Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE II

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CHAPITRE II


Avènement de Félix V. — Le prieuré bénédictin de Saint-Innocent. — Son union à Hautecombe (1443).

La reconnaissance de Martin V par les diverses nations chrétiennes et l’abdication de Clément VIII, antipape d’Avignon, avaient terminé le grand schisme d’Occident (1429). Mais, peu d’années après, les agissements du concile de Bâle faillirent le faire renaître. Réuni, en 1431, pour la réformation de l’Église et lapaisement des dissensions qui l’avaient déchirée si longtemps, il les réveilla lui-même, s’insurgea contre l’autorité apostolique, déposa le pape Eugène IV et élut Amédée VIII, duc de Savoie, sous le nom de Félix V. Bien que cette élection émanât d’un synode dont la légitimité était plus que douteuse et qu’Amédée se fût toujours montré fidèle à celui des papes qui, dans ces malheureux temps, paraissait avoir le plus de droit à s’appeler le successeur de saint Pierre, il accepta cette lourde responsabilité[1]. Son intronisation se fit en grande pompe, à Ripailles, dans l’église des Augustins[2]. Assis sur le grand autel, le nouveau pape donna aux assistants sa bénédiction solennelle, après que le décret de son élection lui eut été remis, le 17 décembre 1439. Il reçut tous les ordres sacrés en trois jours, dit sa première messe à Thonon, le 6 janvier suivant, et le 24 juillet avait lieu son entrée à Bâle avec une pompe extraordinaire. L’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, Milan, le Piémont, la Savoie, le reconnurent pour chef visible de l’Église et envoyèrent des ambassadeurs pour assister à son couronnement[3].

Depuis son siège pontifical de Lausanne, il n’oublia point la nécropole de sa famille, où il avait lui-même choisi sa sépulture, comme nous l’avons vu ; il le prouva en lui annexant un prieuré assez important dont les possessions s’étendaient sur la rive opposée du lac du Bourget et que l’on pouvait apercevoir depuis les terrasses d’Hautecombe : nous voulons parler du prieuré de Saint-Innocent.

C’était un des plus anciens monastères de la Savoie. Le coteau sur lequel il s’élevait, abrité contre les grands froids par une chaîne de montagnes, présentant sa déclivité aux rayons du midi, préservé des touffeurs énervantes de l’été par le voisinage du lac qui se déroule à sa base, avait été habité depuis les temps les plus reculés, comme la plupart de nos localités heureusement situées. Pour nous borner à l’époque romaine, nous rappellerons qu’un temple en l’honneur de Mars y avait été construit d’après le témoignage de plusieurs inscriptions conservées jusqu’à nos jours. À ce temple païen succéda une église en l’honneur de saint Innocent, compagnon de saint Maurice et, comme lui, martyrisé avec la légion thébaine. Cette église était, au xe siècle, sous le patronage de la famille de Montfalcon, dont le château couronnait un mamelon adossé au versant oriental de la montagne de la Chambotte et dont on voit encore les ruines sur la commune de la Biolle. Gauthier, chef de cette famille, donna l’église de Saint-Innocent, de même qu’une chapelle du château de Montfalcon, au monastère de Saint-Théofrède ou Saint-Chaffre, au diocèse du Puy en Velay, du consentement de sa femme Bulgrade et de ses fils, et ensuite des conseils et autorisation de l’évêque de Genève et d’Aymon, comte de Genevois.

Vers 1084, il céda, en outre, à la même abbaye les som mes nécessaires pour construire un monastère à Saint- Innocent, et cela sans nuire aucunement aux autres biens que les moines qui y résideront pourront acquérir[4].

Cette donation s’opéra pendant que Guillaume III était abbé de Saint-Chaffre[5]. Fondé par Calminins[6], duc d’Auvergne, vers 570, ce monastère adopta la règle de saint Benoît, qui commençait à se propager. Détruit par les Sarrasins en 732, il fut relevé par Louis le Débonnaire. Peu à peu, un grand nombre de maisons religieuses lui furent soumises, tant dans l’ancienne France qu’en Savoie. Au moment de la fondation du prieuré de Saint-Innocent, celui de Sainte-Marie-des-Échelles lui appartenait, de même que l’église de oe lieu, en vertu d’une donation d’umbert-aux-Blanches-Mains[7].

Bien que simple prieuré rural, celui de Saint-Innocent avait une certaine juridiction sur les habitants de la localité. En 1315, une difficulté surgit à cet égard entre le représentant du comte de Savoie et le prieur. Jean Cignon, procureur d’Amédée V, prétendait que son seigneur avait toute juridiction, le mère et le mixte empire, sur la paroisse et le village de Saint-Innocent et sur toutes leurs dépendances et, par conséquent, même sur les gens du prieuré. Anthelme de Montfalcon, prieur de Saint-Innocent, soutenait au contraire que cette juridiction appartenait in solidum, en commun, au prieur et au comte, tant en vertu d’une donation faite au prieur par Béatrix de Genève, comtesse de Savoie, du vivant de son mari, le comte Thomas, qu’en vertu de la coutume, d’un long usage, d’une possession journalière et paisible et de plusieurs autres droits et raisons.

A la demande du prieur Anthelme, une transaction intervint, et il fut convenu :

I° Que le prieur aurait sur ses hommes, dans toute la paroisse de Saint-Innocent, le droit d’infliger les amendes qui, d’après les statuts et coutumes de Savoie, ne doivent pas dépasser 60 sols ;

2° Qu’il aurait la juridiction civile sur tous ses fiefs présents et futurs et les menues amendes pour cause de champart[8] ;

3° De son côté, le comte de Savoie aura le mère et le mixte empire sur les hommes du prieuré et, en outre, l’omnimode juridiction sur tous les autres habitants de Saint-Innocent et sur les étrangers.

Cet accord, approuvé par le comte de Savoie et le prieur de Saint-Innocent, le mardi après l’Épiphanie de l’année 1315, fut ensuite ratifié par Raymond, abbé du monastère de Saint-Chaffre, le mercredi après l’octave de la Pentecôte de la même année[9].

Pendant le siècle suivant, ce prieuré subit les tristes effets de l’affaissement général de l’institut bénédictin. Jean, cardinal-prêtre du titre de Saint-Laurent in Lucina, après l’avoir tenu en commende, l’abandonna. Eugène IV, qui seul pouvait recueillir un bénéfice vacant, en sa qualité de chef de l’Église, en avait pourvu Guillaume de Lescherène, prévôt de l’église de Lyon. Le concile de Bâle ayant donné à Eugène IV un successeur en la personne de Félix V, le prieur commendataire proposa à ce dernier pontife de résigner son bénéfice, moyennant une pension viagère à prendre sur les fruits et revenus du prieuré.

Considérant que les moines d’Hautecombe se plaignaient de la rudesse du climat où soufflait fréquemment un air très vif ; que, d’autre part, leurs revenus ne leur permettaient pas de construire dans une localité plus clémente un établissement pour leurs malades ; que ceux-ci étaient souvent obligés de sortir du monastère et de vivre dans des lieux non réguliers. Félix V chargea les abbés de Saint-Sulpice, au diocèse de Belley, et de la Chassagne, au diocèse de Lvon, de recevoir cette cession de bénéfice et de déterminer la pension demandée en correspectif. Il leur enjoignit même, dans le cas où Guillaume de Lescherène aurait changé d’avis, d’unir quand même son bénéfice à Hautecombe[10]. Cette dernière éventualité paraît s’être réalisée, et l’abbé de la Chassagne, appelé aussi Guillaume, annexa le prieuré de Saint-Innocent à l’abbaye d’Hautecombe, suivant les conditions prescrites dans les bulles de commission.

Quelque temps après, de Lescherène, pour des motifs qui ne sont pas indiqués, voulant faciliter alors cette annexion, céda à Félix V tous ses droits de commende sur le prieuré qui fut alors canoniquement vacant. Des bulles, données à Lausanne le 6 mars 1443, confirmèrent l’union faite par l’abbé de la Chassagne et déclarèrent le prieuré de Saint-Innocent définitivement et perpétuellement uni au monastère d’Hautecombe.

Ces mêmes bulles déterminent la pension à servir à Guillaume de Lescherène. Afin que, disent-elles, l’ancien prieur, issu d’une race noble, ne soit pas trop lésé par cette union, le monastère d’Hautecombe lui payera à Lyon une pension annuelle de 500 florins d’or, de 12 gros de la monnaie de Savoie (environ 5.500 francs de notre monnaie actuelle), à concurrence d’une moitié le jour de la fête de saint Jean-Baptiste et de l’autre moitié aux fêtes de Noël, à moins que le monastère ne lui assigne un ou plusieurs bénéfices produisant ce revenu ; le tout, sous peine d’excommunication, et si elle restait encourue pendant trois mois, Guillaume de Lescheréne pourrait reprendre son bénéfice dans l’état où il l’a résigné.

Les huiles d’union prescrivent, en outre, que rien ne sera changé dans le prieuré relativement au culte divin et au nombre de moines accoutumé. Cette stipulation était importante ; le prieuré, quoique non conventuel, avait charge d’âmes pour toute la paroisse groupée autour de lui, et il l’exerçait par un vicaire perpétuel qu’il rétribuait.

Ses revenus s’élevaient à 250 livres tournois petit poids environ, et des moines y résidaient au nombre de quatre[11]. Nous verrons plus tard que ces prescriptions des bulles d’union seront invoquées par les moines de Saint-Innocent pour défendre leurs privilèges contre l’abbé commendataire d’Hautecombe, dont ils vont dépendre désormais.

L’abdication de Félix V devant le concile de Lausanne, qu’il convoqua lui-même, mit fin au règne du dernier antipape ; Nicolas V resta sans conteste le seul chef visible de la chrétienté. Sous le pontificat de Pie II (1458-1464), craignant peut-être que l’union de ce prieuré, opérée par un antipape, ne fût pas régulière, bien que Nicolas V eût confirmé, par bulles du 18 juin 1449, tout ce que Félix V avait fait pendant son pontificat, Jean des Chênes, abbé d’Hautecombe, et ses religieux s’adressèrent au SaintSiège pour en obtenir une nouvelle confirmation. Pie II ne put satisfaire à leur requête, la mort l’ayant enlevé sur ces entrefaites. Mais Paul II, l’année même où il lui succédait, s’empressa d’approuver et de ratifier cette annexion, par bulles du 16 septembre 1464[12].

  1. Le motif de cette acceptation paraît avoir été d’empêcher qu’un homme de basse condition parvînt à cette position et que, trop ami du pouvoir, il ne voulut plus l’abandonner quand le bien de l’Église le réclamerait. (Cibrario, Specc, p. 202.)
  2. Et non dans l’abbaye de Saint-Maurice en Valais, comme le raconte Guichenon par suite d’une mauvaise lecture du procès-verbal de cérémonie. (Voir Lécot de La Marche, Notice historique sur Ripailles en Chablais, 1863.)
  3. Guichenon et Grillet ont exagéré le nombre des princes et des pays qui le reconnurent pour pape. Il n’est même pas très certain que l’Angleterre doive y être comprise : car Henri VI écrivit de Windsor au concile de Bâle, pour l’exhorter à ne pas se séparer d’Eugène IV. Cette lettre existe à la bibliothèque de Genève. Voir Senebier, Catalogue raisonné, etc. — D’après l’abbé Darras, l’empereur d’Allemagne et le roi de France résolurent de garder la neutralité entre Félix V et Eugène IV. (Hist. générale de l’Église.)
    La majeure partie de la chrétienté resta fidèle à Eugène IV.
  4. Monum. Hist. patriæ, t. II.
  5. Il le devint en 1071 et mourut en 1086.
  6. Cette abbaye portait primitivement le nom de son fondateur : monasterium Calminiacense ou Calmeliacense. Elle prit ensuite celui de Saint-Théofrède ou Saint-Chaffre, de Theofredus, son second abbé, successeur d’Eudes, son oncle. On la désigne encore sous le nom de Carméry, corruption de Caiminius, ou de Monastier.
    Il s’est formé auprès de cette abbaye une petite ville qui a pris le nom de Monastier-Saint-Chaffre. C’est un chef-lieu de canton de la Haute-Loire, à trois lieues du Puy, sur la rivière la Calanse. Migne, troisième Encyclopédie, t. XVI, p 167.
  7. Ces deux établissements lui appartinrent de 1042 à 1273. (Gallia Christiana, t. II, p. 761.) — Mém. de la Soc. sav. d’hist,, t. IV, p. 394 et suiv. — Cartulaire de Saint-Chaffre (Académie delphinale, Documents, vol. II.
  8. Espèce de bail à cens, dont la relevance consistait dans une certaine portion de fruits recueillis sur l’héritage
  9. Archives de cour
  10. Suivant bulles données à Bâle., le 15 septembre 1442. (Archives de Cour, Abbazie. mazzo III, n° 9.)
  11. Voir, aux Documents, n° 32, les bulles d’union. — Lors de la confection du cadastre, ce prieuré possédait encore, en biens de l’ancien patrimoine de l’Église, 140 journaux.
  12. Voir Documents, n°33.
    Voici la succession des papes contemporains de Félix V, dont le pontificat dura de 1439 à 1449 : Eugène IV, pape romain, de 1431-1447 ; Nicolas V, pape romain, de 1447-1455.
    Viennent ensuite : Calixte III (1455-1458) ; Pie II (1458-1464) ; Paul II (1464-1471).