Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/IV-CHAPITRE Ier

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CHAPITRE Ier


Vacance du siège abbatial. — Constructions opérées à Hautecombe pendant le xviiie siècle. — Union de l’abbaye à la Sainte-Chapelle de Chambéry et son existence jusqu’à la Révolution française.

L’abbé Marelli mourut à Chambéry le 16 septembre 1738. Les revenus de son bénéfice furent saisis par le ministère de l’avocat Perrin, sous-délégué de l’intendance générale de Savoie.

Sa mort passa inaperçue. Dernier abbé commendataire d’Hautecombe, il ne sut, pendant sa longue prélature, que laisser dépérir de plus en plus son illustre abbaye « qui se trouvait presque partout au pillage », suivant l’expression d’un mémoire du siècle dernier.

On ne pensa point lui donner un successeur. Claude- Thérèse Gagnère fut nommé juge des terres dont l’abbé avait la juridiction, soit du territoire d’Hautecombe, du Val-de-Crenne et de Méry[1].

Par suite de ce décès, une quotité plus forte des revenus de l’abbaye étant rendue disponible, on s’empressa de l’employer aux réparations et reconstructions si nombreuses et si urgentes. Cette question de la restauration de l’abbaye était l’objet des préoccupations constantes des religieux, du sénateur Bonaud et du souverain. On se rappelle que, dans la première période de la prélature de l’abbé Marelli, un quartier du monastère avait été aménagé pour le logement des moines, mais d’après des plans si défectueux que les religieux pouvaient à peine l’habiter[2].

Un palais abbatial y fut aussi construit entre 1714 et 1727.

Malgré cela, l’ensemble des bâtiments se trouvait en si mauvais état, que le roi Victor-Amédée II donna des ordres pour les réparer pendant l’année 1717. Des plans et devis furent dressés et une somme de 70,000 livres fut destinée à ces travaux. Ils commencèrent avec beaucoup d’activité. L’année suivante, on avait déjà dépensé 27,000 livres, lorsque ce qui venait d’être construit s’écroula. L’entreprise fut alors abandonnée.

La modicité des revenus laissés aux religieux ne leur permit pas de la continuer. Néanmoins, plusieurs monuments étaient tombés de vétusté et avaient disparu. Les colonnes et les voûtes de l’église, ainsi que les murs du monastère, construits en majeure partie avec de la molasse, menaçaient ruine si l’on tardait encore à les réparer. C’est alors que le roi fit réduire de dix-sept à cinq les prébendes des religieux et diminuer en proportion leur mobilier. L’économie ainsi réalisée fut employée aux travaux les plus pressants, et les religieux purent dire en réalité que l’église fut réparée à leurs frais. Mais le cloître et le reste du monastère ne le furent point. Les dépenses considérables que le comte Bonaud dut faire pour les rénovations de fiefs et pour conjurer la ruine complète des bâtiments des fermes, ne permirent pas de prendre de nouveaux arrangements pour restaurer le monastère pendant la vie du commendataire. Dès que sa mort fut arrivée, les religieux ayant fait de nouvelles représentations à l’administrateur délégué sur le mauvais état du monastère et sur le danger où ils se trouvaient d’être écrasés sous ses ruines, ils furent priés de dresser un plan et un devis des travaux à opérer. Bien que des plus simples et destitué de tout ornement superflu, ce plan devait entraîner une dépense d’environ 41,000 livres pour la reconstruction complète du cloître, qu’il était opportun de reprendre par les fondements, sans parler du changement des pressoirs et des autres bâtiments. Les religieux demandèrent au roi qu’une somme de quelques milliers de livres leur fût allouée chaque année sur les revenus de l’abbaye, pour les employer à son rétablissement, « qu’eux-mêmes dirigeraient mieux que tout autres, étant les premiers intéressés et pouvant mieux surveiller les travaux. On éviterait ainsi la dépense d’un inspecteur et l’emploi de sommes considérables qui n’ont servi qu’à former des précipices au-dessous de leurs fenêtres, comme il est arrivé en 1718, par la chute des voûtes faites pour former les terrasses[3]. »

Ces réclamations ne furent point infructueuses. L’année suivante, l’ingénieur Castelli, chargé d’examiner les plans proposés, se transporta à Hautecombe et, après s’être rendu compte sur place de leur exécution, il exposa ses observations au comte Bonaud, alors intendant général. Elles tendaient à repousser le projet proposé, comme devant entraîner de trop grandes dépenses, et, à faire dresser un plan d’ensemble pour tous les bâtiments, sauf à n’entreprendre d’abord la construction que d’une partie d’entre eux pouvant s’édifier moyennant une somme de 20,000 livres. Ce système devait laisser presque intacte l’habitation actuelle des religieux et permettait d’achever plus tard, à loisir, toutes les parties du monastère. Le rapport se terminait par la constatation de la grande urgence des réparations.

On était au milieu de 1742. Des bruits de guerre se faisaient entendre ; il fallait prendre des mesures de circonstance. Pour éviter la saisie et la dilapidation des revenus de la part des ennemis, le comte Bonaud abandonna aux religieux, le 30 août 1742, par procès-verbal antidaté et reporté au 30 avril précédent, tous les revenus de l’abbaye pendant les six années à venir, sans autres conditions que d’être employés à la reconstruction du monastère, suivant les plans Castelli, et à l’acquittement des autres charges de l’abbaye, sous l’obligation d’en rendre compte après le départ des Espagnols[4]. Une déclaration du même jour, signée par les mêmes religieux, nous apprend qu’ils firent retirer du château de Chambéry, pour les sauver de l’invasion ennemie, trente-deux caisses de titres, terriers, mappes, etc., appartenant à l’abbaye, et qu’ils les firent transporter à Hautecombe.

Mais cette convention, pour être obligatoire vis-à-vis des fermiers et à l’abri de toute difficulté, devait être approuvée par le roi. A cet effet, le prieur d’Hautecombe adressa au comte de Saint-Laurent, ministre d’État, à Turin, la lettre suivante, que nous reproduisons littéralement, sans aucune correction, comme preuve que tout avait décliné à l’unisson dans notre abbaye : « Monsieur,

« J’ay l’honneur de vous prié de vouloir avoir la bonté de jetter les yeux deseu le mémoire que notre procureur aura l’honneur de vous présenté ; par lequel vous verre, Monsieur, les raisons qui ont engagé le Roy de nous renvoier à votre excellence pour le bien, et l’utilité de l’abbaye royale d’Hautecombe ; c’est que M. Bonnaud intendant général nous ayant remis par un acte, tous les revenus de l’abbaye pour la faire rebâtir solidement, en conformité de l’intention de Sa Majesté, nous vous supplions très respectueusement de vouloir sous la main de vôtre protection afin que nous puissions avoir de Sa Majesté un acte authentique, et signé par elle, afin que l’on nous facent pas dificulté de payer les revenus que nous possédons tant en France qu’en Savoye, disant qu’ils ne reconnoissent point la session que Mr  nôtre intendant général a fait : si elle n’est signié par nôtre Roy, j’espère que vôtre excellence, juge que ce soit l’avantage du Roy et de l’abbaye : nous aurons le bonheur doptenir nôtre demande n’ayant aucun autre désir que de suivres vos ordres. Je vous prie de me faire la grâce daccepter les lavarets que dom Marthod est chargé davoir l’honneur de vous remettre, et d’estre persuadé du très profond respect avec lequel, j’ay l’honneur destïre Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur fr. L. de Sonnaz pr.

A Hautecombe
ce 16 9bre 1742[5].

La guerre ne se fit pas longtemps attendre. Les compétitions soulevées par la succession au trône d’Allemagne, laissé vacant par la mort de Charles VI, mit toute l’Europe sous les armes. Le roi de Sardaigne embrassa le parti de Marie-Thérèse, et bientôt la Savoie vit succéder à trente ans de paix la plus douloureuse invasion qu’elle ait jamais subie. Pendant sept années, elle fut foulée sous le pied des armées espagnoles, épuisée par leurs exactions, et son sol fut rougi par le sang de nombreux combats. Rendue à son souverain par le traité d’Aix-la-Chapelle (18 octobre 1748), elle ne fut évacuée que le 11 février suivant, et les meurtrissures qu’elle avait reçues furent si profondes, qu’elles alimentent encore aujourd’hui les tradition : locales.

Le monastère d’Hautecombe avait été forcément délaissé pendant cette guerre. Non-seulement il avait vu sa restauration interrompue, mais, en outre, il avait dû payer des impôts extraordinaires prélevés, à raison des nécessités des temps, sur les biens de l’ancien patrimoine ecclésiastique, malgré l’exemption de toute contribution dont ces biens jouissaient par ancien privilège récemment renouvelé[6].

Charles-Emmanuel III n’abandonna point cependant ses anciens projets. Les troupes espagnoles avaient à peine quitté le sol savoisien, qu’il chargeait « son vassal Ferraris, intendant général, dela les monts, » de veiller à la reconnaissance des droits de l’abbayec en remplacement du comte Bonaud. Peu de jours après, le 2 juin 1749, il écrit à l’abbé Palazzi de Selve, économe des bénéfices vacants, pour lui faire part de la nomination de l’intendant Ferraris aux fonctions de délégué pour le temporel de l’abbaye, et lui manifeste ses intentions de voir se relever les bâtiments dont la reconstruction et la réparation avaient été interrompues depuis 1742, — de faire rendre compte aux religieux des recettes et dépenses faites en 1742 et depuis lors, — d’exiger que ce compte soit annuellement présenté au sous-économe de l’abbé Palazzi, à Chambéry, pour l’avenir.

Les travaux à effectuer étaient encore nombreux et les finances de l’État avaient dû subir les conséquences inévitables d’une guerre prolongée. D’autre part, le chapitre de la Sainte-Chapelle de Chambéry réclamait de nouveaux secours du souverain.

Créé par le pape Paul II, en 1467, à la demande d’Amédée IX, pour desservir la splendide chapelle du Château de Chambéry, commencée par Amédée VIII, ce chapitre fut doté, à l’origine, de nombreuses fondations. Plus tard, la garde du Saint-Suaire lui attira de nombreux pèlerins et de riches offrandes. Mais, dès 1578, cette précieuse relique ayant été transportée à Turin, la foule n’accourait plus à la Sainte-Chapelle[7]. Avec le cours des temps, ses rentes avaient subi le sort des revenus de la plupart des maisons religieuses ; elles avaient diminué progressivement par la difficulté de leur administration et par les charges dont elles furent gravées. D’accord avec Charles-Emmanuel III, la collégiale sollicite auprès de la cour de Rome l’union des biens de l’abbaye d’Hautecombe, vacante depuis plusieurs années, à la mense de la Sainte-Chapelle. En vertu de son droit de patronage sur ces deux établissements fondés par ses ancêtres. le roi intervint dans les négociations par le comte Balbis Siméon de Rivera, son ministre plénipotentiaire à Rome ; et, couronnement à ses désirs, Benoit XIV, par bulles du 3 des ides d’avril (11 avril) 1752, unit et incorpore tous les biens et revenus de l’abbaye d’Hautecombe à la mense du chapitre de la Sainte-Chapelle. Les bulles furent adressées à l’évêque de Genève, chargé de les mettre à exécution.

Elles déclarent supprimer la mense abbatiale d’Hautecombe ; — transférer au doyen de la Sainte-Chapelle le titre d’abbé commendataire d’Hautecombe avec les honneurs, prérogatives, prééminences et tous les droits spirituels et temporels qui compétaient aux précédents abbés commendataires. — Elles prescrivent que le chapitre sera obligé de supporter toutes les charges auxquelles l’abbé commendataire était tenu et spécialement d’entretenir quatorze religieux profès dans le monastère, aux termes de la transaction du 2 février 1698, passée entre les religieux et l’abbé commendataire Marelli : — que le surplus des revenus, distraction faite des sommes qui seront, en outre, allouées par le roi au chapitre de la Sainte-Chapelle, sera appliqué aux réparations nécessaires audit monastère, à l’achèvement des bâtiments déjà commencés, aux rénovations des fiefs, à l’amélioration des biens et à la revendication de ceux qui pourraient avoir été indûment aliénés.

Après ces dispositions, relatives aux premières années qui suivront l’union des deux bénéfices, viennent les prescriptions pour l’avenir. Quand les réparations et améliorations prévues seront terminées et que le chapitre aura payé toutes les dettes qu’il peut contracter a cet égard quand une certaine pension, qui se trouve assignée sur les biens de l’abbaye, sera éteinte. alors tous les revenus de l’abbaye, distraction faite des charges perpétuelles, resteront à la mense capitulaire et serviront à augmenter les prébendes et distributions journalières ; et si, dans la suit des temps, les améliorations des biens de l’abbaye portent les revenus annuels au—dessus de 2,400 écus romains, on ne pourra disposer de l’excédent que par délibération capitulaire et pour l’avantage des deux établissements réunis.

Enfin, ces bulles énoncent et réservent le droit de patronage de Charles-Emmanuel III et de ses successeurs sur Hautecombe, sur le doyenné et sur tous les bénéfices de la Sainte-Chapelle, comme par le passé, et ajoutent que la répartition des revenus de la mense abbatiale a été faite sur la réquisition et suivant « le bon plaisir » du roi.

Cette répartition, qui n’était qu’indiquée dans la bulle d’union, fut adressée au chapitre par la lettre suivante de Charles-Emmanuel :

« Révérends chers et dévots orateurs,

« En obtenant du Saint siège la bulle du 3e des ides d’avril dernier d’union perpétuelle de notre Royale abbaye vaccante de Ste  Marie d’Hautecombe au doyenné et chapitre de notre Ste  Chapelle de Savoye, ayant eu principalement en vue deux objets, l’un de donner sur les revenus de cette abbaye une augmentation aux différentes prébandes des membres de la même Sainte Chapelle et par ce moyen y augmenter aussy et maintenir à perpétuité cette splendeur et exactitude du divin culte auxquelles les anciennes prébandes n’étaient pas suffisantes. et l’autre de faciliter par le moyen de votre administration des biens et revenus de ladite abbaye, dans l’église de laquelle reposent des tendres de plusieurs de non augustes prédécesseurs, le rétablissement et la rédification plus prompte du monastère, et bâtiments civils et rustiques de cette abbaye, et la liquidation de ses droits, actions et revenus tant par la rénovation des fiefs que par la revindication des fonds et droits qui pourraient n’en avoir pas été légitimement distraits et aliénés, nous nous sommes entendus avec Notre Saint Père le pape Benoit quatorze sur la manière de combiner ensemble ces deux objets, et d’en asseurer l’effet premièrement par provision, et ensuite avec stabilité et perpétuité.

« cette combinaison s’est réduitte à deux répartitions des revenus de l’abbaye par nous déterminées et établies et authentiquées dans la même bulle d’union, l’une provisionnelle qui sera par nous exécutée en commençant d’en faire jouir pour l’année courante et à la fin d’icelle, après que notre économat général nous aura donné l’effective possession de l’abbaye et de ses dépendances ; cette répartition provisionnelle devra avoir son effet, jusqu’à se que finis les bâtiments tant civils que rustiques du monastère de l’abbaye avec le surplus de ses revenus sous la déduction des prebandes des religieux et de la pension de 1,000 livres dont l’abbaye est encore chargée, et achevées que soyent aussy les rénovations des rentes et fiefs, liquidés les droits et raisons de la ditte abbaye, terminés les procès qu’à ces fins il pourroit être nécessaire d’intenter, et finalement acquittées les dettes déjà contractées et celles qui pourroient encore être contractées pour causes justes et indispensables, il y ait lieu à l’exécution de l’autre repartition perpétuelle et invariable dans les tems avenir, ainsy que la dite bulle le déclare. Vous trouverez cy jointes l’une et l’autre de ces répartitions en deux tabelles à part, signées de notre ordre par le comte de St  Laurent notre ministre et premier secrétaire d’État des affaires internes. »

Cette lettre se termine ainsi :

« Notre intention est donc…. que notre Ste  Chapelle ressente dans les siècles avenir ces effets de notre munificence, dirigée à mettre dans le plus grand lustre des fondations si dignes de la piété de nos Royaux prédécesseurs et à y augmenter autant qu’il peut dépendre de nous le culte divin, et sur ce prions Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. À Turin le six de may 1752. »

Les deux tables de répartition qui suivent, assignent à chaque personne composant le chapitre ou lui étant attachée une augmentation de traitement. Le total de ces augmentations s’élève à 1,473 livres dans la répartition provisoire, et à 42,000 livres dans la répartition définitive et perpétuelle.

L’excédent, s’il en existe. sera attribué à la masse capitulaire[8].

Cette réunion eut lieu pendant que Pierre-louis de Montfalcon était doyen de la Sainte-Chapelle.

Il prit, en conséquence, le titre d’abbé commendataire d’Hautecombe, titre que portèrent ses successeurs, François-Laurent de Saint-Agnès, doyen, du 26 février 1766 au 13 avril 1768 ; Charles-Emmanuel de Ville (1768-1773), et Joseph-Augustin Portier Dubelair. dernier doyen de la Sainte-Chapelle. Le décanat de Savoie ayant été érige en évêché par bulles du l8 août 1779, le chapitre de la Sainte-Chapelle devint celui de la cathédrale ; et Mgr  Conseil ajouta au titre d’évêque de Chambéry, ceux de doyen de la Sainte-Chapelle et d’abbé d’Hautecombe.

Le gouvernement intérieur de l’abbaye ne fut point changé ; les religieux vécurent, comme par le passé. sans la direction du prieur claustral nommé par l’abbé de Claivaux et restèrent soumis à la visite de l’abbé de Tamié[9]. Au moment de l’union du monastère, dom de Sonnaz était prieur et dom Marthod. procureur.

Il était temps que cette mesure fin prise pour que le bénéfice d’Hautecombe vit, chaque année, la plus grande partie de ses recettes affectées d’une manière régulière et fixe à des améliorations du toute nature. L’année qui suivit son union à la Sainte-Chapelle. l’abbé de Montfalcon fit dresser l’état de ses revenus, charges annuelles, dettes et aussi des dépenses nécessaires pour les réparations et reconstructions de l’ensemble des bâtiments.

Il en résulte que les revenus de l’abbaye, tant en Savoie qu’en France, s’élèvent, bruts, à 14,880 livres ; que les charges annuelles sont de 7,326 livres : les principales sont les prébendes de cinq religieux vivant à Hautecombe et de deux habitant à Saint-Innocent, calculées à 478 livres chacune : les intérêts des capitaux empruntés, l’assignation provisionnelle du chapitre, la pension viagère de 1,000 livres du chevalier Marelli. Quant aux dettes proprement dites, elles s’élèvent à 70,304 livres, et les dépenses à faire pour achever la mise en état de toutes les propriétés de l’abbaye sont calculées à une somme semblable, sort à 70,316 livres[10].

Le mode de répartition des revenus de l’abbaye ayant amené quelques contestations entre les religieux et le chapitre, trois ans plus tard, l’abbé de Clairvaux députa, auprès de Charles-Emmanuel III le prieur de Chassagne, Demotz, et le procureur d’Hautecombe, Marthod, pour terminer ces conflits et arriver plus rapidement à la reconstruction du monastère. Parmi les moyens proposés pour atteindre ce but, le roi agréa la division des biens de la mense abbatiale en deux parts, dont l’une, libre de toute charge. appartiendrait au chapitre, et l’autre serait abandonnée à la communauté d’Hautecombe, avec l’obligation d’acquitter toutes les dettes contractées pour les constructions et, en outre, d’achever la réparation des bâtiments.

Le roi fit part de ce projet au comte Astésan, premier président du Sénat,et lui insinua dans la même lettre qu’il serai à propos de cherhcer à revendiquer le fief de la Savoie, aliéné au marquis de Barral pour 20,000 livres, et que l’on suppose produire le revenu de 6,000 livres. Mais, ajoutait-il, comme le chapitre de la Sainte-Chapelle ne pourrait parvenir, faute de fonds, que très difficilement à cette revendication, nous avons pris la détermination d’intéresser à cette affaire les religieux de Cîteaux, dont l’ordre est riche en France, en leur promettant le tiers du revenu qu’elle produira. « Pour moyenner et mieux faciliter et éclaircir un arrangement de cette nature, nous vous députons avec le sénateur Bourgeois et notre avocat fiscal général en Savoye, Maistre[11]. »

Deux ans après (13 août 1757), cet arrangement n’avait point été accepté ; les réparations n’avançaient point, et l’église en avait un besoin urgent. Aussi le roi, s’adressant aux commissaires nommés par la lettre précédente, les invitait à proposer aux religieux une autre combinaison par laquelle on s suspendrait provisoirement la reconstruction entière du monastère et l’on se bornerait à procurer une habitation décente et commode aux quatorze religieux exigés par la bulle d’union, et à faire réparer l’église. Le procureur de la communauté était alors dom Marthod. Son esprit peu conciliant n’était point sans influence dans tous ces tiraillements entre les religieux d’Hautecombe et le chapitre et dans ce refus constant de toutes les propositions émanant du souverain ou de ses délégués. À son instigation, la communauté porta ses réclamations à son supérieur immédiat, l’abbé de Clairvaux. Celui-ci les ayant transmises à Charles-Emmanuel, il en obtint, le 4 janvier 1760, la réponse suivante :

« Très révérend Père en Dieu, nous étant fait rendre compte du placet qui nous a été présenté au nom des religieux d’Hautecombe avec vôtre lettre du 20 septembre dernier, nous n’avons pu voir qu’avec surprise, que le principal but de ce recours seroit d’impugner des transactions constamment observées et autorisées par le pape et par nous : Et comme notre intention est que ces contrats, qui sont la baze de la bulle d’union de l’abbaye d’Hautecombe à la Sainte Chapelle de Savoye subsistent, nous avons pour le surplus, donné des ordres précis pour qu’on prenne des arrangemens qui sans s’écarter de la bulle d’union, et des transactions y approuvées, peuvent être les plus propres à étouffer tout germe de différends entre le chapitre de la Sainte Chapelle, et lesdits religieux, à quoi nous sommes persuadés que vous inviterez efficacement ces religieux à concourir de leur côté, en mettant l’administration des affaires, et intérests de leur monastère entre les mains d’un procureur plus convenable que le Père Marthod[12]. »

En 1765, rien n’était encore terminé. Les membres de la délégation étant, les uns décédés, les autres promus à d’autres fonctions, le roi les remplaça, et la délégation fut alors composée du comte Salteur, premier président du Sénat ; de Maistre, président de chambre, et du comte Lovère Demarie, avocat fiscal général. Elle fut chargée de régler les intérêts du chapitre et des religieux et de prendre les dispositions nécessaires pour terminer la restauration de l’abbaye, avec obligation d’en rendre compte au souverain[13].

Nous n’avons pas à raconter le détail des opérations de cette délégation. Disons seulement que le dernier projet de Charles-Emmanuel, consistant à diviser les biens de la mense abbatiale pour en assigner une part à la communauté qui resterait chargée des travaux, paraît avoir eu son exécution, car, en 1776, nous voyons la communauté affermer le domaine de Porthoud sans l’intervention du chapitre de la Sainte-Chapelle[14].

Deux ans auparavant, le chapitre de la Sainte-Chapelle avait opéré le consignement de ses fiefs. Dans leur dénombrement, nous trouvons les terre, juridiction et mandement d’Hautecombe qui comprenait Saint-Pierre de Curtille, soit le Val-de-Crenne, Pomboz, le monastère et ses alentours avec le droit de justice omnimode ; et, en outre, la leyde sur les vins et autres denrées vendues le jour de la fête du lieu, qui se solennisait le lendemain de la Pentecôte. Cette fête, dégénérée en une de ces réunions populaires appelées dans la province vogue et ailleurs pardon, se continua à Hautecombe jusqu’en 1849.

Le chapitre consigna ensuite la « rente de la maison forte de Pomboz, » s’étendant sur Saint-Pierre de Curtille, Conjux, Chanaz, le Mollard-de-Vions, Lucey, Ontex et la paroisse du Mont-du-Chat. La commune de Chanaz s’affranchit de ses charges féodales envers l’abbaye par contrat du 1er février 1787, passé avec la délégation générale créée pour faciliter les affranchissements, et approuvé par lettres patentes du 22 janvier 1790[15].

Parmi les droits féodaux consignés, nous reconnaissons encore :

1° La pêche sur le lac. On se rappelle qu’elle avait été concédée à l’abbé Adrien de Saluces sur tout le lac, moyennant le servis annuel de quinze lavarets.

En 1774, ce droit, quoique soumis à la même redevance, se trouvait réduit à l’espace compris entre une ligne idéale tracée à une lieue du bord et les propriétés de l’abbaye, tant à Hautecombe qu’à Salière et à Saint-Innocent, et, comme conséquence de ce droit, l’abbaye avait le pouvoir de procéder contre quiconque pécherait sans permission. »

2° La rente du prieuré de Saint-Innocent. Elle s’étendait sur Saint-Innocent, Brison, Saint-Germain, Moye, Hassingy, Saint-Maurice d’Alby, Albens, laBiolle, Mognard, Épersy et Grésy.

3° Celle dépendant de la « sacristie démembrée du membre de Chautagne, » à Chindrieux et à Buflieux.

4° Celle appelée « fief de la grange d’Aix, » qui se percevait à Trévignin, Mouxy, Grésy, Aix, Saint-Hippolyte et Saint-Simon. Quant aux réparations des bâtiments religieux et ruraux de l’abbaye, elles furent continuées assez lentement. À cette époque, on était convenu de traiter de barbare le plus beau des styles chrétiens, et l’on n’eut garde de conserver à l’antique basilique son architecture originaire. Les piliers, formés de faisceaux de colonnettes, devenus trop faibles pour supporter la voûte, furent transformés en lourds pilastres entourés de maçonnerie ; la voûte dut être refaite et rabaissée de nouveau, par motif d’économie. De 14 mètres 45 centimètres, hauteur primitive, elle fut ramenée à 10 mètres 40 centimètres, hauteur qu’elle a encore aujourd’hui. La forme romane remplaça l’arc entiers-point. Heureusement, les chapelles étaient encore debout et conservèrent au pourtour de l’édifice la forme gothique[16].

Les monuments étaient réduits au nombre de quatre : celui d’Humbert III, à l’entrée de l’église réservée aux religieux, tout près du lieu qu’il occupait auparavant sous le cloître ; celui de Boniface, archevêque de Cantorbéry, à l’extrémité est de l’église ; celui de Louis, sire de Vaud, et de sa femme, dans la chapelle de Saint-Michel ; et celui d’Aymon et de sa femme Yolande, dans la chapelle des princes.

Dans le vestibule de la basilique, se trouvait le tombeau de Claude d’Estavayé, abbé d’Hautecombe et évêque de Belley[17].

Enfin, tous les travaux furent terminés en 1788, à la veille de la grande Révolution française qui allait bientôt chasser Dieu de son temple et les religieux de leur retraite.

  1. Par patentes du 15 juillet 1741. — Voy. mon travail sur Les Juges seigneuriaux au milieu du xviiie siècle, (Mém, de la Soc. sav. d’hist. et d’archéol.,t. XIV.)
    D’après les notes de Pane Albo, l’abbaye avait, en outre, vers 1680, la juridiction temporelle et spirituelle sur Lavours et Biosey, et une partie de la juridiction de la paroisse de Saint-Innocent, à cause du prieuré. (Archives de Cour.)
  2. Vers la même époque, les voûtes de l’église étaient tellement détruites, que l’on ne pouvait plus rester dans le chœur. (Pane Albo)
  3. Cette supplique, adressée à Charles-Emmanuel III vers 1710, était signée par Louis de Sonnaz, prieur, et Sigismond Marthod, procureur.
  4. Contre-déclaration du 30 avril 1742, signée de Sonnaz et Marthod. (Archives de Cour, Abbazie, t. II.)
  5. Archives de Cour, Abbazie, t. II.
  6. Parmi les actes que nous connaissons de cette époque, nous en rapportons un aux Documents, no 59, du 28 juin 1716. C’en un abandon fait par Prudent Piollet, en faveur de l’abbaye, de terre chargées d’un grand nombre de redevances et dont l’énumération donne quelque intérêt à cette pièce.
  7. Voir La Sainte-Chapelle du Château de Chambéry, par M. A. de Jussieu, archiviste de la Savoie. (Mém. de l’Acad. de Sav., 2e série, t. X.)
  8. Reg. eccl, t. XX, p 285 et suiv.
    Ces bulles entrainèrent des frais énormes, qui s’élevèrent à 26,000 livres environ, soit à 25.516 livres 13 sols 6 deniers (Archives de Cour.) Nous nous sommes abstenu de les insérer parmi non Documents, à raison de leur récente publication dans les Mémoires de l’Académie de Savoie, 2e série, t. X, à la suite de la monographie de la Sainte-Chapelle de Chambéry. par M. de Jussieu.
  9. Les rois de Sardaigne tenaient si fort au maintien de ce privilège, qu’ils le confirmèrent jusqu’aux derniers mois de leur souveraineté. L’Assemblée nationale ayant aboli tous les ordres monastiques le 13 février 1790, dom Gabet, abbé de Tamié, doutait de la continuité de son droit de visite. Alors Victor-Amédée III, par billet du 9 mars 1792, le pria de visiter le monastère d’Hautecombe et de supprimer les désordres qui menaçaient de s’y produire, bien que l’abbé commendataire de cette maison fût à cette époque l’évêque de Chambéry. Il rappelait que l’abbé de Tamié jouissait de ne droit en venu de sa seule dignité, et de temps immémorial.
    (Reg. ecclés, vol. XXXIV. fo 114. — Burnier, Tamié. p. 187.)
  10. En voici le détail :
    1o Sommes empruntées à divers. . . . . . . . liv. 37.500
    2o Dettes laissées par les religieux, arrérages. honoraires des commissaires pour la rénovation des fiefs. . . . . . . . . . . . 32.804
    3o Pour finir dans le cloître la portion du monastère commencée, et suffisante pour loger les religieux qui sont actuellement à Hautecombe, y compris le logement du portier. . . 10.000
    4o Pour achever l’autre partie du monastère. . . . . . . . . . . . . . . . . . 40.000
    5o Pour finir les réparations de Lavours. . . 6.000
    6o Pour remettre en état les autres bâtiments ruraux de l’abbaye, savoir - Pomboz, l,000 liv. ; grange du Val-de-Crenne, 1.250 ; de Saint-Gilles, 600 ; de Porthoud, 200 ; moulins de la Fontaine des Merveilles, 300 ; cellier de Salière, 383 ; moulins de Bourdeau, 1,200 ; prieuré de St-Innocent, 3,600 ; grange de Mesigny ? 200 ; de Berchoud, 420 ; d’Aix, 1,003 ; d’Hauterive, 160 ; reliquat des réparations du Cherel, 1.000 ; total. . . . . . . 11.316
    7o Réparations des chœurs de diverses églises paroissiales où l’abbaye est décimatrice. . . . . . .,. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.000
    Total. . . liv. 129.568

    Archives de la préfecture de Chambéry.

  11. Archives du Sénat, Billets royaux ; lettre du 7 avril 1755.
    Il s’agit ici de François-Xavier, père de Joseph de Maistre. Nommé sénateur le 7 mars 1740, il devint avocat fiscal général le 15 mars 1759 et président de chambre le 3 décembre 1764.
  12. Billets royaux, vol. de 1755 à 1765.
  13. Billets royaux, billet du 26 mars 1765.
  14. La communauté se composait alors, et déjà le 5 mai 1773, des religieux suivants : Dom Louis Martin de Varax, prieur ; dom François-Dominique Nicod ; dom Nicolas Carrier ; dom Jean-Claude Poinet, cellerier, et dom Marc-Antoine Dégaillon, tous prêtres et proies. Ils avaient été visités par l’abbé de Tamié le 14 mai 1772. (Extrait d’un acte du minutaire Vignet, communiqué par M. Mailland, notaire à Aix-les-Bains.)
  15. Voir Documents, n°60.
  16. Lettres sur la royale Abbaye d’Hautecombe ; Gènes, 1827.
  17. Déposition de François-Nicolas Garbillon, ancien religieux et procureur d’Hautecombe, dans la sommaire-apprise de 1825. [Registres de l’archevêché.