Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/2

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LIVRE II

LES MAIRES ET LE COMITÉ CENTRAL

TENTATIVES CONCILIATRICES

À huit heures du soir, le dimanche 19 mars, le Comité Central se réunit, pour la troisième fois, à l’Hôtel-de-Ville. Séance qui devait être importante, décisive peut-être. Sur la demande d’Édouard Moreau et sur la proposition d’Arnold, le Comité avait décidé de s’aboucher avec les députés et les maires de Paris. Ceux-ci représentaient alors le gouvernement absent. Ils étaient issus de l’élection. Ils pouvaient être considérés comme mandataires légaux de la population, donc ayant capacité pour stipuler en son nom, dans la limite des attributions qu’ils tenaient du suffrage universel, c’est-à-dire en ce qui concernait l’administration de Paris.

Cette compétence qui devait être reconnue par tous, était, pour la circonstance, spécifiée, régularisée par un décret que M. Tirard, député et maire du IIe arrondissement, avait obtenu, le matin même, d’Ernest Picard, ministre de l’intérieur, et qui était ainsi libellé :

Le ministre de l’Intérieur,

Vu les circonstances dans lesquelles se trouve la ville de Paris ;

Considérant que l’Hôtel de Ville, la Préfecture de Police, les mairies et les ministères ont dû être évacués par les autorités régulières ;

Considérant qu’il importe de sauvegarder l’intérêt des personnes et de maintenir l’ordre dans Paris ;

Délègue l’administration provisoire de la Ville de Paris à la réunion des maires.

Le Ministre de l’Intérieur : Ernest Picard.
Le 19 mars 1871.

Cette délégation donnait donc mandat et autorité aux maires pour discuter avec le Comité Central, représentant la garde nationale, c’est-à-dire la grande majorité de la population. L’objet de la discussion était la convocation des électeurs pour la nomination d’un conseil municipal. En droit public, c’était au gouvernement, au ministre de l’intérieur, qu’il appartenait de prendre, de signer et de publier l’arrêté de convocation des électeurs, avec fixation du jour de scrutin. Mais le ministre, pour des raisons qu’il expliquait, et les faits mêmes le dispensaient d’une explication, n’usait pas de son pouvoir, il le transmettait provisoirement aux maires. C’était donc ceux-ci qui devaient accepter ou refuser de convoquer les électeurs ; mais quelle que fût leur décision, ils ne pouvaient se soustraire à l’obligation d’en discuter l’objet avec le Comité Central. Celui-ci avait cru devoir prendre l’initiative de la convocation. Il avait paru désirer s’entendre avec les maires pour la réalisation de son projet. Ne pas vouloir examiner en commun cette mesure, c’était ne pas s’occuper de l’administration de la ville, c’était ne pas exercer la délégation donnée par le gouvernement, par conséquent c’était proclamer qu’on voulait le conflit, la guerre civile. La réunion des maires et députés devait donc conférer avec le nouveau pouvoir qui siégeait, de sa propre autorité, à l’Hôtel-de-Ville. Se réunir, c’était accepter de fait le Comité Central, c’était reconnaître, non seulement son existence, sanction superflue et ridicule, c’eût été proclamer l’évidence, mais sa légalité, qui était contestable.

Donc les maires et députés représentant le gouvernement, mandatés à cet effet, et le Comité Central, émanation du suffrage de la garde nationale, mandaté par elle, étaient fondés à se rapprocher, intéressés à s’entendre. On devait aboutir à un accord, que le gouvernement réfugié à Versailles et la population parisienne pourraient accepter sans arrière-pensée et loyalement exécuter. Les termes de cet accord devaient être, la République hors d’examen, étant considérée comme le régime établi, régime indiscuté et indiscutable : la nomination d’une assemblée municipale et le maintien de la garde nationale.

Rien de plus rationnel, ni de plus urgent aussi, que cet accord.

C’était la fin de l’insurrection, le retour à une situation régulière et pacifique pour Paris. Toute la France devait approuver. C’était, pour le pays entier, un soulagement, la délivrance d’une anxiété douloureuse.

Cet accord était certes désirable, mais n’était-il pas chimérique ? La population souhaitait la conciliation. Elle eût ratifié avec bonheur toute décision devant amener l’entente. La plupart de ceux qui cherchaient un terrain de transaction, dans le Comité Central comme à la réunion des maires et des députés, voulaient alors de bonne foi l’apaisement. Mais, de chaque côté, on en formulait l’expression avec des réserves, des prétentions et des affirmations qui rendaient l’adoption difficile d’un pacte définitif. En discutant, chacun s’éloignait du champ commun, du terrain d’entente, pour retourner dans son camp.

Il faut reconnaître que ceux qui considéraient la transaction comme irréalisable étaient seuls logiques, seuls clairvoyants, et seuls se rendaient un compte exact de la situation. Parmi ces non-conciliateurs, il y avait des membres du Comité Central, qui admettaient comme évident le complot contre la République commencé à Bordeaux, dont Versailles allait préparer la réalisation. Il y avait aussi des maires et des députés, animés contre l’esprit révolutionnaire, tels que MM. Vautrain, Vacheret, Tirard, qui voulaient profiter du conflit pour mater la révolution. Il y avait enfin et surtout, dans la coulisse, M. Thiers, qui dirigeait toute l’action, selon ses vues et ses volontés. Dissimulant son implacable politique, il paraissait ouvertement favorable à des propositions d’union, mais secrètement il les écartait toutes. Il entendait ne rien concéder. Il voulait poursuivre le plan qu’il avait conçu : le désarmement de Paris, l’écrasement de toutes les résistances révolutionnaires et l’affermissement d’une république bourgeoise, dont il serait le maître à peu près absolu. Il touchait au but. Il n’entendait pas qu’on l’en éloignât par une trêve, qui pouvait devenir un ordre nouveau et durable, qu’il réprouvait. En autorisant les maires à discuter, en amusant le Comité Central avec l’espoir d’un arrangement, en paraissant consentir à donner à Paris ses franchises municipales, en permettant de discuter la nomination d’un conseil communal, M. Thiers ne faisait qu’user de la temporisation, la tactique chère aux grands fourbes. Il endormait l’activité révolutionnaire. Il énervait les énergies. Il provoquait aussi, dans les rangs de ses adversaires, des rivalités, des suspicions, des animosités. En même temps, il offrait aux agitateurs réactionnaires demeurés à Paris l’occasion de se ressaisir avec la facilité de se concerter et de provoquer des désordres. Enfin, il gagnait quelques journées précieuses, qu’il mettrait à profit pour tromper, pour contenir la province. Ce répit laisserait aux prisonniers d’Allemagne le temps d’arriver, apportant le nombre et la cohésion aux bandes indisciplinées et insuffisantes qu’il avait pu rassembler autour de Versailles. Il feignait donc d’encourager ses mandataires à discuter des conditions de paix, pour mieux préparer la guerre.

M. Thiers voyait juste. Dès cette journée initiale du 19 mars, gaspillée en bavardage, en décrets inutiles ou ridicules, en préoccupations de légalité, de convocations électorales, au lieu d’être employée en concentration de forces insurrectionnelles, en continuation de la bataille commencée sur la Butte, on pouvait prévoir la réussite finale de son plan admirable et scélérat.

Tous les pourparlers, tout le verbiage qui, jusqu’à l’élection des membres de la Commune, occupèrent les esprits, remplirent les séances, multiplièrent les entrevues, provoquèrent des conciliabules, ne furent que des jeux parlementaires, sans portée comme sans utilité. Que pouvait-il advenir même d’un accord complet et loyalement exécuté ? Paris aurait eu son assemblée communale ? Et après ? Cet accord suivi de cette élection a existé à partir du 26 mars. La guerre civile a-t-elle été écartée pour cela ? M. Thiers n’a-t-il pas, huit jours après la transaction, commandé le feu ? Les insurrections sont soumises à des lois inévitables. Comme une porte doit être ouverte ou fermée, une insurrection doit être victorieuse ou écrasée. Une transaction comme celle qu’on discutait, comme celle qui se produisit, n’était pas, pour Paris, une victoire. On ne pouvait, à Versailles, la considérer comme une défaite. Elle laissait, debout et impatients d’en venir aux mains, des éléments antagonistes. La lutte entre Versailles et Paris, entre la Réaction et la Révolution ne pouvait se terminer par le fait de l’installation à l’Hôtel-de-Ville d’élus, fussent-ils très républicains, eussent-il été tous membres du Comité Central.

ASSEMBLÉE NATIONALE OU COMMUNE

L’Assemblée Nationale et la Commune ne pouvaient subsister parallèlement. L’un des deux pouvoirs était de trop.

Il fallait ou que la Commune cédât, s’en remît au bon vouloir de l’Assemblée et de M. Thiers, et qu’un régime modérément républicain, mais perfectible, s’établit, comme cela arriva, après la défaite de mai, ou bien que l’Assemblée nationale fût vaincue, disparût avec les gouvernants qu’elle avait choisis. Alors le pays de nouveau consulté, non plus sur la paix on la guerre, puisque les conditions de la paix étaient, sans discussion, maintenues et exécutées, mais sur les lois constitutionnelles, aurait eu à nommer une représentation nationale neuve, qu’on supposait devoir être animée de l’esprit républicain, plus ou moins avancé.

Cette assemblée aurait pu représenter la mentalité et la politique, dans sa majorité du moins, de ceux qui furent par la suite élus membres de la Commune. Mais cet esprit-là existait-il en majorité dans le pays ? On doit en douter. Il n’est pas né viable le gouvernement qui est en avance sur son temps, et les pouvoirs sont instables et fragiles, aussi bien quand ils devancent l’opinion générale, que lorsqu’ils retardent surelle. Ils se trouvent alors isolés du gros des forces populaires, et cette loi s’est trouvée vérifiée pour les monarchies comme pour les républiques. Une Constituante nommée en avril n’eût pas compté plus de républicains. La Commune et sa répression ont étendu la moyenne de l’opinion, et, par l’extension des extrêmes, donné un quotient plus fort à la République modérée.

Les insurgés du 18 mars ne devaient pas se préoccuper d’une conciliation quelconque, ils devaient continuer le combat et chercher la victoire. S’ils se montraient les plus forts, le pays se soumettrait, comme il s’était soumis après le deux décembre. La solution du problème était là, et pas à côté. Avec ces démarches, ces conciliabules, ces palabres, on préparait l’insuccès. Ces journées perdues en logomachies, en chicanes, en casuistiques et en avocasseries, devaient fatalement amener la perte des avantages obtenus le 18 mars et donner à l’Assemblée, alors bien près d’être vaincue et morte, la survie avec la victoire.

LES DÉLÉGUÉS DES MAIRES À L’HÔTEL-DE-VILLE

Les maires et les députés de Paris, non sans hésitation, au milieu de la réunion qu’ils tinrent dans la journée à la mairie du IIIe, avaient décidé d’envoyer au Comité Central des délégués qui entendraient ses propositions.

L’assemblée délégua à cette conférence, pour les maires et adjoints : MM. Bonvalet, Mottu, Murat, Jaclard, Léo Meillet ; pour les députés, MM. Clemenceau, Millière, Lockroy, Cournet et Tolain. La délégation se rendit à l’Hôtel-de-Ville à huit heures du soir, et la parole fut aussitôt donnée à Clemenceau.

Le jeune député, qui représentait plus particulièrement Montmartre, puisqu’il en était le maire, commença par blâmer la résistance au sujet des canons, origine du conflit et cause matérielle du Dix-Huit mars. Selon lui, ces canons appartenaient à l’État. Ils devaient donc être restitués aux arsenaux. Les Parisiens auraient dû rendre les canons pour conserver leurs fusils, sauvegarde de la République. Il déplora la fusillade de la rue des Rosiers, qui avait suscité un mouvement de réprobation unanime. Il regretta que ses propres démarches pour sauver les généraux n’aient pu réussir.

Jusque-là, l’orateur avait été écouté dans un silence lourd de défiance. Personne, dans le Comité Central, ne blâmait Clemenceau au sujet des regrets qu’il témoignait pour l’exécution des généraux, où ses membres n’avaient eu aucune part, mais on jugeait maladroit de revenir sur l’affaire des canons. Clemenceau, tempérament de contradicteur, ne pouvait, surtout à cette époque, et dans un tel milieu, parler longtemps sans provoquer les résistances et les protestations de la majorité de son auditoire. Il n’allait pas tarder à susciter les murmures. Il lança cette proposition comme un défi :

Quelles que puissent être nos espérances et nos revendications, nous ne pouvons nous insurger contre la France. Le gouvernement a eu tort de déchaîner les colères de Paris, mais Paris doit reconnaître l’Assemblée nationale. Le Comité Central n’a qu’use chose à faire : se retirer, et céder l’Hôtel-de-Ville et le pouvoir aux maires et aux députés, qui seuls peuvent demander et obtenir de l’Assemblée nationale la reconnaissance des droits de Paris.

Des protestations, des réfutations avaient haché la fin de son discours. On lui criait : « Mais c’est le gouvernement qui a attaqué ! La garde nationale n’a fait que répondre à une agression ! Le Comité Central ne s’est pas emparé du pouvoir. Il l’a recueilli vacant. C’est le peuple qui a poussé le Comité à l’Hôtel-de-Ville ! »

Ces objections étaient sérieuses et ces interruptions se trouvaient justifiées par les critiques de Clemenceau. Varlin lui demanda brusquement : « Vous nous dites que vous ferez reconnaître par l’Assemblée les droits de Paris, en êtes-vous sûr ? êtes-vous autorisé ? » Clemenceau fut interloqué par cette demande nette et qui semblait exiger une réponse claire. Elle ne pouvait être que négative. Ni lui, ni personne de la délégation des maires, n’avait qualité pour engager l’Assemblée et surtout M. Thiers. Il se borna à esquiver la question, en interrogeant lui-même :

— « Que réclamez-vous de l’Assemblée ? »

— « Qu’elle s’en aille ! » répondit durement Eudes.

Cette réponse était dépourvue de circonlocutions, mais elle exprimait le véritable sentiment de Paris ; elle contenait la solution du conflit ; elle précisait le but que devaient poursuivre les vainqueurs du 18 mars.

Un membre du Comité Central fit observer que le mandat de l’Assemblée était terminé, que Paris ne prétendait pas dicter des lois à la France, mais qu’il avait assez souffert des siennes, et ne voulait plus subir les plébiscites ruraux. Il exprima le vœu de la fédération des communes de France.

Millière intervint alors, et sa parole coupante, son geste sec, avec son maintien raide et sa physionomie glacée, impressionnèrent l’auditoire, dont cependant il froissa les sentiments et déconcerta les projets. Il mit en garde les républicains de Paris contre de nouvelles journées de juin, où la province serait lancée contre Paris. Alors ce serait le recul complet. L’heure de la révolution sociale n’avait pas sonné encore. Il ne fallait pas la rendre à jamais impossible à entendre, pour avoir voulu donner trop tôt le signal. Le progrès ne marche qu’avec lenteur. L’insurrection, aujourd’hui victorieuse, pouvait être vaincue demain. Il était sage de tirer profit de ce qu’on avait fait, en montrant la force de la garde nationale, en obligeant le gouvernement à battre en retraite devant elle. Une concession doit en amener une autre. Il était habile de se contenter de ce qu’on pouvait avoir tout de suite, plus tard on obtiendrait davantage. Il termina en conjurant le Comité Central de laisser l’Hôtel-de-Ville et le pouvoir provisoire à la réunion des députés et des maires.

Un membre du Comité Central, Boursier, se leva et réfuta la proposition de Millière de céder la place. « Les députés et les maires, dit-il avec hardiesse, à Paris sont impopulaires, à Versailles ils n’auront aucune influence. S’ils veulent marcher avec nous, nous Îles accueillerons avec satisfaction, s’ils nous refusent leur concours, nous nous passerons d’eux. Les élections auront lieu, avec ou sans eux. S’ils tentaient de s’opposer à notre volonté, nous saurons les mettre dans l’impossibilité de nous suivre. »

Et comme la majorité de la réunion approuvait ces énergiques déclarations, en présence des délégués consternés, Boursier ajouta cette affirmation :

On a parlé de la révolution sociale, notre mandat ne comporte ni la fédération, ni la déclaration de Paris ville libre, ni l’établissement de la révolution sociale. C’est le peuple qui décidera ce qu’il veut faire. Nous n’avons, nous, qu’à le réunir, pour qu’il nomme ses mandataires à l’Hôtel-de-Ville. Notre mission se borne à faire les élections communales !

Clemenceau veut alors préciser. Nerveux, avec un geste autoritaire, il demande brusquement :

— Voyons, que voulez-vous ? Bornez-vous vos prétentions à obtenir de l’Assemblée un conseil municipal ?

Varlin lui répond, nettement :

Qui, nous voulons un conseil municipal élu, mais nos revendications ne se bornent pas là, et tous ceux qui sont ici le savent bien ! Nous voulons les franchises communales pour Paris, la suppression de la préfecture de police, le droit pour la garde nationale de nommer tous les officiers, y compris le commandant en chef, la remise entière des loyers échus au-dessous de 500 francs, une remise proportionnelle pour les autres, une loi équitable sur les échéances, enfin nous demandons que l’Assemblée se retire à vingt lieues de Paris. Voilà ce que Paris veut, ce que nous réclamons en son nom. Vous faites-vous fort de transmettre à l’Assemblée de Versailles ces justes revendications, et d’obtenir immédiatement satisfaction ?

Clemenceau garda le silence. Benoit-Malon essaya une dernière tentative de conciliation :

Je partage, dit-il, les aspirations de Paris, et je veux aussi tout ce que vient de formuler Varlin, mais l’Assemblée ne voudra rien accorder. Voudra-t-elle même entendre ceux qui lui présenteront cet ultimatum, tant que le Comité Central gardera l’Hôtel-de-Ville ? Si Paris remettait son sort entre les mains de ses représentants légaux actuels, les maires et les députés, on aurait chance d’obtenir une satisfaction partielle. Je ne crois pas que nous puissions lui faire éloigner l’armée, mais elle céderait probablement sur le conseil municipal élu, sur l’élection des chefs de la garde nationale, sur les échéances et les loyers. Réfléchissez, il est temps encore de trouver une solution pacifique et acceptable.

Un membre de la délégation fit observer que l’heure s’avançait, et qu’on devait être inquiet en ne voyant pas revenir les délégués. Le Comité décida alors d’envoyer à son tour des délégués à la mairie pour continuer les pourparlers. Varlin, Édouard Moreau, Jourde et Arnold furent nommés pour faire partie de cette délégation. Ils se rendirent aussitôt à la mairie du IIe. Il était dix heures et demie du soir.

VARLIN

Parmi les orateurs qui intervinrent dans cette poignante délibération, Varlin prit une place importante, Ce fut lui qui, en réponse à la question de Clemenceau, formula les points sur lesquels le Comité Central, pour céder l’Hôtel-de-Ville et le gouvernement de fait, exigeait une réponse précise de Versailles.

Louis-Eugène Varlin avait 31 ans au moment de la Commune. Il était né à Claye (Seine-et-Marne), le 5 octobre 1839, de cultivateurs aisés. Il vint en apprentissage à Paris, chez un oncle, M. Duru, relieur, rue du Pont-de-Lodi. Il devint ouvrier habile dans sa profession, recherché par les meilleures maisons. Intelligent, actif, ayant le zèle du propagandiste et la foi de l’apôtre, il avait refait son instruction, tout en allant à l’atelier. Il personnifiait l’ouvrier parisien supérieur. Plus instruit que la moyenne des travailleurs, républicain, libre-penseur et socialiste, il poursuivait un idéal d’émancipation et de progrès pour ses camarades moins éclairés, enchainés par le salariat, écrasés par les charges de l’existence. Tout jeune, imprégné des théories d’association et d’appui mutuel des écoles socialistes de 48, il rêva de grouper, d’organiser les salariés pour la lutte contre l’exploitation patronale et contre les lois restrictives paralysant les efforts de la classe ouvrière. Aussi dès l’envoi à l’exposition de Londres de la délégation ouvrière, qui devait fonder l’Internationale, il se voua tout entier à l’association et à l’organisation des travailleurs. Il fut l’un des premiers membres de la section française. Il prit une part active aux grandes grèves qui marquèrent les dernières années de l’empire, notamment à celle du Creusot. IL participa aux divers congrès ; il fut chargé d’installer, comme secrétaire correspondant de la fédération, après le congrès de Bâle, la chambre fédérale des corporations ouvrières, place de la Corderie-du-Temple. Il y fit montre d’un esprit d’organisation remarquable et d’une initiative toujours en éveil. Les statuts de cette fédération ouvrière furent adoptés le 18 mars 1869. Le local de la Corderie-du-Temple devint comme le siège d’un parlement ouvrier : « Saluez ! disait lyriquement Jules Vallès, c’est la Révolution qui est assise sur ces bancs, debout contre ces murs, accoudée à cette tribune, la Révolution en habits d’ouvriers ! C’est ici que l’association internationale des travailleurs tient ses séances et que la Fédération donne ses rendez-vous ! »

La Fédération de la garde nationale fut inspirée et organisée par plusieurs membres de la fédération ouvrière. Le Comité Central émanait donc indirectement de la Corderie-du-Temple, et Varlin peut être considéré comme l’un de ses promoteurs.

Il avait ainsi toute qualité pour parler comme il le fit, à la réunion de l’Hôtel-de-Ville, et l’ultimatum qu’il présenta, en réponse à la question de Clemenceau, pouvait être considéré comme le résumé des revendications combinées de la fédération de la garde nationale et de la fédération des ouvriers. Là, seulement, se révèle et intervient l’Internationale dans la Révolution du 18 mars.

Poursuivi dans le dernier procès de l’Internationale, Varlin s’était réfugié en Angleterre. Il fut condamné par contumace à un an de prison. Il revint après le 4 septembre, et reprit ses fonctions de secrétaire à la Corderie. Membre du Comité Central, il fut élu membre de la Commune pour le VIe arrondissement par 3,702 voix. Il fit partie de la commission des finances, puis il passa aux subsistances et à l’intendance. Il vota contre la nomination du Comité de salut public et fit partie de la minorité modérée de la Commune. Arrêté, après la défaite de la Commune, dans la rue des Martyrs, il fut entraîné, au milieu des huées de la populace, accablé de coups, et sanglant, à moitié assommé, bissé au sommet de la Butte, où il fut sommairement fusillé, rue des Rosiers, à peu près à l’endroit où étaient tombés les généraux Lecomte et Clément Thomas. Cette montée de Calvaire, et le supplice qui en fut le dénouement, parodie expiatoire, sont parmi les actes les plus odieux de la répression.

BENOÎT MALON

Benoît Malon, autant que Varlin, représentait, au Comité Central, l’Internationale. Ce fut l’une des plus remarquables personnalités du parti socialiste. Né à Précieux (Loire) aux environs de Saint-Étienne, en plein pays noir, en 1841, fils de pauvres paysans, il fut élevé dans ces milieux sombres, où les rudes lois du salaire, l’effervescence gréviste en permanence, et les excitations de l’exemple et de la propagande disposent aux luttes de classe. Benoît Molon avait un frère ainé, instituteur, qui lui donna le premiers éléments du savoir. Depuis, avec une grande énergie, se disant que savoir c’est pouvoir, il s’efforça d’acquérir le plus de connaissances qu’il lui fut possible d’emmagasiner. Il se promettait, dès la jeunesse, d’exercer un jour son influence d’ouvrier plus instruit sur ses compagnons de labeur et de misère. Il résolut de s’élever, par l’étude, au-dessus du niveau moyen de la classe laborieuse, afin de contribuer à hausser ce niveau, et pour faciliter à ses camarades l’émancipation matérielle et intellectuelle.

L’étude était facile alors à tout jeune bourgeois. Les livres, les maîtres, le collège, avec les autres avantages sociaux, lui appartenaient dès le berceau, comme les privilèges à l’ancienne aristocratie. Mais le savoir était un luxe pour un petit paysan du Forez. Les fils du peuple n’avaient pas encore à leur disposition les écoles nombreuses, les cours supérieurs, les bourses, tous les bienfaits de la République. IL fallait conquérir l’instruction, même élémentaire, à force de patience et d’assidue bonne volonté. Il fallait vivre en même temps. Pour réaliser son vœu et résoudre le double problème, Malon se fit garçon de courses, homme de peine, enfin il apprit le métier de teinturier, qu’il exerça dans les usines de Puteaux, près Paris. Dans ce milieu d’ouvriers, généralement intelligents et ardents, qui se préoccupaient des questions politiques et sociales, c’était la circonscription de Jules Simon, Malon se fit bientôt connaître. Il fut au nombre des premiers adhérents de l’Internationale. Il fut délégué, par la section des Travailleurs Unis de la banlieue, au Congrès de Bâle. Il organisa des sections, fit de nombreux voyages dans les milieux de grèves et dans les régions ouvrières, notamment dans le Nord, à Tourcoing. Il se montra, avec Varlin, l’un des agents les plus actifs, lors des grèves du Creusot et de Fourchambault. Il envoya des correspondances intéressantes sur la grève à la Marseillaise, de Rochefort. Déjà l’ouvrier teinturier se révélait infatigable vulgarisateur des idées sociales. Il fut compris dans les poursuites contre l’Internationale. Arrêté, il fut condamné à un an d’emprisonnement. Le 4 septembre le mit en liberté. Il fut élu adjoint au maire du XVIIe arrondissement puis député à l’Assemblée nationale, et enfin envoyé à la Commune par 4,199 voix. Il fit partie de la minorité et vota contre le Comité de salut public. Il n’eut qu’un rôle assez secondaire à l’Hôtel-de-Ville.

C’était un théoricien et un penseur, plutôt qu’un homme d’action. Sa physionomie sévère et irrégulière, son aspect lourd, son mutisme presque continu, lui donnaient peu d’autorité sur les foules. Mais il possédait une influence incontestable comme philosophe du socialisme, comme propagandiste des idées d’émancipation ouvrière. Après la chute de la Commune, il se réfugia en Suisse et en Italie. I revint en France à l’amnistie, publia la Revue socialiste et de nombreux ouvrages de doctrine sociale, comme le Nouveau Parti et La Troisième défaite du Prolétariat Français. Il est mort en 1893. Il avait épousé une femme de lettres, Mme Champseix, connue, sous le nom d’André Léo, par de nombreux ouvrages de propagande féministe et par des romans sociaux, dont le Siècle a publié les principaux.

Benoît Malon était un homme Joux, ayant l’allure conciliante, la sérénité apparente que donne la pratique de la philosophie, mais il avait un vif fanatisme intérieur, et en lui brûlait la flamme d’une passion exclusivement ouvrière. Les préjugés de classe sont aussi implacables chez les ouvriers que parmi les sectaires religieux pour la prédominance de leur caste. Benoit Malon était de ceux qui veulent, non pas seulement défendre la classe ouvrière et améliorer son sort, mais qui prétendent, en la séparant des autres classes, établir la subordination de celles-ci. La suprématie absolue dans l’État de la classe des travailleurs, la préoccupation de ses seuls intérêts, et la conquête des privilèges de l’ouvrier, qui furent le rêve du pacifique Malon, le rangent parmi les utopistes de la philosophie et les idéologues du socialisme, étroit et tyrannique.

TIRARD

Une soixantaine de personnes se trouvaient à la mairie du IIe arrondissement (rue de la Banque), quand les délégués du Comité Central se présentèrent. Il y avait là toutes les notabilités démocratiques, des illustrations même, comme Louis Blanc, arrivé de Londres dans la soirée. L’esprit de ces vétérans de 48, de ces proscrits de décembre, de ces triomphateurs dans la lutte contre l’empire, tous amis des hommes du 4 septembre, indulgents à leur égard, était la crainte de la population ; ils en connaissaient le républicanisme inquiétant. Ils éprouvaient aussi une défiance dédaigneuse envers ces hommes nouveaux, que le Dix-huit mars leur suscitait comme des rivaux, et qui venaient leur disputer l’autorité, leur ravir la popularité.

M. Tirard arriva et prit la présidence de la réunion. Ce personnage, de sa profession commissionnaire en orfèvrerie d’imitation et en bijoux faux, était un génevois. Il était né en 1827 de parents dauphinois. Venu à Paris en 1846, entré dans les services des Ponts et Chaussées, il était devenu chef de bureau, en 1851. Suspect comme républicain, il donna sa démission et se livra au commerce. Membre du conseil des Prudhommes en 1868, il se fit remarquer dans les réunions parmi les adversaires de la candidature d’Émile Ollivier, dans la 3e circonscription de Paris. Son adhésion au Comité Bancel l’ayant signalé comme militant, il fut, au 4 septembre, désigné pour la mairie du IIe et fut élu ensuite maire, au vote qui suivit le 31 octobre. Il s’était montré ardent partisan de Trochu. Aux élections du 8 février, il fut envoyé à l’Assemblée nationale, l’un des derniers de la liste parisienne. Il vola contre la paix.

Il ne faut pas trop prendre au sérieux ce vote énergique. Ce dauphinois, élevé à Genève, passait pour un finaud. Il se doutait bien qu’une majorité écrasante se prononcerait contre la continuation de la guerre. Tout en souhaitant de ne pas voir son vote l’emporter, il voulait, vis-à-vis de ses électeurs parisiens, dont il connaissait les sentiments, conserver le bénéfice d’un patriotisme irréductible, qui ne consentait pas à démembrer la patrie. Il vota donc la guerre, enchanté de n’être pas pris au mot.

Il fut l’âme de la résistance réactionnaire, après le Dix-Huit mars. Ce fut lui qui organisa, soutenant le débile Saisset, le commencement de guerre civile dans les quartiers du centre, que la mollesse et le peu de goût pour la bataille, que manifestèrent les gardes nationaux, dits de l’ordre, firent piteusement avorter.

Il fut élu membre de la Commune, le 26 mars, dans son arrondissement, par 6,386 voix. Il se présenta hardiment le jour de la première séance à l’Hôtel-de-Ville, et courageusement protesta contre le Comité Central et contre l’usurpation des droits politiques par la Commune. Cette attitude ne manquait pas de crânerie. C’était une provocation qui pouvait, sans doute, servir les desseins de M. Thiers, mais susceptible aussi de lui attirer plus que des ennuis. Il donna, comme conclusion de sa protestation, sa démission. L’assemblée négligea de faire arrêter séance tenante cet audacieux agent de provocation. On le laissa partir et il se rendit aussitôt à Versailles. Il fut félicité par M. Thiers, ont il avait adroitement servi les combinaisons, en prolongeant la résistance des maires et en retardant les élections communales.

M. Tirard eut par la suite une heureuse carrière parlementaire. Plusieurs fois réélu, il fut président de la commission des douanes et fit partie de divers cabinets. On avait recours à lui, quand, au cours de crises ministérielles, on ne savait comment dénouer la situation. Il était devenu le président du conseil en 1889, au moment de l’Exposition pendant l’agitation boulangiste, qu’il contribua à laisser croître. Il est mort sénateur inamovible.

Tirard est l’homme néfaste qui, en refusant de siéger à la Commune, où son attitude entraîna d’autres défections, a fortement contribué à la victoire définitive de Versailles. Son autorité et sa modération eussent contribué à imposer, à M. Thiers et à la province, une transaction. Sa retraite et son exemple ont amené la lutte implacable. Il doit demeurer l’un des parlementaires les plus responsables, devant la postérité, du sang versé et des ruines lamentables.

LES DÉLÉGUÉS À LA MAIRIE DE LA BOURSE

Il était près de minuit, quand, au nom des délégués du Comité Central, introduits à la mairie, la parole fut donnée à Arnold (et non Antoine Arnaud, comme le dit par erreur Frédéric Damé, dans son livre « La Résistance », inspiré et révisé par Tirard).

Arnold déclara que le Comité Central était prêt à se retirer de l’Hôtel-de-Ville et à rendre les mairies occupées, ainsi que les ministères, mais à condition que les municipalités, d’accord avec lui, fixeraient la date des élections et convoqueraient les électeurs.

Des cris, des protestations l’interrompirent : « Il n’y a qu’une autorité régulière, dit le président Tirard, est le comité des maires et des députés, tous nommés par le suffrage universel, et de plus investis par une délégation du gouvernement. »

« Mais le Comité Central existe, répliqua Arnold, nous avons été nommés aussi par le suffrage de nos concitoyens, nous sommes les élus de la garde nationale, et nous occupons l’Hôtel-de-Ville pour faire les élections. Voulez-vous, oui ou non, convoquer, d’accord avec nous, les électeurs ? »

C’était tourner dans le même cercle, sans vouloir trouver l’issue. La discussion, qui s’était déjà produite à l’Hôtel-de-Ville, recommençait et de la même façon. Mais ici, le Comité Central n’était représenté que par quatre délégués, et l’opinion contraire, celle qui prétendait lui imposer la retraite sans conditions, et laisser aux maires et députés l’Hôtel-de-Ville, les mairies, les ministères, les casernes, avec le droit de convocation pour nommer les élus de Paris, avait, moins les quatre délégués, l’unanimité.

Le président Tirard intervint encore, hautain :

En consentant à vous recevoir, dit-il, mes collègues et moi, nous n’avons eu d’autre pensée que de rétablir l’ordre que vous avez troublé. Vous avez offert de rendre les mairies aux municipalités que vous avez chassées, vous avez offert d’abandonner l’Hôtel-de-Ville, nous sommes prêts à en reprendre possession. Mais c’est en vain que, pour la justification de vos actes, vous arguez de prétendues élections dont, pour ma part, je n’ai jamais eu connaissance, et qui, dans tous les cas, ont été clandestines, et sans aucun caractère de légalité. Comme maires et comme députés, nous sommes ici les seuls véritables représentants du suffrage universel, et si nous consentions à parlementer avec vous, c’est jans le but unique d’éviter une collision sanglante.

Varlin insista pour que l’on prît d’accord l’arrêté de convocation pour le 22 mars.

Schoelcher, Peyrat, d’autres députés aussi, répétèrent cet argument formaliste, que le comité avait une existence illégale. Ils oubliaient que le gouvernement de la Défense n’avait en pour lui la légalité qu’après le plébiscite de novembre. Ils déclarèrent que le Comité Central devait se dissoudre et cesser de s’immiscer dans les affaires publiques.

Louis Blanc prononça un éloquent, mais inutile discours, où il s’éleva contre les prétentions du Comité Central de se dresser contre l’Assemblée nationale, « c’est-à-dire contre le suffrage universel de toute la France. » Il proposa de s’en remettre à l’Assemblée, de lui demander une proclamation éclatante de la République, et une loi mettant Paris en pleine possession de ses libertés municipales.

Une autre proposition, assez raisonnable, consistait à la remise par le Comité Central des services administratifs aux maires, qui occuperaient une partie de l’Hôtel-de-Ville ; le Comité siègerait dans l’autre, conserverait la direction de la garde nationale et de la sûreté de la ville. Mais MM. Tirard et Schoelcher ne voulurent point admettre ce partage. L’un des délégués, Jourde, dit alors :

— Non ! ce serait comme au 31 octobre, et vous introduiriez par les souterrains des gendarmes, qui viendraient nous fusiller !.…

Son collègue Varlin l’arrêta, disant froidement :

— Jourde, nous ne sommes pas ici pour parler d’affaires personnelles !

Les délégués proposèrent alors de rédiger, en commun, une affiche annonçant à la population l’ajournement des élections jusqu’au vote de la loi municipale par l’Assemblée. Le Comité faisait ainsi l’offre la plus large de conciliation Nouvelle chicane des députés et des maires. Signer une affiche avec le Comité Central, ce serait reconnaître le Comité, qui n’avait pas d’existence légale.

Jourde, qui depuis quelques instants se contenait avec peine, s’écria alors d’un ton véhément :

Vous contestez nos titres ? Mais, messieurs, nous avons aussi la force ! Ne croyez pas que vous soyez en face d’une faiblesse, vous êtes en face d’une force, qui n’est pas circonscrite seulement à Paris, mais qui rayonne dans toute la France. Rappelez-vous que c’est la guerre civile que vous venez de nous déclarer, en refusant de vous associer à nous, pour convoquer régulièrement, les électeurs. Ce n’est pas seulement à Paris, c’est par toute la France qu’elle va s’allumer, et elle sera sanglante, je vous le pré dis ! Ce sera une guerre effroyable, avec l’incendie, le pillage ! Nous sommes certains de vaincre, mais si nous étions battus, nous ne laisserions rien debout autour de nous, et de ce pays vous auriez fait une seconde Pologne, Que la responsabilité en retombe sur vos têtes !….

Ce langage hardi, imprudent aussi, où Jourde, pourtant homme d’ordinaire froid et modéré, formulait des imprécations quasi prophétiques, rappelant les malédictions bibliques, produisit une impression vive.

M. Tirard qui, dans sa déposition à l’enquête, attribua par erreur ce langage à Arnold, fit entendre une brève protestation indignée, cependant que Varlin s’efforçait de calmer son collègue. Varlin, au milieu de l’agitation générale, retint Jourde qui voulait se retirer. Il le supplia de s’apaiser, de rester, et en même temps il chercha à excuser la violente sincérité de ses paroles, disant que deux jours et deux nuits passés sans sommeil, avaient surexcité son ami, et développé en lui une irritabilité nerveuse, qu’il demandait à l’assemblée de pardonner. Il pria l’assistance de ne pas se séparer sans avoir pris une décision.

M. Tirard était surpris par le langage menaçant qu’il venait d’entendre, « Mais, a-t-il dit par la suite, je ne voyais là qu’une fanfaronnade. Je ne supposais pas que ces gens eussent des moyens d’action aussi étendus et aussi puissants. » Il se rendit compte toutefois de la gravité de la situation, et il se montra dès lors, plus conciliant. Il proposa de rédiger une affiche, par laquelle on annoncerait à la population qu’un projet de loi allait être déposé, par les soins des députés de Paris sur le bureau de l’Assemblée.

PROJET D’ENTENTE

Il n’était plus question de la participation des membres du Comité Central à cette affiche. Les délégués, désireux d’en finir, soucieux de paraître ne rien refuser de ce qui pourrait amener la conciliation, acceptèrent cette offre. C’était de leur part une concession grande. Ils semblaient reconnaître d’abord la prétention des maires et députés de traiter seuls, et ensuite ils paraissaient admettre l’illégitimité d’origine, le défaut de mandat et d’autorité, que leur reprochaient ces maires et ces députés. Ils abdiquaient, et après les fières et menaçantes paroles de Jourde, ils cédaient. Ils laissaient ainsi les maires et les députés parler seuls au peuple et négocier, comme s’ils étaient vraiment les maîtres de Paris, avec l’Assemblée nationale. On peut s’étonner de cette attitude trop soumise et estimer que les délégués se soumettaient, avec trop de résignation, à l’arrogante exigence des maires et députés, qui n’avaient pour eux qu’un semblant de légalité, une investiture remontant au plébiscite du siège, plus spécialement un mandat vague donné par un gouvernement vaincu, disparu et déchu de fait.

Pour des vainqueurs dans une insurrection récente, ils faisaient trop bon marché de leur victoire, mais la raison, le patriotisme et l’humanité, doivent leur savoir gré de cette modération. Leur abnégation, en cette grave circonstance, ne fait que mieux établir la sincérité de leur esprit conciliateur. Qui n’approuverait leur désir si vif de conclure un accord et de chasser le spectre de la guerre civile hantant cette salle de délibération, et déjà, par la porte entrebâillée, laissant apercevoir son masque effrayant ? Non seulement on doit excuser ces délégués qui, du reste reçurent le lendemain de leurs mandants un désaveu formel, mais on peut leur savoir gré d’avoir, jusqu’au bout, cherché et accepté la conciliation.

Ce fut Louis Blanc qui, sur le champ, rédigea l’affiche suivante :

Citoyens,

Pénétrés de la nécessité absolue de sauver Paris et la République en écartant toute cause de collision, et convaincus que le meilleur moyen d’atteindre ce but suprême est de donner satisfaction aux vœux légitimes du peuple, nous ayons résolu den demander, aujourd’hui même, à l’Assemblée nationale, l’adoption de deux mesures qui, nous en avons l’espoir, Contribueront, Si elles sont adoptées, à ramener le calme dans les esprits.

Ces deux mesures sont : l’élection de tous les chefs de la garde nationale et l’établissement d’un conseil municipal élu par tous les citoyens.

Ce que nous voulons, ce que le bien public réclame en toute circonstance, et que la situation présente rend plus indispensable que jamais, c’est l’ordre dans la liberté et par la liberté.

Vive la France ! Vive la République !

Cette déclaration reçut aussitôt les signatures des représentants de la Seine : Louis Blanc, Schoelcher, Peyrat, Edmond Adam, Charles Floquet, Martin Bernard, Langlois. Édouard Lockroy, Farcy, Henri Brisson, Greppo, Millière, et celles des maires et adjoints de Paris, parmi lesquelles celles des députés-maires : Tirard, Arnaud de l’Ariège, Mottu, Tolain, Henri Martin, Clemenceau.

Les délégués du Comité Central, après avoir pris connaissance de l’affiche qu’ils n’avaient point signée, déclarèrent que cet arrangement les satisfaisait, et que le lendemain, à dix heures du matin, les maires et députés pourraient prendre possession de l’Hôtel-de-Ville. Puis les délégués, à qui Jourde avait déjà faussé compagnie, se retirèrent épuisés de fatigue. Il était quatre heures du matin.

L’ACCORD EST ANNONCÉ

Varlin et Arnold ne se couchèrent point cette nuit-là. Ils portèrent au Journal Officiel, dont le Comité Central avait enfin pris possession, une proclamation où ils annonçaient l’accord intervenu avec les maires et députés. Elle était ainsi conçue :

Le nouveau gouvernement de la République vient de prendre possession de tous les ministères et de toutes les administrations.

Cette occupation, opérée par la garde nationale, impose de grands devoirs aux citoyens qui ont accepté cette tâche difficile.

L’armée, comprenant enfin la position qui lui était faite et les devoirs qui lui incombaient, a fusionné avec les habitants de la cité : troupes de ligne, mobiles et marins se sont unis pour l’œuvre commune.

Sachons donc profiter de cette union pour resserrer nos rangs et, une fois pour toutes, asseoir la République sur des bases sérieuses et impérissables !

Que la garde nationale, unie à la ligne et à la mobile, continue son service avec courage et dévouement ;

Que les bataillons de marche, dont les cadres sont encore presque au complet, occupent les forts et toutes les positions avancées, afin d’assurer la défense de la capitale.

Les municipalités des arrondissements, animées du même zèle et du même patriotisme que la garde nationale et l’armée, se sont unies à elles pour assurer le salut de la République et préparer les élections du Conseil municipal, qui vont avoir lieu.

Point de divisions ! Union parfaite et liberté pleine et entière !

On remarquera d’abord la formule neuve de cette proclamation, portée à l’Officiel par les deux délégués et donnée comme émanant du « nouveau gouvernement de la république ». C’était une prise de possession de fait. Le Comité Central, par la plume de deux de ses membres, se proclamait donc gouvernement. C’était sans doute se reconnaître soi-même, c’était affirmer que l’insurrection avait fait un gouvernement. On pouvait contester cette formule, qui attribuait au Comité Central une investiture n’émanant pas directement du suffrage universel et de ses élus. Mais ceux qui rédigèrent cette note et prirent spontanément cette qualification, d’abord constataient un fait : le pouvoir que la force insurrectionnelle avait mis en leurs mains. Ensuite ils affirmaient leur autorité, issue du suffrage de la garde nationale. Enfin ils annonçaient et sanctionnaient, en la qualité qu’ils prenaient de gouvernement de la République, l’accord intervenu avec les municipalités et la convocation électorale qui allait en être la conséquence. Il est probable aussi que les délégués, inquiets sur l’accueil qui serait fait par leurs collègues à leur acte transactionnel, redoutant peut-être d’être accusés d’avoir dépassé leurs pouvoirs, pensèrent donner plus de force à la transaction et la faire accepter par tous, en la mentionnant à l'Officiel comme un acte du gouvernement de la République.

On pouvait, et de bonne foi, contester qu’il y avait eu convention véritable, car l’accord était sous-enteudu seulement, et l’acte était unilatéral, puisque d’une part, il n’était pas question, dans l’affiche signée des maires et députés, de la participation des représentants de la garde nationale, et qu’en outre ce document portait seulement à la connaissance du public : que les maires et députés allaient soumettre à l’Assemblée nationale deux propositions pour l’élection d’un conseil municipal et la nomination des chefs de la garde nationale. En outre, le refus possible de l’Assemblée nationale d’accepter ces propositions, n’était pas prévu, et rien n’indiquait ce qui résulterait en cas de cette non-acceptation.

L’engagement n’était pas synallagmatique. Les maires et députés seuls s’engageaient à présenter deux projets de transaction. Ce demi-contrat était donc contestable, et, en ce qui concernait la remise de l’Hôtel-de-Ville et des mairies, le Comité pouvait arguer de ce qu’il n’avait pas été consulté et que ses délégués avaient outrepassé leur mandat.

Ce fut ce qui arriva.

REFUS DE L’ACCORD

Quand, à dix heures du matin, le lundi 20, MM. Bonvalet, André Murat et Denizot se rendirent à l’Hôtel-de-Ville pour en prendre possession, ils se heurtèrent à un refus formel.

Un membre du Comité Central, Viard, arrivait de la Corderie, où siégeaient les membres du Comité des Vingt arrondissements, dit Comité de Vigilance. Ce Comité, d’où était sorti le Comité Central de la garde nationale, avait une influence prépondérante. Il s’était rassemblé, dès les premières heures de la matinée, et avait délibéré sur les faits qui s’étaient accomplis à la réunion des maires et députés.

Dans ce local de la Corderie, aux membres du Comité des Vingt arrondissements, s’étaient joints des personnalités révolutionnaires, parmi lesquelles des blanquistes énergiques comme Eudes, Ferré, Tridon, Levraud, Da Costa, Trinquet, Chardon. On y avait blâmé la complaisance des délégués, et affirmé qu’ils avaient été les dupes des maires, lesquels, bien loin de vouloir une transaction, ne cherchaient qu’à organiser la résistance, pour laquelle la possession de l’Hôtel-de-Ville et des mairies était nécessaire. Eudes et Ferré dirent que des préparatifs se faisaient à la mairie du IIe, où l’on s’efforçait déjà de rassembler des forces, une véritable armée, pour défendre un camp retranché de la réaction au centre de Paris. Edmond Levraud fit observer que si les maires et députés contestaient la légalité du Comité Central, aucun d’eux n’avait osé mettre en discussion la légalité de l’Assemblée nationale, qui, son mandat rempli, sa tâche terminée avec le vote de la paix, n’avait qu’à se dissoudre, ne pouvait, qu’en commettant une usurpation, conserver ses pouvoirs.

Un des plus jeunes membres, un étudiant, probablement Gaston Da Costa, s’exprima dans le même sens avec véhémence. D’après Da Costa, qui assistait à la séance, cet étudiant aurait dit :

Les ruraux ont accompli leur mission. Il faut qu’ils s’en aillent de bon gré ou de force. Comment ! ce sont ces usurpateurs, d’ailleurs résolus à renverser la République, qui viennent contester les pouvoirs du Comité Central ! Et il se trouve des députés républicains, tels que Louis Blanc, Lockroy, Clemenceau, pour les approuver, et pour exiger que nous abandonnions l’Hôtel-de-Ville !

Citoyens, n’écoutez pas les promesses perfides. Vous avez repris vos canons, gardez-les ! Vous avez l’Hôtel-de-Ville, gardez-le !

(Gaston Da Costa — La Commune vécue — t. I, p. 186.)

Le résultat de la délibération, malgré les objections de quelques membres du Comité Central, insistant pour que les délégués ne fussent pas désavoués, et demandant que l’on exécutât les engagements qu’ils avaient pris, fut que le Comité Central resterait à l’Hôtel-de-Ville tant que les élections n’auraient pas eu lieu.

La résolution suivante fut immédiatement volée :

Le Comité Central, dans les circonstances actuelles, est responsable des conséquences de la situation et ne peut se dessaisir ni du pouvoir militaire ni du pouvoir civil.

Viard[1] fut délégué à l’effet de communiquer cette résolution écrite aux membres du Comité Central et aux délégués des maires. Il se rendit aussitôt à l’Hôtel-de-Ville.

Quand il eut donné connaissance de la décision prise à la Corderie, les membres du Comité présents dirent : « C’est vrai ! nous n’avons pas traité ! » Bonvalet, l’un des maires envoyés pour prendre possession de l’Hôtel-de-Ville, protesta contre cette attitude nouvelle : « Les députés, dit-il, vont demander à la séance de ce jour, comme il a été convenu, les franchises municipales. Les maires les accompagneront à Versailles pour appuyer leur demande. Si l’on ne peut déclarer que l’Hôtel-de-Ville et les services de Paris sont déjà remis aux municipalités, ayant reçu à cet effet mandat du gouvernement, les négociations ne pourront aboutir. Vous devez faire honneur à l’engagement pris par vos délégués. Ils sauvent la nation, ils vous sauvent vous-mêmes ! »

— Nous n’avons pas besoin d’être sauvés ! répondirent plusieurs membres du Comité, que ce langage légèrement comminatoire indisposait.

— « Si nous abandonnons l’Hôtel-de-Ville, dit Édouard Moreau nous ne sommes plus rien, et la révolution est désarmée. Je proteste contre l’intervention de la Corderie et contre l’injonction de l’Internationale. Si celle-ci est aujourd’hui avec nous, il n’en a pas toujours été ainsi. Nous n’avons pas d’ordre à recevoir d’elle, pas plus que des autres groupes de la Corderie. Nous ne dépendons que de la garde nationale. C’est en son nom, c’est pour elle, que nous occupons l’Hôtel-de-Ville, nous y resterons ! »

Bonvalet et ses deux collègues essayèrent encore d’obtenir l’acceptation du Comité, mais devant la fermeté des opposants, ils renoncèrent. D’un ton assez raide, Bonvalet dit : « Nous sommes venus ici pour prendre possession de l’Hôtel-de-Ville et non pour discuter, nous n’avons plus qu’à nous retirer. » Ce qu’il fit aussitôt, suivi de MM. André Murat et Denizot. Ainsi se termina le premier essai de conciliation.

PREMIÈRE CONVOCATION DES ÉLECTEURS

Le Comité Central, considérant que toutes négociations étaient rompues, maintint alors sa décision première, fixant au mercredi 22 mars la date des élections municipales, et fit aussitôt afficher le décret de convocation, avec l’appel suivant aux électeurs :

Le Comité Central de la garde nationale a convoqué pour mercredi prochain, 22 du courant, les électeurs des vingt arrondissements dans leurs comices, afin de nommer le conseil communal de Paris.

Tous les citoyens comprendront l’utilité et l’importance de ces élections, qui assureront d’une manière régulière tous les services publics et l’administration de la capitale, dont le besoin est si urgent dans les graves circonstances présentes.

En votant pour des républicains socialistes connus, dévoués, intelligents, probes et courageux, les électeurs parisiens assureront non seulement le salut de la capitale et de la République, mais encore celui de la France.

Jamais occasion aussi solennelle et aussi décisive ne s’est présentée pour le peuple de Paris ; il tient son salut dans ses mains ; du vote de mercredi prochain dépend son avenir.

S’il suit le conseil que nous lui donnons, il est sauvé ; s’il vote pour des réactionnaires, il est perdu.

Il ne peut donc hésiter : il donnera une nouvelle preuve d’intelligence et de dévouement, en consolidant à jamais, par son vote, la République démocratique.

Le Comité Central, en tant que gouvernement provisoire insurrectionnel, avait toute autorité pour convoquer les électeurs. Tous les pouvoirs précédents, en des circonstances analogues, avaient procédé de même. Il n’avait pas à demander l’autorisation de M. Thiers, du ministre de l’intérieur Picard ou de l’Assemblée, pas plus que le gouvernement de 1848 ne s’était soucié de la permission de Louis-Philippe, quand il avait décidé de faire nommer une Constituante. On ne saurait donc reprocher au Comité Central l’illégalité de son décret de convocation.

DIFFICULTÉ DE L’ENTENTE

Il est permis de regretter que les démarches et les entrevues dans un but conciliateur aient ainsi abouti à une rupture, au maintien d’un statu quo antagoniste. Le Comité Central, en cédant, eût conservé le beau rôle et eût laissé à Thiers et à l’Assemblée celui d’irréductibles adversaires de Paris. Mais le Comité eût-il abandonné l’Hôtel-de-Ville et livré Paris aux mandataires de Versailles, que M. Thiers n’eût pas été satisfait ; il n’eût certainement pas désarmé. Il ne se serait pas contenté de cette soumission qui laissait subsister la garde nationale et ses cadres. Ce qu’il lui fallait, c’était non pas un accord, pour lui insuffisant, ou plutôt nuisible, mais une résistance qu’il pourrait briser. Il ne cherchait point un traité de paix avec Paris et ses chefs, mais la défaite complète de ceux en qui ses yeux ne voyaient que des insurgés, avec lesquels on ne traite pas, et dont il poursuivait, avec une implacable tenacité, l’écrasement total, suivi de la soumission définitive de la population entière par le massacre et la terreur. Son plan se déroulait, et il comptait sur l’indécision des Parisiens et sur les alternatives d’espoir de paix et de craintes de guerre, pour gagner encore quelques jours. Cela lui permettait d’attendre les renforts d’Allemagne.

Si le Comité Central, acceptant tout, cédait la place aux maires, leur remettait l’Hôtel-de-Ville et les municipalités, et s’il eût ainsi replacé les choses dans l’état où elles se trouvaient à la veille du Dix-Huit mars, aurait-on acquis la pacification ? Evidemment non : la question du désarmement de la garde nationale restait intacte, et sur ce point ni M. Thiers ni l’Assemblée n’entendaient céder. Le Comité Central, de son côté, ne pouvait raisonnablement consentir à une abdication entière, à une disparition qui équivalait à un suicide.

Son départ eût laissé subsister, aussi vivaces, aussi douloureuses, les véritables causes de l’insurrection du 18 mars : l’antagonisme entre la France rurale et Paris, l’inquiétude sur le sort de la République livrée à une assemblée en majorité monarchiste, et dont les divisions dynastiques empêchaient seules le choix d’un roi. Malgré la soumission du Comité et de la garde nationale, demeuraient non solutionnés les problèmes menaçants des échéances, des loyers et du chômage. L’Assemblée restant en place, l’insurrection du Dix-Huit mars devait reprendre son cours, n’ayant pas eu son résultat logique, c’est-à-dire la substitution d’un régime nouveau, accepté par toute la France, comme au 27 juillet 1830, comme au 24 février 1848, comme au 2 décembre 1851, comme au 4 septembre 1870, avaient été admis et acclamés les gouvernements issus d’un coup de force. La bataille, un instant interrompue par une sorte d’armistice de fait, devait continuer, et rien ne pouvait arrêter son cours sanglant, que la victoire d’un côté ou de l’autre.

La victoire fut malheureusement du côté de la réaction. Etait-elle possible pour les républicains parisiens ? Oui, assurément. Elle était même facile jusqu’au 20 mars, Elle devenait difficile, mais possible encore, durant les premières semaines de lutte. Elle apparut impossible, comme la suite de cette Histoire l’expliquera, lorsque le combat se rapprocha de l’enceinte parisienne, lorsque les forces, sans cesse grossissantes et victorieuses de Versailles, ne permirent plus de croire que M. Thiers renoncerait au triomphe sanglant qu’il était à la veille d’obtenir. L’espoir que certains optimistes gardèrent que M. Thiers désarmerait, ou que la province enfin désabusée, revenue à d’autres sentiments, interviendrait, se soulèverait, était bien faible au moment de l’élection de la Commune ; il s’évanouit bientôt après. La province ne pouvait être, avant de longues années, détrompée. Elle assisterait, impassible, au bombardement de Paris et au massacre des Parisiens, voilà ce dont on ne put douter quand les hostilités commencèrent. Aucun secours, du jour de la rupture des négociations, n’était donc à attendre des départements, et Paris était perdu en vertu du principe émis par Vauban, et tant de fois vérifié, que toute place investie doit être réputée prise, si elle n’est secourue à temps.

Le 20 mars, à l’Hôtel-de-Ville, quand les délégués des maires se furent retirés sans avoir obtenu les concessions qu’ils exigeaient, et qui, consenties, eussent montré tout l’odieux du plan de Thiers refusant, et suscité l’intervention des départements, Paris se trouva livré à ses seules ressources : comme les troupes commençaient à l’investir, il pouvait être considéré déjà comme pris.

Voilà pourquoi on doit regretter que le Comité Central ne se soit pas résigné à subir les exigences de M. Thiers et de ses mandataires, les maires de Paris. Il eût été plus habile en cédant, en remettant son sort aux mains des maires et des députés. Alors il poussait au pied du mur le fourbe de Versailles, et l’obligeait à faire savoir au monde entier qu’il ne voulait pas pacifier Paris, mais le bombarder, le vider de ses meilleurs républicains, et lui faire subir un traitement de ville vaincue, qui avait répugné même à la brutalité prussienne. Le résultat pour les républicains parisiens eût été le même, mais, pour la postérité, toute la responsabilité du sang versé fût retombée sur M. Thiers et ses ruraux.

MANIFESTE DU COMITÉ CENTRAL

Le Comité Central fit afficher, le 20 mars, une proclamation, un peu longue, mais qui contenait un exposé intéressant de la situation, et qui se terminait par une déclaration d’une éloquente modestie. Il débutait ainsi :

« Si le Comité Central de la garde nationale était un gouvernement… » On remarquera cette première affirmation, corrigeant la formule, qui pouvait paraître usurpatrice, de la proclamation citée plus haut, insérée au Journal Officiel et commençant par ces mots : « Le nouveau gouvernement de la république. » Le ton du document comportait cette réserve de la définition dur pouvoir nouveau dont il laissait l’expression à l’assemblée, qui allait être immédiatement nommée par le suffrage parisien. Les auteurs du manifeste parlaient seulement au nom de la Fédération républicaine de la garde nationale, ainsi qu’ils y étaient autorisés.

Le Comité Central disait donc :

Si le Comité Central de la garde nationale était un gouvernement, il pourrait, pour la dignité de ses électeurs, dédaigner de se justifier. Mais comme sa première affirmation a été de déclarer « qu’il ne prétendait pas prendre la place de ceux que Île souffle populaire avait renversés », tenant à simple honnêteté de rester exactement dans la limite expresse du mandat qui lui a été confie, il demeure un composé de personnalités qui ont le droit de se défendre.

Enfant de la République, qui écrit sur sa devise le grand mot de : Fraternité, il pardonne à ses détracteurs ; mais il veut persuader les honnêtes gens, qui ont accepté la calomnie par ignorance.

Il n’a pas été occulte : ses membres ont mis leurs noms à toutes ses affiches. Si ces noms étaient obscurs, ils n’ont pas fui la responsabilité, et elle était grande.

Il n’a pas été inconnu, car il était issu de la libre expression des suffrages de deux cent quinze bataillons de la garde nationale.

Il n’a pas été fauteur de désordres, car la garde nationale, qui lui a fait l’honneur d’accepter sa direction, n’a commis ni excès ni représailles, et s’est montrée imposante et forte par la sagesse et la modération de sa conduite.

Et pourtant, les provocations n’ont pas manqué ; et pourtant, le gouvernement n’a cessé, par les moyens les plus honteux, de tenter l’essai du plus épouvantable des crimes : la guerre civile.

Il a calomnié Paris et ameuté contre lui la province.

Il a amené contre nous nos frères de l’armée, qu’il a fait souffrir de froid sur nos places, tandis que leurs foyers les attendaient.

Il a voulu nous imposer un général en chef.

Il a, par des tentatives nocturnes, tenté de nous désarmer de nos canons, après avoir été empêché, par nous, de les livrer aux Prussiens.

Il a enfin, avec le concours de ses complices effarés de Bordeaux, dit à Paris : « Tu viens de te montrer héroïque ; or, nous avons peur de toi, donc nous l’arracherons ta couronne de capitale ! »

Qu’a fait le Comité Central pour répondre à ces attaques ? Il a fondé la Fédération ; il a prêché la modération, — disons le mot — la générosité ; au moment où l’attaque armée commençait, il disait à tous : « Jamais d’agression, et ne ripostez qu’à la dernière extrémité ! »

Il a appelé à lui toutes les intelligences, toutes les capacités ; il a demandé le concours du corps d’officiers ; il a ouvert sa porte chaque fois que l’on y frappait au nom de la République.

De quel côté étaient donc le droit et la justice ? De quel côté était la mauvaise foi ?

Cette histoire est trop courte et trop près de nous, pour que chacun ne l’ait pas à la mémoire. Si nous l’écrivons à la veille du jour où nous allons nous retirer, c’est, nous le répétons, pour les honnêtes gens, qui ont accepté légèrement des calomnies dignes seulement de ceux qui les avaient lancées.

Un des plus grands sujets de colère de ces derniers contre nous est l’obscurité de nos noms. Hélas ! bien des noms étaient connus, très connus, et cette notoriété nous a été bien fatale !…

Voulez-vous connaître un des derniers moyens qu’ils ont employés contre nous ? Ils refusent du pain aux troupes qui ont mieux aimé se laisser désarmer que de tirer sur le peuple. Et ils nous appellent assassins, eux qui punissent le refus d’assassinat par la faim !

D’abord, nous le disons avec indignation : la bouc sanglante dont on essaye de flétrir notre honneur est une ignoble infamie. Jamais un arrêt d’exécution n’a été signé par nous ; jamais la garde nationale n’a pris part à l’exécution d’un crime.

Quel intérêt y aurait-elle ? Quel intérêt y aurions-nous ?

C’est aussi absurde qu’infâme.

Au surplus, il est presque honteux de nous défendre. Notre conduite montre, en définitive, ce que nous sommes. Avons-nous brigué des traitements ou des honneurs ? Si nous sommes inconnus, ayant pu obtenir, comme nous l’avons fait, la confiance de deux cent quinze bataillons, n’est-ce pas parce que nous avons dédaigné de nous faire une propagande ? La notoriété s’obtient à bon marché : quelques phrases creuses, un peu de lâcheté suffit ; un passé tout récent l’a prouvé.

Nous, chargés d’un mandat qui faisait peser sur nos têtes une terrible responsabilité, nous l’avons accompli, sans hésitation, sans peur ; et dès que nous voici arrivés au but, nous disons au Peuple, qui nous a assez estimés pour écouter nos avis, qui ont souvent froissé son impatience : « Voici le mandat que tu nous as confié : là où notre intérêt personnel commencerait, notre devoir finit ; fais ta volonté. Mon maître, tu es fait libre. Obscurs il y a quelques jours, nous allons rentrer obscurs dans tes rangs, et montrer aux gouvernants que l’on peut descendre, la tête haute, les marches de ton Hôtel de Ville, avec la certitude de trouver au bas l’étreinte de ta loyale et robuste main ! »

Les membres du Comité Central :

Ant. Arnaud, Assi, Billioray, Fearat, Babick, Édouard Moreau, C. Dupont, Varlin, Boursier, Moreau, Gouhier, Lavalette, F. Jourde, Rousseau, Ch. Lullien, Fortuné Henny, G. Arnold, Viard, Blanchet, J. Grollard, Barroud, H. Géresme, Fabre, Fougeret, Bouit.

La grandeur de cette déclaration finale, annonçant que ces hommes « obscurs » allaient rentrer dans leur ombre, s’estimant dignes de recevoir les marques d’estime de leurs concitoyens, et descendant du pouvoir la tête haute, était faite pour attirer les sympathies. Ce langage était digne et neuf. Ceux qui le tenaient avaient sans doute au cœur la sincérité des sentiments qu’ils exprimaient.

Les actes ne correspondent pas toujours aux paroles, et par la suite, beaucoup de membres du Comité Central parurent regretter l’abnégation dont, dans un élan généreux, ils s’étaient vantés. La retraite de ces gouvernants de quelques heures ne fut pas aussi complète que cette ferme et publique démission l’indiquait. Le Comité Central voulut maintenir son pouvoir à côté de celui des élus municipaux ; cette dualité fut souvent fâcheuse et même funeste. L’antagonisme, qui s’accentua pendant la lutte sous Paris, affaiblit la défense et suscita des divisions et des rivalités intérieures favorables aux assaillants. Il faut reconnaître qu’elles cessèrent aux heures terribles de la résistance suprême dans les rues. La résipiscence était tardive et inutile.

Dans ce manifeste, le Comité Central répondait nettement et adroitement aux diverses accusations dont il était l’objet, depuis sa première affiche du dimanche 19, notifiant sa prise de possession et faisant connaître les noms de ses membres à la population. On lui reprochait son obscurité, presque son usurpation, et il rappelait qu’il était issu du suffrage universel, du vote de 215 bataillons de la garde nationale, représentant la grande majorité des citoyens actifs de la cité investie et militarisée. Il exposait la provocation dont Paris avait été l’objet, à laquelle il avait dû résister, mais il repoussait toute participation au meurtre des généraux, rue des Rosiers ; enfin il annonçait qu’il était disposé à se retirer dès que les électeurs auraient nommé leurs mandataires réguliers.

Rien n’était plus louable que ce langage et la conduite du Comité échappait à toute critique. En même temps que ce manifeste, était affichée la convocation des électeurs pour le mercredi 22 mars, à l’effet d’élire, au scrutin de liste et par arrondissement, 80 membres, à raison d’un conseiller par 20,000 habitants ou fraction excédante de plus de 10,000.

PROTESTATION INUTILE

Le Comité crut devoir revenir sur l’affaire de la rue des Rosiers et réitérer, par une affiche spéciale, sa déclaration de non-participation. On voit que, malgré l’apparente indifférence avec laquelle certains militants avaient semblé accueillir les dénégations exprimées, le Comité tenait essentiellement à dégager ses responsabilités, et à repousser toute solidarité avec les meurtriers. Il avait donné mandat, dès sa première séance, comme on le sait, à l’un de ses membres, Geresme, de rédiger une note en ce sens. Elle parut sous la forme suivante, où l’auteur eut le tort de mentionner l’impopularité des deux victimes. Il eût été plus décent et plus adroit de ne pas insister. Puisque le Comité Central se défendait de toute ingérence dans cette affaire tragique, il n’y avait pas lieu de lui faire chercher comme une justification, en signalant les torts que les généraux tués avaient pu avoir à se reprocher.

La journée du 18 mars, disait cette affiche, que l’on cherche par raison et intérêt à travestir d’une manière odieuse, sera appelée dans l’histoire : la journée de la justice du peuple !

Le gouvernement déchu, — toujours maladroit, — a voulu provoquer un conflit sans s’être rendu compte ni de son impopularité, ni de la confraternité des différentes armes. L’armée entière, commandée pour être fratricide, a répondu à cet ordre par le cri de : Vive la République ! Vive la garde nationale !

Seuls, deux hommes qui s’étaient rendus impopulaires par des actes que nous qualifions dès aujourd’hui d’iniques, ont été frappés dans un moment d’indignation populaire.

Le comité de la fédération de la garde nationale, pour rendre hommage à la vérité, déclare qu’il est étranger à ces deux exécutions.

Aujourd’hui, les ministères sont constitués ; la préfecture de police fonctionne, les administrations reprennent leur activité, et nous invitons tous les citoyens à maintenir le calme et l’ordre le plus parfait.

À ces premières heures de pouvoir insurrectionnel, qui auraient pu être beaucoup mieux employées, le Comité Central écrivit beaucoup. Il possédait sans doute des membres ayant quelque facilité de plume, et qui, tourmentés du désir de communiquer leurs idées, de parler au public, en usant d’une tribune plus retentissante que celle des clubs, à auditoire plus varié et plus nombreux aussi, se hâtaient d’emplir de leur prose les colonnes de l’Officiel, enfin mis à leur disposition. Ce n’était malheureusement pas avec des proclamations, fussent-elles sonores, qu’on pouvait espérer arrêter la marche de la réaction sur Paris. L’avenir, un avenir bien proche, allait démontrer l’infériorité et le ridicule de la plume dans un duel avec l’obus.

LE JOURNAL OFFICIEL PARISIEN

Le Journal Officiel de la République Française, dont l’imprimeur-concessionnaire était M. Wittersheim, avait paru le dimanche 19 mars, No 78, avec sa rédaction et sa composition ordinaires. C’était toujours l’organe du gouvernement. Il donnait la protestation des ministres, demandant si les membres du Comité Central étaient « des Bonapartistes ou des Prussiens ». Le lundi 20, le No 79 parut. Rien n’était changé dans sa confection matérielle, l’aspect typographique était le même, et M. Wittersheim signait toujours le journal, en qualité d’imprimeur-gérant responsable, mais cette feuille était devenue l’organe du Comité Central. Les faits divers, es variétés, les annonces ne différaient en rien de ce qui s’y trouvait inséré ordinairement, seule la partie officielle était neuve : les journalistes envoyés par le Comité Central en avaient pris la rédaction.

Ce premier numéro conservait le titre de Journal Officiel de la République Française. Il contenait l’arrêté du Comité Central fixant au 22 mars les élections, la proclamation signée seulement de Grélier, délégué du gouvernement au ministère de l’Intérieur, et visant les préliminaires de paix, puis l’exposé au nom de la Fédération de la garde nationale, et les deux premières proclamations du Comité Central, celle relative à l’exécution des généraux et l’annonce, prématurée, de l’accord avec les municipalités. Tous ces documents fort intéressants, sans la connaissance desquels il serait difficile de se faire une idée exacte de la marche des événements, ont été reproduits ci-dessus. Enfin, ce même premier numéro publia, sous la signature collective « Les délégués au Journal Officiel », cette adresse « Aux départements », dont l’auteur était Vésinier :

APPEL AUX DÉPARTEMENTS

Voici le texte de cet appel, lancé dans le désert à la province indifférente ou hostile :

Le peuple de Paris, après avoir donné, depuis le 4 septembre, une preuve incontestable et éclatante de son patriotisme et de son dévouement à la République ; après avoir supporté, avec une résignation et un courage au-dessus de tout éloge, les souffrances et les luttes d’un siège long et pénible, vient de se montrer de nouveau à la hauteur des circonstances présentes et des efforts indispensables que la patrie était en droit d’attendre de lui.

Par son attitude calme, imposante et forte, par son esprit d’ordre républicain, il a su rallier l’immense majorité de la garde nationale, s’attirer les sympathies et le concours actif de l’armée, maintenir la tranquillité publique, éviter l’effusion du sang, réorganiser les services publics, respecter les conventions internationales et les préliminaires de paix.

Il espère que toute la presse reconnaîtra et constatera son esprit d’ordre républicain, son courage et son dévouement, et que les calomnies ridicules et odieuses, répandues depuis quelques jours en province, cesseront.

Les départements, éclairés et désabusés, rendront justice au peuple de la capitale et ils comprendront que l’union de toute la nation est indispensable au salut commun.

Les grandes villes ont prouvé, lors des élections de 1869 et du plébiscite, qu’elles étaient animées du même esprit républicain que Paris ; les nouvelles autorités républicaines espèrent donc qu’elles lui apporteront leur concours sérieux, et énergique dans les circonstances présentes, et qu’elles les aideront à mener à bien l’œuvre de régénération et de salut qu’elles ont entreprise au milieu des plus grands périls.

Les campagnes seront jalouses d’imiter les villes, La France tout entière, après les désastres qu’elle vient d’éprouver, n’aura qu’un but : assurer le salut commun.

C’est là une grande tâche, digne du peuple tout entier, et il n’y faillira pas.

La province, en s’unissant à la capitale, prouvera à l’Europe et au monde que la France tout entière veut éviter toute division intestine, toute effusion de sang.

Les pouvoirs actuels sont essentiellement provisoires, et ils seront remplacés par un Conseil communal, qui sera élu mercredi prochain, 22 courant.

Que la province se hâte donc d’imiter l’exemple de la capitale en s’organisant d’une façon républicaine, et qu’elle se mette au plus tôt en rapport avec elle, au moyen de délégués.

Le même esprit de concorde, d’union, d’amour républicain nous inspirera tous. N’ayons qu’un espoir, qu’un but : le salut de la patrie et le triomphe définitif de la République démocratique, une et indivisible.

FÉDÉRATION ET NON FÉDÉRALISME

Cet appel aux départements était conçu en termes mesurés et l’esprit en était excellent. Mais il n’y avait là que de belles phrases et les actes étaient nécessaires. La province, sauf quelques grandes villes, dont nous exposerons les ardents mais éphémères efforts, fit la sourde oreille et ne répondit guère à l’invitation d’imiter Paris. On remarquera la formule de la fin du manifeste, « la République une et indivisible », qui était de nature à jeter une certaine confusion dans les esprits, notamment dans les provinces méridionales, où la république fédérale comptait de nombreux partisans, parmi les républicains les plus sincères et les plus déterminés.

Peut-être un appel au Fédéralisme, qui dans le midi avait eu le sens fâcheux de séparatisme, eût-il attiré aux fédérés parisiens des adhésions ardentes et précieuses, principalement en Languedoc et en Provence. Mais les patriotes du Comité Central, tout en désirant une fédération des gardes nationaux de toute la France et une union des communes, pour la défense de la république et la sauvegarde des libertés communales, n’entendaient pas porter atteinte à l’unité nationale.

La conception de Paris, ville libre, à l’imitation des anciennes villes hanséatiques de l’Allemagne, n’était qu’une ingénieuse théorie, difficile à réaliser. Quant à la forme gouvernementale de la République Fédérale, comme elle existe en Suisse et aux États-Unis, elle ne pouvait être alors ni établie, ni même proposée. Il fallait d’abord que le sol français fut entièrement libéré, et l’on ne savait quand se terminerait l’occupation prussienne. Ensuite, et la défaite de Versailles était la première difficulté à résoudre, il fallait que le pays nommât une assemblée républicaine constituante, établissant une constitution fédérale. Il ne pouvait être jusque-là question de Fédéralisme, mais seulement de Fédération, ce qui n’est pas la même chose.

Au moment où le rédacteur du Journal Officiel écrivait cet éloquent appel à la province, plus qu’hésitante, ignorant d’ailleurs la réalité des faits et ne connaissant la situation que par les dépêches mensongères de Thiers et les faux rapports de ses agents, on ne pouvait songer à briser le vieux moule de la France unitaire et centralisée. Vaincre Versailles, se débarrasser de l’Assemblée nationale, était le commencement et la fin de toute la tactique et devait comprendre toute la politique de l’insurrection.

DÉBATS SUR L’OFFICIEL

Le Journal Officiel, avec quelques fluctuations dans son personnel rédigeant, a eu pour collaborateurs principaux : Lebeau, rédacteur en chef, Barberot, Floriss, Pireaux, P. Vapereau, Pierre Denis et pendant le laps de temps le plus long, comme rédacteurs en chef, Charles Longuet et Vésinier, tous deux membres de la Commune.

Des rédacteurs Barberot, Floriss, Pireaux, Vapereau, chargés des articles secondaires, faits divers, renseignements commerciaux, comptes rendus des séances de sociétés savantes, inventions, cérémonies, concerts, fêtes, théàtres, etc. etc., il n’y a rien de particulier à dire. Ils faisaient leur besogne, assez difficile en ces temps troublés, aussi consciencieusement que possible. La partie non-officielle, qui devait contenir des informations militaires quotidiennes pendant la lutte, fut très surveillée, et malgré cela donna lieu à des erreurs, à des récriminations, dont l’écho se trouve dans plusieurs séances de la Commune. Un des membres de l’assemblée, Amouroux, avait été spécialement délégué pour le contrôle des comptes rendus des séances de la Commune, dont la publicité n’eut lieu qu’à partir du 15 avril. Ce délégué avait même demandé que l’Officiel fût le seul journal autorisé à paraître. « En temps de guerre, dit-il, dans la séance du 21 avril, il ne doit y avoir que l’Officiel. » Cette proposition trop absolutiste ne fut pas adoptée.

Mais, dans la même séance, un débat assez vif eut lieu, sur l’Officiel. Son prix de vente fut notamment critiqué. Rastoul et Viard demandèrent que l’Officiel ne coûtât que cinq centimes. Amouroux, après avoir témoigné de son étonnement que le journal fût imprimé si tard, bien que le compte rendu des séances fût prêt dès neuf heures et demie du soir, ajouta qu’il ne demandait pas mieux que d’en voir réduire le prix. Félix Pyat réclama la gratuité complète. « Ce journal, dit-il, n’est pas une propriété privée, c’est une entreprise de l’État, payée par l’impôt, vous ne pouvez pas faire payer le pauvre. » Ostyn et Paschal Grousset combattirent la gratuité. « Je comprends, dit ce dernier, que Pyat propose l’affichage d’un grand nombre de numéros, mais non la gratuité. » Viard intervint, un peu en étourneau : « Voulez-vous intéresser la population avec l’Officiel, dit-il, donnez-lui une rédaction vraiment républicaine, socialiste, révolutionnaire ! » — « Vous n’êtes pas dans la question ! » lui crie Félix Pyat, et Viard de faire cette réponse, dont on s’égaya par la suite, et qu’on a souvent rappelée quand son nom se présentait sous la plume : « Pardon ! je suis dans la question. Écoutez-moi : je suis jeune, mais pratique ! » Cette affirmation fit sourire et amena la clôture de la discussion. La proposition d’affichage de l’Officiel à un grand nombre d’exemplaires, et celle de son prix de vente à cinq centimes le numéro, furent mises aux voix et adoptées.

Ce vote fut probablement éludé, car, dans la séance du 28 avril, la question du prix revint en discussion. J.-B. Clément demanda que le Journal Officiel de la Commune ne fût pas plus cher que les autres journaux de Paris, et qu’il fût à la portée, par son prix, de tous les gardes nationaux. Billioray dit que tous les journaux de Paris ont des marchands, l’Officiel n’en a pas. Il devrait cependant être le plus répandu des journaux. Varlin posa cette question : De quel ministère dépend l’Officiel ? — De la sûreté générale, répondit Ostyn. « Eh ! bien, reprit Varlin, chargez la sûreté générale de prendre les mesures nécessaires pour que l’Officiel soit vendu dès demain cinq centimes ! » Mais aussitôt, les objections surgirent et le débat s’élargit :

Paschal Grousset. — Citoyens, j’ai parlé de cette question avec Longuet, qui m’a fait observer que la question était plus large que cela. L’Officiel est une propriété individuelle ; avant de le mettre à cinq centimes, vous avez donc à le déclarer propriété de la Commune, et puis vous aurez à faire dresser un état de situation de la caisse, afin d’indemniser, s’il y a lieu, le propriétaire ; vous auriez donc à nommer une commission chargée de régler cette question.

Jourde. — L’Officiel appartient, pour le moment, à une industrie privée. Vous ne pouvez pas décréter qu’une valeur de vingt sous sera vendue cinq centimes. Mais je crois que votre commission de finances pourra s’entendre avec les propriétaires de l’Officiel, afin de les rembourser des pertes qu’ils pourraient faire. Votre délégué aux finances peut prendre des mesures générales, de manière à ce que, dès demain, l’Officiel soit vendu cinq centimes.

Il est important, pour la Commune, que votre journal ait une unité de direction, pour qu’il soit rédigé de façon à ce que des rédacteurs intelligents, sérieux, soient mis à l’Officiel et servent la Commune au lieu de la desservir. Je demanderai si les membres, de la Commune peuvent y envoyer des articles.

Jules Vallès lit la proposition suivante :

Je demande que l’Officiel soit distrait de la sûreté et renvoyé à l’enseignement.

Jules Andrieu. — Citoyens, la commission de sûreté, si elle était consultée dans tous ses membres, serait la première à reconnaître qu’elle n’a pas le temps nécessaire pour bien juger d’une question de rédaction. Je dois dire qu’il ne faut pas oublier que l’Officiel s’appelle toujours Journal Officiel de la République Française, quand il devrait simplement s’appeler Journal Officiel de la Commune. Il doit appartenir à la commission qui représente la Commune dans son unité d’action, je veux dire à la Commission Exécutive.

Jourde. — Vous chargerez la sûreté de s’entendre avec moi ; mais d’abord, il faut que la sûreté s’entende avec les possesseurs actuels pour les indemniser, sur leurs propositions, si elles sont fondées. Je puis déclarer que j’indemniserai pour les frais que fera l’Officiel, lequel sera vendu cinq centimes.

Jules Vallès donne lecture de la proposition suivante :

Le Journal Officiel se vendra, à partir de demain 29 avril, à raison de cinq centimes. Le délégué aux finances est chargé d’allouer l’indemnité, réclamée sur pièces justificatives, à l’administration du journal. La commission de sûreté générale est chargée de liquider la situation administrative du Journal Officiel, de fixer l’indemnité et d’administrer ce journal au nom de la Commune.

Jourde. — La semaine dernière, il y avait à l’Officiel un déficit de 942 fr. que j’ai payé. Il est clair que nous pourrions, dès aujourd’hui, nous emparer de l’Officiel ; mais une pareille mesure ne pouvait se faire du jour au lendemain sans une profonde perturbation. En attendant, les finances feront tous leurs efforts, et je pourrai payer les écarts ; les écritures sont régulières : il n’y a pas d’inconvénients à ce que la Commune me donne l’autorisation d’agir de la sorte. Que la sûreté veille activement à la rédaction du journal. Je me charge de la partie financière.

Vermorel. — J’appuie la proposition Jourde : seulement je demande que la rédaction du journal ne soit pas donnée à la sûreté générale, mais à la commission exécutive.

L’Officiel résume le travail de toutes les commissions ; il est très naturel que la commission exécutive le prenne.

Jules Vallès. — Voici un projet de décret proposé par le citoyen Andrieu.

Art. Ier. — Le Journal Officiel prendra le nom de Journal de la Commune.

Paschal Grousset. — Je m’oppose absolument, pour mon compte, à ce que le titre du Journal Officiel soit changé.

Le titre actuel est une force pour nous. Si nous prenions celui de Journal de la Commune de Paris, nous nous retirerions cette force.

Le Journal Officiel de la République Française est à Paris, quel intérêt avons-nous à le changer ? Aucun.

Quel intérêt à le conserver ? celui-ci : c’est que, pour toute la France, le Journal Officiel de la République Française est et doit être à Paris, et que le véritable Journal Officiel ne peut pas être celui de Versailles.

Nous détenons là une sorte d’otage matériel : le Journal de la République Française, je demande qu’on lui conserve ce caractère, et qu’on n’annule pas ce gage entre nos mains.

Jourde. — Je renouvelle une proposition qui consiste à dire que la sûreté générale prendra possession de l’Officiel, et que le délégué aux finances payera une indemnité nécessaire. (Aux voix !)

(La proposition Jourde est mise aux voix et adoptée.)

Il y avait d’abord un intérêt à ce que le journal fût à bon marché, puisqu’il donnait les actes de la Commune et publiait les faits militaires, dans un sens généralement favorable, et ensuite il était bien préférable de conserver le titre de Journal Officiel de la République Française, qui était consacré, accrédité et qui, à l’étranger et même dans les départements, donnait du poids et de l’autorité aux nouvelles et articles qui s’y trouvaient insérés. Le prix de 5 centimes était si légitime, que c’est celui qu’a adopté, par la suite, le gouvernement de la République. C’est peut-être la seule décision de la Commune qui ait survécu à sa défaite.

On peut faire cette objection toutefois, que le titre conservé n’était pas exact, qu’il constituait une usurpation et une fausse qualité, puisque c’étaient seulement les actes officiels de la Commune de Paris qu’il pouvait publier.

ÉMILE LEBEAU

Le premier rédacteur en chef du Journal Officiel, après le 19 mars, fut Alfred-Alphonse-Émile Lebeau. Il était né à Lille le 8 novembre 1839. C’était un employé de commerce. Il s’était engagé dans l’armée active au moment de la guerre, et avait obtenu l’épaulette de sous-lieutenant. Un grand et solide garçon, de belle allure, et dont la prestance martiale était remarquée, quand il défilait à la tête de ses bataillons, comme lieutenant-colonel de la 6e légion. Il montait avec élégance et dextérité un superbe pur sang, réquisitionné dans l’écurie d’un sportsman absent, peu désireux de cavalcader en personne dans les escadrons fédérés.

Lebeau avait été chargé par Lullier d’occuper les ateliers et les bureaux du Journal Officiel. Il remplit cette mission avec trois compagnies, qui d’ailleurs n’eurent même pas à croiser la baïonnette. Maître de tous les locaux du journal, Lebeau ne savait que faire, attendait les ordres. On lui notifia de garder l’imprimerie, d’empêcher les anciens rédacteurs de venir s’immiscer dans la rédaction. Comme il fallait que le journal parût le lendemain, on lui ordonna de faire le nécessaire pour cela, en s’adjoignant à son gré une ou plusieurs personnes compétentes. Lebeau prit donc comme collaborateurs Vésinier, puis Barberot, Pireaux et P. Vapereau, qui étaient venus s’offrir.

Il y eut bientôt une contestation vive, suivie d’une scène de pugilat, entre Lebeau et Charles Longuet, désigné pour le remplacer. Lebeau ne voulait pas céder la place. Il protesta dans les journaux contre son expulsion, disant : « C’est moi, inconnu dans le journalisme, qui ai imprimé au Journal Officiel son allure révolutionnaire et qui ai fait avec l’assentiment du Comité Central, tous les décrets qui ont donné au mouvement du 18 mars sa véritable signification ! »

Lebeau dépassait certainement les limites de la modestie, et celles de la vérité aussi, quand il affirmait qu’il était l’auteur de « tous les décrets » du Comité Central, parus dans les premiers numéros. Il est probable qu’il dut arranger la disposition typographique, et peut-être corriger quelques termes impropres, ou remettre d’aplomb quelques phrases boiteuses, dans ces documents qu’on lui donnait à faire composer. Ces décrets et ces proclamations étaient improvisés, jetés sur des bouts de papier et envoyés, à peine relus, tant était grande la hâte et si bousculée la mise par écrit des motions et des décisions prises au milieu de la fièvre et du désordre à l’Hôtel-de-Ville et dans les ministères, durant ces heures initiales de la révolution. Il fallait évidemment relire, retoucher les brouillons avant de les imprimer. C’était la besogne d’Émile Lebeau, mais il n’eut ni la fonction ni l’importance qu’il s’attribuait, lors de sa polémique avec son successeur.

Lebeau continua, après son départ de l’Officiel, à servir la Commune. Il fut délégué à la direction des télégraphes. Il est mort retiré, oublié, en 1909.

VÉSINIER

Son co-rédacteur, collaborateur puis successeur de Charles Longuet, à la rédaction en chef, fut Pierre Vésinier.

Une des personnalités les moins sympathiques de la Commune. Ce malheureux était contrefait et son esprit ne fut jamais bien droit. La vie fut pour lui rude et sans grandes satisfactions. Sa difformité, son allure minable, le dédain et le mépris qu’il rencontra partout autour de lui, aigrirent son caractère et enfiellèrent son âme. Pendant la lutte communale, Rochefort, railleur sans pitié pour les faibles et les disgraciés, se plaisant à signaler les imperfections physiques et à faire rire aux dépens des infirmités de ses victimes, l’avait gratifié du sobriquet de : Racine-de-buis, Le pauvre bossu a porté, dans la presse, en exil, et a gardé jusqu’à ses derniers jours, le fardeau de ce désobligeant surnom.

Il était né à Cluny (Saône-et-Loire) en 1826. Son père était huissier. Le farouche démocrate tenait donc, par ses origines, à cette bourgeoisie, qu’il affectait d’exécrer, qu’il chargeait de tous les crimes, et dont il disait, avec une âpre énergie :

Plus la classe bourgeoise, exploitante et gouvernante est riche, plus la classe ouvrière est durement exploitée, pauvre et malheureuse. La lutte entre les capitalistes et les travailleurs ne peut être égale ; ces derniers sont toujours certains de succomber. Les travailleurs ne doivent donc pas se faire d’illusions, ils ne pourront jamais s’affranchir par les moyens légaux…

P. Vésinier (Comment a péri la Commune). Préface, Savine, éd. Paris, 1892.

Il fit d’assez bonnes études au lycée de Mâcon. En 1848, il se montra ardent républicain et, au deux décembre, honorablement, il protesta. Il s’efforça d’organiser la résistance dans sa ville natale. Il fut obligé de chercher un refuge en Suisse, pour éviter d’être arrêté, et vraisemblablement déporté. En exil, il devint le secretaire du romancier populaire et socialiste, Eugène Sue, et travailla avec l’auteur du Juif Errant à son grand roman historique et philosophique, resté inachevé, les Mystères du Peuple. Il quitta bientôt ce genre de littérature, secondaire, mais honnête, pour se livrer à la confection de libelles scandaleux et surtout graveleux, destinés au colportage clandestin. Il publia ainsi Le Mariage d’une Espagnole, où l’impératrice Eugénie était déshabillée de toutes les façons, et les Nuits de Saint-Cloud, autre tableau de mauvaises mœurs. Ces petits livres malpropres avaient la prétention d’être des pamphlets républicains. Ils n’étaient en réalité que de méprisables opuscules pornographiques, entièrement dépourvus d’art. Ces écrits le firent expulser de Genève, où le rigorisme des disciples de Calvin n’admet guère les peintures licencieuses, même présentées comme des satires politiques. Il passa en Belgique, d’où il fut expulsé pour sa participation à la grève de Charleroi. Revenu en France en 1869, il se montra dans diverses réunions, et fut poursuivi comme membre de l’association internationale. Il écrivit à la Réforme et au Rappel. Il prit une part active au 31 Octobre, et s’empara de la mairie de Belleville. Il fut, de ce chef, arrêté et resta quatre mois en prison. Il fut un de ceux que le conseil de guerre acquitta. Au 18 mars, il se trouvait membre du Comité Central, et fit alors partie de la rédaction du Journal Officiel. Il ne manquait pas d’une certaine facilité de plume, et savait rédiger, avec une phraséologie abondante et suffisamment éloquente, comme le montre « l’Appel aux départements » reproduit plus haut.

Son caractère jaloux et irritable ne lui permit pas de vivre longtemps en bonne intelligence avec Charles Longuet, qui lui fut donné comme rédacteur en chef. Il dut céder la place à celui-ci, après l’altercation avec Lebeau, pour qui il avait pris parti. Charles Longuet, à la suite des incidents ayant accompagné la reddition du fort d’Issy et l’arrestation dont Rossel fut l’objet, avait été obligé de démissionner. Vésinier, à la date du 13 mai, rentra à l’Officiel, et reprit possession de son fauteuil de rédacteur en chef. Il lui restait peu de jours pour l’occuper. Il faillit cependant l’échanger contre une cellule à Mazas. Le 23 mai, l’Officiel parut encore. Les troupes de Versailles étaient dans Paris depuis la soirée du 21, mais le journal ne contenait pas de partie officielle. Il était ce jour-là imprimé sur une seule page. La copie officielle avait été égarée. La Commune vit là, non seulement une négligence, mais un commencement de trahison, et Vésinier fut décrété d’arrestation. L’ordre ne put recevoir d’exécution. La déroute commençait et les troupes occupaient le Corps Législatif, à cent mètres de l’Officiel, quand le rédacteur en chef s’enfuit, à cinq heures du matin, laissant inachevé le tirage de ce numéro ultime, dont quelques exemplaires furent saisis à l’imprimerie Wittersheim.

L’Officiel parut cependant encore une fois, mais en dehors de l’imprimerie Wittersheim. C’est le No 144, daté du 4 prairial, an 79 et mercredi 24 mai 1871. Il fut imprimé, 17, passage Kuzner, à Belleville, chez l’imprimeur Prissette, avec des caractères emportés de l’imprimerie nationale. Ce numéro, dont nous résumerons la teneur, dans Le récit des événements du 24 mai, contient les énergiques et suprêmes appels à une résistance désespérée, signés des membres du comité de salut public. C’est un numéro curieux, d’une farouche et éloquente violence.

Vésinier avait été élu membre de la Commune, aux élections, complémentaires, dans le Ier arrondissement, par 2,626 voix. Il fit partie de la commission des services publics et fut désigné comme l’un des secrétaires de la Commune. Il avait fait paraître, entre temps, un journal nommé Paris-libre, qui n’eut qu’une courte existence. Il vota pour le comité de salut public et approuva généralement toutes les décisions les plus énergiques.

Réfugié en Angleterre, après la défaite, il fut un agent de discorde et un instrument de diffamation dans la proscription. Il s’attira de violentes animosités, par ses dénonciations, ses récriminations, ses calomnies. Il a publié par la suite un livre : Comment a péri la Commune, où à côté de justes réprobations, comme par exemple lorsqu’il flétrit la conduite de Lullier, il se livre à des suppositions malveillantes, à des accusations non prouvées, contre plusieurs de ses anciens collègues. Il s’efforça notamment de convaincre Dombrowski de trahison. La bravoure constante de ce vaillant chef, et la blessure mortelle qu’il reçut à la barricade de la rue Myrrba, auraient dû le protéger contre les attaques du venimeux bossu. Les traîtres se sont fait rarement tuer pour la cause qu’ils ont voulu livrer. Vésinier était resté, jusqu’à la fin de sa méchante et peu heureuse existence, le libelliste des Nuits de Saint-Cloud, et n’ayant plus l’impératrice à diffamer, il s’en prenait aux femmes de ses compagnons de lutte et de proscription. Quant aux hommes, il eut à leur égard la véracité et la bienveillance de Maxime du Camp.

Ce triste personnage s’est éteint, à Paris, 18, rue de Belleville, dans l’hiver de 1909, méprisé de ceux qui l’avaient connu, dédaigné par ses adversaires ; sa fin fut inaperçue.

CHARLES LONGUET

Passons à une physionomie d’honnête et brave citoyen, à un homme d’autre valeur, collaborateur de Vésinier à l’Officiel, comme lui membre de la Commune, mais combien différent de ce gnome malfaisant !

Charles Longuet fut directeur de l’Officiel, plus longtemps que Lebeau et Vésinier. Bien qu’il passe pour avoir rédigé la plupart des premières proclamations du Comité Central, et qu’il ait publié d’excellents articles dans l’Officiel, son importance parmi les hommes de la Commune tient à d’autres et plus sérieux titres. C’était un disciple de Proudhon. Il est resté fidèle au grand démolisseur, alors que les jeunes écoles collectivistes affectaient de ne voir en lui que le socialiste des petits paysans et des petits bourgeois. Le Proudhon des premiers écrits, a-t-il dit justement, avait pu être hostile à l’esprit d’association, mais l’auteur de la Justice dans la Révolution et dans l’Église, de la Théorie de l’Impôt et de la Capacité des classes ouvrières, était favorable à la fédération agricole et industrielle qu’il donnait comme soutien à la fédération politique. « Plus de trente-cinq ans avant l’Internationale, avant qu’il y eût un parti démocrate-socialiste en Allemagne, Proudhon, écrivait Longuet dans ses notes sur la traduction de l’ouvrage de Karl Marx, La Commune de Paris, avait complètement, merveilleusement démontré la possibilité et la nécessité de constituer en France un parti du travail, nettement opposé aux diverses fractions du parti du capital. »

Deux grandes influences éducatrices et directrices dominèrent les hommes de la Commune : Blanqui et Proudhon. Il faut reconnaître la netteté de vision, la clairvoyance intellectuelle, qui firent de Charles Longuet le propagateur et le gardien des idées proudhoniennes au sein de la Commune de Paris.

Longuet était né à Caen, et avait trente-deux ans, quand il siégea à l’Hôtel-de-Ville. I avait eu, au quartier latin, une jeunesse active et laborieuse. D’une haute taille, justifiant son nom, évidemment ancien sobriquet patronymique, la barbe peu fournie, les veux vifs et noirs, maigre, alerte, la gesticulation prompte, la parole ardente, toujours prêt à discuter, à argumenter en vrai normand, il était l’un des discoureurs familiers de la brasserie Serpente et aussi de la fameuse brasserie de la rue Saint-Séverin « Chez Glaser ». Il avait commencé ses études de droit, mais le journalisme et la politique l’empêchèrent de les pousser loin, et il ne parut à la barre des tribunaux que comme prévenu. Il fut l’un des premiers fondateurs de ces petites feuilles de combat philosophique et d’esprit critique qui réveillèrent la jeunesse des écoles. Il signait, comme gérant, La Rive Gauche, quand parurent les Propos de Labienus de Rogeard, ce qui lui valut un certain nombre de mois de prison. Il alla, à Liège, au congrès des étudiants et s’y montra l’un des plus vigoureux adversaires de l’empire. Bien que les discours incriminés par le parquet eussent été prononcés sur un territoire étranger, il fut poursuivi et condamné.

Il fut pendant le siège commandant du 948e bataillon de la garde nationale. Au 18 mars, il occupa les abords du Panthéon avec son bataillon et prit possession du Luxembourg. I ! fut élu membre de la Commune aux élections complémentaires, dans le xviearrondissement (Passy) par 1,018 voix et siègea avec la minorité. Il vota contre le Comité de salut public, en motivant ainsi son bulletin : « Ne croyant pas plus aux mots sauveurs, qu’aux talismans et aux amulettes, je vote contre ! »

Le biographe peu bienveillant des Hommes de la Commune, M. Jules Clère, a dit de lui : « Si sa nature est d’ordinaire vive et emportée, il faut reconnaître qu’il y a chez lui un fonds de bon sens et une intelligence qu’on ne rencontre pas chez la plupart des membres de la Commune. »

Plus juste est le portrait qu’a tracé de lui, dans l’adieu funèbre qu’il prononça au Père-Lachaise, le jour des obsèques, Anatole France :

« Un mot, un seul mot d’adieu, dit avec émotion l’éminent académicien. Il y a trente-cinq ans que j’ai fait connaissance avec ce généreux, ce brave, ce bon Charles Longuet. Il était en ce temps-là ce qu’il était hier encore, plein de jeunesse et tout ardent de justice et d’amour. Bien qu’il soit mort sexagénaire, on peut dire qu’il est mort jeune, tant les années en s’écoulant avaient laissé en lui la chaleur du cœur et la clarté de la pensée. C’est là ce qui rend notre tristesse plus cruelle ; nous regrettons un ami tombé en pleine force de vie.

C’était un caractère d’une forte trempe. Les souffrances, les défaites glorieuses et terribles, les rudes travaux de la propagande ne l’avaient point lassé. Il avait l’optimisme des laborieux et des courageux. Jamais il ne désespéra de la cause populaire, jamais il ne douta du progrès de la justice sociale dans le monde confusément agité par des forces contraires et soulevé par des pensées nouvelles.

Et il semble que, sans céder au charme des illusions dangereuses, de hautes espérances soient promises, quand on voit en France, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, le prolétariat, malgré les obstacles que lui opposent toutes les forces gouvernantes et possédantes, procéder au développement organique de ses incalculables énergies et préparer lentement, mais sûrement, la conquête du pouvoir dans l’univers pacifié.

Telle est la pensée, citoyens, qui s’élève de cette tombe.

Charles Longuet fut une vive intelligence et un esprit libre. Journaliste, il mit au service du parti socialiste son activité brûlante, son infatigable dévouement. Il laisse des enfants dignes de lui.

Enfants de Charles Longuet, que le souvenir de ce que fut votre père mêle quelque douceur à l’amertume de votre deuil !

Charles Longuet est mort à Paris le 7 août 1903. Ses obsèques furent célébrées avec une solennité exceptionnelle pour un vaincu de la Commune. Il est vrai qu’il avait été aussi membre du conseil municipal de Paris et du conseil général de la Seine. Deux magnifiques couronnes de fleurs offertes par ces deux assemblées furent portées en tête du cortège par les employés et travailleurs municipaux, qu’accompagnait une délégation des deux conseils, composée de MM. Landrin. Rozier et Henaffe. Au cimetière, après Anatole France, des discours furent prononcés par Martelet, ancien membre de la Commune ; Ovry et Romme, au nom de la fédération de la Basse-Normandie ; Landrin, au nom des socialistes et du Conseil Municipal ; Eugène Fournière ; le docteur Clauzel, au nom du groupe Charles Longuet, du xive arrondissement (Petit-Montrouge), et Gabriel Bertrand, au nom de la Petite République, dont il avait été le collaborateur et où le fils du défunt, Jean Longuet, était rédacteur. La cérémonie eut donc un caractère imposant, et les regrets sincères de tous ceux qui avaient connu soit le conseiller municipal, soit le journaliste et le philosophe complétèrent et accentuèrent les hommages ultimes rendus à ce vaillant citoyen, à cet homme de cœur et d’intelligence.

Charles Longuet avait épousé, dans son exil à Londres, une des filles de Karl Marx.

EXPLICATIONS AU PEUPLE

Le Comité Central, durant ces deux journées initiales, parut surtout préoccupé d’exposer sa situation, de justifier sa présence à l’Hôtel-de-Ville et de plaider la cause de la révolution du Dix-Huit mars. Explications, justifications et plaidoiries eussent tenu dans quelques coups de canon bien dirigés sur la préfecture de Versailles, suivis de l’entrée des bataillons fédérés au palais où siégeait l’assemblée rurale. Les membres du Comité Central éprouvaient la démangeaison d’écrire, de pérorer, de se disculper, comme si l’on eût alors déjà songé à incriminer leurs actes, comme s’ils eussent à se défendre à une barre de tribunal ou à une tribune de réunion publique. Comme il ne disposait que du Journal Officiel, le Comité usait et abusait de ce truchement. Le peuple attendait pourtant de lui des actes et non des plaidoyers. Il devait siéger en permanence, comme un conseil de guerre avant le combat, se préoccupant seulement de donner le signal du feu et de lancer des bataillons en avant, et il perdait ces précieuses journées irréparables, quand il n’ergotait pas avec les maires, à rédiger des défenses et à développer des conclusions.

Voici l’un de ces documents de procureur, qui, tout en contenant d’excellents arguments, n’a ni la concision affirmative, ni l’énergie entraînante des proclamations qu’on pouvait attendre de chefs d’insurgés. Il est peu probable que les dissertations de ce genre aient produit grand effet sur les contemporains auxquels elles s’adressaient. Ce long memorandum n’est pas sans intérêt pour nos générations. Il aide à définir la situation, et à déterminer la mentalité de ces hommes d’action, étourdis par leur victoire, incertains sur l’usage qu’ils devaient en faire, et qui s’empêtraient dans une phraséologie justificative, complètement superflue, fâcheuse plutôt.

Le Journal Officiel du mardi 21 mars publia donc la note suivante sous ce titre : La Révolution du 18 mars.

Les journaux réactionnaires continuent à tromper l’opinion publique en dénaturant, avec préméditation et mauvaise foi, les événements politiques dont la capitale est le théâtre depuis trois jours. Les calomnies les plus grossières, les inculpations les plus fausses et les plus outrageantes sont publiées contre les hommes courageux et désintéressés, qui, au milieu des plus grands périls, ont assumé la lourde responsabilité du salut de la République.

L’Histoire impartiale leur rendra certainement la justice qu’ils méritent, et constatera que la Révolution du Dix-Huit mars est une nouvelle étape importante dans la marche du progrès.

D’obscurs prolétaires, hier encore inconnus, et dont les noms retentiront bientôt dans le monde entier, inspirés par un amour profond de la justice et du droit, par un dévouement sans bornes à la France et à la République, s’inspirant de ces généreux sentiments et de leur courage à toute épreuve, ont résolu de sauver à la fois la patrie envahie et la liberté menacée. Ce sera là leur mérite devant les contemporains et devant la postérité.

Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en mains la direction des affaires publiques.

Ils ont usé du pouvoir que le peuple a remis entre leurs mains avec une modération et une sagesse qu’on ne saurait trop louer.

Ils sont restés calmes devant les provocations des ennemis de la République, et prudents en présence de l’étranger.

Ils ont fait preuve du plus grand désintéressement et de l’abnégation la plus absolue. À peine arrivés au pouvoir, ils ont eu hâte de convoquer dans ses comices le peuple de Paris, afin qu’il nomme immédiatement une municipalité communale, dans les mains de laquelle ils abdiqueront leur autorité d’un jour.

Il n’est pas d’exemple, dans l’histoire, d’un gouvernement provisoire qui se soit plus empressé de déposer son mandat entre les mains des élus du suffrage universel.

En présence de cette conduite si désintéressée, si honnête et si démocratique, on se demande avec étonnement comment il peut se trouver une presse assez injuste malhonnête et éhontée, pour déverser la calomnie, l’injure et l’outrage sur des citoyens respectables, dont les actes ne méritent jusqu’à ce jour qu’éloge et admiration.

Les amis de l’humanité, les défenseurs du droit, victorieux ou vaincus seront donc toujours les victimes du mensonge et de la calomnie ?

Les travailleurs, ceux qui produisent tout et qui ne jouissent de rien, ceux qui souffrent de la misère au milieu des produits accumulés, fruit de leur labeur et de leurs sueurs, devront-ils donc sans cesse être en butte à l’outrage ?

Ne leur sera-t-il jamais permis de travailler à leur émancipation sans soulever contre eux un concert de malédictions ?

La bourgeoisie, leur aînée, qui a accompli son émancipation il a plus de trois quarts de siècles, qui les a précédés dans la voie de la révolution, ne comprend-elle pas aujourd’hui que le tour de l’émancipation du prolétariat est arrivé ?

Les désastres et les calamités publiques, dans lesquels son incapacité politique et sa décrépitude morale et intellectuelle ont plongé la France, devraient pourtant lui prouver qu’elle a fini son temps, qu’elle a accompli la tâche qui lui avait été imposée en 89, et qu’elle doit, sinon céder la place aux travailleurs, au moins les laisser arriver à leur tour à l’émancipation sociale.

En présence des catastrophes actuelles, il n’est pas trop du concours de tous pour nous sauver.

Pourquoi donc persiste-t-elle, avec un aveuglement fatal et une persistance inouïe, à refuser au prolétariat sa part légitime d’émancipation ?

Pourquoi lui conteste-t-elle sans cesse le droit commun ?

Pourquoi s’oppose-t-elle, de toutes ses forces et par tous les moyens, au libre développement des travailleurs ?

Pourquoi met-elle sans cesse en péril toutes les conquêtes de l’esprit humain accomplies par la grande révolution française ?

Si, depuis le 4 septembre dernier, la classe gouvernante avait laissé un libre cours aux aspirations et aux besoins du peuple ; si elle avait accordé franchement aux travailleurs le droit commun, l’exercice de toutes les libertés ; si elle leur avait permis de développer toutes leurs facultés, d’exercer tous leurs droits et de satisfaire tous leurs besoins ; si elle n’avait pas préféré la ruine de la patrie au triomphe certain de la République en Europe, nous n’en serions pas où nous en sommes, et nos désastres eussent été évités.

Le prolétariat, en face de la menace permanente de ses droits, de la négation absolue de toutes ses légitimes aspirations, de le ruine de le patrie et de toutes ses espérances, a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en mains ses destinées et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir.

C’est pourquoi il a répondu per la Révolution aux provocations insensées et criminelles d’un gouvernement aveugle et coupable, qui n’a pas craint de déchainer la guerre civile en présence de l’invasion et de l’occupation étrangère.

L’armée, que le pouvoir espérait faire marcher contre le peuple, a refusé de tourner ses armes contre lui, elle lui a tendu une main fraternelle et s’est jointe à ses frères.

Que les quelques gouttes de sang versé, toujours regrettables, retombent sur la tête des provocateurs de la guerre civile et des ennemis du peuple, qui, depuis près d’un demi-siècle ont, été les auteurs de toutes nos luttes intestines et de toutes nos ruines nationales.

Le cours du progrès, un instant interrompu, reprendra sa marche et le prolétariat accomplira, malgré tout, son émancipation.

Un seul passage est intéressant à noter dans cette surabondante apologie : c’est celui où, par la plume de Vésinier, le Journal Officiel paraissant reproduire la pensée et le programme des chefs issus de l’insurrection, proclame le droit à l’émancipation des travailleurs, et dit à la bourgeoisie qu’elle a fait son temps, terminé son rôle, et qu’elle doit céder la place au prolétariat. Dépassant certainement son rôle et la limite de ses pouvoirs, le rédacteur du Journal Officiel rend la bourgeoisie responsable de « la ruine de la patrie », c’est-à-dire qu’il impute à la classe moyenne, ce qui est injuste, la guerre et ses désastres, et prononce, de son autorité privée, la déchéance de tout ce qui n’est pas la classe des travailleurs. Vésinier, qui ne fut pas démenti par le Comité Central, déclare aussi que « le prolétariat, menacé de perdre ses droits, avait cru devoir prendre en mains ses destinées et s’emparer du pouvoir pour assurer le triomphe de ses espérances ».

LE DIX-HUIT MARS ET LE SOCIALISME

C’était là une fausse interprétation de l’insurrection du Dix-Huit mars. Il n’était pas venu un seul instant à la pensée des bataillons, dans cette matinée de surprise, accourus à Montmartre, entendant battre le rappel et sonner le tocsin, pour s’opposer à l’enlèvement des canons, qu’ils prenaient les armes pour assurer le triomphe d’une classe particulière, ni pour donner le gouvernement au prolétariat.

Quand le peuple avait porté les canons en lieu sûr pour les soustraire aux Prussiens, à la veille d’occuper la partie de la ville où ces dons patriotiques se trouvaient déposés, quand Paris s’était couvert de barricades, craignant un retour offensif de l’armée en déroute, quand le Comité Central avait pris possession de l’Hôtel-de-Ville, et que les pourparlers en vue de la convocation des électeurs avaient été, entamés avec les maires, il n’avait été aucunement question de combattre, de travailler, pour la Révolution sociale.

Les membres de l’Internationale qui faisaient partie du Comité Central, et on a vu qu’ils étaient peu nombreux, avaient certainement la pensée de profiter ultérieurement de ce grand mouvement populaire, pour préconiser les revendications des travailleurs, pour tenter de réaliser le plus promptement possible une partie des réformes sociales discutées dans la presse, dans les réunions publiques et aux séances de la Corderie, mais ce devait être là l’œuvre de la future Commune. Les insurgés de la première heure faisaient du socialisme à leur insu. Le Dix-Huit mars a été seulement une insurrection politique. Après coup, elle prit un caractère social.

Il est certain que les idées socialistes étaient dans l’air, et aussi dans beaucoup d’esprits, au matin de ce dix-huit mars. Les polémiques et les discours dans les dernières années de l’empire, la fameuse « liquidation sociale », thème favori des discussions au Pré-aux-Clercs, à la Redoute, à la salle d’Arras, les réunions et les clubs pendant le siège, les conversations entre gardes nationaux, ouvriers et bourgeois, durant les longues oisivetés des postes, entre deux factions aux remparts, la propagande des survivants de 48, avaient déjà familiarisé les oreilles et les cerveaux avec les théories sociales.

Chaque insurrection, chaque grand soulèvement populaire, même ayant connu l’avortement ou l’écrasement, amenèrent un pas en avant vers le progrès social. On peut considérer le système socialiste, complexe et nullement limité ni circonscrit dans des formules étroites et des règles précises, comme un vaste bloc, un peu informe, gisant inerte dans un bas-fond, et qu’il s’agit de remonter, de hisser sur un plateau ardu, — là où la société se maintient en équilibre. Il faut un cylindre et un cric pour cette opération. C’est le rôle des insurrections et des guerres civiles. Chaque génération insurgée donne un tour aux dents du cric, et le cylindre se meut et avance. Il n’était pas douteux que, puissant levier, la révolution du Dix-Huit mars ne dût faire monter de plusieurs crans le bloc du socialisme, poussée plus forte que celle de 48. Mais il serait téméraire de prétendre que les Parisiens de la fin du siège avaient la préoccupation de porter beaucoup plus avant la masse des réformes sociales, et qu’en prenant possession de l’Hôtel-de-Ville, comme en convoquant les électeurs, le Comité Central agissait dans la pensée nette et dans la volonté ferme de proclamer et d’appliquer le programme socialiste et de déclarer la guerre des classes. Il y avait une autre guerre à faire, plus proche, plus terre à terre, mais dont dépendait le succès de l’autre, celle dont l’émancipation des travailleurs et leur domination peut-être serait le fruit.

La révolution sociale devait être la conséquence logique et fatale de la révolution patriote et politique du Dix-Huit mars, mais il fallait d’abord se débarrasser de l’obstacle : la réaction versaillaise conduite par M. Thiers. Avant de s’occuper d’émanciper les travailleurs, il fallait les empêcher d’être massacrés.

L’invocation du délégué du Journal Officiel à la guerre de classes et à la suprématie de la caste des travailleurs était prématurée et imprudente. Les craintes et les divisions que ces appels ne pouvaient manquer de susciter, renforçant la résistance des maires, stimulant le commencement de guerre civile dans les quartiers du centre, présentaient quelques symptômes inquiétants. Ces menaces n’étaient pas d’une bonne tactique en ce moment critique. Le rédacteur le sentait d’ailleurs, et se donnait un démenti à lui-même, lorsqu’il disait : « En présence des catastrophes actuelles, il n’est pas trop du concours de tous pour nous sauver. »

Ce concours allait être compromis, car, secondant les intrigues de M. Thiers, le parti réactionnaire s’efforçait de fomenter, au centre de Paris, à la mairie de la Bourse et au Grand-Hôtel, une tentative de guerre intérieure, à laquelle la grande majorité de la population refusa de participer, et qui fut arrêtée net, par la répression de la manifestation dite « des Amis de l’ordre », rue de la Paix.

  1. Viard, membre du Comité Central, élu dans le VIe et le XXe membre de la Commune. Négociant, parent de l’inventeur du siccatif le chromo-duro-phane. À été délégué aux subsistances. N’eut qu’un rôle effacé à la Commune. Se spécialisait dans les fonctions d’administrateur des vivres. À voté pour le Comité de salut public et toutes les mesures les plus énergiques.