Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE XIII

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CHAPITRE XIII


Le sénateur Bonaud, délégué pour vider les procès d’Hautecombe. — Aliénation de diverses propriétés.

Tout en conservant le titre et les honneurs d’abbé d’Hautecombe, Marelli avait vu l’administration de son bénéfice passer des mains du Sénat en celles de la Chambre des Comptes.

Ni l’une ni l’autre de ces deux administrations n’avait été avantageuse. Dix ans après que la Chambre des Comptes eut inauguré la sienne, le roi fit dresser le bilan des recettes et des dépenses, et il en résulta que les revenus de l’abbaye s’élevaient, bruts, y compris la rente de 400 livres de Lavours, à 4,930 livres argent, à 175 veissels de froment, 18 de seigle et à 164 setiers de vin[1]. C’est alors que Victor-Amédée réduisit à cinq les prébendes de la communauté, le prieur en ayant deux, et encore furent-elles habituellement mal payées.

Parmi les dépenses, figurent les « pensions congrues » des curés de Saint-Innocent et de Saint-Germain. Outre l’entretien d’un prieur ou sacristain à Saint-Innocent, l’abbaye devait encore y rétribuer un curé ou vicaire perpétuel exerçant les fonctions paroissiales dans l’église du prieuré. Le désordre dans lequel les titres étaient restés pendant si longtemps, la négligence de l’abbé qui s’était laissé dépouiller de l’administration de son bénéfice, avaient autorisé les débiteurs à ne pas acquitter leurs redevances, les propriétaires voisins à s’emparer des terres, et le nombre des usurpations était tel, que l’abbaye se mourait, étreinte sous les procès qu’elle avait dû intenter pour revendiquer la plénitude de ses droits. Voyant ces difficultés, Victor-Amédée, par lettres patentes données à la Vénerie, le 11 novembre 1727, délégua le sénateur Bonaud[2] pour « soutenir, en l’assistance de l’avocat général, les droits de l’abbaye, connaître et décider sur les procès touchant les consignements et révocations, ainsi que de droit, en ayant seulement égard à la vérité du fait sommairement » et avec pouvoir d’abréger les délais, lui conférant dans ce fait toute autorité requise et même sénatoriale jusqu’à la fin du mois de juin 1728, passé lequel terme les procès devront être terminés et les pouvoirs des délégués cesseront[3].

La mission confiée au sénateur Bonaud était trop onéreuse pour être accomplie dans quelques mois[4]. Par autres patentes du 19 juin 1728, le roi la prorogea et retendit à la connaissance et à la solution de toute question relative aux fiefs, pacages, péages, dîmes, biens et autres droits appartenant à l’abbaye, avec pouvoir d’obliger les fermiers « dîmiers » et autres possesseurs à fournir tous les éclaircissements nécessaires, d’accorder toutes provisions utiles, en un mot, d’agir comme il estimera, pour réintégrer l’abbaye dans ses droits. Ces pouvoirs prendront fin avec le mois de juin 1729[5].

Dès lors, Bonaud devint l’administrateur des biens de l’abbaye. Appelé aux fonctions d’intendant général de justice, police et finances deçà les monts, » il vit sa délégation renouvelée le 15 décembre 1732 et porta le titre de « juge délégué de S. M., pour toutes les affaires de la royale abbaye d’Hautecombe. » Il conserva ces deux fonctions jusqu’en 1749, époque à laquelle elles furent dévolues à l’intendant Ferraris[6].

Dés la confirmation de sa commission, Bonaud comprit qu’il fallait opérer la liquidation de ce bénéfice au moyen de diverses aliénations. Les usurpations que le temps avait consacrées en fait, sinon absolument en droit, la difficulté de faire acquitter des arrérages accumulés, de régler les indemnités dues à ceux qui avaient amélioré les fonds, amenèrent la vente de plusieurs fiefs.

Ainsi furent abandonnés à messire Charles-François de La Launière, marquis d’Yenne, les droits de l’abbaye dans le Petit-Bugey, désignés sous les noms de rente d’Yenne et d’arrière-fief de Chevelu. La rente d’Yenne provenait de biens-fonds donnés anciennement en emphytéose perpétuelle pour des prestations annuelles et de modiques servis. L’arrière-fief noble de Chevelu avait été concédé aux seigneurs de Chevelu par les abbés d’Hautecombe, moyennant l’hommage et quelques redevances. Avec le cours des temps, ces droits féodaux s’étaient beaucoup réduits et arrivaient à peine à 30 florins de Savoie. Pour vérifier les reconnaissances anciennes, établir les droits de l’abbaye aux redevances originaires dont l’évaluation aurait atteint, au maximum, 150 livres, le capital de la rente aurait été à peu près absorbé. Du reste, les droits de l’abbaye étaient contestés par le marquis d’Yenne, un procès était engagé ; on transigea. L’abbé Marelli vendit au marquis d’Yenne tous les droits de l’abbaye, moyennant 3,000 livres, et cette vente fut approuvée par bulles du 7 octobre 1734, adressées par Clément XII à l’évêque de Genève[7].

Deux ans après, fut aliéné le fief de la Serra ou de la Bruyère, en Dauphiné. Ce fief comprenait aussi des terres situées en Savoie et se trouve souvent indiqué sous le nom de membre ou maison-forte de la Serra. Son aliénation, motivée pour les mêmes causes que la précédente[8], eut lieu le 25 avril 1733, au château de Chambéry, en présence du seigneur Bonaud. Les parties s’intitulent dans l’acte de vente : Révérendissime seigneur Jean-Baptiste Marelly, fils à feu messire Jean-Pierre, natif de Turin, prêtre turinais, abbé commendataire perpétuel de la royale abbaye d’Hautecombe, sénateur au Sénat de Savoie, habitant à Chambéry ; l’acheteur : Haut et puissant seigneur messire Joseph de Barrai, chevalier, marquis de Monferra, seigneur d’Allevard et Saint-Pierre, la Perrière, Pinssol, la Bastie d’Arvillard, Rochechinard et autres lieux, conseiller du roi en ses conseils d’État et privés, président à mortier au parlement, aides et finances du Dauphiné. Le prix stipulé est de 20,500 livres de France pour solde de tous droits et arrérages[9].

Malgré ces aliénations, l’abbaye conservait encore des droits sur trente-deux paroisses du duché de Savoie, attestés par les travaux du cadastre, commencés à cette époque[10]. Leur produit ne s’élevait qu’à 4,780 livres de revenu en argent, et à 5,968 livres en dîmes et servis.

L’étendue des biens-fonds de l’abbaye était de 3,856 journaux (4,300 hectares), parmi lesquels 1,629 étaient situés sur la commune de Jarsy et consistaient en bois, pâturages ou rochers.

Du reste, l’administration du sénateur Bonaud avait été très avantageuse. En 1737, après dix ans d’exercice, il fit dresser un état complet des revenus et de la situation de toutes les propriétés de l’abbaye, comparée celui de 1727. Il en résulte que des réparations nombreuses avaient été opérées aux bâtiments ruraux, que les moulins de Bourdeau, qui n’existaient plus depuis plusieurs siècles, avaient été rétablis ; que les droits féodaux de l’abbaye, usurpés ou négligés, avaient été récupérés ; et qu’enfin, malgré les grandes dépenses nécessitées par ces opérations, les revenus en argent, tant en France qu’en Savoie, qui s’élevaient, en 1727, à la somme totale de 5,480 livres, atteignaient, en 1737, à 8,635 livres et devaient monter plus tard à près de 10,000 livres. Ces espérances étaient loin d’être exagérées, car, en 1753, d’après le calcul fait par le chapitre de la Sainte-Chapelle, ils s’élevaient à 11,823 liv.

On verra plus loin, aux Notes additionnelles, sous les nos 9 et 10, les noms des communes de l’ancien duché de Savoie, où l’abbaye était propriétaire ou décimatrice en 1732, et l’état comparatif du revenu de ses propriétés, tant en France qu’en Savoie, en 1727, 1737 et 1753.

  1. Archives de Cour, Abbazie, mazzo II, n° 10.
    Voir Note additionnelle, n° 8.
  2. Nous avons, conformément à la plus grande partie des documents officiels, adopté l’orthographe française du nom de Bonaudi.
  3. Recueil des Édits, registre de 1724 à 1730, f° 68. — Voir Documents, n° 68.
  4. Il y avait cinq cents procès à intenter, parmi lesquels il commença les plus importants, espérant terminer les autres par des arrangements. (Archives de Cour.)
  5. Regist. ecclés., vol. VI, p. 80.
  6. Archives de la Préfecture de Chambéry.
  7. Regist. ecclés., vol. IX, p. 124.
  8. En 1717, les archives du Sénat contenaient plus de soixante dossiers de procès intentés, au nom {{{2}}} l’abbaye, depuis la vacance de 1640, à l’occasion de ce fief, plus un grand nombre d’assignations, d’obligations, etc., y relatives. Me Henri Perrier était fermier de ce membre d’Hautecombe, de 1670 à 1686.
  9. Cet acte, reçu par Guigaz, notaire, est inséré dans les Registres ecclésiastiques du Sénat, vol. XI, p. 128 et suiv.
    Nous verrons plus loin les tentatives de Charles-Emmanuel III pour revendiquer ce fief.
  10. Voir Note additionnelle, n° 9.
    L’article 1er de l’édit du 13 septembre 1738, portant la péréquation générale des tributs du duché de Savoie, déclarait exempts de la taille les biens véritablement féodaux et les biens de l’ancien patrimoine de l’Église, au sujet desquels l’édit du 27 mars 1584 « sera observé sans rien innover. » Or, ce dernier édit de Charles-Emmanuel Ier déclarait également non soumis à l’impôt les biens de l’ancien patrimoine de l’Église, et non point tous les biens ecclésiastiques de cette époque. Il paraît néanmoins qu’en 1738 on s’arrêta, pour déterminer leur ancienneté, à la date de 1584.