Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE XI

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CHAPITRE XI


Marelli, dernier abbé d’Hautecombe avant la Révolution. — Double invasion française. — Le Sénat et successivement la Chambre des Comptes administrent l’abbaye.

Aussitôt après le décès de dom Antoine de Savoie, le procureur général adressa des réquisitions au Sénat pour qu’il chargeât un de ses membres de faire la réduction des biens de l’abbaye.

Jean-Louis Devoley, seigneur de Valfrey, fut désigné. Le 27 février, accompagné des sieurs Comte, substitut du procureur général ; Clerc, commis-greffier criminel, « suivis de leurs scribes et laquais, il partit de Chambéry, alla dîner à Aix et, traversant le lac, arriva à cinq heures du soir à Hautecombe.

La délégation procéda à la visite de toutes les propriétés et dépendances de l’abbaye, comme nous l’avons vu faire, en 1640, à la mort d’Adrien de Saluces.

Cette opération dura treize jours[1].

Quelques mois après, Jean-Baptiste Marelli ou Marrelly, fils du comte Marelli, conseiller d’État et président général des finances de la monarchie, était nommé, quoique jeune encore, abbé commendataire d’Hautecombe, par Victor-Amédée II. Le premier duc de Savoie avait nommé le premier, le dernier des ducs nomma le dernier abbé commendataire proprement dit. Heureuse abbaye ! si elle n’eût suivi, dés lors, une marche inverse de celle de la dynastie de Savoie, et si déchue sous la période ducale, elle eût pu refleurir avec l’avènement des rois de Sardaigne.

La présentation de Jean-Baptiste Marelli fut confirmée par les bulles de provision du 7 septembre 1688, et, le 8 décembre suivant, le nouvel abbé recevait ses patentes de sénateur[2].

il était alors étudiant à Turin. Son entrée au Sénat avait été subordonnée, par le souverain lui-même, à la condition d’être gradué et d’être reconnu capable d’exercer les fonctions de magistrat. Aussi, cette compagnie n’éleva aucune opposition à l’entérinement de ses patentes de sénateur, et la prise de possession du siège ne s’effectua que le 3 juin 1697, le titulaire gardant toutefois le rang que lui assignait la date de sa nomination.

L’antique abbaye d’Hautecombe n’avait jeté aucun éclat sous la longue prélature de dom Antoine, comme nous avons pu le constater. Sous son successeur, elle ne se révéla que par les pensions que l’on tira sur elle en faveur d’étrangers, par un désarroi intérieur toujours plus grand à la suite des guerres et de la double occupation française, enfin par les conflits entre la communauté et l’abbé commendataire. Cette déplorable agonie de cette maison religieuse amena le Sénat de Savoie à s’en faire l’administrateur, ainsi que nous le verrons.

Le même jour où Innocent XI signait les bulles de collation de l’abbaye, il en octroyait trois autres en faveur de divers membres de la famille Marelli. En vertu de ces bulles, une allocation annuelle de 475 ducatons, à prendre sur les revenus d’Hautecombe[3], leur était assignée. Il est probable qu’ils ne les touchèrent pas régulièrement, car, moins de deux ans après (fin d’août 1690), l’abbé commendataire était privé des revenus de son bénéfice. C’était la conséquence de l’explosion de la haine de l’Europe contre Louis XIV, haine qui avait confédéré à Augsbourg un grand nombre de souverains, auxquels se joignit Victor-Amédée II. La Savoie fut bientôt envahie ; le 12 août 1690, Chambéry ouvrait ses portes au marquis de Saint-Ruth, commandant les troupes françaises chargées d’occuper la Savoie, et, le 22 décembre, la prise de Montmélian en achevait la conquête. Il fallut ensuite régler la question de l’impôt prélevé sur la province par l’armée ennemie. La répartition s’en fit chez l’official du décanat ; tous les ordres lie l’État durent payer leur quote part : le clergé, malgré ses privilèges, s’exécuta sans faire de difficultés[4] ; Hautecombe dut y contribuer pour une certaine quotité.

Après six années de guerres ruineuses, la paix est signée à Turin et, le 28 septembre 1696, la Savoie est rendue à son souverain, à l’exception de Montmélian.

La France s’était épuisée à vaincre. L’accalmie qui suivit la paix de Ryswick permit d’observer la misère du peuple, les exigences croissantes du budget et l’organisation défectueuse des revenus publics[5]. Il fallut veiller plus exactement à la perception des impôts, et l’abbaye dut payer les décimes affectés aux biens qu’elle possédait en France. L’abbé Marelli s’y opposa, adressa diverses lettres au comte de Vernon, et, en 1699, un long mémoire fut transmis au marquis de Ferrero, ambassadeur de Victor-Amédée prés du roi de France, pour établir les droits de l’abbaye à l’exemption des décimes sur ses biens.

Cet écrit nous fait connaître les démarches faites plus d’un siècle auparavant pour obtenir une semblable immunité et contient plusieurs détails intéressants sur l’ensemble des propriétés de l’abbaye, situées en France.

« Pour establir le fondement de cette demande, y est-il dit, on représente que Charles IX, roy de France, ayant obtenu du pape Grégoire XIII la liberté d’aliéner du temporel des églises de France, jusqu’à la somme de trente mille écus de rente, par bulle du 18 juillet 1560, et qu’ayant voulu mettre à exécution le contenu de cette bulle, les commissaires nommés à cet effet taxèrent indifféremment tous les bénéfices et, en conséquence, les biens situés en Dauphiné, dépendant de l’abbaye d’Hautecombe en Savoye, sur quoy le duc de Savoye pour l’ors régnant recourut au roy duquel il obtint une patente du 5 décembre 1563, portant déclaration que le roy ne prétendrait pas qu’on touchât quoy que ce soit aux biens situés dans son royaume, dépendant des bénéfices de la collation dudit duc. »

« Le 26 aoust 1565, messire Alphonse Delbene, abbé d’Hautecombe, obtint du même roy Charles IX une patente portant inhibition de ne point le troubler ny molester sur les biens qu’il possédait en Dauphiné et de luy restituer ce qu’on aurait exigé de lui. Cette patente fut confirmée par une autre, accordée au susdit Delbene, par Henri III, le 11 juillet 1578. »

Aujourd’hui, on demande une nouvelle confirmation de ces immunités. On avoue que, depuis lors, les dîmes imposées sur les biens situés en France, ont été payées ; mais c’était par erreur et dans l’ignorance du droit d’exemption.

Delbene était mort quelque temps après « l’arrêt par décret, émané du Parlement de Grenoble, » qui réglait cette question ; après lui, l’abbaye fut, pendant vingt années, sous un économe qui ne s’avisa pas de recourir au roi pour ce sujet, non plus que l’abbé d’aujourd’hui qui, n’ayant été pourvu de l’abbaye qu’un an avant la guerre, n’a pu conséquemment en jouir et en recouvrer les titres que depuis peu.

C’est une grâce déjà accordée dont on demande la confirmation « à un monarque qui surpasse en vertu tous ses prédécesseurs et qui ne voudra pas révoquer leur bienfait. »

Et cette grâce est fondée sur la justice, car :

1° Une partie des biens situés en France est dans le Bugey. Or, dans le traité d’échange du Bugey contre le marquisat de Saluces, fait à Lyon, il fut stipulé que les Savoyards jouiraient de tous les privilèges dont ils avaient joui auparavant. On ne peut donc aggraver leur position antérieure.

2° Aucun décime ne peut être imposé sur les bénéfices qui ne sont point en France ; or, le bénéfice d’Hautecombe est hors des États du roi et l’abbaye « n’a ni prieuré ni bénéfice simple en France, mais seulement des ruraux et des censes, » sur lesquels les décimes ne tombent pas.

3° Les revenus que l’abbaye possède en France, dans la province du Dauphiné et dans celle du Bugey, ne sont pas de l’ancien domaine de l’Église, mais un bien donné à titre onéreux par deux seigneurs de la Serra, qui se firent religieux à Hautecombe. Ils imposèrent à l’abbaye, à cause de ces biens, de grands services et des fondations qui cesseront si l’on est obligé de payer lesdites dîmes qui absorbent à peu près le revenu. Si l’on souhaite de voir les titres, on offre d’en donner des copies authentiques.

4° L’ensemble des revenus que l’abbaye retire aujourd’hui de France ne dépasse pas 1,500 francs, sur lesquels les curés des paroisses où se trouvent les biens de l’abbaye demandent leur portion congrue, qui leur a été accordée par les dernières ordonnances de S. M. et que l’on ne peut leur refuser ; il s’ensuivra que tous les revenus des biens de l’abbaye situés en France seront absorbés tant par les dîmes que par les portions congrues. Si S. M. confirme l’exemption des dîmes, on offrira aux curés les 100 écus annuels, suivant l’ordonnance, pour leur portion congrue ; mais, au cas contraire, on sera contraint de leur relâcher les dîmes qu’on perçoit sur leurs paroisses, qui n’égalent pas ces 100 écus.

Enfin, l’abbaye est dans un pitoyable état, la plupart des titres se sont égarés dans la guerre passée[6].

Nous ne savons quel fut le résultat de ces réclamations. Bientôt la guerre allait de nouveau mettre aux prises la France et la Savoie, et il est à croire que, par droit de guerre ou par raison d’État, il n’y fut point fait droit.

L’immense conflit européen, provoqué par la succession au trône d’Espagne, ouvre le XVIIIe siècle. Victor-Amédée, placé sous la tutelle du grand roi depuis le traité de Turin (29 août 1696), se décide à secouer le joug et embrasse le parti de l’empereur. Louis XIV prend l’offensive et, en septembre 1703, le maréchal de Tessé envahit la Savoie. Dégarnie de troupes, cette province ne pouvait résister et fut conquise en douze jours. Montmélian seul résista jusqu’au 17 décembre 1705[7]. Ce fut pendant les dix années de luttes et de calamités publiques qui suivirent qu’eurent lieu l’héroïque défense de Turin, la victoire du 7 septembre 1706, où Victor-Amédée, aidé du prince Eugène, culbuta l’armée française commandée par La Feuillade et reconquit en peu de temps la plupart des villes du Piémont. On sait que, la veille de la grande bataille perdue par les Français, le duc de Savoie se rendit sur un point élevé de la colline qui s’élève près de Turin pour y observer la situation respective des armées et qu’il fit vœu de construire un temple à la mère de Dieu s’il était vainqueur. Sur le belvédère de Superga (super erga), qui n’a peut-être pas son pareil pour l’étendue et la variété du panorama que l’œil peut y découvrir, s’éleva bientôt une basilique qui devint la nécropole des rois de Sardaigne, comme Hautecombe avait été celle des comtes de Savoie[8]. Tous nos rois y furent ensevelis, à l’exception de Charles-Emmanuel IV, mort à Rome et déposé dans l’église des Jésuites sur le mont Quirinal, et de Charles-Félix, inhumé à Hautecombe[9]. Malgré les succèsde Victor-Amédée, la Savoie ne lui fut rendue qu’après le traité d’Utrecht (11 avril 1713) ; il en prit possession officiellement le 5 juin suivant. Cette province avait horriblement souffert pendant les dix années qui venaient de s’écouler. Les deux armées françaises, commandées par La Feuillade et d’Angervilliers, répandaient partout la terreur, commettaient toutes sortes d’excès par voie de réquisition ou par le pillage. Aussi, malgré les efforts du Sénat et de la Chambre des Comptes, cette triste époque n’a de comparable que les plus sombres jours de 1793[10].

La retraite d’Hautecombe ne fut pas épargnée par ces deux invasions. La première eut pour effet de priver l’abbé commendataire de ses revenus saisis par les Français, et, depuis lors, le désarroi fut tel dans la gestion du bénéfice, que bientôt le Sénat se crut autorisé, comme gardien des biens du patronage de S. A., à prendre en main son administration.

En effet, le 22 avril 1700, le procureur général Favier remontre au Sénat que, vu le mauvais état des bâtiments de l’abbaye, les orages et les pluies violentes qui leur ont causé récemment de grands dégâts, il est le cas de donner commission à un sénateur d’en faire la visite avec lui. Le 24 du même mois, sur semblable remontrance, le procureur général est autorisé à faire saisir les revenus entre les mains des fermiers, malgré les droits de l’abbé Marelli et du marquis d’Arrocourt ou de Raucourt qui se partageaient ces revenus. Ce dernier avait été gratifié d’une pension sur Hautecombe, de 265 écus d’or, par bulles du 18 avril 1655[11].

En exécution de l’ordonnance sénatoriale du 22 avril, le procureur général et le sénateur Dufresney, accompagnés de spectable Pointet, secrétaire du Sénat, de révérend Aldrat Didier, représentant de l’abbé Marelli et chanoine de la Sainte-Chapelle, du fermier général de l’abbaye, spectable Vibert, montent à cheval, suivis de deux scribes et de deux experts, et tous se dirigent sur Méry, le 31 mai 1700. Arrivés à la maison de l’abbaye, ils constatent l’urgence de différentes réparations et la ruine totale de la tour depuis une huitaine d’armées. Quant aux revenus, ils consistent en vignes et rentes féodales, le tout affermé à raison de 2,200 florins par année.

Delà, ils prennent le chemin d’Aix et, après avoir dépassé cette ville, ils se transportent au-dessus du village de Saint-Simon, où étaient la grange d’Aix, dépendant de l’abbaye d’Hautecombe, et une maison « peu distante d’icelle jointe à une chapelle sous le vocable de Saint-Barthélémy, dépendant du prieuré de Saint-Innocent, iceluy annexe d’Hautecombe. » Cette grange n’était plus qu’une masure. Elle avait été détruite en 1689 par un coup de vent qui l’abattit. Sa reconstruction est reconnue absolument nécessaire pour retirer les récoltes qui sont considérables, car l’exploitation comprend plus de 100 journaux de terres en cultures et en prés, que le fermier général est obligé de sous-louer à des particuliers, faute de bâtiments. Aussi sont-elles épuisées.

Après avoir pris acte de l’état des autres bâtiments, s’être informée des matériaux nécessaires pour les reconstructions et réparations, avoir reçu du fermier la déclaration que les revenus de cette ferme seraient encore de 1,600 florins, sur quoi il faut distraire 9 veissels et un quart de froment dus au chapitre d’Aix, la délégation continue son excursion et arrive à Saint-Innocent sur le soir.

Le lendemain 1er juin, elle apprend de deux religieux et du sous-fermier Tyrard, qui habitaient le prieuré de Saint-Innocent, que cet établissement reçoit du fermier 1,600 florins en argent ; que, de plus, il jouit de 150 veissels de froment et de 4 tonneaux de vin, provenant soit du droit de dîme sur le blé et le vin à Saint-Innocent et à Montfalcon, soit des terres, prés, vignes et fiefs du prieuré. La plupart des bâtiments seraient détruits sans les soins et la vigilance des religieux qui les habitent.

Salière, où la délégation se rend dans l’après-midi, a son grand édifice ruiné pour les trois parts » depuis longtemps, car on y voit de gros noyers qui ont poussé dans les décombres. Les revenus en sont le produit des vignes ascencées, 310 florins et 9 douzaines de lavarets par année.

La caravane traverse le lac et rejoint Hautecombe sur le soir. Le lendemain, on procède à la visite du monastère. De nombreuses réparations y avaient été opérées depuis la visite de 4640, mais elles n’avaient pas toujours été heureusement dirigées. Les visiteurs d’aujourd’hui sont tout d’abord frappés de la mauvaise installation des chambres du dortoir, situées au-dedans du cloître ; elles sont tellement petites et mal éclairées que, malgré leur récente construction, elles sont inhabitables pour les religieux.

Quant aux bâtiments séparés du corps principal de l’abbaye, le rapport des experts constate qu’ils sont en général dans de si mauvaises conditions, qu’il serait le cas d’en abattre de suite plusieurs et de se servir de leurs matériaux pour réparer ceux qui seraient reconnus indispensables, car, si l’on tarde encore, il ne sera plus temps.

La tuilerie de Porthoud a été incendiée, il y a quinze ans, et, malgré son utilité, elle est restée en ruines.

Le revenu des différentes propriétés de l’abbaye à Hautecombe, à Saint-Gilles, à Pomboz, à Verezin, ferme située au-dessus de Lucey et dépendant directement de Pomboz, est évalué 1,900 florins, non compris la part destinée à l’aumône habituelle qui se fait au monastère[12], et il provient des vignes, prés, cultures, bois, pêche, dîmes et rentes appartenant à l’abbaye.

Avant le départ de la délégation, le prieur d’Hautecombe, dom Devidonne Devilly, le fermier général, le sous-fermier de Saint-Innocent, et Curtillet, sous-fermier des biens d’Hautecombe, de Saint-Gilles et de Pomboz, se présentèrent devant le procureur général et le prièrent de donner acte au Sénat des réparations qu’ils avaient faites aux divers bâtiments qui les concernaient respectivement et dont quelques-unes n’étaient point encore payées. Le procureur général déféra à leur demande.

Toutes les opérations de la commission étant terminées, les religieux firent observer qu’une salle servant autrefois de réfectoire avait été transformée en tinage et que, pendant les vendanges, les vignerons y introduisaient des femmes, contrairement à la clôture du lieu, ce qui peut interrompre les religieux dans leurs exercices ; qu’il serait fort à propos d’ordonner le changement de cette installation. Il leur fut promis que ces représentations seraient portées au Sénat.

Après midi, les commissaires remontent à cheval, gravissent la rampe de la montagne à l’ouest de l’abbaye et aboutissent à Bourdeau, où ils recherchent en vain un moulin ayant appartenu à Hautecombe. Depuis bien des années, les albergataires l’ont laissé périr, il n’en reste qu’une masure et une meule[13].

Le soir (4 juin 1700), ils rentrèrent à Chambéry, après avoir vaqué cinq jours entiers[14].

Ainsi, la riche et opulente abbaye s’écroulait de toutes parts. Les réparations ordonnées par la régente Christine, de 1642 à 1650, les soins de dom Antoine pour maintenir les droits de ses bénéfices, n’en avaient point arrêté la décadence. L’abbé Marelli, probablement effrayé des dépenses et des embarras qu’aurait entraînés une restauration sérieuse, maltraité du reste par la dernière invasion, ne semblait point s’inquiéter de voir tomber une à une les murailles du monastère, et, au lieu d’accompagner la délégation du Sénat, il s’y faisait représenter par un chanoine de la Sainte-Chapelle.

Du reste, la déplorable situation que nous venons d’exposer était pressentie par le procureur général. Avant même d’avoir procédé à cette visite, il se faisait autoriser par le Sénat à saisir les revenus pour les employer aux réparations des bâtiments, comme nous l’avons vu plus haut[15]. Le 1er juillet suivant, la reconstruction de la grange d’Aix est adjugée à révérend Aldrat Didier, pour le prix de 900 florins, et, un an après, à pareil jour (1er juillet 1701), la restauration des appartements de l’abbé, à Hautecombe, est confiée à Antoine Pesina, de Côme, dans des enchères qui eurent lieu en présence du procureur général, du sénateur-commissaire, de l’abbé commendataire et de révérend Aldrat Didier, se portant caution de Pesina[16].

L’ingérence du Sénat ne s’arrêta pas là. Se considérant comme administrateur de l’abbaye dans les plus larges limites, et informé de la mauvaise gestion de ses revenus, il crut devoir, quatre ans plus tard, autoriser le procureur général à affermer, aux enchères publiques, tous les biens et revenus de cette maison religieuse, situés dans son ressort, l’abbé-sénateur Marelli n’y fit point opposition. Par son arrêt du 13 juillet 1704, rendu sous la domination française[17], cette compagnie commit le sénateur Denis pour présider les enchères, déclara que les nouveaux fermiers payeraient leurs prix suivant ce qui serait ultérieurement ordonné et resteraient chargés des aumônes ordinaires et extraordinaires.

Les enchères eurent lieu le 18 juillet, dans la maison du sénateur-commissaire, à Chambéry, au milieu d’un grand concours. Toutes les propriétés de l’abbaye, moins celles d’Hautecombe, de Pomboz et de Saint-Gilles, furent adjugées à de nouveaux fermiers, à des prix quelque peu supérieurs aux précédents.

Cette manière de procéder, bien qu’elle émanât de la haute cour de Justice de Savoie, n’en côtoyait pas moins l’illégalité. Les anciens fermiers avaient passé des contrats réguliers avec l’abbé commendataire peu d’années auparavant ; ils avaient donné à leur bailleur, à titre d’épingles, certaines sommes qui allaient être perdues. Aussi se pourvurent-ils au Sénat pour demander une indemnité, et le sénateur Denis fut chargé « d’ouïr et régler les parties, sommairement, nonobstant opposition ni appellation quelconque. » Peu de jours après, ces arrangements eurent lieu, soit en maintenant les anciens fermiers, soit autrement ; de nouvelles conventions furent passées, et toutes ces opérations, consacrant de plus en plus l’autorité du Sénat sur l’abbaye, furent terminées le 13 août 1704. Il n’y eut que la ferme d’Hautecombe, Pomboz et Saint-Gilles qui ne furent point adjugés, le procureur général ne l’ayant pas jugé opportun à cause du petit nombre d’enchérisseurs[18].

Depuis lors, le Sénat conserva la haute administration du bénéfice d’Hautecombe, dont l’abbé commendataire était le principal pensionnaire. Il s’en occupa avec vigilance, car, deux ans après, dom Masson, sous-prieur et procureur du monastère, écrivait au sieur Pointet, secrétaire du Sénat :

« Je vous suis très redevable pour toute la communauté et moi en particulier, des soins et des peines que vous prenez pour cette auguste abbaye, la plus illustre de notre Ordre et la plus abandonnée. Cependant, ce que Saint-Denys est en France parmi les Bénédictins, Hautecombe l’est en Savoie pour l’ordre de Cîteaux. J’ai vu ces endroits, et la différence que j’y découvre me fait gémir qu’on ait si peu de désir de remettre cette abbaye dans son ancien lustre. Cependant, les antiquités se perdent, une ruine en appelle une autre, et, dans peu, Hautecombe ne sera plus[19]. »

En 1714, Étienne Pacoret fut nommé régisseur de l’abbaye, tant pour la récolte des fruits que pour avertir le Sénat des besoins du monastère et des réparations à faire aux bâtiments.

Mais, dans les premiers jours de 1717, la Chambre des Comptes allait être substituée au Sénat dans cette administration. Victor-Amédée II, d’un esprit centralisateur et autoritaire, s’occupait minutieusement des affaires de son gouvernement. Il écrivit au Sénat, le 2 janvier, une longue lettre dans laquelle il s’étonne que le Sénat se soit occupé de l’administration des biens d’Hautecombe, ait opéré la réduction des bénéfices vacants, et ordonne que la Chambre des Comptes fasse prendre un état exact des réparations faites à l’abbaye « si fort négligée par l’abbé Marelli, » qu’elle fasse dresser un compte de toutes les entreprises données à forfait, de tous les revenus de l’abbaye qui ont été saisis en divers temps, soit pour la réparer, soit pour payer les pensions, et de joindre à ce compte un rapport sur sa situation actuelle.

Le roi de Sicile[20] déclare agir ainsi pour se conformer aux édits de Charles III, du 10 septembre 1522 ; d’Emmanuel-Philibert, du 6 octobre 1560 ; de Madame Royale, sa mère, du 7 août 1679 ; voulant laisser le pouvoir judiciaire seul au Sénat et attribuer « le pouvoir économique » à la Chambre des Comptes. Quelques jours après, il prescrit au Sénat de faire procéder à une recherche exacte, dans les archives de l’État, de tous les titres et papiers concernant l’abbaye, de les unir méthodiquement, de les remettre ensuite à la personne qui sera désignée par la Chambre des Comptes et qui en fera l’usage qu’elle appréciera[21].

C’est à la suite de ces ordres que fut dressé un état sommaire des produits du bénéfice d’Hautecombe depuis le 24 février 1688. Outre les renseignements que nous y avons déjà puisés, il résulte encore que, de 1703 à 1710, les revenus de l’abbaye furent réduits, sous la régie de l’abbé commendataire, à 10,800 florins par année ; qu’en 1711, par arrêt du Sénat du 4 août, l’abbé fut dessaisi des revenus de Savoie et qu’il ne lui resta que ceux de Lavours et de Mâcon, s’élevant annuellement à 1,600 florins[22].

Les titres existant aux archives du Sénat furent transportés dans celles de la Chambre des Comptes[23]. L’inventaire qui en fut dressé nous fait connaître les innombrables procès soutenus par l’abbaye depuis sa longue vacance de 1640 à 1655 ; il nous apprend encore que les titres existant à Hautecombe, en 1644, avaient été inventoriés à cette époque par François Roche, secrétaire du Sénat, et Antoine Bourgeois, clerc-juré en la Chambre des Comptes. Malheureusement, cet inventaire n’est qu’indiqué et nous n’avons pu le retrouver.

  1. Le procès-verbal en fut dressé à Chambéry, le 22 mars 1688.
    Il y avait alors douze religieux à Hautecombe, dont voici les noms : dom Antoine Passier, prieur ; dom Catherin Tolombert, sous-prieur ; dom Claude Drivet, dom Joseph Béart, dom Michel Montgellar, dom Charles Archinon, dom Denis Ârchinon, dom Jean Gojon, dom Louis Lalive, dom Danset, dom Bouvier, dom Louis Pegaz. (Arch. de Cour, Abbazie.)
  2. Voir Documents, n° 57.
  3. Environ 3,350 fr. Ces pensions étaient ainsi réparties :
    1° 125 ducatons en faveur de noble Charles-Barthélemy Marelli ;
    2° 125 ducatons en faveur de noble Marie-Thomas Marelli ;
    3° Une pension en faveur de noble seigneur Antoine-Philippe Marelli. (Recueil des Édits, etc. ; registre de 1687 à 1689.)
  4. Burnier, Hist. du Sénat de Savoie, t. II, p. 98.
  5. Henri Martin, Hist. de France.
  6. Archives de Cour, Abbazie, mazzo II.
  7. Burnier, Histoire du Sénat de Savoie, t. II.
  8. L’année suivante, Victor-Amédée ordonna qu’une procession générale aurait lieu tous les ans le 8 septembre, jour anniversaire de la délivrance de Turin. Cette cérémonie, à laquelle toute la magistrature assistait en robe rouge, n’a été abolie en Savoie que depuis l’annexion.
  9. Les souverains qui reposent à Superga sont : Victor-Amédée II, mort le 31 octobre 1732, vers les dix heures du soir. (Billets royaux, aux archives du Sénat.)
    Charles-Emmanuel III, mort le 20 février 1773, porté à Superga le 25 même mois.
    Victor-Amédée III, mort le 16 octobre 1796.
    Victor-Emmanuel Ier. mort le 10 janvier 1824.
    Charles-Albert, mort le 28 juillet 1849, à trois heures et demie du soir, à Oporto, déposé à Superga le 14 octobre suivant.
    Suivant une pieuse coutume, le corps du dernier roi défunt restait placé sur une espèce de mausolée qui s’élève au centre des galeries mortuaires, jusqu’à ce que son successeur vienne le remplacer. Son corps est alors déposé, pour y demeurer définitivement, dans une des nombreuses niches horizontales, véritables loculi des catacombes romaines, dont sont revêtus les murs des souterrains de la basilique.
  10. Burnier, op. cit.
  11. Recueil des Édits.
  12. Les aumônes se faisaient depuis la fête de tous les Saints jusqu’à celle de saint Jean, tant à Hautecombe qu’à Pomboz, Porthoud et Lavours. On donnait à chaque pauvre un pain d’une demi-livre au moins, et aux étrangers, du pain et du vin. (Mémoires de Pane Albo.)
    Une porte, qui existe encore à Hautecombe dans l’ancien mur de clôture au nord de l’abbaye, a conservé le nom de Porte de l’Aumône. On y voit, dans la partie supérieure, les armoiries d’un abbé.
  13. À la suite des recherches faites, en 1789, dans l’intérieur du monastère, le grand-père de l’auteur, Claude Blanchard, dont il a déjà été parlé, retrouva trois titres concernant les moulins de Bourdeau et remontant aux années 1271, 1276 et 1315.
  14. Archives du Sénat, papiers divers.
  15. Tous les revenus de l’abbaye, tant en France qu’en Savoie, avaient été affermés par l’abbé Marelli, en 1697, pour le prix de 19,000 florins par an et pour une durée de six années.
    Les fermiers furent dessaisis de la sixième année par décret du Sénat, et les commissaires de cette compagnie leur firent un rabais de 13,566 florins sur les cinq autres années. Le fermage avait été probablement enflé, car, à la mort de dom Antoine, il n’était que de 16,400 flor. (Archives de Cour, Abbazie, mazzo II.)
  16. Archives du Sénat, armoire n° 6.
  17. Cette cinquième occupation française dura de 1703 à 1713.
  18. Archives du Sénat, armoire n°6.
  19. Ibid. — Burnier, Hist. du Sénat de Savoie, t. II, p. 106.
  20. On se rappelle qu’avant d’être roi de Sardaigne, Victor-Amédée II fut roi de Sicile de 1713 à 1718.
  21. Billet royal du 23 janvier 1717. (Archives du Sénat, Recueil des billets royaux.)
  22. Archives de Cour.
  23. La remise de ces titres eut lieu le 25 mars 1717. (Archives du Sénat.)