Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE Ier

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CHAPITRE Ier


Dégénérescence de l’ordre cistercien. — La commende.

Nous touchons à une époque critique pour les institutions monastiques ; et le courant fatal qui devait porter une si vive atteinte à leur prospérité morale et matérielle n’épargna point la grande famille cistercienne.

Les causes en furent multiples. La guerre contre les Anglais, qui, pendant si longtemps, ensanglanta le sol de la France ; les compagnies d’aventuriers attirés par l’appât de la solde et utilisant les loisirs des trêves éphémères par la dévastation et le pillage ; le grand schisme d’Occident, divisant la chrétienté en plusieurs obédiences, provoquant de fréquentes dépositions et élections de papes et d’antipapes ; tout semblait conjuré pour troubler profondément la sécurité et la régularité de la vie claustrale et arrêter les vocations jusqu’alors si nombreuses.

À ces causes temporaires de décadence, s’en joignit une autre qui, longtemps combattue et toujours renaissante, finit « par s’attacher définitivement aux flancs de l’ordre cistercien, comme un chancre rongeur, pour en épuiser toute la sève et la vie[1]. » Nous voulons parler de la commende, c’est-à-dire de la collation d’un ou de plusieurs bénéfices ecclésiastiques à une personne engagée ou non engagée dans les ordres, avec dispense de résider dans aucun de ces bénéfices.

Ce fut une singulière déviation de la nécessité de confier la garde d’un établissement ecclésiastique, dont le titulaire venait à manquer, à une personne étrangère à cet établissement, et pour le temps de la vacance seulement. Le gardien ou commendataire, de commendare, confier, se bornait à administrer les revenus, à remplir la charge d’âmes, s’il y avait lieu, et rendait compte de sa gestion au nouveau titulaire. C’est ainsi que Grégoire le Grand (590-604) confia aux évêques l’administration des monastères pendant la vacance du siège abbatial, afin de prévenir les brigues des électeurs. Ce patronage était tout dans l’intérêt des monastères, et il n’eut pas de graves inconvénients, tant qu’il fut réservé aux évêques seuls.

« Toutefois, les commendes ne tardèrent pas à s’écarter du but qui leur avait donné naissance. Dans les temps de troubles et de dangers où le droit du plus fort était seul respecté, les évêques et les abbés appelèrent les seigneurs à leur secours contre les agressions injustes et se placèrent, eux et leurs églises, sous la protection d’un suzerain capable de les défendre. Le remède fut peut-être pire que le mal ; car, par là, le système féodal s’étendit sur les biens de l’Église. Les nouveaux suzerains s’habituèrent bientôt à les regarder comme leur propriété ; ils en disposèrent à leur gré ; ils les donnèrent en fiefs à leurs leudes ou fidèles, pour récompenser les services qu’ils en auraient reçus[2]. » C’est ainsi que Charles Martel distribua aux leudes d’Austrasie les évêchés et les abbayes ; que l’on vit, sous Charles le Chauve, un grand nombre de seigneurs, se disant abbés, quoique laïques, s’établir dans les monastères avec leurs femmes, leurs chiens de chasse et leurs chevaux, reléguant les moines dans un coin retiré, les conservant néanmoins comme des travailleurs utiles et prenant pour eux-mêmes le produit de leur travail[3].

Le grand mouvement monastique du xe et du xie siècle avait modéré cet abus. Les Ordres nouveaux, qui s’étaient créés pour revenir à la pureté primitive des saintes règles, s’en étaient préservé pendant les siècles suivants. Mais, dans le courant du xive siècle, à la faveur du schisme, qui ne laissait pas à l’Église la force nécessaire pour résister à cette tendance toujours menaçante, et, par suite de la nécessité de réunir souvent plusieurs monastères, plus ou moins dévastés en un seul qui put offrir des éléments de vitalité suffisants, la commende finit par être tolérée par l’Église, après bien des hésitations[4]. Encouragée par les rois et les grands, qui voyaient, dans les prébendes que la guerre avait épargnées, de riches dotations pour leurs serviteurs dévoués et les cadets de famille, de temporaire, la commende devint perpétuelle, et le mal fit de tels progrès que Paul II, qui occupa la chaire de Saint-Pierre de 1464 à 1471, répondit au cardinal de Porto, qui le priait de l’abolir : « Comment faire ? La chose n’est pas possible[5]. »

Rien, cependant, n’était plus contraire aux canons de l’Église d’après lesquels nul ne pouvait être pourvu d’un bénéfice s’il ne réunissait deux conditions essentielles : la qualité personnelle et la résidence. En conséquence, nul ne pouvait obtenir un bénéfice régulier s’il n’était lui-même régulier et, en outre, s’il ne pouvait résider dans ce bénéfice. Cette seconde condition était surtout exigée pour les bénéfices emportant charge d’âmes, et elle excluait la réunion de plusieurs bénéfices sur une même tête. Mais, dirons-nous avec Léon Ménabréa, il n’est point de vérité sainte et éclatante que la logique sillogistique, année de ses distinctions aiguës, ne puisse ternir et rendre douteuse. On imagina de distinguer le titre d’avec l’émolument et d’enseigner que les régies sacrées des conciles concernaient exclusivement le titre et que le démon pouvait faire son profit du reste[6]. On pourvut in commendam le séculier, du bénéfice régulier, qu’il ne pouvait occuper in titulum sans être religieux ; et au régulier, déjà pourvu d’un bénéfice en titre et qu’il était capable d’occuper, on en conféra un autre en commende. Par ces subterfuges, les titulaires de tel ou tel bénéfice perçurent les revenus de deux ou trois abbayes, en qualité d’administrateurs ou abbés commendataires, prétendant s’assimiler ainsi aux évêques des premiers siècles, qui, chaque fois qu’un siège voisin devenait vacant, s’en constituaient les tuteurs, sans l’égide de la religion et de la justice.

Outre le changement de destination des revenus qui passaient dans la main de personnes étrangères, au lieu de servir à l’entretien de la communauté, aux aumônes, aux réparations et reconstructions des bâtiments si étendus dans les grandes abbayes, la commende entraîna une autre conséquence non moins grave.

Au-dessous de l’abbé commendataire, se trouvait le prieur conventuel, lui, vrai moine, ne possédant de bénéfice ni en titre ni en commende, résidant dans son monastère qu’il gouvernait en réalité, « suant sous le joug du Seigneur et travaillant sans cesse à la consommation des saints[7]. »

Mais, vis-à-vis de l’abbé commendataire, quels étaient ses droits et ses prérogatives sur la communauté ? Quelles étaient les limites réciproques de leur autorité ?

Le Souverain Pontife seul, pouvant déroger aux canons de l’Église, avait seul autorité pour conférer un monastère en commende et passer outre à l’inhabileté des personnes et à la pluralité des bénéfices. Mais les bulles de provisions ne spécifiaient nullement les droits de juridiction et de direction attachés à la qualité de commendataire. Elles consacraient un abus et cette consécration en engendrait d’autres qu’elles ne prenaient pas soin de régler. Les conflits de juridiction entre l’abbé et le prieur, les plaintes des moines contre eux, étaient portés devant les cours de justice séculières. Une jurisprudence différente s’établit dans les parlements français et dans le Sénat de Savoie, au point de vue du droit de visite et de correction des monastères. Les parlements refusaient ce droit aux abbés commendataires, « parce que ce n’est pas à eux de faire observer ce qu’ils n’entendent pas, ni de corriger les défauts à une règle qu’ils n’ont jamais professée[8]. » Le Sénat décidait le contraire. Le président Favre nous a transmis plusieurs décisions dans ce sens et, entre autres, un arrêt qu’il appelle très célèbre, rendu, le 16 décembre 1590, contre les moines de Notre-Dame d’Ambronay, en Bugey, qui avaient appelé comme d’abus de la correction à eux infligée par Messire Claude de la Coux, abbé commendatairede cette maison. Une autre décision semblable fut prise sous sa présidence, en 1617, contre les religieux de Bellevaux, appelant d’une correction émanée d’Aymon-Mermier, leur prieur commendataire[9]. Nous verrons plus loin Antoine de Savoie revendiquer énergiquement ces mêmes droits devant le Sénat contre l’abbé général de Cîteaux, et ses protestations être accueillies[10].

D’autres difficultés surgirent relativement à la répartition des revenus entre le commendataire et les religieux conventuels. Nous en verrous plus loin des exemples se rattachant directement à notre abbaye.

Ce mal contagieux, parti de la France, où l’ordre de Cîteaux avait son siège[11], se répandit peu à peu dans presque toutes les contrées de l’Europe. La Belgique, les provinces de l’Allemagne demeurées catholiques et la Suisse firent heureusement exception. Par la ferme volonté des peuples plutôt que par les bonnes dispositions des souverains, ces contrées repoussèrent la commende, et la vie monastique s’y perpétua plus pure qu’ailleurs.

Bien que la Savoie n’eut point été visitée, comme la France, par les guerres et leurs ravages, et que ses comtes tinrent à honneur de faire fleurir la vie religieuse, elle ne résista pas longtemps à cette lèpre morale qui avait une si grande force d’expansion. L’abbaye bénédictine de Talloires, une des plus anciennes de la contrée, mais aussi la moins ferme à résister aux mauvaises influences, paraît

avoir été la première à tomber en commende et fut donnée à ce titre à notre célèbre compatriote, le cardinal de Brogny, qui en fut abbé de 1397 à 1426[12].

Seule des trois abbayes cisterciennes de la Savoie, Tamié put s’y soustraire, grâce à une heureuse circonstance. Pareti, abbé régulier de Tamié, ayant été désigné par le chapitre général de Cîteaux pour représenter l’Ordre devant le concile de Bâle, il se trouva, le 17 novembre 1439, parmi les trente-trois Pères qui élurent Félix V. Lorsqu’il alla présenter au Souverain Pontife ses hommages et les félicitations des Savoisiens, Félix lui demanda quelle faveur il désirait pour lui et ses frères. L’abbé de Tamié le conjura de ne jamais permettre que son monastère tombât en commende. Ce qui fut promis solennellement et fidèlement observé dans la suite par les princes et les pontifes[13].

Aulps eut son premier abbé commendataire vers 1468, en la personne de Jean-Louis, fils de Louis, duc de Savoie[14].

Hautecombe parait avoir été tenue en commende pour la première fois par Pierre Bolomier, frère de Guillaume Bolomier, vice-chancelier de Savoie. Il était aumônier et chambellan de Félix V, qui l’avait pourvu de cette abbaye vers 1440.

Les prieurés suivirent le sort des abbayes : la commende s’étendit peu à peu à la plupart des monastères de la Savoie relevant de l’ordre de Saint-Benoît.

A dater de cette époque, les traditions s’effacent ; l’histoire des couvents perd sa noblesse. Les religieux s’habituèrent à vivre sans l’abbé, et l’abbé sans les religieux. De là, une multitude de moines vivant dans l’anarchie et les désordres qui l’accompagnent ; de là, le scandale déplorable d’une foule de clercs séculiers, pourvus d’abbayes qu’ils que connaissaient que de nom et dont ils dévoraient la substance dans le luxe d’une vie mondaine, se couvrant d’un opprobre qui rejaillissait sur la religion[15] ; de là aussi, de fréquentes mutations de bénéfices de la part d’abbés, s’inquiétant peu des statuts de leur Ordre, ce qui amena le pape Eugène IV à défendre, par une bulle de 1438, qu’aucun abbé de l’ordre de Cîteaux ne résigna sa charge sans le consentement du chapitre général, à moins que la résignation ne se fît dans les mains du pape et en consistoire[16].

Les chefs de l’Ordre voulurent tenter un nouvel effort pour le relever d’un si grand abaissement. Réunis en chapitre général (1473), ils déléguèrent vers la cour de Rome l’abbé de Cîteaux pour la conjurer de remédier à ces maux et spécialement d’abolir la commende.

Le retour à la complète observation de la règle primitive était difficile. Quant à la commende, l’abus en était tellement général et passé dans les usages, que Sixte IV ne put qu’émettre des promesses pour l’avenir. Relativement à l’observation des règles primitives de Cîteaux, touchant la vie intérieure des monastères, le Souverain Pontife crut devoir admettre des dérogations. Réfléchissant que le droit naturel l’emporte sur toutes sortes de lois d’autorité apostolique, il donna, quant à la nourriture, plein pouvoir au chapitre et aux abbés de Cîteaux de dispenser, selon leur conscience, de l’abstinence de la viande, autant de temps que durerait la nécessité présente.

La condescendance du Chef de l’Église fît naître une affreuse confusion ; parmi les abbés, beaucoup se montrèrent trop faciles ; d’autres, trop rigides. Dans le même couvent, l’alimentation différait suivant les religieux, et cette diversité entraînait des récriminations sans fin. Le chapitre général de 1483 crut trancher toutes les difficultés en ordonnant que dans tous les monastères on servirait de la viande trois fois par semaine à un seul repas, le dimanche, le mardi et le jeudi, en un lieu séparé du réfectoire ordinaire[17].

Cette mesure porta le coup de mort à la haute et antique renommée d’austérité dont jouissait le moine cistercien. Il cède la première place aux Franciscains et aux Dominicains, qui la céderont à leur tour à l’institut des Jésuites. Une fraction de l’ordre de Cîteaux reviendra cependant à la pratique de la règle primitive par la réforme des Feuillants, ensuite par celle de l’Étroite-Observance, mère de la congrégation des Trappistes, qui fait revivre aujourd’hui jusqu’au milieu de nos montagnes savoisiennes, la piété et la régularité des premiers disciples de saint Bernard.

  1. L’abbé Martin, Les Moines et leur influence sociale ; Paris. 1863. C’est dans cet intéressant ouvrage qu’ont été pris une partie des développements qui suivent.
  2. Annales d’Aiguebelle, t. I.
  3. Le monastère de Saint-Denis reconnut pour abbés commendataires ou honoraires Charles le Chauve, Robert, duc de France, et Hugues Capet.
    Aymon, comte de Savoie, destiné à l’Église comme cadet, avait été pourvu, jeune encore, de deux canonicats et d’un prieuré, qu’il tenait en commende jusqu’à ce qu’il eut l’âge prescrit par les canons. (Specc. cron., p. 101.)
  4. On prétend que le premier pape qui autorisa la commende, telle qu’elle est entendue de nos jours, fut Léon IV (847-855). Pour réparer les ravages des Sarrasins, il distribua aux Corses réfugiés dans ses États et à ses propres sujets les terres ou les revenus des terres ayant appartenu à des monastères ruinés. Mais, comme on le voit, les circonstances étaient tout exceptionnelles. Benoît XII (1334-1342) réprouva tellement les provisions en commende, qu’il déclara nulles même celles faites avant son pontificat.
    Urbain VI, peut-être pour augmenter ses adhérents et diminuer l’influence du premier anti-pape d’Avignon, rétablit la commende en 1378, l’année même de son élection à Rome. Son successeur, Boniface IX, la confirma en montant sur le Saint-Siège (1389). Mais Calixte III, é1u sans conteste et reconnu chef universel de toute la chrétienté, à la mort de Nicolas V, en 1455, la défendit. Pourquoi son successeur, Pie II (1458-1464) ne l’imita-t-il pas ? Au dire de Papyre Masson, en moins de cinq ans, il conféra plus de cinq cents monastères en commende. (Levret, Traité de l’abus, t. I, p. 188.)
  5. Tamburini, De jure Abbatum, t. IV.
  6. Abbaye d’Aulps, Mém. de l’Acad sav., t. XI., p. 256.
  7. Le Maistre, Plaidoyers, p. 128.
    Parlant des commendataires, il s’écrie : Ces oiseaux du désert veulent passer pour les colonnes du temple. Ils ne veulent pas paître le troupeau, et veulent se nourrir de sa chair et se couvrir de sa laine. Ils ne font rien, et toutefois ils veulent s’élever au dessus des plus nobles enfants de Sion, qui suent le joug du Seigneur.
  8. Levret, Traité de l’abus.
  9. Codex Fabrianus, liv. I, tit. III, déf. 31. — Citons ici l’extrait suivant du Dictionnaire de Ferrières, qui résume ce que nous venons de dire de la commende :
    « En France, on a retranché les commendes données à des laïques, sans néanmoins abolir absolument la commodité et l’usage des commendes en faveur des ecclésiastiques séculiers. C’est un expédient qu’on a trouvé de lever l’incompatibilité de la personne avec la nature du bénéfice.
    En France, la commende est un vrai titre de bénéfice régulier (ce qui n’était pas admis en Savoie), que le pape donne à un ecclésiastique séculier à l’effet de disposer des fruits du bénéfice pendant sa vie, avec dispense de la règle, secularia secularibus, regularia regularibus. C’est pour cela que le pape seul peut conférer en commende les abbayes et les prieurés réguliers, lui seul pouvant dispenser des canons pour ce qui regarde l’inhabileté des personnes.
  10. Infrà. chap. x.
  11. Néanmoins, Cîteaux et les premières abbayes de l’Ordre ne tombérent point canoniquement en commende.
  12. Quelquefois un motif de régénération fit donnerer une abbaye en commende. Ainsi, en 1379, la célèbre abbaye de la Cluse subit la commende, à la suite des vives instances d’Amédée VI auprès du pape, afin de ne plus voir se renouveler les désordres et les pertes de biens qui affligèrent ce monastère sous la prélature de l’abbé Pierre de Fongereto, qui dura de 1362 à 1379. (Claretta, op. cit.
  13. Burnier, Hist. de Tamié.
  14. Ménabréa, Hist, de l’Abb. d’Aulps.
  15. L’oubli de la règle avait également pénétré dans les monastères de femmes. Jean, abbé de Cîteaux, et le chapitre général adressèrent des lettres à l’abbé d’Aulps, le 14 septembre 1433, pour le charger de faire prendre aux religieuses cisterciennes de la Savoie et du Dauphiné, le scapulaire réglementaire au lieu du manteau qu’elles portaient, et de faire couper la queue de leur robe, « car elles n’ont aucun scapulaire ains portent avec pompes des queues superflues en leurs manteaux et tuniques. » (Inventaire de l’abbaye d’Aux.)
  16. Archives du Sénat, Invent. de l’abb. d’Aux.
  17. Hélyot, Hist. des Ordres religieux, t. V, p. 358 et suiv.