Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/Note 3

La bibliothèque libre.
◄  N° 2
N° 4  ►
N° 3 (Page 27.)

Excursion à Clairvaux en 1867.

Au mois de juin 1867, il nous a été donné d’explorer l’ancienne vallée d’absinthe. Une station de la ligne de Troyes à Chaumont, distante de 28 kilomètres de cette dernière ville, porte le nom de Clairvaux. Elle est située presque au fond d’une vallée marécageuse, se prolongeant vers Ville-sous-Ferté et Montigny, dans une direction perpendiculaire à la voie ferrée. À vingt minutes de la station, adroite du voyageur qui regarde cette vallée sillonnée par l’Aube, une autre vallée plus resserrée vient se souder à la première ; c’est celle qu’a immortalisée saint Bernard. Son entrée est gardée par le hameau de Clairvaux et par de vastes constructions témoignant encore aujourd’hui de l’ancienne splendeur de l’abbaye. Elles se composent de deux principaux corps de bâtiment, carrés, ayant chacun une cour intérieure, et de quelques autres édifices moins importants qui en dépendent. Des cours ou promenades spacieuses, des jardins étendus, les entourent, et un long mur, s’élevant jusque sur le sommet d’un des versants de la gorge, limite cet enclos dont le pourtour est de 1,950 mètres. Outre les bâtiments actuels, on voyait encore, dans les premières années de ce siècle, une magnifique église dont la destruction eut lieu en 1803 par l’ordre d’un architecte qui encourut pour cela les colères de Napoléon Ier. Elle était couverte en plomb, ainsi que tous les autres bâtiments.

À la Révolution française, il n’y avait à Clairvaux que quarante moines et vingt frères convers ; l’abbé jouissait de 120,000 livres de rente, et la communauté avait encore sous sa dépendance, tant en France qu’à l’étranger, quatre-vingt-six abbayes, soit d’hommes, soit de filles, et deux prieurés titulaires.

Aujourd’hui, Clairvaux est converti en une maison centrale de détention, où plus de 1,000 condamnés fabriquent des étoffes. (Bachelet, Dictionnaire de biographie et d’histoire,)

Cet établissement a été, ainsi que nous avons dit, la troisième transformation du monastère. Dans le même endos, mais plus enfoncée dans le vallon, avait été construite, du vivant même de saint Bernard, une seconde maison appelée le Petit Clairvaux. Il n’en reste que la chapelle et quelques fragments noyés dans des constructions postérieures qui servent au logement des employés.

On ne devra point quitter cette localité sans remonter plus haut dans la vallée d’absinthe et faire une excursion à la fontaine de Saint-Bernard. Une route courant au pied des deux collines vous y conduit dans quinze minutes. C’est sur l’emplacement qui entoure cette source qu’en 1115, Bernard et ses douze pieux compagnons vinrent bâtir leurs humbles cellules. Cette partie du sol, à peu près plane, est fermée par une troisième colline coupant à angle droit te deux versants du vallon. Du fond de ce triangle de collines. l’on n’aperçoit encore aujourd’hui que des chênes et des hêtres, et l’on n’entend que le bruit de la cognée du bûcheron. C’est bien la véritable solitude monastique, l’asile du recueillement et de la prière. Rien n’est demeuré des travaux sortis des mains de saint Bernard et de sa pieuse colonie ; ils travaillaient pour le Ciel et ne cherchaient point à laisser sur le sol les traces matérielles de leur passage. De ce sol, néanmoins, jaillit toujours la source qui servait à la communauté ; elle a été recouverte, il y a peu d’années, d’une maçonnerie en forme d’oratoire, et une croix la domine. Deux bancs de bois permettent à l’explorateur de s’arrêter pour mieux recueillir ses souvenirs, et, s’il sait voir dans le dévouement et le sacrifice le secret de toute œuvre grande et durable, et dans la vie religieuse, telle que l’a comprise et pratiquée saint Bernard, la plus grande transfiguration morale que puisse subir l’homme ici-bas, il quittera ces lieux l’âme exaltée et ravie.

Les religieux de Clairvaux avaient l’habitude d’aller tous les ans, après Pâques, à la fontaine de Saint-Bernard. Arrivés là, ils chantaient un répons de saint Bernard, le Regina cœli, et mettaient chacun au pied de la grande croix, plantée auprès de la fontaine, une petite croix de bois fabriquée par eux ; ensuite, ils buvaient avec la main de l’eau de cette source, qui passait pour avoir été obtenue miraculeusement du ciel par saint Bernard.