à une rare beauté un esprit aimable et cultivé, elle tenait à sa cour de nombreuses et brillantes réunions de troubadours. Aussi, leurs poésies flatteuses et la rare prospérité de sa famille, où l’on compte une impératrice d’Occident, une reine de France et une reine d’Angleterre[4] parmi ses filles, une impératrice d’Orient et deux reines parmi ses petites-filles, ont immortalisé son nom dans le pays de la gaie science, où son souvenir y est toujours resté très vivant[5].

Par son testament du 22 février 1264, elle avait choisi sa sépulture dans l’église de l’hospice qu’elle avait fondée aux Échelles, en Savoie, quelques années auparavant[6].

Morte dans cette localité, vers la fin de 1266, elle fut ensevelie dans un splendide mausolée de marbre. Au-dessus, se voyait sa statue « avec ses habits royaux » et tout autour, dans autant de niches, 32 statuettes de marbre blanc, représentant ses principaux parents, avec les écussons de leurs armes surmontant chaque niche. Cette œuvre d’art, qui n’avait point d’égale dans toutes les possessions de la Maison de Savoie, et dont Guichenon nous a transmis le dessin, fut détruite en 1600, pendant la guerre contre la France. Les restes mortels de Béatrix furent transportés dans l’église paroissiale des Échelles et enfermés dans un modeste tombeau. Mais lorsque, en 1793, le génie du mal s’efforça de détruire tout ce qui rappelait les anciennes souverainetés, ces restes furent profanés : la tête seule fut sauvée par le chanoine Desgeorges, et, en 1826, elle fut transférée à Hautecombe, où un monument a été élevé en l’honneur de cette princesse à l’époque de la restauration de l’abbaye.

Deux ans après la mort de Béatrix, survenait celle de Pierre II, comte de Savoie, septième fils de Thomas Ier. Né au château de Suze, en 1203, il fut destiné d’abord à l’état ecclésiastique ; mais, cédant à son inclination pour la carrière des armes, il demanda son apanage à son frère Amédée IV, et en obtint deux châteaux en Bugey et une partie du Chablais. Quelques années après, il se rendit en Angleterre, à la Cour de son neveu, Henri III. Il y fut comblé d’honneurs et reçu comme un souverain. Il devint le conseiller intime du roi, prit part aux travaux du

parlement et refusa même le commandement général de toutes les forces du royaume, dans la crainte d’exciter la jalousie des barons anglais. Le comté de Richemond, divers autres fiefs et terres qui le mirent au rang des puissants feudataires de l’Angleterre, lui furent concédés par Henri III, dont il ne voulut point recevoir d’autres faveurs.

En Savoie, son modeste apanage se grossit successivement de l’héritage de ses frères et des nombreuses terres et seigneuries qu’il acquit dans la Suisse romande. Voulant s’attacher cette dernière contrée, qu’il venait d’acquérir pièce par pièce par des moyens très divers, il y développa le commerce, la dota de libertés publiques et de lois si sages, que le souvenir de ses grandes qualités s’est perpétué jusqu’à nos jours dans le cœur des Vaudois. Aussi est-il appelé le conquérant et le législateur du pays de Vaud, et la postérité lui a décerné le nom de Petit Charlemagne.

Lorsqu’en 1263, à la mort de Boniface, fils d’Amédée IV, il hérita du comté de Savoie, son autorité était celle d’un grand souverain. Aux possessions que nous venons d’indiquer, il faut encore ajouter le Faucigny, que lui avait apporté en dot sa femme Agnès, fille d’Aymon II, seigneur de Faucigny, en 1253[7].

Par un rare bonheur et une grande habileté, il sut posséder une baronnie importante en Angleterre et un comté fort étendu dans les Alpes. Il visitait alternativement ces deux souverainetés, laissant dans celle qu’il quittait des hommes dévoués qui le garantissaient de toute crainte pendant son absence.

Vers 1250, étant en Chablais, il reçut de l’abbé de Saint-Maurice, en reconnaissance des bienfaits de sa famille envers ce monastère, l’anneau de saint Maurice, à condition qu’il appartiendrait toujours au chef de la Maison de Savoie. Cette relique était autrefois le symbole de l’investiture du royaume de Bourgogne. Sigismond, roi des Burgondes, avait fondé, près d’Agaume, dans l’endroit présumé du supplice de la légion thébaine, un monastère où ses successeurs prirent l’investiture de leur royauté, par la tradition de la lance et de l’anneau de saint Maurice, l’un des chefs de cette légion. Ainsi firent les princes de la Maison de Savoie depuis qu’ils furent en possession du Valais. Désormais propriétaires de cette insigne relique, ils en scelleront à l’avenir les actes les plus importants de leur gouvernement[8].

Pierre, le Petit Charlemagne, mourut au château de Pierre-Châtel et fut inhumé à Hautecombe le 16 mai 1268, d’après la chronique de cette abbaye.

La plupart des membres de la famille de Savoie, qui y furent ensevelis, témoignèrent de l’intérêt qu’ils portaient à cette maison religieuse par leurs dispositions de dernière volonté. Aussi, quand une tombe s’ouvrira, nous consulterons les dispositions de celui dont les restes mortels vont y descendre, et elles nous fourniront habituellement une preuve de l’affection traditionnelle de cette famille pour sa première nécropole.

Pierre commence son testament par l’élection de sa sépulture à Hautecombe ; puis il nomme son frère Philippe héritier du comté de Savoie, règle les droits des autres membres de sa famille à sa succession, et arrive aux pieuses libéralités, dont la première est en faveur de notre abbaye. Il lui lègue, pour le repos de son âme, deux cents livres viennoises, qui seront employées à constituer une rente foncière de dix livres, decem libratas terræ, pour célébrer un service annuel ; il donne à la maison de Mairiaci (Méry ?) vingt livres et quelque somme semblable à presque toutes les maisons religieuses de ses États. L’exécution de ses dernières volontés est confiée aux personnages les plus importants de la contrée : l’archevêque de Tarentaise, l’évêque de Genève, l’abbé d’Hautecombe, prieur de Lustri ; Hugues de Paleysieux, son bailli dans le pays de Vaud ; Sofred d’Amesin, son bailli en Savoie ; Berlion d’Amesin et Thomas de Rossillon, ses clients[9].

À côté de Pierre II, vint bientôt reposer son frère Boniface, archevêque de Cantorbéry. Né dans les premières années du xiiie siècle, il entra d’abord à la Grande-Chartreuse. Bientôt, ses excellentes dispositions furent appréciées ; on le nomma, quoiqu’il fût encore novice, prieur de Nantua, et ce ne fut là qu’une étape dans la voie des honneurs ecclésiastiques.

En 1232, il est chargé de l’administration du diocèse de Belley, et, peu après, de celui de Valence. En 1241, il est promu à la dignité d’archevêque de Cantorbéry et de primat d’Angleterre, à la demande de la reine Éléonore, sa nièce, et du roi d’Angleterre. Confirmé dans cette charge par le souverain pontife Innocent IV, il en reçut l’onction épiscopale pendant le premier concile de Lyon, en 1245.

Par la fermeté qu’il déploya dans plusieurs circonstances, pour la défense des droits de l’Église contre le pouvoir civil, entre autres, en faveur de l’archevêque Winthon, chassé de son diocèse pour avoir soutenu contre le roi sa propre juridiction et l’immunité ecclésiastique, il prouva que la faveur et la parenté qui le liaient à Henri III ne le faisaient point fléchir dans l’accomplissement de ses devoirs. Le pape lui en adressa des félicitations ; et, lorsqu’il eut mis fin au premier concile général de Lyon, en 1248, il voulut lui confier le commandement de ses armées, reconnaissant en lui le sang de Thomas Ier. Mais Boniface déclina cet honneur, consacra tous ses soins à l’administration de

son diocèse et à l’accomplissement des hautes fonctions de primat d’Angleterre. La malheureuse captivité de son frère, Thomas II, l’appela en Piémont, en 1256, pour faire la guerre aux ennemis de sa famille. De retour en Angleterre, il fut nommé régent du royaume en 1259, pendant l’absence d’Henri III, qui avait passé la mer pour signer la paix avec saint Louis. Quelques années plus tard, il accompagne le roi et la reine dans leur voyage en France.

Véritable fils de la patrie savoisienne, il lui conserva son affection au milieu des honneurs que lui décernait une nation étrangère. Bien que septuagénaire, il voulut la revoir et s’aboucher avec son frère, le comte Philippe, qui venait de monter sur le trône. Ce fut son dernier voyage. Souffrant depuis longtemps de la gravelle, il mourut au château de Sainte-Hélène, près de Montmélian, le 14 juillet 1270[10].

La pureté de ses mœurs, son zèle pour la discipline ecclésiastique, son inépuisable charité pour les pauvres et envers les établissements religieux, lui attribuèrent l’auréole de la sainteté. Il était en même temps d’une beauté physique remarquable, qui le fit surnommer l'Absalon de la Savoie. Son corps fut transporté à Hautecombe et déposé à côté et à droite du grand-autel. Avant la dévastation du monastère, on voyait un magnifique mausolée en bronze, élevé à sa mémoire et attribué à Henri de Cologne. Il a été remplacé par un autre en pierre de Seyssel, construit à la même place, d’après le même dessin et portant la même épitaphe.

Les fidèles accoururent à son tombeau et l’invoquèrent comme un saint, surtout pour obtenir la guérison de la maladie qui l’avait conduit au trépas. Son culte immémorial a été solennellement approuvé par décret du pape Grégoire XVI, du 7 septembre 1838.

Par son testament daté de Cantorbéry, il déclare que s’il meurt en Angleterre ou sur la mer d’Angleterre, il veut être enseveli dans son église de Cantorbéry ; que s’il meurt entre la mer et l’abbaye de Pontigny, il le sera à Pontigny ; que s’il meurt entre Pontigny et le Mont-Cenis, il le sera à Hautecombe ; et enfin que s’il succombe au-delà du Mont-Cenis, son inhumation aura lieu à Saint-Michel de la Cluse[11]. Il fit un grand nombre de legs aux églises, aux hôpitaux de son diocèse et à l’ordre de Cîteaux, qu’il parait affectionner grandement, à en juger par le choix de sa sépulture et par ses libéralités testamentaires. Ainsi, il légua dix marcs à chacun des abbés qui seront présents au chapitre général, pour célébrer annuellement un service pour le repos de son âme ; il donne, pour la même fin, 30 marcs au monastère de Cîteaux, 100 marcs à la maison de Pontigny. Il fait des dispositions semblables à la Grande-Chartreuse et à chaque prieur de l’ordre des chartreux, aux monastères du Betton, de Tamié, et à la plupart des établissements religieux. Aux églises d’Hautecombe et de Saint-Sulpice, il lègue cent livres fortes pour acheter des rentes, à l’effet de célébrer annuellement, dans chacune d’elles, un service pour le repos de son âme. Puis il ajoute : « Je veux et j’ordonne que, dans l’église où mon corps reposera, cantaria fiat et constituatur ad celebrandum, tous les jours, pour le salut de mon âme, de mes parents, de mes proches et de tous les fidèles défunts. »

Il nomme pour exécutrices testamentaires, Marguerite, reine de France, et Éléonore, reine d’Angleterre, ses nièces[12].

Les flottilles aux noires couleurs sillonnaient fréquemment les eaux du lac de Châtillon, pendant les premiers siècles de la monarchie ; mais jamais elles ne se suivirent aussi rapidement qu’à l’époque où nous sommes parvenus. Les tables funéraires de l’abbaye enregistrèrent successivement les noms suivants :

Cécile de Baux, deuxième femme et veuve d’Amédée IV, surnommée Passerose à cause de sa grande beauté. Elle fut épousée, par procuration du comte de Savoie, dans la chapelle de Notre-Dame d’Orange, par Humbert de Seyssel, en janvier 1244, en présence de Raymond de Baux, prince d’Orange, de Guillaume de Baux, son neveu, et d’autres gentilshommes appartenant à des familles bien connues dans notre province : Guy de Châteauneuf, Guillaume de Sabran, Aymon de Compeys, B. de Baux, chanoine d’Avignon, et Hugues, seigneur de Mouxy. Elle mourut le 21 mai 1275, après avoir survécu douze ans à son seul enfant, Boniface, comte de Savoie, décédé en minorité le 7 juin 1263[13]. Alix, fille de Thomas Ier, qui fut probablement la même personne qu’Alix, abbesse du monastère de Saint-Pierre de Lyon, bien que les titres de l’abbaye de Saint-Pierre la fassent mourir en 12o0. Elle fut inhumée à Hautecombe, d’après la chronique de cette abbaye, le 1er août 1277.

Béatrix Fieschi, nièce du pape Innocent IV, seconde femme de Thomas II, comte de Flandres, et mère d’Amédée V, décédée le 15 juillet 1283[14].

Marguerite, fille de Thomas Ier, épouse d*Hermann-le-Vieux, comte de Kibourg, seigneur de Fribourg et landgrave d’Alsace, morte la même année[15].

Le comte Philippe Ier, successeur de Pierre le Petit Charlemagne. Ce fut le dernier des fils de Thomas Ier qui monta sur le trône et qui vint reposer à Hautecombe. Né à Aiguebelle en 1207, il fut destiné à l’Église, en vertu du même principe qui y avait fait entrer plusieurs de ses frères : la crainte d’affaiblir l’État par la pluralité de ses apanages. Il fut d’abord chanoine et primicier de l’église de Metz : puis, ayant été élu évêque de Lausanne par une partie des chanoines, et l’élection n’ayant pas eu de suite, par l’opposition des autres membres du chapitre, il reçut l’administration et la jouissance des évêchés de Valence et de Lyon, bien qu’il ne fût pas engagé dans les ordres. Cette dernière dignité lui donnant la souveraineté temporelle de la ville de Lyon et d’une grande partie du Lyonnais, en faisait un seigneur riche et puissant. Lorsque, peu d’années après, Innocent IV vint tenir le premier concile œcuménique de Lyon (1245), il lui confirma ces prérogatives. Puis, voulant donner de nouvelles preuves de son attachement envers lui et son auguste famille, il le fit siéger à ses côtés, le regarda comme un de ses principaux conseillers et remmena ensuite à Rome, où il lui doime le titre de gouverneur du patrimoine de Saint-Pierre et de grand gonfalonier de l’Église romaine. Ainsi, le comte de Savoie était le vicaire de l’empereur, et son frère, le vicaire temporel du pape. On ne doit pas s’étonner, dès lors, de la prospérité croissante de cette famille.

Philippe vécut à l’ombre de l’autel jusqu’à l’âge de 60 ans. Se vovant alors sur les marches du trône, — le comte de Savoie, son frère, n’ayant point d’héritier direct, — il quitta ses riches bénéfices ecclésiastiques et épousa Alix de Bourgogne. L’année suivante (1268), la mort de Pierre II lui transmit le comté de Savoie.

Déjà guerrier sous l’habit ecclésiastique, il le fut plus encore sous l’armure de chevalier. Il augmenta ses États dans le pays de Vaud, compléta l’œuvre de son prédécesseur et, comme lui, fut choisi par les Bernois pour leur protecteur et défenseur. Après différentes guerres avec le dauphin de Viennois et avec Rodolphe de Hapsbourg, roi des Romains, il mourut au château de Roussillon, en Bugey, dans la nuit du 15 au 16 août 1283. Son corps fut transporté à Hautecombe[16].

C’est ici le cas de mentionner deux souverains pontifes dont les noms se rattachent à l’histoire d’Hautecombe : Célestin IV et Nicolas III.

Un des plus anciens auteurs qui ait décrit l’intérieur de l’église d’Hautecombe, le docteur Cabias, publiait, en 1623, les lignes suivantes :

« Hautecombe, qui a été le berceau et la mère nourrice de deux souverains pontifes, ainsi qu’on le voit dans leurs chroniques, où particulièrement l’on a inséré ces vers latins rithmiques :

Gaude domus Alha-Cumbæ
Prolem nutristi ecclesiæ
Antistitem magnum quartum
Cælestinum ac Facundum.

« Et ailleurs cette inscription :

Alta-Cumba.
sabaudiæ. natum. genuisti. sapientæ
Nicolaum. tertium. Pontificem. magnum
atque. generosum[17]. »

Tous les auteurs faisaient descendre le premier de ces papes de la famille Castiglione, de Milan, et lui donnaient pour parents Jean Castiglione et Cassandre Cribelli, sœur d’Urbain III. Della Chiesa, dans sa Corona reale[18], vint jeter des doutes à cet égard. Se fondant sur ce que, en 1190, un seigneur de Montluel, ayant juridiction sur le château de Châtillon, en Chautagne, et nommé Jean, avait donné à l’abbave d’Hautecombe de nonbreuses terres situées en Chautagne, — ce qui, pour le dire en passant, n’est établi par aucune autre preuve que l’assertion de cet écrivain, — et rapprochant ce fait du séjour du religieux Geoffroy di Castiglione ou de Châtillon[19] dans l’abbaye d’Hautecombe, et du voisinage de ce monastère avec le château où un seigneur de ce nom avait juridiction, il vint à penser que ce n’était pas s’éloigner beaucoup de la vérité, que de dire que Célestin IV était savoisien et non milanais. Depuis lors, nos écrivains nationaux, jaloux d’exalter les gloires de la patrie, se sont empressés d’adopter les conclusions dubitatives et assez hasardées de l’évêque de Saluces, sans en examiner les prémisses ; et, érigeant ces doutes en une vérité, ils ont fait de don Geoffrov un membre de l’ancienne famille de Châtillon, dont le manoir titulaire projette l’ombre de ses vieilles tours dans les eaux voisines d’Hautecombe.

Le lecteur restera juge de la question, et nous nous bornerons à rappeler que, d’après ses biographes, avant d’être moine cistercien, ce personnage avait été chanoine et chancelier de l’église de Milan. La pureté de ses mœurs, l’étendue de son savoir attesté par de pieux discours composés à Hautecombe, le font nommer, par Grégoire IX, prêtre-cardinal du titre de Saint-Marc, en l227, puis évêque du titre de Sainte-Sabine. A la mort de ce souverain pontife, il fut appelé à lui succéder par dix cardinaux, les seuls que l’empereur Frédéric ne tenait pas en prison. Cette élection eut lieu le 22 septembre 1241, et, dix-huit jours après, Célestin IV mourut sans avoir été couronné. Le Saint-Siège resta vacant pendant vingt-et-un mois[20].

Nicolas III se rattache a notre monastère par son enfance. Suivant la tradition, le jeune Giovanni Gaetano degli Orsini (Jean Cajetan des Ursins), romain, aurait été élevé à Hautecombe[21], bien qu’il ne prît point l’habit cistercien. Élu pape à Viterbe, le 25 novembre 1277, il mourut, après un court pontificat, d’une attaque d’apoplexie, au château de Suriano, dans le diocèse de Viterbe, le 22 août 1280. Il unissait à une science profonde une prudence extrême, qui l’avait fait surnommer, pendant son cardinalat, Cardinalis compositus. Une de ses principales préoccupations fut la conversion des infidèles ; il envoya, dans ce but, des légats à l’empereur d’Orient et des missionnaires jusiju’en Tartarie. Comme souverain temporel, il fut un ardent adversaire de Charles d’Anjou, roi de Sicile. Sa mort précéda de deux ans les Vêpres siciliennes.

Pendant son pontificat, une demande assez curieuse de dispenses matrimoniales lui fut présentée par Guillaume du Châtelard, frère de Pierre, archevêque de Tarentaise. L’examen de ces dispenses fut confié, en souvenir du monastère où il avait passé ses premières années, à l’abbé d’Hautecombe qui, de concert avec l’évêque d’Aoste et le gardien des Frères mineurs de Chambéry, devait juger de cette demande[22].

  1. Wurstemberger, Peter der zweite, IV. n°° 636 et 639.
    Guichenon a publié le dernier testament dans ses Preuves de l’Histoire de la Maison de Savoie, p. 64. avec quelques incorrections et notamment à propos de l’abbé d’Hautecombe, qu’il désigne sous le nom de Libert, tandis que, dans Wurstemberger, on lit Umbertum.
  2. Guichenon, Savoie, p. 274.
  3. Voir, in fine, Documents, no 19.
    À quelle famille appartenaient les abbés Humbert et Lambert ? Nous n’avons pu le savoir. — Quelques-uns prétendent qu’Humbert de Seyssel, abbé d’Hautecombe, fut témoin, le 22 avril 1253, de la donation des fours et moulins de Chambéry à ce monastère. Nous ne croyons pas devoir adopter cette opinion, car :
    1o  la charte indique bien comme témoins : Vir nobilis Humbertus de Saisselio, frater reverendus abbas Altecombæ, frater Humbertum sub prior, etc. : mais il nous paraît plus exact de lire : 1o  Humbert de Seyssel ; 2o  le Révérend Père abbé d’Hautecombe ; 3o  W I*ère Lambert, sous-prieur, etc.. que de lire Humbert de Seyssel, abbé d’Hautecombe.
    2o  Les annales des de Seyssel ne font aucune mention d’une semblable dignité conférée à un membre de cette famille.
    3o  En admettant même l’hypothèse que l’initiale R de la charte du 22 mai 1253 (voir p. 146) est erronée, ce ne serait point vraisemblablement Humbert de Seyssel qui devrait être indiqué comme abbé d’Hautecombe, car ce nom figure en toutes lettres parmi les témoins laïques du même acte. Le rédacteur de la charte n’aurait pas manqué de constater ces deux noms semblables par une périphrase ou au moins par l’insertion complète de ces noms. C’est peut-être B. (Burchard) au lieu de R. qu’on de\rait lire ; à moins que, contrairement à l’usage suivi à cette époque, R. ne signifiât Reverendus. Au milieu de ces difficultés, nous avons cru donner pour successeurs à l’abbé Burchard : Humbert II, Lambert et, en troisième lieu, Jean Ier.
  4. Marguerite, femme de Louis IX ; Éléonore, femme de Henri III.
  5. Elle présidait elle-même les Cours d’amour. « Brave comtesse de tout haut lignage, lui chantait le troubadour Guillaume de Saint-Grégori, nous vous tenons pour la plus belle qu’on ait oncques vue au monde : pour la fontaine pure d’où jaillissent toutes les vertus. »
  6. Par un acte du 6 des ides de novembre (8 novembre) 1260, passé dans la grande salle du château des Échelles, elle donne à l’hospice de Saint-Jean de Jérusalem et à Ferdinand de Barral, grand-maître de l’Ordre, qui reçoit la donation en cette qualité, le château, la juridiction, le mère et le mixte empire, le domaine et la seigneurie du mandement des Échelles, sous les conditions suivantes :
    1° Une maison et une église seront construites, et l’hospice y entretiendra treize prêtres, quatre diacres et trois clercs, avec les revenus donnés et ceux qui pourront lui advenir :
    2° Une messe sera dite chaque semaine pour elle ;
    3° L’hospice contribuera à l’entretien de la maison, soit l’hôpital des pauvres, qu’elle se propose de créer.
    Elle légua plus tard 3.000 livres à ce futur hôpital, qu’elle appelle maison de Dieu. (Archives de l’Économat, à Turin.) — Guichenon a publié cette charte à la page 65 de ses Preuves de l'Histoire de la Maison de Savoie, en lui donnant erronément la date du 13 novembre 1266. Aussi, il en résulte une confusion dans son récit, au tome I, p. 263 de son ouvrage. — Sic, Wustenberger, op. cit, p. 289.
  7. De cette union naquit une seule fille, Béatrix, qui s’allia à Guy VII dauphin de Viennois, le 3 décembre 1241, dans le château de Chillon, où avait eu lieu, dix-huit ans auparavant, le mariage de ses parents. Agnès, ayant survécu à son mari Pierre II, resta maîtresse du Faucigny et le transmit en dot à sa fille Béatrix, devenue dauphine de Viennois et appelée la grande dauphine. De là, une guerre longue et sanglante entre les comtes de Savoie et les dauphins, qui ne se termina que par la cession du Dauphiné à la France en 1355. Voir, à ce sujet, Du-Boys, Rivalités du Dauphiné et de la Savoie jusqu’en 1349. (Congrès scientifique de France ; Chambéry, 1853.)
    Guy VII, époux de Béatrix, était le même personnage qui avait contracté mariage avec Cécile de Baux, deuxième femme d’Amédée IV. Ce mariage n’avait point été consommé, et Guy épousa la nièce de celui qui s’allia effectivement avec la princesse que lui, Guy, avait pour ainsi dire répudiée.
    Troublé par des scrupules de conscience, le dauphin consulta le Souverain Pontife, qui chargea l’abbé de Saint-Chaffre, au diocèse du Puy, de faire une enquête sur cette affaire et de la régler (1261). — Inventaire des Arch. des dauphins de Viennois, en 346, publié par M. l’abbé Chevalier, p. 61 et suiv., n° 317 ; Nogent-le-Rotrou, 1871.
  8. C’était un anneau d’or avec un gros saphir ovale sur lequel était gravé un guerrier à cheval. Il fut perdu en 1798.
    Il est aujourd’hui bien entendu que cet anneau n’a pas été porté par saint Maurice de son vivant, mais qu’il a orné la dépouille mortelle de ce saint. Aussi, on le trouve souvent désigné par ces mots : Lanel du Corps de saint Mauris. — Voir le Bulletin du XIe volume des Mém. de la Soc. sav. d’hist., où M. F. Rabut a joint à ces données un dessin de l’anneau.
  9. Guichenon, Preuves, 75. — Ce testament, fort long, est très intéressant par les noms de monastères et de personnages qu’il renferme. Les témoins furent Jean, évêque de Belley ; Pierre, abbé d’Aulps ; Guillaume, prieur de Belley ; Gérard, official de Genève et doyen des Allinges ; Ponce Clavel, curé de Saint-Hippolyte ; Bienvenu de Compeys, professeur de droit civil.
    Il est daté du 6 mai 1268.
  10. Vita de beati Umberto e Bonifacio di Savoia. — Thomas Wicches. Chromic. ad an, 1270 ; — Cibrario, Altacomba.
  11. Cette vénérable abbaye, qui apparaît au sommet d’une saillie du mont Pirchiriano, à la gauche du voyageur qui, du Mont-Cenis, se dirige sur Turin, a reçu les dépouilles mortelles d’un grand nombre de membres de la famille de Savoie, surtout depuis 1836, où Charles-Albert, après l’avoir fait restaurer, y fit transporter les corps des princes qui se trouvaient dans les souterrains de la cathédrale de Turin.
    Voir l’intéressante histoire de ce monastère, publiée par M. le baron Claretta. avec documents originaux inédits : Turin, 1870.
  12. Guichenon, Preuves, 59.
  13. Cette même année, mourut subitement, à Hautecombe, d’après Besson, Aymon de la Tour, évêque de Genève depuis 1268.
  14. D’après la Chronica latina Sabaudia, la veille des kalendes de mai (30 avril) 1282, aurait été inhumé un prince du nom de Thomas, qui, d’après Jacquemoud, ne peut être que Thomas III, chef de la brabranche de Savoie-Achaïe, fils de Thomas II, comte de Flandre. Voir monum. Hist. patr., t. III. — Il serait né à la Motte et mort à Saint-Louis d’Aoste, le 16 mai, d’après l’Obituaire d’Abondance.
  15. D’après Cibrario, Altac., chap. v.
  16. Valbonnais, Hist. du Dauphiné. — Cibuario, Specchio cronol.
    La chronique d’Hautecombe le fait mourir le 13 et inhumer le 18 septembre 1285. Nous avons cru devoir reporter sa mort au 16 et son inhumation au 18 août de cette même année.
  17. Cabias, Vertus merveilleuses des Bains d’Aix en Savoye ; Lyon, 1623. Ouvrage rare, réimprimé à Lyon en 1688, et à Annecy en 1702.
  18. Corona reale di Savoia, t. I. p. 40 ; Cuneo, 1655.
  19. Inutile de préciser que ces deux mots indiquent le même nom de famille en italien et en français.
  20. Moreri, Dictionnaire historique.
  21. Nous avons vu, dans Gérold d’Allinges, un autre exemple de même fait. Suprà, p. 134.
  22. Mém. Soc. sav. d’hist., t. V, p. xv et suiv.