Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE X

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CHAPITRE X


Dom Antoine de Savoie, abbé d’Hautecombe. — Il revendique les droits de correction et de juridiction de son monastère. — Longues négociations pour son entrée au Sénat. — Édit de Louis XIV sur les maladreries. — Dom Antoine meurt chef de cinq abbayes et doyen de la Sainte-Chapelle de Chambéry. — Il termine la série des sépultures princières à Hautecombe avant la restauration de l’abbaye.

Après onze années de vacance, le bénéfice d’Hautecombe allait recevoir un nouveau titulaire en la personne de dom Antoine de Savoie.

Son père, Charles-Emmanuel Ier, avait épousé Catherine d’Autriche, fille de Philippe II, qui mourut le 6 novembre 1597, en mettant au monde son dixième enfant. Suivant quelques auteurs, le duc se serait remarié secrètement avec Marguerite de Rossillon, marquise de Rive, fille de Gabriel de Rossillon, seigneur du Chàtelard en Savoie. Mais il paraît plus probable que ce mariage n’eut point lieu et que dom Antoine et les autres enfants qui naquirent de cette union illicite furent simplement des enfants naturels reconnus. Aussi, la date précise de sa naissance est ignorée[1].

En 1642, le cardinal Maurice de Savoie, ayant renoncé à la pourpre pour épouser sa cousine, Louise de Savoie, abandonna en même temps la commende de Saint-Michel de la Cluse en faveur d’Antoine de Savoie. Par bulle du 24 juillet 1642, cette transmission de bénéfice fut confirmée malgré la jeunesse du nouveau titulaire, qui fut dispensé, par autre bulle de l’année suivante (4 mars 1643), des conditions d’âge et autres, requises par le concile de Trente.

Trois ans après, il était pourvu de l’abbaye d’Aulps, et, en 1651, Charles-Emmanuel II, sorti depuis peu de la tutelle de sa mère Christine, voulut lui remettre celle d’Hautecombe.

Dans le placet ou lettre de nomination qu’il adressa au pape, il allègue que, voulant faire cesser la vacance de l’abbaye d’Hautecombe, il a estimé nécessaire, « en vertu de son droit de patronage, de nomination et de présentation, » de proposer à Sa Sainteté « une personne en laquelle concourent la piété, doctrine, vie exemplaire et toutes les vertus que l’on peut désirer en un prélat pour le service et la gloire de Dieu, l’honneur et l’avantage de l’Église et l’édification des peuples ; » et ayant reconnu ces qualités dans « son oncle ; » dom Antoine de Savoie, il le nomme et présente à Sa Sainteté pour l’abbaye d’Hautecombe, « la suppliant de lui faire expédier les bulles et particulières provisions nécessaires[2]. » les négociations et les formalités à remplir, tant à la Cour de Rome que devant le Sénat, se prolongèrent beaucoup. Ce ne fut que près de quatre ans plus tard que l’ancien monastère vit de nouveau un abbé reprendre en mains ses destinées et s’asseoir sur le trône abbatial.

Le 27 avril 1655, dès le matin, les cloches du vieux beffroi s’ébranlent. La communauté, réunie, se concerte sur la réception du nouveau dignitaire ; tout se met en mouvement pour la solennité du jour.

Sur la place de l’église, sont arrivés Son Excellence dom Antoine de Savoie ; messire Jean d’Aranthon d’Alex, chanoine de Saint-Pierre de Genève, commandeur de Saint-Antoine, délégué spécial pour l’installation du nouvel abbé ; messire Claude Pré-Dunoier, prieur de Montailleur ; maître Guillaume Gojon ; les notaires Biset et Vallet, et toute la communauté. Dom Antoine requiert du prieur la lecture des bulles de provision et reçoit des religieux les honneurs d’usage. Le prieur lui présente ensuite, sur un bassin, les clefs de l’abbaye, en signe de remise de ses biens et revenus. Le nouvel abbé les reçoit étant assis. Après cette prise de possession, il est introduit par les religieux dans la grande église. Le seigneur commissaire d’Alex le conduit vers le maître-autel, que le nouvel abbé embrasse ; il lui fait parcourir les différentes parties de la basilique et l’installe sur le siège abbatial, où il entendit la messe et les offices capitulaires[3]. Avant d’avoir obtenu la vérification de ses bulles de provision par le Sénat, dom Antoine de Savoie crut devoir revendiquer la plénitude de ses droits comme abbé commendataire, à l’encontre du chef de l’ordre cistercien.

Claude Vaussin, abbé de Cîteaux, avait nommé visiteur général de tous les couvents de son Ordre, tant en Savoie qu’en Piémont, dom Gabriel Durand, abbé du monastère cistetcien de Mont-Sainte-Marie. Les lettres de commission (du 27 avril 1653) ayant été présentées au Sénat pour qu’il en permît l’exécution, dom Antoine de Savoie en fut informé et s’opposa à leur réception.

Ensuite de cette opposition, le Sénat ordonna la communication de ces lettres à l’abbé nommé d’Hautecombe. Celui-ci protesta de « ses droit et juridiction, comme n’étant point dépendant du général de l’Ordre » et comme ayant « la pleine et entière administration du temporel, la juridiction sur le prieur claustral et sur les religieux, avec pouvoir de les corriger ; et cependant, comme il veut bien que le prieur claustral et les religieux soient corrigés s’il y a quelques abus dans le cloître, il déclare qu’il n’empêche que le révérend Durand exécute sa commission pour ce chef, sans préjudice des droit et juridiction dont il proteste même très expressément de ne se départir ; et en tant qu’il voudrait exécuter sa commission à son préjudice, il empêche ladite permission requise et proteste, en tant que de besoin, d’appeler comme d’abus de l’octroy et concession de laditte commission. »

L’abbé du Mont-Sainte-Marie adressa une seconde requête au Sénat, dans laquelle il déclara ne vouloir point exécuter sa commission au préjudice des droits de l’abbé commendataire, ni lui être hostile. Sur ce, le procureur général en permit l’exécution, « sans préjudice des droits de Son Altesse Royale, des seigneurs abbés et prieurs commendataires et de tous autres tiers non ouïs[4]. »

Deux mois après l’installation de dom Antoine sur le siège d’Hautecombe, commencèrent les négociations relatives à son entrée au Sénat. On se rappelle que les abbés d’Hautecombe étaient appelés à en faire partie en vertu de l’édit de 1594, pourvu, toutefois, qu’ils fussent gradués et qu’ils fussent examinés par le Sénat « sur le faict de la justice. » Pour un membre de la famille régnante et un chef d’Ordre[5] il était dur de s’assujétir aux préparations et aux études nécessaires pour remplir ces deux conditions. À cette époque surtout, où le grand roi gouvernait la France et étendait sa domination si près d’Hautecombe, où sa tante, Christine de France, dirigeait par son influence la cour de Turin, il répugnait aux idées reçues que l’oncle du souverain subit un examen par-devant « les gens tenant le Sénat de Savoie. » Aussi, Madame Royale commença par faire demander au Sénat s’il était nécessaire que son beau-frère obtînt des lettres particulières de nomination au Sénat.

Cette compagnie, prévoyant les difficultés qui allaient naître, lui répondit la lettre suivante, dont les termes obséquieux et voilés témoignent de son embarras :

« Madame, « Nous rendons très humbles grâces à V. A. R. des bontés qu’elle nous a tesmoignées par la lettre qu’elle nous a fait l’honneur de nous escripre touchant la réception au Sénat du seigneur dom Antoine, après nous en avoir faict parler par M. nostre premier président. Sur quoy nous sommes obligés de dire à V. A. R. que la charge de sénateur n’est pas tellement annexée à la dignité d’abbé d’Hautecombe, qu’il ne soit autrement nécessaire à celuy qui en est pourveu den avoir une patiente de S. A. R., laquelle nous estant adressée nous tesmoigneroit l’obéissance que nous avons à ses commandements par la réflexion que nous ferons sur la naissance dudit seigneur dom Antoine, par le zèle et laffection qu’il a au bien du service de Sadite Altesse Royale et pour le debvoir de nos charges, ne souhaittant rien avec plus de passion que de monstrer en ceste occasion comme en toutes autres le respect que nous avons pour les commandements de notre souverain et pour la grâce que V. A. nous a faict de nous vouloir l’escripre[6]. »

Charles-Emmanuel II n’avait point attendu cette réponse. Trois jours avant qu’elle fut libellée, le 15 juin 1633, il avait nommé dom Antoine membre du Sénat, avec cette différence sur les abbés ses prédécesseurs « qu’en considération de sa naissance, il tint le rang et la séance proportionné à sa qualité » et que, en conséquence, il prît place immédiatement après le premier président ou tel autre président qui en fera les fonctions, qu’il soit reçu sans aucun examen, bien qu’il ne soit pas gradué, dérogeant à toutes dispositions contraires et spécialement a celle qui porte que « personne ne soit admis à la magistrature sans estre précédemment gradué aux universités, receu advocat et dheuement examiné en nostre dict Sénat,…voulant que les présentes servent au Sénat de première, seconde et troisiesme finale et péremptoire jussion[7]. » La requête d’entérinement de ces patentes ne fut présentée au Sénat que le 23 novembre suivant. Malgré ses protestations de fidélité et d’obéissance à Madame Royale, malgré les ordres formels du souverain, le Sénat ne voulut point enregistrer ces lettres suivant leur teneur. Il paraît que le silence et l’ajournement furent d’abord les seuls indices par lesquels il fit connaître l’opposition qu’elles rencontraient. Dom Antoine en informa la cour de Turin, et l’ex-régente Christine s’adressa au premier président d’Oncieu pour chercher à vaincre la résistance de la compagnie et éviter un conflit. « C’est l’intention de S. A. R., Monsieur mon fils, que la prérogative de marcher à la gauche du premier président du Sénat et à la séance dans le magistrat immédiatement après luy qui est deue au seigneur dom Anthoine de Savoye et à ceux qui sont pourveuz comme luy de l’abbaye d’Hautecombe aye aussi lieu, quant au rang d’opiner et autres fonctions publiques. Nous désirons pourtant que vous fassiez scavoir audit Sénat les sentiments de Saditte Altesse Royale affîn qu’il n’apporte aucune difficulté à l’observation de la déclaration qu’elle entend de faire en faveur du seigneur dom Anthoine[8]. »

La réponse, on peut le présumer, ne fut point favorable aux désirs de Madame Royale. Aussi, par nouvelles lettres patentes du 28 mars 1656, modifiant les premières, Charles-Emmanuel II déclare que son intention précise est que dom Antoine soit reçu et admis à la charge de sénateur, qu’il en jouisse en qualité d’abbé d’Hautecombe, suivant les lettres du 15 juin dernier, « sauf qu’à cause qu’il n’est pas gradué il n’aura voix délibérative jusqu’à nouvel ordre, qu’au lieu de siéger immédiatement après le premier président ou celluy qui présidera en sa place, ainsy que nous avons exprimé par lesdictes lettres, il prendra place dans les séances qui se feront pour l’administration de la justice dans les bureaux en audiences publiques à l’opposite dudit premier président, affin qu’il ne soit obligé de changer de siège venant à être récusé l’un des susdits présidents, voulant néanlmoins qu’en tous aultres lieux et rencontres où le Sénat sera assemblé il siège immédiatement après le premier président ou celluy qui présidera en son absence et quil monte toujours et sans distinction de lieu à la gauche d’icelluy comme la seconde personne du corps, entendant et voulant aussy qu’il aye dans son siège et au-devant de luy dans l’église et autres lieux accoustumés le mes : ne carreau que se donne au premier président. » En outre, pour le distinguer des autres abbés qui pourraient siéger au Sénat, il portera « le long habit noir d’ecclésiastique, » ce qui était une dérogation au cérémonial, car les ecclésiastiques portaient en séance le même costume que les sénateurs laïques. « Nous vous chargeons, dit le souverain en terminant, de faire observer les présentes déclarations sans vous arrester à nous donner aultre avis duquel nous vous avons dispensé et dispensons, devant cette déclaration contenir nostre dernière volonté et vous servir, pour y consentir et en poursuivre l’exécution, de dernier et absolu commandement[9]. »

La Compagnie, en considération de ces ordres précis et de la naissance du candidat, enregistra ces lettres patentes, mais en déclarant formellement que le nouveau sénateur n’aurait voix délibérative qu’autant qu’il rapporterait des lettres de docteur et qu’il aurait été examiné suivant les règlements[10]. La résistance du Sénat avait donc abouti à un compromis honorable ; le prince aurait un rang privilégié au milieu de ses collègues, mais il n’administrerait la justice qu’après avoir fourni les preuves de sa capacité. C’était là le point essentiel et sur lequel la noble Cour de justice ne transigeait pas. Voilà comment l’indépendance de la magistrature était comprise et défendue dans cette province où régnait le respect des lois et des traditions et où le pouvoir central ne pouvait renverser, d’un trait de plume, des prérogatives anciennes. Il y a loin de là à l’omnipotence actuelle d’un chef d’État ou d’une assemblée souveraine dont la volonté peut arbitrairement faire table rase des droits et des immunités les mieux fondées.

Sous la prélature de dom Antoine, l’abbaye d’Hautecombe fut menacée de perdre la léproserie de la Guillotière. Cette maison de charité n’était plus administrée par les moines d’Hautecombe depuis de longues années[11], mais par des laïques à qui l’abbé commendataire l’affermait. Sous le régime de la commende, tout aboutissait à des questions de finances, et cet établissement figurait, dans l’état des propriétés et des charges de l’abbaye, comme un capital produisant 16 livres viennoises. Il avait été albergé à ce prix, en 1627, par Adrien de Saluces ; et, en 1673, c’était un « bouchier de Lyon » nommé Jean Chady qui payait cette rente. Voici comment Hautecombe faillit en être dépouillée : En décembre 1672, Louis XIV rendit un édit par lequel il fut ordonné que toutes les maladreries et léproseries situées dans l’étendue du royaume seraient unies à l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare, de quelque nature, qualité, fondation, présentation et collation qu’elles puissent être, nonobstant toutes unions, concessions et albergements qui pourraient avoir été faits et toutes prescription et possession qui pourraient avoir été acquises, fussent-elles centenaires. Le 4 mars suivant, la Cour royale de Paris, siégeant à l’Arsenal de cette ville, rendit un arrêt pour faire exécuter cet édit. En vertu de cet arrêt, publié à la sénéchaussée de Lyon, et à la requête de Monseigneur le grand-vicaire général et de messieurs les commandeurs et chevaliers de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jérusalem, assignation fut donnée, le 4 décembre 1673, par l’huissier Bonard, chevalier, demeurant à Lyon, « aux sieurs abbé, prieur et moines de l’abbaye d’Hautecombe, possesseurs et administrateurs de la maladrerie de Saint-Lazare (ou de la Magdeleine), au bourg de la Guillotière, diocèse de Lyon » en la personne de leur fermier, pour paraître devant la Chambre royale et s’y voir condamnés à rendre compte de l’administration et de la jouissance de cette maladrerie aux chefs de l’ordre du Mont-Carmel ou au sieur d’Autreval qui les représente, à s’en dessaisir en leur faveur, à leur payer vingt-neuf années d’arrérages, à faire à cet établissement les réparations qui seront jugées nécessaires, etc.

Le sénateur Cholet se trouvait alors à Paris. Peut-être y avait-il été envoyé à l’occasion de ce procès, car il adressa au sieur Charrot, secrétaire de l’abbé d’Hautecombe, un factum assez étendu pour la défense des droits du monastère. La maladrerie de la Guillotière, y est-il dit, ne rentre point dans les conditions de l’édit, car l’abbé d’Hautecombe ne la possède pas en administration, ni par aucune permission du roi de France, mais en vertu d’une donation qui lui a été faite par le fondateur Jean de Faverges, le 13 mai 1319. — Si le fondateur a déclaré, par sa donation, qu’il voulait employer les revenus d’une partie de ses biens au soulagement des malades et a donné le titre de maladrerie audit hôpital, l’on ne saurait néanmoins en inférer qu’il est dépendant de l’ordre de Saint-Lazare, car ni l’usage des choses ni leur dénomination ne servent à en procurer la propriété, mais l’affectation qui en est faite par les fondateurs, surtout en ce cas, où l’on croit même que la donation a précédé l’établissement dudit Ordre.

Cette maladrerie a d’autant plus de droits à être conservée, qu’elle est devenue partie du patrimoine de l’abbaye d’Hautecombe, qui en a la jouissance paisible depuis trois cent cinquante années et même plus ; qu’elle n’a jamais dépendu dudit ordre de Saint-Lazare, en faveur duquel les seigneurs abbés et les religieux n’ont jamais passé aucune reconnaissance ni fait aucun aveu ; et il est aussi impossible de la leur enlever, qu’il l’est, par les lois civiles et canoniques, de ravir le bien des églises et le prix du rachat des fidèles. Cette donation est non-seulement inattaquable à raison de son ancienneté, mais encore à raison de l’approbation et de la confirmation qui en a été faite par Pierre de Savoie, archevêque de Lyon, l’an 1320, et à cause des divers privilèges qui ont été accordés par les papes pour les biens dépendant de ladite maladrerie et qui en sont des confirmations très expresses, car lesdits religieux y sont qualifiés de prieurs de la maladrerie.

En outre, les religieux d’Hautecombe ont toujours rempli exactement les charges imposées par le donateur. Ils entretiennent actuellement, ainsi qu’ils l’ont toujours fait, un prêtre pour desservir l’autel de la maladrerie et célébrer les messes fondées par ledit de Faverges, bien qu’il ne soit pas nécessaire de les dire dans cette chapelle et qu’ils puissent les dire à Hautecombe, ayant la faculté de suppléer de cette manière au défaut de service dans cet hôpital.

« Ainsy manquent les deux motifs de l’édit : l’absence de service et l’administration donnée par le roi ou par son grand aumosnier.

« A quoy on peut ajouter que, lors de la donation, le faubourg de la Guillotière dépendait de la souveraineté des ducs de Savoie, et si bien il a été reduict sous celle du Roy de France, c’est avec tous les privilèges accordés à ladicte abbaye parce qu’elle est située dans les Estats de Savoye, ainsy que l’on voit par les traictés faicts entre l’Altesse desdicts ducs et les Roys de France. »

L’affaire devant être débattue à Paris, le sénateur Cholet, par une autre lettre du 12 janvier 1674, demandait au même Charrot l’envoi de tous les titres établissant les droits de l’abbaye et ses prétentions de se soustraire à l’exécution de l’édit. Il ajoutait que cela serait difficile, car « le mal est que nous sommes dans un siècle dur, où l’on donne tout à l’autorité royale, qui est une raison souveraine à laquelle il n’y a ni résistance ni réplique[12]. »

Néanmoins, cette opposition eut un heureux résultat, car, près d’un siècle plus tard, la rente de la Madeleine figure encore parmi les biens de l’abbaye.

Dom Antoine, pourvu de plusieurs abbayes, ne fixa sa demeure dans aucune d’elles. Souvent appelé à prendre part aux affaires de l’État, lieutenant-général du duc de Savoie dans le comté de Nice et gouverneur de cette ville, il y résida de longues années[13]. Il s’occupa néanmoins de ses bénéfices ; il fit rechercher les titres qui les concernaient et nous a laissé de précieux renseignements pour leur histoire. C’est ainsi que furent publiés sous ses auspices un Recueil des Bulles des Souverains Pontifes, relatives à l’abbaye de Saint-Michel de la Cluse, et un Recueil de patentes de S. M. très chrétienne et d’arrêts de ses conseils et cours souveraines, intéressant ce même monastère[14]. La même pensée lui fit encore dresser un inventaire des titres de l’abbaye d’Aulps, déposés aujourd’hui aux archives du Sénat[15].

Parmi les actes de son administration, nous devons mentionner encore divers accords relatifs aux droits de l’abbaye d’Hautecombe sur les terres de Cessens. Comme décimateur dans cette paroisse, l’abbé commandataire devait une pension annuelle au curé de cette localité. D’autre part, ce dernier revendiquait la dîme des nouvellets (terres nouvellement défrichées). Il fut convenu amiablement entre dom Antoine, représenté par le sénateur de Mérande, et révérend Pierre Despigny, curé de Cessens, que l’abbé d’Hautecombe ferait donner annuellement à ce dernier, outre la pension habituelle, 4 coupes de froment, mesure de Rumilly, pour « tous droits prétendus de nouvellets[16]. »

L’année qui suivit cette transaction (1678), une autre difficulté se présenta sur les droits réciproques de l’abbaye et du seigneur de Cessens. Un mémoire fut rédigé, et il en résulta que le seigneur de Cessens revendiquait des droits non-seulement sur les biens, mais encore sur les domestiques du monastère.

Nous ne savons quel fut le résultat de ces prétentions ni même si elles étaient réglées, lorsque surgit un différend entre les mêmes personnages, le seigneur de Saint-Innocent et le marquis de La Serraz, relativement à la pêche du lac, dans les circonstances suivantes :

Le 31 mai 1680, Victor-Amédée II avait remis et albergé au nouveau seigneur de Cessens, Claude Carron[17], le droit de pêche dans lac du Bourget et le long de sa terre de Cessens, sous le servis annuel de 15 lavarets. Cette concession souleva des difficultés de la part des seigneurs riverains qui prétendaient avoir des droits semblables. Divers accords intervinrent : premièrement, le 10 août 1680, avec le marquis de La Serraz, en faveur de qui le comte de Cessens renonça à pêcher au-delà du Jet, soit cellier de Poinçon, qui sépare les terres de Chàtillon et de Cessens ; ensuite avec le seigneur de Saint-Innocent, et on convint que les limites seraient plantées à la Bauffa, promontoire s’élevant au nord de Brison. Enfin, par un traité du 16 du même mois, l’abbé d’Hautecombe, par voie d’accommodement, consentit à borner son droit de pêche à la rive du lac s’étendant le long de la vigne du monastère, située à Salière[18].

Le nom d’Antoine de Savoie ne figure point sur les registres d’audience du Sénat. Cette compagnie s’honorait néanmoins de le compter pour un de ses membres ; car, en marge de la note d’audience du mardi 24 février 1688, on lit ces mots :

« Ce mattin sur les dix heures le seigneur dom Anthoine de Savoye abé d’Autecombe et sénateur céans est décédé au grand regret de tout le public.

« Le Sénat a faict faire un service pour le mesme seigneur a Sainct-Dominique et par une chapelle ardente[19]. »

il avait rendu le dernier soupir à Chambéry et son corps fut transporté à Hautecombe. Ce fut le dernier prince de la famille souveraine dont les restes y furent déposés avant la Révolution française, et il est à supposer que sa qualité d’abbé plutôt que celle de prince de Savoie motiva sa sépulture dans cette nécropole.

Les regrets exprimés par le Sénat étaient sincères ; dom Antoine emportait avec lui l’estime de toutes les classes de la société. Les actes officiels ne laissent même pas apercevoir l’irrégularité de sa naissance ; il y est appelé oncle de Charles-Emmanuel II, beau-frère de la duchesse Christine ; le roi de France le traite de très cher et très aimé cousin. Compatissant pour toutes les infortunes, très zélé pour l’honneur de son Dieu, bienfaiteur des églises, il s’était attiré le respect et l’amour du clergé et du peuple, qui perdirent en lui un protecteur et un père[20].

Sa mort laissa vacantes cinq abbayes :

Celle de Saint-Michel de la Cluse ;

Celle d’Aulps, dont il était abbé commendataire depuis la résignation qu’en fit son frère naturel, dom Gabriel de Savoie, en 1645 ;

Celle d’Hautecombe ;

Celle de Saint-Bénigne, dans le diocèse d’Ivrée ;

Celle de Caseneuve, dans le diocèse de Saluces.

La plus importante était, sans contredit, celle de Saint-Michel de la Cluse ou de l’Étoile, qui s’élève sur un roc escarpé dominant le bourg de Saint-Ambroise, dans la vallée de Suse. Fondée au xe siècle par un puissant seigneur d’Auvergne, Hugues de Montboisier dit le Décousu, elle subit, avant l’avènement de dom Antoine de Savoie, bien des vicissitudes dont la plus grave fut la suppression de la communauté de bénédictins qui y résidaient et son union à la collégiale de Giaveno, en 1622. Malgré cette transformation, il y eut toujours des abbés commendataires de Saint-Michel de la Cluse[21] et leur autorité continua à s’étendre sur plus de cent cinquante églises ou monastères répartis dans trente- sept diocèses d’Italie et de France, avec les droits de nomination à ces bénéfices, de correction, de visite et autres prérogatives des généraux d’ordre[22]. L’abbé de Saint-Michel ne dépendait d’aucun évêque et relevait directement du Saint-Siège. Il avait la juridiction épiscopale ordinaire et l’exerçait, à l’aide de vicaires généraux, sur tous les bénéfices dépendant de son abbaye ; il possédait aussi la juridiction civile et criminelle sur un territoire étendu dont le monastère était comme le chef-lieu.

La vaste association bénédictine n’avait point de chef unique comme l’institut cistercien. Elle était divisée en diverses congrégations, dont quelques-unes cherchaient à imiter la règle de cet institut par des réunions périodiques analogues aux chapitres généraux de Cîteaux. L’abbaye de la Cluse était le centre d’une de ces fractions de l’ordre bénédictin, et dom Antoine de Savoie avait le titre de général, chef d’ordre de Saint-Benoît, supérieur de la congrégation de Saint-Michel de la Cluse.

Trois ans avant sa mort (1685) dom Antoine avait encore été nommé doyen de la Sainte-Chapelle de Chambéry[23]

La plupart des abbayes qui le reconnaissaient pour chef avaient été possédées avant lui par d’autres membres de la Maison souveraine : le cardinal Maurice, Eugène-Maurice, neveu de ce dernier, et dom Gabriel. Aussi, Victor-Amédée II s’efforça de les conserver dans sa famille et présenta au Souverain Pontife, pour titulaires de tous ces bénéfices, le prince Eugène. Innocent XI répondit avec raison que les biens ecclésiastiques n’étaient point la récompense de la valeur militaire. Il finit cependant par concéder une partie de la demande et conféra les abbayes de la Cluse et de Caseneuve à ce jeune prince, qui devint ainsi abbé commendataire et presque évêque avant de porter l’épée de généralissime, de s’immortaliser par la délivrance de Turin et de devenir le premier capitaine de son siècle.

Résidant presque constamment à l’étranger, il abandonna la direction de l’abbaye de Saint-Michel à Ignace Carrocio, prévôt de l’église métropolitaine de Turin, qu’il revêtit des plus amples pouvoirs.

  1. D’après les bulles pontificales du 4 mars 1648, relatées ci-après, il était à cette époque dans sa 17e année. Il serait donc né en 1626.
  2. Recueil des Édits, Reg. de 1652 à 1657, fol. 182.
    Ces lettres sont du 6 septembre 1651 ; elles portent que l’abbaye d’Hautecombe est de l’ordre de Saint-Bernard, dans le diocèse de Grenoble. Nouvelle preuve que même les documents officiels ne sont pas à l’abri de toute erreur.
    Avant qu’il en fut pourvu par bulles pontificales, la duchesse Christine nomma économe à Hautecombe, en remplacement de Claude Biset, François Gojon, maître d’hôtel de dom Antoine, par lettre à cachet du 12 avril 1652. Le prieur d’Hautecombe se nommait alors du Noyer. Ibid. - Vingt ans plus tard, le 16 avril 1672, était prieur Nicolas Grarin.
  3. Archives du Sénat. — Voir Documents, n° 53.
    Voici les différentes dates des actes relatifs à la nomination de dom Antoine à l’abbaye d’Hautecombe :
    1° 6 septembre 1651, nomination par le duc de Savoie ;
    2° 24 septembre 1652, bulles de provision ;
    3° 19 avril 1655, enregistrement de ces bulles par le Sénat :
    4° 27 avril 1655, prise de possession.
  4. Archives du Sénat
  5. Comme supérieur de la Congrégation bénédictine de Saint-Michel de la Cluse.
  6. Archives du Sénat, Reg. secret, p. 124.
  7. Donné à Rivolles (Rivoli), le 13 juin 1653. — Registre basanne, p. 258.
  8. Voir Documents, n° 54.
  9. Archives du Sénat.
  10. Voir cet arrêt aux Documents, n°55.
  11. « La Magdeleine et vignettes est un fonds situé à Lion au faubourg de la Guillotière albergée cy devant par le sieur Delbene abbé d’Hautecombe, au sieur de Mornieu du dit Lion qui n’en paye aucune censé pour avoir este saisie par messieurs du chapitre de Saint-Just pour des censés à eux deùbes sur le dit fonds. (Estat sommaire au cray des revenus de l’abbaye d’Hautecombe, publié dans la Revue savois., 1868, p. 27.)
  12. Archives de Cour, Abbbazie, mazzo I. — Voir Documents, no 56.
  13. Il existe aux archives du Sénat, à Chambéry, quatre volumes de copies de ses lettres écrites pendant son séjour à Nice, de 1660 à 1672, en 1678, et de 1780 à 1782, mêlées à quelques autres lettres de Charles-Emmanuel II, de Jeanne-Baptiste, etc.
  14. Bibliothèque de M. le marquis César d’Oncieu.
    Ces deux ouvrages sont dus aux travaux de son secrétaire, François Clerc, conseiller et agent de S. A. R., et furent imprimés à Turin par Barthélémy Zappate, en 1670 et 1671.
  15. Manuscrit volumineux ayant pour titre : Inventaire raisonnel et instructif des titres sur parchemin existant aux archives de l’abbaye d’Aux en 1678, révisé par les commissaires du Sénat en 1688.
  16. Cet acte transactionnel fut reçu par les notaires Vallet Jean et Vallet Maxime, à Chambéry, le 12 février 1677.
  17. Le 28 novembre 1677, Claude Carron, contrôleur général des finances et conseiller d’État, acquiert la terre de Cessens. Jeanne-Baptiste de Savoie érige cette terre en baronnie, le 11 février 1678, et en comté, le 22 janvier 1682. (De Loche, Hist. de Grésy.)
  18. De Loche, Hist. de Grésy.
  19. Archives du Sénat, Recueil des registres d’audience.
  20. Besson, Mém. ecclés., p. 318.
    Son portrait, que l’on voit en tôle du Recueil des bulles concernant l’abbaye de Saint-Michel, a été reproduit en réduction, avec ses armoiries, dans le vol. X des Mém. de l’Acad. de Sav., 2e série, Hist. de la Sainte-Chapelle, par M. de Jussieu.
  21. Le dernier abbé avant la Révolution fut le cardinal Gerdil, nommé en 1777. Malgré la protection que son talent lui valut, à titre de philosophe, de la part des révolutionnaires français, les biens de son abbaye furent presque tous perdus. En 1817, par suite des libéralités de Victor-Emmanuel Ier, qui s’en fit le patron, Pie VII y nomma pour abbé dom César Garetti. À sa mort, Joseph Cacherano di Bricherasio le remplaça, et, après lui, Charles-Albert y appela les Pères de la Charité. (Claretta, Storia diplomatica dell’abbazia di S. Michele della Chiusa.)
  22. Le diocèse de Toulouse renfermait près de soixante établissements religieux dépendant de cette abbaye. En Savoie, on en comptait dix, repartis dans les quatre diocèses de Genève, de Tarentaise, de Maurienne et de Grenoble
  23. Besson, p. 318.
    À tous ces titres ecclésiastiques, il ajoutait ceux de marquis de Rive, du nom de sa mère, et comte de Montanar. (Recueil des Bulles, etc. 1670 ; Archives du Sénat.)