Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 2

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Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 416-427).
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CHAPITRE II.

SUITE DE LA DESCRIPTION DE LA RUSSIE. POPULATION, FINANCES, ARMÉES, USAGES, RELIGION. ÉTAT DE LA RUSSIE AVANT PIERRE LE GRAND.

Plus un pays est civilisé, plus il est peuplé. Ainsi la Chine et l’Inde sont les plus peuplés de tous les empires, parce qu’après la multitude des révolutions qui ont changé la face de la terre, les Chinois et les Indiens ont formé le corps de peuple le plus anciennement policé que nous connaissions. Leur gouvernement a plus de quatre mille ans d’antiquité ; ce qui suppose, comme on l’a dit[1], des essais et des efforts tentés dans des siècles précédents. Les Russes sont venus tard ; et ayant introduit chez eux les arts tout perfectionnés, il est arrivé qu’ils ont fait plus de progrès en cinquante ans qu’aucune nation n’en avait fait par elle-même en cinq cents années. Le pays n’est pas peuplé à proportion de son étendue, il s’en faut beaucoup ; mais tel qu’il est, il possède autant de sujets qu’aucun État chrétien.

Je peux, d’après les rôles de la capitation et du dénombrement des marchands, des artisans, des paysans mâles, assurer qu’aujourd’hui la Russie contient au moins vingt-quatre millions d’habitants. De ces vingt-quatre millions d’hommes la plupart sont des serfs comme dans la Pologne, dans plusieurs provinces de l’Allemagne, et autrefois dans presque toute l’Europe. On compte en Russie et en Pologne les richesses d’un gentilhomme et d’un ecclésiastique, non par leur revenu en argent, mais par le nombre de leurs esclaves.

Voici ce qui résulte d’un dénombrement fait en 1747 des mâles qui payaient la capitation.

Marchands 
 198,000
Ouvriers 
 16,500
Paysans incorporés avec les marchands et les ouvriers 
 1,950
Paysans appelés odonoskis, qui contribuent à l’entretien de la milice 
 430,220
Autres qui n’y contribuent pas 
 26,080
Ouvriers de différents métiers, dont les parents sont inconnus 
 1,000
Autres qui ne sont point incorporés dans les classes des métiers. 
 4,700
—————
À reporter 
 678,450

Report 
 678,450
Paysans dépendants immédiatement de la couronne, environ 
 535,000
Employés aux mines de la couronne, tant chrétiens que mahométans et païens 
 64,000
Autres paysans de la couronne travaillant aux mines et aux fabriques des particuliers 
 24,200
Nouveaux convertis à l'Église grecque 
 57,000
Tartares et Ostiaks païens 
 241,000
Mourses, Tartares, Morduates, et autres, soit païens, soit grecs, employés aux travaux de l'amirauté 
 7,800
Tartares contribuables, appelés tepteris et bobilitz, etc. 
 28,900
Serfs de plusieurs marchands et autres privilégiés, lesquels, sans posséder de terres, peuvent avoir des esclaves 
 9,100
Paysans des terres destinées à l'entretien de la cour 
 418,000
Paysans des terres appartenantes en propre à Sa Majesté, indépendamment du droit de la couronne 
 60,500
Paysans des terres confisquées à la couronne 
 13,600
Serfs des gentilshommes 
 3,550,000
Serfs appartenant à l'assemblée du clergé, et qui défrayent ses dépenses 
 37,500
Serfs des évêques 
 116,400
Serfs des couvents, que Pierre avait beaucoup diminués 
 721,500
Serfs des églises cathédrales et paroissiales 
 23,700
Paysans travaillant aux ouvrages de l'amirauté, ou autres ouvrages publics, environ 
 4,000
Travailleurs aux mines et fabriques des particuliers 
 16.000
Paysans des terres données aux principaux manufacturiers 
 14,500
Travailleurs aux mines de la couronne 
 3,000
Bâtards élevés par des prêtres 
 40
Sectaires appelés raskolnikis 
 2,200
—————
Total 
 6,646,390
—————

Voilà en nombre rond six millions six cent quarante mille mâles payant la capitation. Dans ce dénombrement, les enfants et les vieillards sont comptés, mais les filles et les femmes ne le sont point, non plus que les garçons qui naissent depuis l’établissement d’un cadastre jusqu’à la confection d’un autre cadastre. Triplez seulement le nombre des têtes taillables, en y comptant les femmes et les filles, vous trouverez près de vingt millions d’âmes.

Il faut ajouter à ce nombre l’état militaire, qui monte à trois cent cinquante mille hommes. Ni la noblesse de tout l’empire, ni les ecclésiastiques, qui sont au nombre de deux cent mille, ne sont soumis à cette capitation. Les étrangers dans l’empire sont tous exempts, de quelque profession et de quelque pays qu’ils soient. Les habitants des provinces conquises, savoir la Livonie, l’Estonie, l’Ingrie, la Carélie, et une partie de la Finlande ; l’Ukraine et les Cosaques du Tanaïs, les Calmoucks et d’autres Tartares, les Samoyèdes, les Lapons, les Ostiaks et tous les peuples idolâtres de la Sibérie, pays plus grand que la Chine, ne sont pas compris dans le dénombrement.

Par ce calcul, il est impossible que le total des habitants de la Russie ne montât au moins à vingt-quatre millions en 1759, lorsqu’on m’envoya de Pétersbourg ces Mémoires, tirés des archives de l’empire[2]. À ce compte, il y a huit personnes par mille carré. L’ambassadeur anglais dont j’ai parlé[3] n’en donne que cinq ; mais il n’avait pas sans doute des Mémoires aussi fidèles que ceux dont on a bien voulu me faire part.

Le terrain de la Russie est donc, proportion gardée, précisément cinq fois moins peuplé que l’Espagne ; mais il a près de quatre fois plus d’habitants : il est à peu près aussi peuplé que la France et que l’Allemagne ; mais en considérant sa vaste étendue, le nombre des peuples y est trente fois plus petit[4].

Il y a une remarque importante à faire sur ce dénombrement, c’est que de six millions six cent quarante mille contribuables, on en trouve à peu près neuf cent mille appartenants au clergé de la Russie, en n’y comprenant ni le clergé des pays conquis, ni celui de l’Ukraine et de la Sibérie.

Ainsi sur sept personnes contribuables le clergé en avait une ; mais il s’en faut bien qu’en possédant ce système ils jouissent de la septième partie des revenus de l’État, comme en tant d’autres royaumes, où ils ont au moins la septième partie de toutes les richesses : car leurs paysans payaient une capitation au souverain, et il faut compter pour beaucoup les autres revenus de la couronne de Russie dont le clergé ne touche rien.

Cette évaluation est très-différente de celle de tous les écrivains qui ont fait mention de la Russie ; les ministres étrangers qui ont envoyé des Mémoires à leurs souverains s’y sont tous trompés. Il faut fouiller dans les archives de l’empire.

Il est très-vraisemblable que la Russie a été beaucoup plus peuplée qu’aujourd’hui, dans les temps où la petite vérole, venue du fond de l’Arabie, et l’autre, venue d’Amérique, n’avaient point encore fait de ravages dans ces climats où elles se sont enracinées. Ces deux fléaux, par qui le monde est plus dépeuplé que par la guerre, sont dus, l’un à Mahomet, l’autre à Christophe Colomb. La peste, originaire d’Afrique, approchait rarement des contrées du septentrion. Enfin les peuples du Nord, depuis les Sarmates jusqu’aux Tartares qui sont au delà de la grande muraille, ayant inondé le monde de leurs irruptions, cette ancienne pépinière d’hommes doit avoir étrangement diminué.

Dans cette vaste étendue de pays, on compte environ sept mille quatre cents moines et cinq mille six cents religieuses, malgré le soin que prit Pierre le Grand de les réduire à un plus petit nombre : soin digne d’un législateur dans un empire où ce qui manque principalement c’est l’espèce humaine. Ces treize mille personnes cloîtrées et perdues pour l’État avaient, comme le lecteur a pu le remarquer, sept cent vingt mille[5] serfs pour cultiver leurs terres, et c’est évidemment beaucoup trop. Cet abus, si commun et si funeste à tant d’États, n’a été corrigé que par l’impératrice Catherine II. Elle a osé venger la nature et la religion, en ôtant au clergé et aux moines des richesses odieuses ; elle les a payés du trésor public, et a voulu les forcer d’être utiles en les empêchant d’être dangereux.

Je trouve, par un état des finances de l’empire, en 1725, en comptant le tribut des Tartares, tous les impôts et tous les droits en argent, que le total allait à treize millions de roubles, ce qui fait soixante-cinq millions de nos livres de France, indépendamment des tributs en nature. Cette somme modique suffisait alors pour entretenir trois cent trente-neuf mille cinq cents hommes, tant sur terre que sur mer. Les revenus et les troupes ont augmenté depuis[6].

Les usages, les vêtements, les mœurs, en Russie, avaient toujours plus tenu de l’Asie que de l’Europe chrétienne : telle était l’ancienne coutume de recevoir les tributs des peuples en denrées, de défrayer les ambassadeurs dans leur route et dans leur séjour, et celle de ne se présenter ni dans l’église ni devant le trône avec une épée, coutume orientale, opposée à notre usage ridicule et barbare d’aller parler à Dieu, aux rois, à ses amis et aux femmes, avec une longue arme offensive qui descend au bas des jambes[7]. L’habit long, dans les jours de cérémonie, semblait plus noble que le vêtement court des nations occidentales de l’Europe. Une tunique doublée de pelisse avec une longue simarre enrichie de pierreries, dans les jours solennels, et ces espèces de hauts turbans, qui élevaient la taille, étaient plus imposants aux yeux que les perruques et le justaucorps, et plus convenables aux climats froids ; mais cet ancien vêtement de tous les peuples paraît moins fait pour la guerre et moins commode pour les travaux. Presque tous les autres usages étaient grossiers ; mais il ne faut pas se figurer que les mœurs fussent aussi barbares que le disent tant d’écrivains. Albert Krants[8] parle d’un ambassadeur italien à qui un czar fit clouer son chapeau sur la tête, parce qu’il ne se découvrait pas en le haranguant. D’autres attribuent cette aventure à un Tartare ; enfin on a fait ce conte d’un ambassadeur français[9].

Oléarius prétend que le czar Michel Fédérovitz relégua en Sibérie un marquis d’Exideuil, ambassadeur du roi de France Henri IV ; mais jamais assurément ce monarque n’envoya d’ambassadeur à Moscou[10]. C’est ainsi que les voyageurs parlent du pays de Borandie, qui n’existe pas ; ils ont trafiqué avec les peuples de la Nouvelle-Zemble, qui à peine est habitée ; ils ont eu de longues conversations avec des Samoyèdes, comme s’ils avaient pu les entendre. Si on retranchait des énormes compilations de voyages ce qui n’est ni vrai ni utile, ces ouvrages et le public y gagneraient.

Le gouvernement ressemblait à celui des Turcs par la milice des strélitz, qui, comme celle des janissaires, disposa quelquefois du trône, et troubla l’État presque toujours autant qu’elle le soutint. Ces strélitz étaient au nombre de quarante mille hommes. Ceux qui étaient dispersés dans les provinces subsistaient de brigandages ; ceux de Moscou vivaient en bourgeois, trafiquaient, ne servaient point, et poussaient à l’excès l’insolence. Pour établir l’ordre en Russie, il fallait les casser ; rien n’était ni plus nécessaire ni plus dangereux.

L’État ne possédait pas, au xviie siècle, cinq millions de roubles (environ vingt-cinq millions de France) de revenu. C’était assez quand Pierre parvint à la couronne, pour demeurer dans l’ancienne médiocrité : ce n’était pas le tiers de ce qu’il fallait pour en sortir et pour se rendre considérable en Europe ; mais aussi beaucoup d’impôts étaient payés en denrées, selon l’usage des Turcs : usage qui foule bien moins les peuples que celui de payer leurs tributs en argent.

TITRE DE CZAR.

Quant au titre de czar, il se peut qu’il vienne des tzars ou tchars du royaume de Casan. Quand le souverain de Russie, Jean ou Ivan Basilides, eut, au xvie siècle, conquis ce royaume, subjugué par son aïeul, mais perdu ensuite, il en prit le titre, qui est demeuré à ses successeurs. Avant Ivan Basilides, les maîtres de la Russie portaient le nom veliki knès (grand-prince, grand-seigneur, grand-chef) que les nations chrétiennes traduisent par celui de grand-duc. Le czar Michel Fédérovitz prit avec l’ambassade holstenoise les titres de grand-seigneur et grand-knès, conservateur de tous les Russes, prince de Vladimir, Moscou, Novogorod, etc. ; tzar de Casan, tzar d’Astracan, tzar de Sibérie. Ce nom des tzars était donc le titre de ces princes orientaux ; il était donc vraisemblable qu’ils dérivaient plutôt des Tshas de Perse que des Césars de Rome[11], dont probablement les tzars sibériens n’avaient jamais entendu parler sur les bords du fleuve Oby.

Un titre, quel qu’il soit, n’est rien, si ceux qui le portent ne sont grands par eux-mêmes. Le nom d’empereur, qui ne signifiait que général d’armée, devint le nom des maîtres de la république romaine : on le donne aujourd’hui aux souverains des Russes à plus juste titre qu’à aucun autre potentat si l’on considère l’étendue et la puissance de leur domination.

RELIGION.

La religion de l’État fut toujours, depuis le xie siècle, celle qu’on nomme grecque par opposition à la latine ; mais il y avait plus de pays mahométans et de païens que de chrétiens. La Sibérie, jusqu’à la Chine, était idolâtre ; et, dans plus d’une province, toute espèce de religion était inconnue.

L’ingénieur Perri et le baron de Stralemberg, qui ont été si longtemps en Russie, disent qu’ils ont trouvé plus de bonne foi et de probité dans les païens que dans les autres : ce n’est pas le paganisme qui les rendait plus vertueux ; mais, menant une vie pastorale, éloignés du commerce des hommes, et vivant comme dans ces temps qu’on appelle le premier âge du monde, exempts de grandes passions, ils étaient nécessairement plus gens de bien.

Le christianisme ne fut reçu que très-tard dans la Russie, ainsi que dans tous les autres pays du Nord. On prétend qu’une princesse nommée Olha l’y introduisit à la fin du xe siècle, comme Clotilde, nièce d’un prince arien, le fit recevoir chez les Francs ; la femme d’un Micislas, duc de Pologne, chez les Polonais ; et la sœur de l’empereur Henri II, chez les Hongrois. C’est le sort des femmes d’être sensibles aux persuasions des ministres de la religion, et de persuader les autres hommes.

Cette princesse Olha, ajoute-t-on, se fit baptiser à Constantinople : ou l’appela Hélène, et, dès qu’elle fut chrétienne, l’empereur Jean Zimiscès ne manqua pas d’en être amoureux. Apparemment qu’elle était veuve. Elle ne voulut point de l’empereur. L’exemple de la princesse Olha ou Olga ne fit pas d’abord un grand nombre de prosélytes : son fils, qui régna longtemps[12], ne pensa point du tout comme sa mère ; mais son petit-fils Vladimir, né d’une concubine, ayant assassiné son frère pour régner, et ayant recherché l’alliance de l’empereur de Constantinople Basile, ne l’obtint qu’à condition qu’il se ferait baptiser. C’est à cette époque de l’année 987 que la religion grecque commença en effet à s’établir en Russie. Un patriarche de Constantinople, nommé Chrysoberge, envoya un évêque baptiser Vladimir, pour ajouter à son patriarcat cette partie du monde[13].

Vladimir acheva donc l’ouvrage commencé par son aïeule. Un Grec fut le premier métropolitain de Russie ou patriarche. C’est de là que les Russes ont adopté dans leur langue un alphabet tiré en partie du grec ; ils y auraient gagné, si le fond de leur langue, qui est la slavone, n’était toujours demeuré le même, à quelques mots près qui concernent leur liturgie et leur hiérarchie[14]. Un des patriarches grecs, nommé Jérémie, ayant un procès au divan, et étant venu à Moscou demander des secours, renonça enfin à sa prétention sur les Églises russes, et sacra patriarche l’archevêque de Novogorod, nommé Job, en 1588.

Depuis ce temps l’Église russe fut aussi indépendante que son empire. Il était en effet dangereux, honteux, et ridicule, que l’Église russe dépendît d’une Église grecque esclave des Turcs. Le patriarche de Russie fut dès lors sacré par les évêques russes, non par le patriarche de Constantinople. Il eut rang dans l’Église grecque après celui de Jérusalem ; mais il fut en effet le seul patriarche libre et puissant, et par conséquent le seul réel. Ceux de Jérusalem, de Constantinople, d’Antioche, d’Alexandrie, ne sont que les chefs mercenaires et avilis d’une Église esclave des Turcs. Ceux même d’Antioche et de Jérusalem ne sont plus regardés comme patriarches, et n’ont pas plus de crédit que les rabbins des synagogues établies en Turquie.

C’est d’un homme devenu patriarche de toutes les Russies que descendait Pierre le Grand en droite ligne[15]. Bientôt ces premiers prélats voulurent partager l’autorité des czars. C’était peu que le souverain marchât nu-tête une fois l’an devant le patriarche, en conduisant son cheval par la bride. Ces respects extérieurs ne servent qu’à irriter la soif de la domination. Cette fureur de dominer causa de grands troubles comme ailleurs.

Le patriarche Nicon, que les moines regardent comme un saint, et qui siégeait du temps d’Alexis, père de Pierre le Grand, voulut élever sa chaire au-dessus du trône ; non-seulement il usurpait le droit de s’asseoir dans le sénat à côté du czar, mais il prétendait qu’on ne pouvait faire ni la guerre ni la paix sans son consentement. Son autorité, soutenue par ses richesses et par ses intrigues, par le clergé et par le peuple, tenait son maître dans une espèce de sujétion. Il osa excommunier quelques sénateurs qui s’opposèrent à ses excès, et enfin Alexis, qui ne se sentait pas assez puissant pour le déposer par sa seule autorité, fut obligé de convoquer un synode de tous les évêques. On l’accusa d’avoir reçu de l’argent des Polonais ; on le déposa ; on le confina pour le reste de ses jours dans un cloître, et les prélats élurent un autre patriarche.

Il y eut toujours, depuis la naissance du christianisme en Russie, quelques sectes, ainsi que dans les autres États : car les sectes sont souvent le fruit de l’ignorance, aussi bien que de la science prétendue. Mais la Russie est le seul grand État chrétien où la religion n’ait pas excité de guerres civiles, quoiqu’elle ait produit quelques tumultes.

La secte de ces raskolnikis, composée aujourd’hui d’environ deux mille mâles, et de laquelle il est fait mention dans le dénombrement[16], est la plus ancienne ; elle s’établit, dès le xiie siècle, par des zélés qui avaient quelque connaissance du Nouveau Testament ; ils eurent et ont encore la prétention de tous les sectaires, celle de le suivre à la lettre, accusant tous les autres chrétiens de relâchement, ne voulant point souffrir qu’un prêtre qui a bu de l’eau-de-vie confère le baptême, assurant avec Jésus-Christ qu’il n’y a ni premier ni dernier parmi les fidèles, et surtout qu’un fidèle peut se tuer pour l’amour de son Sauveur. C’est, selon eux, un très-grand péché de dire alleluia trois fois ; il ne faut le dire que deux, et ne donner jamais la bénédiction qu’avec trois doigts. Nulle société d’ailleurs n’est ni plus réglée ni plus sévère dans ses mœurs : ils vivent comme les quakers[17], mais ils n’admettent point comme eux les autres chrétiens dans leurs assemblées ; c’est ce qui fait que les autres leur ont imputé toutes les abominations dont les païens accusèrent les premiers Galiléens, dont ceux-ci chargèrent les gnostiques, dont les catholiques ont chargé les protestants. On leur a souvent imputé d’égorger un enfant, de boire son sang, et de se mêler ensemble dans leurs cérémonies secrètes, sans distinction de parenté, d’âge, ni même de sexe. Quelquefois on les a persécutés : ils se sont alors enfermés dans leurs bourgades, ont mis le feu à leurs maisons, et se sont jetés dans les flammes. Pierre a pris avec eux le seul parti qui puisse les ramener, celui de les laisser vivre en paix.

Au reste, il n’y a, dans un si vaste empire, que vingt-huit siéges épiscopaux ; et du temps de Pierre on n’en comptait que vingt-deux : ce petit nombre était peut-être une des raisons qui avaient tenu l’Église russe en paix. Cette Église, d’ailleurs, était si peu instruite que le czar Fœdor, frère de Pierre le Grand, fut le premier qui introduisit le plain-chant chez elle.

Fœdor, et surtout Pierre, admirent indifféremment dans leurs armées et dans leurs conseils ceux du rite grec, latin, luthérien, calviniste : ils laissèrent à chacun la liberté de servir Dieu suivant sa conscience, pourvu que l’État fût bien servi. Il n’y avait, dans cet empire de deux mille lieues de longueur, aucune église latine. Seulement, lorsque Pierre eut établi de nouvelles manufactures dans Astracan, il y eut environ soixante familles catholiques dirigées par des capucins : mais quand les jésuites voulurent s’introduire dans ses États, il les en chassa par un édit, au mois d’avril 1718. Il souffrait les capucins comme des moines sans conséquence, et regardait les jésuites comme des politiques dangereux. Ces jésuites s’étaient établis en Russie en 1685 ; ils furent expulsés quatre ans après ; ils revinrent encore, et furent encore chassés[18].

L’Église grecque est flattée de se voir étendue dans un empire de deux mille lieues, tandis que la romaine n’a pas la moitié de ce terrain en Europe. Ceux du rite grec ont voulu surtout conserver dans tous les temps leur égalité avec ceux du rite latin, et ont toujours craint le zèle de l’Église de Rome, qu’il ont pris pour de l’ambition, parce qu’en effet l’Église romaine, très-resserrée dans notre hémisphère, et se disant universelle[19], a voulu remplir ce grand titre.

Il n’y a jamais eu en Russie d’établissements pour les Juifs, comme ils en ont dans tant d’États de l’Europe depuis Constantinople jusqu’à Rome. Les Russes ont toujours fait leur commerce par eux-mêmes, et par les nations établies chez eux. De toutes les Églises grecques, la leur est la seule qui ne voie pas des synagogues à côté de ses temples.

SUITE DE L’ÉTAT OU ÉTAIT LA RUSSIE AVANT PIERRE LE GRAND.

La Russie, qui doit uniquement à Pierre le Grand sa grande influence dans les affaires de l’Europe, n’en avait aucune depuis qu’elle était chrétienne. On la voit auparavant faire sur la mer Noire ce que les Normands faisaient sur nos côtes maritimes de l’Océan, armer du temps d’Héraclius quarante mille petites barques, se présenter pour assiéger Constantinople, imposer un tribut aux Césars grecs. Mais le grand-knès Vladimir, occupé du soin d’introduire chez lui le christianisme, et fatigué des troubles intestins de sa maison, affaiblit encore ses États en les partageant entre ses enfants. Ils furent presque tous la proie des Tartares, qui asservirent la Russie pendant deux cents années. Ivan Basilides la délivra et l’agrandit ; mais après lui les guerres civiles la ruinèrent.

Il s’en fallait beaucoup avant Pierre le Grand que la Russie fût aussi puissante, qu’elle eût autant de terres cultivées, autant de sujets, autant de revenus que de nos jours. Elle ne possédait rien dans la Finlande, rien dans la Livonie ; et la Livonie seule vaut mieux que n’a valu longtemps toute la Sibérie. Les Cosaques n’étaient point soumis ; les peuples d’Astracan obéissaient mal ; le peu de commerce que l’on faisait était désavantageux. La mer Blanche, la Baltique, celle du Pont-Euxin, d’Azof, et la mer Caspienne, étaient entièrement inutiles à une nation qui n’avait pas un vaisseau, et qui même dans sa langue manquait de terme pour exprimer une flotte. S’il n’eût fallu qu’être au-dessus des Tartares et des peuples du Nord jusqu’à la Chine, la Russie jouissait de cet avantage ; mais il fallait s’égaler aux nations policées, et se mettre en état d’en surpasser un jour plusieurs. Une telle entreprise paraissait impraticable, puisqu’on n’avait pas un seul vaisseau sur les mers, qu’on ignorait absolument sur terre la discipline militaire, que les manufactures les plus simples étaient à peine encouragées, et que l’agriculture même, qui est le premier mobile de tout, était négligée. Elle exige du gouvernement de l’attention et des encouragements, et c’est ce qui a fait trouver aux Anglais dans leurs blés un trésor supérieur à celui de leurs laines.

Ce peu de culture des arts nécessaires montre assez qu’on n’avait pas d’idée des beaux-arts, qui deviennent nécessaires à leur tour quand on a tout le reste. On aurait pu envoyer quelques naturels du pays s’instruire chez les étrangers ; mais la différence des langues, des mœurs et de la religion, s’y opposait ; une loi même d’État et de religion, également sacrée et pernicieuse, défendait aux Russes de sortir de leur patrie, et semblait les condamner à une éternelle ignorance. Ils possédaient les plus vastes États de l’univers, et tout y était à faire. Enfin Pierre naquit, et la Russie fut formée.

Heureusement, de tous les grands législateurs du monde Pierre est le seul dont l’histoire soit bien connue. Celle des Thésée, des Romulus, qui firent beaucoup moins que lui, celles des fondateurs de tous les autres États policés sont mêlées de fables absurdes, et nous avons ici l’avantage d’écrire des vérités, qui passeraient pour des fables si elles n’étaient attestées.

  1. Page 396.
  2. Voltaire, dans ses Questions sur l’Encyclopédie (voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Dénombrement, section II, déclarait, en 1771, ne pas garantir cette évaluation. On porte aujourd’hui (1829) à soixante millions la population de tout l’empire russe, y compris 3,900,000 pour la Pologne, et 3,445,000 pour les possessions en Asie. (B.)
  3. Le comte de Carlisle. Voyez page 402.
  4. On compte aujourd’hui (1868) soixante-neuf millions d’habitants dans la Russie européenne. (G. A.)
  5. Dans l’état, pages 416-417, il est question de 721,500 ; mais Voltaire néglige ici les frictions. C’était par faute typographique que l’édition originale portait soixante et douze mille ; voyez, dans la Correspondance, la lettre à Schouvaloff, du 11 juin 1760. (B.)
  6. On évalue aujourd’hui (1829) les revenus de la Russie à quatre cents millions, et ses troupes à plus d’un million. (B.)
  7. On voit que Voltaire ne perd aucune occasion de protester contre le port des armes en temps de paix.
  8. Chroniqueur du xve siècle, auteur des Chronica regnorum aquilonarium, Daniœ, Sueciœ, Norvagiœ.
  9. Voltaire rapporte cette aventure comme un conte, et ses ennemis lui ont souvent reproché de l’avoir donnée pour une vérité. (G. A.)
  10. Voyez la préface. (Note de Voltaire.) — Dans la première édition, Voltaire avait mis dans le texte : « Et jamais il n’y eut en France de marquis d’Exideuil. » Il a supprimé cette phrase parce qu’elle était inexacte, puisque le titre de marquis d’Exideuil appartenait, depuis 1587, à la famille Talleyrand. Voyez au reste, page 391, la note extraite d’une Lettre de M. le prince Lubanoff, et l’Avertissement de Beuchot.
  11. Il ne s’agit pas des césars de Rome, mais des empereurs de Constantinople. On voit dans la Correspondance que Voltaire ne voulut pas admettre sur ce point l’opinion de Schouvaloff.
  12. On rappelait Sviatoslaf. (Note de Voltaire.)
  13. Tiré d’un manuscrit particulier, intitulé Du Gouvernement ecclésiastique de Russie. (Note de Voltaire.)
  14. Dans la première édition, au lieu de la dernière phrase de cet alinéa, on lisait : « Le patriarche Photius, si célèbre par son érudition immense, par ses querelles avec l’Église romaine et par ses malheurs, envoya baptiser Volodimer, pour ajouter à son patriarcat cette partie du monde. » Cette faute de faire Photius contemporain de la princesse Olha fut indiquée par un Russe à Voltaire, qui dit d’abord qu’au lieu de Photius, il fallait lire Polyeucte (voyez sa lettre à Schouvaloff, du 11 juin 1761), et changea ce passage dès 1768 ; au lieu de Vladimir, Voltaire écrivait Volodimer. (B.)
  15. « C’est juste, remarqua le Russe Lomonossoff, à qui l’on soumettait le manuscrit de Voltaire avant l’impression ; mais Pierre le Grand ne fut pas czar par la raison que son grand-père avait été patriarche. »
  16. Page 417.
  17. Sur les quakers, voyez tome XII, pages 419-420.
  18. Les jésuites avaient été rechassés de Russie en 1718. Cependant il s’en trouvait dans ce pays à la fin du xviiie siècle ; voici comment : lors de la suppression de la société des jésuites par le bref de Clément XIV, du 21 juillet 1773, une partie de la Pologne venait de passer sous la domination de la Russie, et le bref d’extinction n’y fut point publié. Les jésuites qui s’y trouvaient firent comme si le bref n’existait pas. Toutefois ils s’abstinrent de recevoir des novices. Mais en 1779, avec la permission de l’évêque diocésain, autorisé, dit-on, par Pie VI, ils en reçurent. L’ordre se trouvait ainsi perpétué en Russie. Il y eut réclamation des puissances qui avaient demandé le bref du 21 juillet. Catherine insista pour garder les jésuites dont elle croyait avoir besoin pour l’instruction de la jeunesse dans ses États ; le pape Pie VI les lui laissa, et, le 7 mars 1801, Pie VII approuva par un bref la société en Russie. Une bulle du même pape rétablit la société le 7 auguste 1814. Dix-sept mois après leur rétablissement général, les jésuites ont été chassés de Russie par un ukase du 1er janvier 1816. Cet ukase se trouve altéré dans le Moniteur du 1er février 1816, qui annonce le donner d’après la Journal de Francfort. (B.)
  19. Le titre de catholique qu’elle prend vient de catholicos, qui en grec signifie universel.