Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/3

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LIVRE III

LES PREMIÈRES JOURNÉES À VERSAILLES

L’ÉMIGRATION

Ceux qui ont vu Versailles, après l’exode du dix-huit mars, peuvent se faire une idée de ce que pouvait être, sous la Révolution, Coblentz. Toutes les émigrations ont un air de famille et les conditions déséquilibrées de l’existence quotidienne se retrouvent dans ces déplacements forcés d’une même classe. L’exemple de M. Thiers avait été contagieux. Puisqu’il fuyait Paris, avec une armée, l’avisé petit homme, c’est que l’atmosphère parisienne devenait malsaine. Il était prudent de changer d’air. Aussitôt, dans les milieux politiques, comme parmi les personnes de situation aisée ou ayant une certaine indépendance, ce fut une envolée générale. Comme une bande de moineaux, après un coup de fusil perçu, toute une nuée affairée, babillarde, remuante de fuyards parisiens, s’abattit sur la ville royale. Versailles est vaste, pourvu de nombreux hôtels, à demi vides en temps ordinaire et comprend en assez grande quantité des locaux vacants, principalement des logis d’autrefois, aux hautes fenêtres, aux larges escaliers, dont la Révolution avait chassé les hôtes. Beaucoup des aristocratiques propriétaires, n’étaient pas revenus, et leurs imposantes demeures, inhabitées et silencieuses durant trois quarts de siècle, avaient des aspects de cénotaphes. L’herbe poussait dans les fentes des vieux pavés inégaux, que n’ébranlaient plus les roues des carrosses, les sabots des montures. Quelques touristes, attirés par les grands souvenirs, désireux de parcourir les galeries aux toiles guerrières, agencées par Louis-Philippe, et aussi des convalescents, à qui l’air pur et les salubres émanations sylvestres du parc aux belles sculptures et des bois d’alentour aux charmantes allées, étaient recommandés, donnaient à des intervalles irréguliers un peu d’animation à la ville ; le commerce y languissait, la vie était figée dans ses rues, dans ses places, qu’emplissait cependant le fracas des attelages d’artillerie et les sonneries militaires, en toute saison. Versailles, sous l’empire, ville endormie, hantée d’habitants somnolents, sans jeunesse allègre, n’ayant que le bruit et la joie de sa garnison, car la proximité des plaisirs de Paris la vidait les jours de fête, apparaissait comme une cité dolente qu’un fléau aurait dévastée. C’était un peu la Pompéi de la France de l’ancien régime.

Mais cette ville à part, qui faisait songer à la fois à un musée, à un sanatorium et à une caserne, avait brusquement ce privilège de devenir vivante au contact de ce qui était la mort pour le restant du pays. Les calamités la faisaient florissante : quand le choléra vidait Paris et ses environs, elle s’emplissait et prospérait. Pendant la guerre elle était devenue capitale. Elle allait le redevenir. Siège de l’empire d’Allemagne pendant l’invasion, Versailles avait tout à coup connu, durant cinq mois, au prix de quelques brutalités et de certaines humiliations, une période inouïe d’animation et d’affaires. Les Prussiens étaient arrogants, mais ils consommaient fort et payaient bien. Des fortunes se réalisèrent au milieu des ruines générales. Nouveau coup du sort : à peine les derniers Allemands laissaient-ils la ville redevenir silencieuse, derechef privée de circulation, de consommateurs et de dépenses, que les émigrés parisiens et les parlementaires avec leur suite venaient occuper les logements laissés vacants, emplir les établissements publics, et faire circuler de nouveau l’argent en abondance dans toute la ville. La situation prospère de Versailles, qui se poursuivit jusqu’en 1876, époque de la rentrée définitive des assemblées à Paris, fut ainsi en raison inverse du bien-être et de la tranquillité du pays.

LA VIE À VERSAILLES

Un des fuyards du 18 mars, M. Léonce Dupont, a, d’un crayon alerte, dessiné la physionomie du Versailles de l’émigration de 71 :

Je retrouvai sur les avenues, et particulièrement dans la rue des Réservoirs, toute la société que j’avais rencontrée pendant la guerre, à Tours sur le Mail, et à Bordeaux sur les allées de Tourny. Cette société était augmentée de tous les fugitifs que le siège n’avait pas éloignés de Paris, mais que les approches de la guerre civile avaient arrachés aux boulevards. C’était un composé fort bizarre de toutes les professions libérales dans ce qu’elles avaient de plus éminent. La littérature y était représentée par M. Théophile Gautier, par M. Alexandre Dumas, par M. Émile Augier, par MM. Arsène Houssaye père et fils et par beaucoup d’autres arrivants, logés à Versailles même ou dans les environs. Cham, le caricaturiste, son chien sous le bras, se promenait d’un air effaré. Les vaudevillistes, tels que MM. Ludovic Halévy et Victorien Sardou, montaient, descendaient et remontaient, patients et résignés comme Sysiphe, l’éternelle rue des Réservoirs, s’interrogeant les uns et les autres, se mêlant à des groupes de députés, de journalistes et de fonctionnaires en détresse.

Il arrivait aussi beaucoup de monde de l’étranger. Des partisans du régime déchu qui, depuis le 4 septembre, n’avaient point osé reparaître, risquaient un pied, puis l’autre, et finalement se montraient tout entiers à la faveur de l’effroi universel.

Léonce Dupont, Souvenirs de Versailles pendant la Commune, p. 10. Dentu, édit., Paris, 1881.

À rapprocher ce croquis de Pierre Véron, dans le Monde Illustré, du 8 avril 1871 :

Versailles présente l’amalgame le plus hétérogène. Les hommes politiques connus y coudoient les demi-mondaines en renom ; M. Prud’homme, tout ému, s’y est réfugié en même temps que maint prince du million. Tout cela gravite dans l’étroit espace compris entre le chemin de fer et la rue des Réservoirs.

Dès 7 heures du matin, on est dehors pour faire la chasse aux nouvelles. Les marchands de journaux, glapissant et courant, parcourent les rues avec l’aurore. Leurs vociférations répondent aux éclats de la trompette sonnant la diane sur les boulevards transformés en camps.

Puis commence l’assaut des boutiques de coiffeurs, un des épisodes les plus mouvementés de la journée.

La plupart des émigrés ont négligé de se munir des accessoires indispensables de la toilette. D’où l’invasion quotidienne des lavabos de perruquier.

On se livre bataille autour d’un morceau de savon. Un peigne est une conquête qui coûte de laborieux efforts ; quant à une brosse à dents, il n’en reste plus une de disponible à Versailles depuis huit jours.

Comme impression générale, le Versailles de l’émigration ressemble à s’y méprendre aux villes d’eau quand a sonné l’heure de la villégiature. L’analogie est tellement frappante qu’on a toujours envie de se demander quand on se rencontre : Avez-vous pris votre bain ?

Le bain est remplacé par les séances de l’assemblée, qui, d’ailleurs, joue son rôle d’étuve le plus consciencieusement du monde.

Chaque nuit, au poste de la mairie, la garde nationale donne asile à une cinquantaine de vagabonds involontaires ; on a fini par leur faire un coin sur des sacs de café.

Quand hommes ou femmes se présentent, le chef du poste leur montre galamment leur gîte, du même geste qu’un hôtelier désignerait sa chambre à un voyageur attendu.

Quant aux habitants de Versailles, tout cela se traduit pour eux par des recettes extraordinaires. Les cafetiers finiront par être tous millionnaires si la France a encore une série de catastrophes sur la planche, ce qui ne laisse pas de leur constituer une situation assez insolite. Comme citoyens, ils sont mélancoliques, comme commerçants, ils sont hilares.

Le corps diplomatique s’était empressé de déménager et avait suivi le gouvernement. Il était accoutumé à ces pérégrinations. Depuis la guerre, la diplomatie était devenue ambulante et les ambassades étaient foraines, installées en garnis. De hauts personnages étrangers complétaient l’émigration. Lord Lyons, ambassadeur d’Angleterre, s’était logé à l’Hôtel des Réservoirs ; le prince de Metternich, ambassadeur d’Autriche, demeurait rue Duplessis ; M. Okounine, chargé d’affaires de Russie, rue Colbert ; le comte de Moltke, chargé d’affaires d’Allemagne, logeait rue du Peintre. Lebrun ; le ministre d’Italie, chevalier Nigra, partageait une maison de l’avenue de Saint-Cloud avec le chargé d’affaires d’Espagne. Le ministre du Portugal avait trouvé à louer un appartement, rue Saint-Louis ; le nonce, rue de Montreuil, faubourg de Versailles ; le ministre de Suisse était campé rue Hoche ; celui de Suède et de Norwège, boulevard de la Reine ; le ministre du Chili, rue de la Paroisse, et la légation chinoise avait pu s’installer rue de l’Orangerie, Tout ce monde officiel était fort à l’étroit, et les chancelleries de ces diverses légations n’avaient pu suivre les ambassadeurs et ministres.

Le maire de Versailles, l’avoué Rameau, dés la première heure, le dimanche 19, fit afficher la proclamation suivante aux habitants, annonçant l’arrivée du chef du pouvoir exécutif et la transformation de cette ville en capitale et en place de guerre.

Les déplorables événements qui ont eu lieu hier à Paris, depuis l’heure où je vous faisais concevoir des espérances, entrainent une grande concentration de forces militaires dans notre ville.

Le chef du pouvoir exécutif, qui ne saurait se séparer de l’Assemblée Nationale, est venu se fixer près d’elle avec tous les ministres, et se trouve placé de façon à donner tous les ordres et à obtenir tous les concours nécessaires.

La ville de Versailles, qui n’a rien à redouter, grâce aux forces dont le gouvernement dispose, a de grands devoirs à accomplir.

Il faut surtout que notre armée soit bien accueillie par elle, et, à cet égard, je suis heureux de pouvoir féliciter notre population des excellentes dispositions qu’elle a déjà manifestées.

Espérons que le calme se fera bientôt dans les esprits, que la loi sera respectée et l’ordre public rétabli ; qu’enfin la république sortira encore une fois victorieuse des cruelles épreuves que lui imposent les passions anarchiques.

Le maire de Versailles, député de Seine-et-Oise,

Rameau.

VINOY RÉVEILLE M. THIERS

M. Thiers s’était installé à la Préfecture. Il succédait, comme voyageur, à l’empereur d’Allemagne. Sa vanité dut être satisfaite, quand il coula son petit corps dans le grand lit qui avait reçu le conquérant. Il savourait, la nuit du dimanche, en des rêves moelleux, la double satisfaction de cumuler bientôt les joies victorieuses de Guillaume et de Napoléon, car il ne doutait pas que le nouveau siège de Paris et la prise de cette ville ne fussent des épisodes dignes de compléter l’histoire des deux campagnes de France, quand il entendit une voix rude, l’éveillant. Il était une heure du matin. Il sursauta, car il était d’un caractère craintif dans le privé. À peine rassuré par le ronflement sonore des deux cuirassiers qui couchaient dans un cabinet touchant sa chambre, il se dressa sur son séant, effaré. Il vit, à la clarté d’une lampe coiffée de son abat-jour, qu’élevait Mme Thiers, en peignoir, avec des papillottes tirebouchonnées sous son bonnet nocturne, un général se pencher vers son lit. Il entendit ce guerrier lui crier aux oreilles : — Monsieur le président ! Monsieur le président ! je vous demande pardon ! mais il faut absolument que je vous parle !

M. Thiers, les yeux appesantis, reconnut vaguement celui qui l’éveillait, et dit de sa voix aigrelette, d’un ton contrarié :

— C’est vous, Vinoy ? que se passe-t-il donc ?

Mme Thiers intervint :

— Le général a voulu vous parler absolument. Il dit qu’il s’agit de choses très graves…

Le général prit aussitôt la parole, cependant que Mme Thiers, après avoir posé sa lampe sur un guéridon, s’éloignait discrètement. Vinoy dit alors que, s’il avait insisté pour parler au chef du pouvoir exécutif, malgré l’heure indue, c’est qu’il avait appris, et avec stupeur, que l’ordre avait été donné à la brigade Daudel de rallier immédiatement Versailles. Or, ce mouvement avait eu pour conséquence de laisser le Mont-Valérien dégarni de troupes, à la merci d’un coup de main des insurgés. M. Thiers reconnut que c’était la une imprudence, mais il ne pouvait rester à Versailles sans protection ; il était responsable de la sécurité de l’Assemblée nationale qui allait se réunir, et la brigade Daudel était sûre ; elle seule avait des régiments sur lesquels on pouvait compter ; il ne lui était pas possible de s’en passer. Le général Vinoy dit alors avec fermeté qu’il avait déjà écrit pour réclamer la réoccupation immédiate du Mont-Valérien, et qu’il résignerait son commandement si l’on ne tenait pas compte de sa demande.

Vinoy a raconté ainsi cet entretien nocturne, dont les conséquences devaient être si graves pour le sort de Paris :

M. Thiers me dit : « Mais quelles troupes mettez-vous au Mont-Valérien ? » Je lui répondis : — Vous savez bien que je vous ai envoyé à Versailles le 119e de ligne pour nettoyer et approprier la ville, que vous m’avez dit être dans un état déplorable : le 119e est bien commandé. C’est ce régiment qu’il faut envoyer au Mont-Valérien, et il faut que je l’y envoie tout de suite, parce que les deux bataillons de chasseurs doivent partir à sept heures du matin. M. Thiers se décida à signer l’ordre que je demandais. J’allai trouver le colonel qui commandait le 119e, et je lui dis : « Où sont vos hommes ? — Ils sont éparpillés un peu partout. — Il m’en faut trouver au moins trois cents. »

Je fus prendre un escadron de cavalerie, de l’artillerie.

J’écrivis un mot au colonel qui commandait le Mont-Valérien et j’acheminai mes troupes vers la forteresse.

Un membre. — À quel moment ?

M. le général Vinoy. — Dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20, parce que les deux bataillons de chasseurs devaient partir à sept heures du matin. J’avais fait dire au commandant du fort de ne pas les laisser sortir, avant qu’il aperçût la tête de colonne des troupes que j’envoyais. L’ordre fut exécuté. Le détachement arriva avant que les chasseurs ne fussent partis.

M. Martial Delpit. — Me serait-il permis de demander au général l’heure précise à laquelle l’ordre d’évacuer les forts a été donné ?

M. le général Vinoy. — Cet ordre a été donné à peu près vers trois heures.

M. Martial Delpit. — Le 18.

M. le général Vinoy. — Par conséquent une heure avant le départ de M. Thiers.

(Enquête parlementaire du 18 mars. Tome II, page 100.)

Après le départ du général Vinoy, se hâtant de diriger des renforts sur le Mont-Valérien, M. Thiers se replongea dans ses oreillers et dans ses songeries belliqueuses, se doutant à peine qu’il venait d’assurer la défaite de Paris et la victoire versaillaise.

Ainsi le Mont-Valérien était resté sans garnison, ou défendu bien faiblement par quelques chasseurs démoralisés et qui n’eussent pas résisté à une attaque sérieuse. La sommation qui leur fut faite dans la journée du 19, n’étant pas suffisamment appuyée ne pouvait avoir de résultat. En admettant, que, dans la journée du 18 mars, le Comité Central n’eût pas eu l’autorité ni l’initiative suffisantes pour occuper le Mont-Valérien, puisque même à Paris son pouvoir sur les bataillons ne se fit sentir que dans certains quartiers de la ville, sans action générale, et que les forces insurrectionnelles agirent éparpillées et comme isolées. Il avait eu cependant toute la journée du dimanche, et même une partie de la nuit du lundi, pour mettre la main sur la forteresse. Il ne fit rien, faute impardonnable. À défaut de l’ordre de Lullier, trahissant déjà, l’un des membres du Comité, des chefs hardis, comme Duval, Henry ou Serizier, n’avaient qu’à se mettre à la tête de deux ou trois bataillons pour s’emparer de la citadelle de Paris. Ils n’y pensèrent pas. Et cependant, ils n’ignoraient pas que la ville n’avait dû son salut qu’à la possession du Mont-Valérien pendant le siège. Si les Prussiens avaient tenu cette forteresse, ils ne se fussent pas contentés d’une parade dans les Champs-Élysées, le 1er mars : ils eussent donné l’assaut et pris Paris de vive force dès les premiers jours de l’investissement. À Paris on eut donc le même oubli du Mont-Valérien qu’à Versailles. Il ne se trouva malheureusement pas un Vinoy, à l’Hôtel-de-Ville, pour réveiller les chefs et leur arracher l’ordre d’occuper la forteresse.

PREMIERS ACTES DU GOUVERNEMENT

Le premier soin de M. Thiers fut d’annoncer son arrivée à Versailles aux autorités de tous les départements. Il le fit par cette circulaire, datée du 19 mars :

Le gouvernement tout entier est réuni à Versailles ; l’Assemblée s’y réunit également.

L’armée, au nombre de 40,000 hommes, s’y est concentrée en bon ordre, sous le commandement du général Vinoy. Toutes les autorités, tous les chefs de l’armée y sont arrivés.

Les autorités civiles et militaires n’exécuteront d’autres ordres que ceux du gouvernement légal résidant à Versailles, sous peine d’être considérées en état de forfaiture.

Les membres de l’Assemblée nationale sont invités à accélérer leur retour, pour être tous présents à la séance du 20 mars.

La présente dépêche sera livrée à la connaissance du public.

A. Thiers.

Le ministre de l’Intérieur télégraphia aux préfets et sous-préfets :

La situation de Paris n’est pas aggravée. L’insurrection est désavouée par tout le monde. Elle est déshonorée par des actes de violence individuelle. Général Chanzy et plusieurs officiers sont retenus prisonniers.

Les maires protestent unanimement et se refusent à procéder aux élections. L’Assemblée est unanime pour flétrir ces désordres et leurs auteurs. Des officiers et des gardes nationaux sont venus à Versailles demander la nomination de l’amiral Saisset et promettent une action prochaine énergique. La séance de l’Assemblée a été excellente. Tous les partis sont d’accord pour condamner le mouvement.

Un ordre fut envoyé aux préfets et commissaires de surveillance dans les gares, concernant les militaires revenant d’Allemagne :

Donnez l’ordre à tous les militaires, soldats ou officiers venant isolément ou en troupe, de s’arrêter aux stations de Versailles, Etampes, Corbeil, Melun, Nogent-sur-Seine, Meaux, Soissons, Pontoise, Chantilly et Poissy. Donnez le même ordre aux marins ainsi qu’aux fonctionnaires publics.

Une circulaire fut adressée aux fonctionnaires des postes, prescrivant l’interception des correspondances, ainsi conçue :

Par ordre du gouvernement, aucun objet de correspondance originaire de Paris ne doit être acheminé ou distribué.

Tous les objets de cette origine qui parviendraient dans votre service en dépêches closes de Paris ou autrement, devront être invariablement expédiés sur Versailles.

C’était un blocus à l’intérieur. En vertu de cet ordre, Paris se trouvait isolé, encore une fois séparé de la province et du restant du monde. Cette extraordinaire mesure qui supprimait les correspondances entre Paris et les départements, qui transformait Versailles en un immense cabinet noir, était prise au moment où les maires et députés parlaient d’un accord, où M. Thiers semblait n’avoir que la conciliation pour but, lorsqu’il déléguait aux municipalités l’administration provisoire de la ville de Paris, ce qui emportait évidemment le mandat et les pouvoirs pour convoquer les électeurs parisiens. Il n’est pas possible, en lisant ces ordres et ces dépêches, de croire que M. Thiers ait voulu un seul instant l’apaisement. Il est nécessaire de répéter cette constatation, car plusieurs historiens ont cru et répété que les maires, obéissant aux instructions de M. Thiers, ont tout fait pour réaliser cet accord. Les maires n’ont pas tous été complices, mais ils ont tous été dupes de la feinte disposition conciliante de M. Thiers. Celui-ci, pendant les pourparlers, rassemblait ses troupes et isolait Paris. Ils eussent trompé son attente et contrarié sa tactique s’ils eussent obtenu ce qu’ils semblaient avoir mission de demander.

Le directeur des postes et télégraphes, Lucien Combatz, ancien employé au télégraphe et commandant de la 6e légion, crut devoir répondre à l’ordre d’intercepter les correspondances, par une note d’un ton emphatique, où il était question de la présence du « roi » à Versailles.

Tous les services, disait ce factum assez ridicule, toutes les communications avec la province sont interrompues. On veut nous tromper. Les employés sont à Versailles avec le roi. Nous signalons au peuple de Paris ce procédé criminel. C’est une nouvelle pièce à charge dans ce grand procès entre peuples et rois. En attendant, et pour consacrer tout entières à l’œuvre du moment les forces qui nous restent, nous suspendons, à partir d’aujourd’hui, le service de la télégraphie privée dans Paris.

Ainsi, pour dédommager les Parisiens de la privation des lettres et télégrammes, venus des départements, on leur supprimait la correspondance télégraphique interurbaine ! C’était absurde et inexplicable.

Ce directeur trop exubérant fut bientôt révoqué, et le service de la télégraphie privée fut rétabli dans Paris, mais sous le contrôle évident du cabinet noir de Versailles pour toutes les dépêches hors Paris.

Il y eut dès le 20 mars installation d’un journal officiel à Versailles. Son premier numéro contenait une circulaire aux préfets prescrivant de saisir le journal officiel du 20 mars, daté de Paris, et une note disant ;

Hier, 19 mars, ont été envahis à Paris, les bureaux du Journal Officiel, dont le personnel s’était transporté, avec les archives, à Versailles, auprès du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Les envahisseurs se sont emparés des presses, du matériel et même des articles officiels et non officiels composés et restés dans l’atelier. C’est ainsi qu’ils ont pu donner à la publication de leurs actes une apparence régulière, et tromper le public de Paris par un faux journal du gouvernement de la France.

Il parut donc, ce jour-là, deux Officiels, l’un à Paris, l’autre à Versailles. Les deux parties officielles étaient différentes et furieusement divergentes, mais dans la précipitation de la composition du second officiel, on laissa passer dans les deux éditions le même article : « Variétés ». Il était, il est vrai, sur un sujet étranger à la politique. L’article était le même, mais la signature varia. Sur un officiel l’article était signé Mouton, sur l’autre Mérinos. On sait que Mérinos était le pseudonyme, transparent suffisamment, de M. Eugène Mouton. À Versailles, on inséra l’article sous le nom véritable de l’auteur ; le secrétaire parisien le signa du pseudonyme porté sur la copie, et voilà comment la galerie s’égaya de cette dualité et de la publication jumelle.

Dans le même numéro, le gouvernement publia une longue note où il passait en revue les événements accomplis et les exposait à son point de vue, C’était comme une réponse aux articles analogues, mais dans un sens différent, insérés dans le journal officiel de Paris, reproduits plus haut :

Le gouvernement n’a pas voulu engager une action sanglante, alors qu’il était provoqué par la résistance inattendue du Comité Central de la garde nationale. Cette résistance, habilement organisée, dirigée par des conspirateurs audacieux autant que perfides, s’est traduite par l’invasion d’un flot de gardes nationaux sans armes et de population se jetant sur les soldats, rompant leurs rangs et leur arrachant leurs armes. Entraînés par ces coupables excitations, beaucoup de militaires ont oublié leur devoir. Vainement aussi la garde nationale avait-elle été convoquée ; pendant toute la journée, elle n’a paru sur le terrain qu’en nombre insignifiant.

C’est dans ces conjonctures graves que, ne voulant pas livrer une bataille sanglante dans les rues de Paris, alors surtout qu’il semblait n’être pas assez fortement soutenu par la garde nationale, le gouvernement a pris le parti de se retirer à Versailles près l’Assemblée Nationale, la seule représentation légale du pays.

En quittant Paris, M. le ministre de l’Intérieur a, sur la demande des maires, délégué à la commission qui serait nommée par eux le pouvoir d’administrer provisoirement la ville. Les maires se sont réunis plusieurs fois sans pouvoir arriver à une entente commune.

Pendant ce temps, le Comité insurrectionnel s’installait à l’Hôtel-de-Ville et faisait paraître deux proclamations, l’une pour annoncer sa prise de possession du pouvoir, l’autre pour convoquer les électeurs de Paris, dans le but de nommer une assemblée communale.

Pendant que ces faits s’accomplissaient, le siège du Comité de la rue des Rosiers, à Montmartre, était le théâtre du criminel attentat commis sur la personne du général Lecomte, et du général Clément Thomas, lâchement assassinés par une bande de sicaires. Le général Chanzy, qui arrivait de Bordeaux, était arrêté à la gare d’Orléans, ainsi que M. Turquet, représentant de l’Aisne.

Les ministères étaient successivement occupés ; les gares des chemins de fer envahies par des hommes armés, se livrant sur les voyageurs à des perquisitions arbitraires, mettant en état d’arrestation ceux qui leur paraissaient suspects, désarmant les soldats isolés, ou en corps, qui voulaient entrer à Paris.

En même temps, plusieurs quartiers se couvraient de barricades armées de pièces de canon, et partout les citoyens étaient exposés à toutes les exigences d’une inquisition militaire dont il est impossible de deviner le but.

Ce honteux état d’anarchie commence cependant à émouvoir les bons citoyens, qui s’aperçoivent trop tard de la faute qu’ils ont commise en ne prêtant pas de suite leur concours actif au gouvernement nommé par l’Assemblée, Qui peut, en effet, sans frémir, accepter les conséquences de cette déplorable sédition, s’abattant sur la ville comme une tempête soudaine irrésistible, inexplicable ? Les Prussiens sont à nos portes, nous avons traité avec eux. Mais si le gouvernement qui a signé les conventions préliminaires est renversé, tout est rompu. L’état de guerre recommence, et Paris est fatalement voué à l’occupation.

Ainsi sont frappés de stérilité les longs et douloureux efforts à la suite desquels le gouvernement est parvenu à éviter ce malheur irréparable ; mais ce n’est pas tout. Avec cette lamentable émeute, il n’y a plus ni crédit ni travail. La France ne pouvant pas satisfaire à ses engagements est livrée à l’ennemi, qui lui imposera sa dure servitude. Voilà les fruits amers de la folie criminelle de quelques-uns, de l’abandon déplorable des autres.

Il est temps encore de revenir à la raison et de reprendre courage. Le gouvernement et l’Assemblée ne désespèrent pas. Ils font appel au pays, ils s’appuient sur lui, décidés à le suivre résolument et à lutter sans faiblesse contre la sédition. Des mesures énergiques vont être prises ; que les départements les secondent, en se groupant autour de l’autorité qui émane de leurs libres suffrages. Ils ont pour eux le droit, le patriotisme, la décision : ils sauveront la France des horribles malheurs qui l’accablent.

Déjà, comme nous l’avons dit, la garde nationale de Paris se reconstitue pour avoir raison de la surprise qui lui a été faite. L’amiral Saisset, acclamé sur les boulevards, a été nommé pour la commander. Le gouvernement est prêt à le seconder. Grâce à leur accord, les factieux qui ont porté à la République une si grave atteinte seront forcés de rentrer dans l’ombre ; mais ce ne sera pas sans laisser derrière eux, avec les ruines qu’ils ont faites, avec le sang généreux versé par leurs assassins, la preuve certaine de leur affiliation avec les plus détestables agents de l’empire et les intrigues ennemies. Le jour de la justice est prochain. Il dépend de la fermeté de tous les bons citoyens qu’elle soit exemplaire.

Toutes ces publications avaient pour but de tromper la province et de faire croire que M. Thiers disposait déjà, à Versailles, d’une force et d’une organisation, qu’il ne posséda que plus tard. Un écrivain anonyme, des plus hostiles à Paris et à l’insurrection, Sempronius (Octave Mogera et Joseph Décembre), a dû constater cette manœuvre de M. Thiers.

Le gouvernement de l’Assemblée nationale, disent les deux collaborateurs, instruit des excitations des clubs pour pousser les fédérés à une marche sur Versailles, lançait des proclamations et des dépêches affirmant qu’il était solidement établi à Versailles. Il n’en était rien ; mais cette tactique réussit et retarda l’effort qui allait s’opérer de ce côté, En réalité, nous pouvons assurer que le général Vinoy, chargé du salut et de la garde de l’Assemblée, loin de posséder les 40,000 hommes mentionnés par M. Thiers, n’en avait pas plus de 12,000 et qu’il eût suffi d’un coup de main pour tout enlever.

(Sempronius, Histoire de la Commune de Paris. Décembre-Alonnier, éd., Paris, 1871.)

Nous avons déjà, à plusieurs reprises, signalé la faute et la coupable inertie du Comité Central, dans les premiers jours de sa victoire parisienne. Il était intéressant de donner le témoignage d’un des adversaires les plus violents de la Commune, le mystérieux Sempronius, à l’appui de ce reproche. La fourberie de M. Thiers, abusant les maires et les Parisiens de bonne volonté, n’en éclate que plus intense et plus odieuse.

L’Officiel Versaillais du 20 mars publia, en sus des notes indiquées plus haut, un mouvement préfectoral important. Etaient nommés préfets : du Nord, M. Séguier ; de la Loire, M. de Lespée ; de la Seine-Inférieure, M. Lizot ; de la Saône-et-Loire, M. Charles Ferry ; de l’Aube, M. de Tracy ; de la Vienne, M. Léon Lavedan ; du Lot, M. Ernest Pougny ; d’Indre-et-Loire, M. Albert Decrais ; de la Côte d’Or, M. de Brancion ; des Alpes Maritimes, M. Salvetat ; d’Eure-et-Loir, M. Albert Leguay ; de la Creuse, M. Hendlé ; de l’Eure, M. Sers ; de la Mayenne, M. de Bassoncourt ; du Calvados, M. Ferrau ; du Cher, M. de Flavigny ; de la Haute-Garonne, M. de Keratry ; de la Loire-Inférieure, M. Ernest Pascal.

Enfin un arrêté fut inséré nommant l’amiral Saisset commandant supérieur des gardes nationales de la Seine.

L’AMIRAL SAISSET

Une des belles nullités de l’époque. Jean-Marie-Théodore Saisset était âgé de 61 ans, quand M. Thiers le prit pour tenir tête à Paris en révolution et assurer le « triomphe de l’ordre ». Il était absolument incapable d’accomplir une aussi formidable tâche. M. Thiers n’en doutait nullement, et ce fut probablement le motif qui le décida à la lui confier. S’il avait cru que M. Saisset pourrait seulement remplir le quart de cette mission, il se fat bien gardé de la lui donner. Thiers se réservait le rôle de sauveur, dont le médiocre et pusillanime amiral acceptait vaniteusement d’être la doublure.

Saisset était entré à l’école navale de Brest en 1829. En 1840, il était lieutenant de vaisseau. Un accident d’ordre disciplinaire, auquel il sera fait allusion plus loin, interrompit sa carrière et retarda son avancement. En 1863, il fut nommé contre-amiral et membre de la Commission des phares. Au moment de l’investissement, il reçut, comme la plupart des officiers de marine inutilisables sur mer, un commandement à terre, sous Paris. Il fut chargé de la défense des forts de l’Est et nommé vice-amiral. Au plateau d’Avron, il fit illusion et acquit une certaine popularité. La population parisienne, qui voyait en lui un des meilleurs défenseurs de la cité, ce qui était une supposition gratuite, le nomma député aux élections de février. Il fit partie de la commission chargée d’assister aux négociations de la paix.

Nommé général en chef de la garde nationale, par M. Thiers, le 20 mars, il fut un instant le chef des bataillons modérés, et parut devenir l’âme de la résistance bourgeoise, au Grand-Hôtel et à la mairie de la rue de la Banque. Il ne tarda pas à reconnaître son impuissance et donna sa démission. À l’Assemblée nationale, où il revint siéger, il se signala par son vote contre l’amendement Wallon, c’est-à-dire contre l’établissement définitif de la République, lors de la discussion des lois constitutionnel les. Il est mort à Paris le 25 mai 1879.

L’amiral a déclaré, dans l’Enquête sur le 18 mars, que :

M. Thiers était bien résolu à ne donner son adhésion à aucun des points sur lesquels les maires et lui-même déclaraient céder pour arriver à une conciliation, lors des pourparlers à la mairie du Ile.

Il savait donc que les négociations n’étaient, comme on dit, que pour la frime.

Cette déposition dans l’Enquête est fort curieuse. C’est un mélange d’absurdités, d’inventions extravagantes et d’imputations calomnieuses. Nous y reviendrons à l’occasion du récit de la mort de Dombrowski et des tentatives de corruption dont ce brave fut l’objet de la part de l’agent versaillais Veysset. On y trouve à côté d’aveux naïfs et d’accès d’infatuation ridicule, des affirmations énormes, toujours dénuées de circonstances probantes et provenant de racontars d’espions et de témoignages d’hommes suspects. En voici quelques échantillons : « Il (un nommé Engar) me déclara que M. de Bismarck avait distribué plus de trente-quatre millions pour l’affaire de la colonne. » C’était estimer cher, par le pratique chancelier, la disparition d’un trophée, toujours glorieux sans doute pour la majorité des Français, mais dont le prestige devait être amoindri aux yeux des soldats allemands par les triomphes plus proches de Sedan, Strasbourg, Metz et Paris. Dombrowski était, pour le bon amiral, « le chef de l’Internationale russe ». Avec candeur il a déclaré : « Pour moi, Crémer et Rossel sont deux agents bonapartistes. Arronsohn aussi, Dombrowski, Cluseret et tous les autres ( ?) sont des agents bonapartistes. Pour Dombrowski, j’en suis sûr, parce que mon premier aide-de-camp me l’a dit… » Pourquoi pas aussi son petit doigt ? C’est enfantin. (Enquête Parlementaire sur le 18 mars, t. II, pp. 315 et suiv.)

Ce fantoche, qui se montra aussi dépourvu d’intelligence que de bravoure, lorsque l’énergie du Comité Central brisa l’essai de guerre civile qu’il tentait dans le centre de Paris, pendant les pourparlers avec les maires, devait connaître son tour les imputations médisantes. Le général Cluseret a dit de lui, dans ses Mémoires, qu’il avait, à la préfecture de police, son dossier, dans un carton rouge contenant les pièces relatives aux mœurs des personnages importants, classés parmi les invertis. « M. l’amiral Saisset, dit-il, étant capitaine de frégate, fut mis en non activité pour avoir germinysé un mousse. Le dossier contenait en outre la série des observations continues depuis par la police. » (Mémoire du général Cluseret, t. I, p. 17, et note. Jules Lévy, édit., Paris, 1887.)

Le commandement de la garde nationale de l’ordre lui fut confié par M. Thiers, parce que, dans la pensée du fourbe, cette fonction n’avait rien de sérieux, et que cette nomination ne pouvait aboutir à d’autre résultat que de lui faire gagner du temps en faisant croire à une prolongation de la résistance dans Paris. Le vaniteux Saisset a trouvé une autre explication, plus flatteuse pour son amour propre :

Vous avez su, a-t-il dit avec fatuité à la commission d’Enquête, qu’il y avait eu en ma faveur une espèce d’ovation sur le boulevard, près de l’Opéra, ovation à la suite de laquelle M. Thiers m’appela pour me demander de tenter un effort à la tête des gens de l’ordre de la garde nationale de Paris : il me nomma commandant supérieur des gardes nationales de la Seine le 20 mars 1871.

L’amiral ne s’est pas contenté de calomnier ses adversaires, il a fait, en cette circonstance, de M. Thiers un nigaud. Comme si le malin politique eût attribué de l’importance à une acclamation hasardeuse de quelques gardes nationaux, rencontrant leur ancien général du plateau d’Avron, au cours d’une promenade de curieux, sur les boulevards. M. Thiers cherchait à donner un chef assez connu aux groupements réactionnaires du Grand-Hôtel et de la mairie de la Banque afin de les maintenir en haleine et en armes, encore quelques jours. C’était un répit qui était nécessaire à ses desseins. Saisset se trouvait là : il le prit, sans du reste lui donner une mission précise, sans croire une seconde à l’utilité de son intervention. Saisset lui-même fut obligé de reconnaître qu’on l’avait nommé à un poste aussi important, et dans un moment si critique, sans lui dire ce qu’il aurait à faire.

Au moment de mon départ, a-t-il dit, je n’avais pas d’instructions écrites. Les instructions verbales de M. Thiers étaient : « Je ne vous donne pas l’ordre d’aller à Paris, je suis heureux de votre détermination. Je vous recommande de faire tout ce qu’il faudra pour arriver à l’élargissement du général Chanzy. Faites ce que vous pourrez au moyen de votre popularité, popularité plus ou moins passagère, pour tâcher de conjurer les horreurs de la guerre civile. Je n’ai pas d’instructions à vous donner : les maires de Paris ont mes pleins pouvoirs…

(Enquête parlementaire. — Déjà citée.)

Cette mission donnée en termes aussi évasifs n’était qu’une ruse de guerre. On ne tarda point à s’apercevoir de la nullité de Saisset.

L’amiral, à Paris, n’exagéra point son rôle. Toute son action militaire se borna à donner quelques instructions, sans se préoccuper de savoir si elles seraient suivies. Il se fit voir le moins possible. La réunion des maires et des députés ne put ni l’entendre, ni même l’appeler à ses séances. Le jour où il y eut quelque danger, lors de la manifestation de la rue de la Paix, il avait eu le soin de se souvenir que son mandat de député l’appelait à Versailles. Avec empressement, dès qu’il le put sans trop de honte, il licencia les hommes qui étaient venus, avec une ardeur combative, se mettre à sa disposition. Il décampa, avec prestesse st dans des conditions piteuses, comme on le verra plus loin, avant même que l’accord des maires et du Comité Central fût certain. Il a bien servi M. Thiers.

L’ASSEMBLÉE À VERSAILLES

À deux heures, le lundi 20 mars, l’assemblée tint sa première séance à Versailles. Ce n’était plus le magnifique vaisseau du grand théâtre de Bordeaux qui recevait les représentants de la France, mais c’était encore une salle de spectacle : sur la scène on avait dressé une tribune. Là avaient été représentés les opéras de Lulli, les ballets allégoriques et mythologiques où le grand roi emperruqué avait daigné danser. Les plus graves délibérations et les plus scélérates résolutions allaient être proposées et approuvées sur ce théâtre des anciens menus plaisirs du roi et de sa noblesse. Le local était coquet, riche, éveillait des idées de gala. Le bureau se trouvait placé sur la scène, un peu en retrait. Le décor d’un portique l’encadrait. La tribune couvrait le trou du souffleur. Des tables et des sièges, sur les côtés, étaient disposés pour les secrétaires-rédacteurs. Des passages avaient été pratiqués dans le parterre pour les allées et venues des députés et des garçons de service. Une allée centrale conduisait à la tribune. Comme les places faisaient défaut dans le parterre, les avant-scènes, les loges, le pourtour du rez-de-chaussée avaient été réservés aux députés. Les loges du premier étage, les galeries, étaient ouvertes au corps diplomatique, à la presse, aux personnes munies de billets. Menant du péristyle à la cour du Maroc, la froide et imposante galerie des tombeaux, garnie des statues, couchées, debout, agenouillées, des rois de France, des reines, des chanceliers, des prélats, des maréchaux et ministres, drapés dans leurs costumes de marbre, servait de salle des pas perdus. Là, s’échangeaient les nouvelles, se tramaient les intrigues, se discutaient les hommes et les événements. Les propos de couloirs animaient cette nécropole majestueuse.

Dans ce cadre monarchique, huit cents représentants dout la mission était remplie, et qui n’avaient plus d’autre mandat que celui qu’ils se donneraient, devaient s’efforcer, sans y parvenir, d’étrangler la République, qu’ils nommaient familièrement : la Gueuse. Paris, tout prêt, en armes et déjà menaçant, les gênait pourtant, et leur guet-apens, dès la première séance, apparaissait si compromis qu’ils n’osaient en formuler à haute voix le projet. Il fallait attendre, guetter l’heure propice pour serrer le lacet. Les ruraux, spectres exhumés, fantômes rôdeurs, revenants falots, passaient parmi les mausolées, ruminant les plus ténébreux complots, qu’ils ne révélaient qu’insidieusement par des exclamations, des apostrophes, des motions hypocrites au but déguisé.

Parmi ces députés sans cohésion, sans groupements solides, dépourvus de chefs autorisés et de guides expérimentés, tous n’étaient point animés de haine contre Paris ni de mauvais desseins contre la République. Il y avait quelques républicains, dont les sentiments étaient, surtout au début, optimistes, et qui espéraient la conciliation. Un témoin, Léonce Dupont, a dit :

Quant à des illusions sur ce qu’on appelait alors la garde nationale de l’ordre, sur l’arbitrage des maires et autres billevesées dont quelques esprits crédules se sont un moment nourris, M. Thiers n’en eut jamais ; mais on en trouve encore trace au sein de l’assemblée. Là s’agitent des passions contraires. À côté de la majorité, ennemie inavouée de la République, il s’est formé une minorité, amie non moins inavouée de la Commune. Aux extrémités on se trompe, et l’on noue de sourdes et hypocrites conspirations ; au milieu, comme toujours, on prête l’oreille à de fallacieux projets de conciliation. C’est là qu’on a la confiance facile.

(Léonce Dupont. Souvenirs de Versailles pendant la Commune, p. 36).

PREMIÈRE SÉANCE

M. Jules Grévy présida la première séance. On peut s’étonner que l’assemblée de Bordeaux, où les éléments hostiles à la République dominaient, ait choisi pour son président un homme connu pour la fermeté de ses principes républicains. C’était là surtout qu’éclatait l’impuissance de cette assemblée à manifester ses véritables sentiments. Elle avait peur de se prononcer ouvertement pour la monarchie, qu’elle désirait, qu’elle préparait secrètement. Elle n’osait mettre à sa tête, soit en lui confiant la direction de ses débats, soit en lui remettant le pouvoir exécutif, un personnage dont le nom et le passé seraient un défi et une menace pour l’opinion républicaine. Elle devait attendre jusqu’au coup d’état parlementaire du 24 mai 1873 pour oser se donner des chefs notoirement anti-républicains, dans la personne de Mac-Mahon, des Broglie, des Buffet. En mars 71, elle craignait de démasquer prématurément ses hommes et ses désirs. Elle parla timidement du duc d’Aumale, avant une séance de nuit inquiétante, et n’eut pas l’audace de le proposer tout haut. La peur de Paris en armes, dont l’exemple pouvait entrainer la France entière, la retenait dans les voies obliques, et lui faisait supporter, au moins provisoirement, Thiers et Grévy, bien qu’on ne pût compter sur eux pour un complot monarchiste. Il est malheureux que l’Assemblée ait eu cette prudence. Si elle eût, à Bordeaux ou à Versailles, remplacé Grévy et Thiers par des royalistes avérés, la province eût senti le danger, compris l’insurrection parisienne, et la révolution du Dix-Huit mars se fût propagée et imposée à toute la France, comme le salut de la République.

JULES GRÉVY

Jules Grévy, par sa seule présence au fauteuil, rassurait le pays républicain. Il avait une réputation bien établie d’adversaire de toute restauration monarchiste. Sa modération était connue, et les réactionnaires de leur côté n’éprouvaient, avec raison, aucun effroi en le voyant à la tête de l’Assemblée. Ils étaient certains qu’avec lui la gauche avancée serait contenue, et à l’occasion combattue. Jamais il ne s’était compromis avec la Montagne durant les législatures de 1848-49. Il avait été l’adversaire de la candidature de Louis-Napoléon, mais c’était par un sentiment de défiance envers les Bonaparte, plutôt que par ardeur républicaine. Son amendement fameux, base de sa fortune politique, supprimant la fonction de président de la République, qui, par une ironie de la destinée, devait lui échoir un jour, l’avait placé au premier rang des hommes d’état avisés et prévoyants.

Né à Mont-sous-Vaudrey (Jura), le 15 août 1813, avocat estimé, orateur froid mais logique et souvent persuasif, il avait acquis, dans les diverses assemblées dont il avait fait partie, une indiscutable influence. Sa finesse paysanne, ses allures pleines de gravité, son aspect de grand bourgeois, calme et prudent, se tenant toujours à distance des partis violents et hostile aux mesures extrêmes, lui avaient valu, dans les milieux parlementaires, une autorité dont le renom s’était répandu dans le pays. Il n’avait pas fait partie de la Défense nationale, et cela l’exemptait des blâmes et des récriminations que ce gouvernement avait pu inspirer. Solennel, prétentieux, avec une familiarité voulue et une bonhomie affectée, il ne plaisait à personne, mais était accepté par tous. Il ne suscita jamais l’enthousiasme ni même l’affection, mais il inspirait une considération à peu près unanime, et imposait à ses adversaires, jusqu’à sa lamentable mésaventure familiale, un visible respect.

On vantait ses vertus domestiques. Il passait pour le plus intègre des hommes, bien que comme avocat, par la suite, on le vit défendre des financiers véreux, et palper des honoraires exorbitants comme conseiller de spéculateurs et d’entreprises peu recommandables. Son rôle de défenseur et protecteur du banquier Dreyfus, dans l’affaire des guanos du Pérou, parut louche. Il montrait en toute occasion une économie qui confinait à l’avarice, et son goût pour l’argent frôlait la cupidité. Bon buveur, grand chasseur, joueur de billard émérite, évitant le luxe, de mœurs irréprochables, il plaisait aux classes rustiques, et la bourgeoisie provinciale retrouvait en lui les qualités privées qu’elle prise fort. Son austérité notoire en imposait à l’aristocratie. Il montra sans doute une trop grande tendresse pour sa fille, et à cause d’elle trop d’indulgence pour son gendre Wilson. Il fut la victime de ce prodigue aux malversations trop évidentes, qui l’entraina dans sa chute. Il dut se démettre de cette présidence de la République pour laquelle il semblait fait.

Il avait, en 1873, dignement, mais maladroitement donné sa démission de président de l’Assemblée, à la suite d’une protestation saugrenue des droitiers contre un passage mal interprété d’un discours de M. Le Royer, où il était question de « bagage parlementaire ». Il fut remplacé par M. Buffet, et cette première chute précéda et amena celle de M. Thiers.

Au moment où l’Assemblée prenait séance à Versailles, le 20 mars, on avait oublié, à gauche, qu’au 4 septembre le républicain Grévy avait essayé de maintenir le corps législatif impérial ; à droite, on était certain qu’il ne pactiserait ni avec Paris révolté, ni avec les députés suspects de l’extrême gauche. Il ne devait pas démentir les espérances que la réaction mettait dans son « impartialité ».

LA RÉPUBLIQUE ET LES DROITIERS

Le premier discours de M. Grévy à Versailles, en ouvrant la séance, fut un réquisitoire contre Paris :

Il semblait, dit-il, exagérant sa solennité coutumière, dès que le procès verbal de la séance dernière à Bordeaux fut adopté, que les malheurs de la patrie fussent arrivés à leur comble, mais une criminelle insurrection, sans un prétexte plausible qui puisse l’atténuer, vient encore les aggraver. Un gouvernement factieux se dresse en face de la représentation nationale, seul pouvoir existant. La force restera au droit. La représentation nationale saura se faire respecter, elle saura accomplir sa mission, panser les plaies de la patrie, et assurer à la République…

Ici le président fut interrompu par des murmures s’élevant des rangs des ruraux. Prononcer le nom de la République leur semblait un outrage, et parler d’assurer l’existence de cette République, un défi, presque le langage d’un factieux.

Jules Grévy donna un coup de sonnette et put achever sa phrase :

… elle saura assurer la République contre ceux qui pourraient la compromettre et contre ceux qui commettent des crimes en son nom.

L’URGENCE SUR LA LOI MUNICIPALE

M. Clemenceau monta ensuite à la tribune pour déposer le projet de loi, dont il avait été question dans la réunion des maires et des députés, visant la convocation des électeurs, dans le plus bref délai, pour la nomination du conseil municipal de Paris. Il demanda l’urgence que M. Picard, ministre de l’intérieur, combattit. M. Tirard intervint et dit :

Croyez-le, si nous vous demandons l’urgence pour ce projet, c’est que nous en sentons l’absolue nécessité.

Comme un membre interrompait ses explications pour lui crier sottement : « Et les assassins du général Clément Thomas ? » M. Tirard releva avec indignation l’assimilation que voulait suggérer le droitier. « Nous sommes tout disposés à donner notre vie pour la patrie, s’écria-t-il, mais, tenez, je suis humilié d’avoir à me défendre ! » Il termina en disant :

On s’est étonné que la garde nationale ne se soit pas levée à l’appel du gouvernement, c’est un peu à cause du vote de la loi sur les échéances. En outre, Paris n’a pas d’administration municipale. Je vous garantis que du jour où nous aurons fait placarder un appel aux honnêtes parisiens pour les inviter à se donner des mandataires, la guerre Civile sera finie.

Le ministre de l’intérieur, se ravisant, dit qu’après avoir entendu ces explications, il croyait que la Chambre ne devait pas repousser la proposition d’urgence. En même temps il protesta contre une expression de M. Clemenceau, ayant dit que « le gouvernement avait abandonné son poste ». C’était la vérité, mais toute vérité qui choque peut être qualifiée calomnie. Il fut entendu que le dix-huit mars, le gouvernement n’avait cédé qu’à la force, ce qui est un mensonge que l’histoire n’a jamais voulu enregistrer. Enfin l’urgence sur la proposition de convocation des électeurs municipaux fut votée.

DÉPÔT DE PROJETS DE LOIS DIVERS

M. Lockroy déposa un projet établissant l’élection directe dans la garde nationale, pour les sous-officiers et officiers jusqu’au grade de capitaine, et à plusieurs degrés pour les officiers supérieurs et pour le général en chef. Ce dernier devait être élu par les colonels et les chefs de bataillons.

M. Millière déposa une proposition de prorogation de trois mois pour les échéances des effets de commerce telles qu’elles étaient réglées par la loi du 10 mars. La proposition fut renvoyée d’urgence à l’examen de bureaux.

M. Lefèvre-Pontalis fit son rapport sur la mise en état de siège du département de Seine-et-Oise. Louis Blanc en combattit les conclusions :

Il faut à tout prix, dit-il, éviter la guerre civile. Le meilleur moyen de l’éviter, c’est de ne pas la provoquer. L’état de siège n’est pas une mesure de pure défense. Il a cela de grave qu’à tous il paraît l’indication d’une politique de force. N’avez-vous donc pas vu que la force se brise parfois dans la main qui l’emploie ? L’esprit du pays demande une politique d’apaisement. Evitez ce qui pourrait amener des collisions violentes. Quant à moi je suis certain que la vraie politique consiste à se placer dans une voie d’union.

Le général Trochu, se sentant à l’aise au milieu des pacifistes ayant si facilement satisfais aux exigences de la Prusse, prit la parole pour déclarer que la loi sur l’état de siège, une loi de la République, votée en 1848, fit-il remarquer, n’était pas une loi de force, mais de protection, puis il fit une diversion pour déplorer le sort des généraux Clément Thomas et Lecomte, et demander que leur mort fût considérée comme un deuil national.

M. Turquet raconta d’une façon mélodramatique son arrestation et celle du général Chanzy à la gare d’Orléans, et après une proposition du général Martin des Pallières d’envoyer les députés de Paris réclamer le général Chanzy, acceptée par Langlois et Schœlcher, mais écoutée sans enthousiasme par leurs collègues, la séance fut renvoyée au lendemain mardi à midi.

Cette première séance fut donc assez insignifiante. M. Thiers n’y assistait pas.

UNE PROCLAMATION DE L’ASSEMBLÉE

La seconde séance eut son début marqué par une singulière motion d’un droitier, M. Gaslonde. Il demanda, comme la chose la plus simple et la plus légitime, « le rappel des conseils généraux de l’empire révoqués par la délégation du gouvernement de Bordeaux ». Cette proposition était audacieuse et malencontreuse. M. Emmanuel Arago cria à la droite : « Vous croyez rétablir l’ordre avec cela ! » La droite l’emporta quand même et vota l’urgence.

M. de Lasteyrie eut ensuite la parole, pour donner lecture du rapport de la commission chargée de s’entendre avec le gouvernement pour les mesures à prendre « dans les circonstances actuelles ». Ce rapport se terminait par une proclamation de l’Assemblée nationale au Peuple et à l’Armée, destinée à être affichée et publiée. En voici le texte :

Citoyens et Soldats,

Le plus grand attentat qui se puisse commettre chez un peuple qui veut être libre, une révolte ouverte contre la souveraineté nationale, ajoute en ce moment comme un nouveau désastre à tous les maux de la patrie. Des criminels, des insensés, au lendemain de nos revers, quand l’étranger s’éloignait à peine de nos champs ravagés, n’ont pas craint de porter dans ce Paris, qu’ils prétendent honorer et défendre, plus que le désordre et la ruine, le déshonneur. Ils l’ont taché d’un sang qui soulève contre eux la conscience humaine, en même temps qu’il leur interdit de prononcer ce noble mot de république, qui n’a de sens qu’avec l’inviolabilité et le respect du droit et de la liberté.

Déjà, nous le savons, la France entière repousse avec indignation cette odieuse entreprise. Ne craignez pas de nous ces faiblesses morales qui aggraveraient le mal en pactisant avec les coupables. Nous vous conserverons intact le dépôt que vous nous avez commis pour sauver, organiser, constituer le pays ; ce grand et tutélaire privilège de la souveraineté nationale, nous le tenons de vos libres suffrages, les plus libres qui furent jamais ; nous sommes vos représentants et vos seuls mandataires ; c’est par nous, c’est en votre nom que la moindre parcelle de notre sol doit être gouvernée ; à plus forte raison, cette héroïque cité, le cœur de notre France, qui n’est pas fait pour se laisser longtemps surprendre par une minorité factieuse.

Citoyens et soldats,

Il s’agit du premier de vos droits, c’est à vous de le maintenir. Pour faire appel à vos courages, pour réclamer de vous une énergique assistance, vos représentants sont unanimes.

Tous à l’envi, sans dissidence, nous vous adjurons de vous serrer étroitement autour de cette Assemblée, votre image, votre espoir, votre unique salut.

Vive la France ! »

Cette proclamation était en somme un réquisitoire contre Paris et un souhait d’une « énergique assistance », c’est-à-dire de répression. L’Assemblée s’adressait aux soldats, ce qui était un appel à la guerre civile direct. Les bataillons de la garde nationale, formés par les quatre cinquièmes de la population parisienne, étaient qualifiés de minorité factieuse. Le gouvernement et l’Assemblée se défendaient contre le soupçon de « faiblesses qui aggraveraient le mal en pactisant avec les coupables ». Donc pas de transaction. Enfin on y déclarait, au mépris du bon sens et de la vérité, que l’Assemblée avait reçu mandat de « constituer ».

Ou comprend très bien que les monarchistes de toutes nuances qui composaient l’Assemblée aient approuvé une telle déclaration, mais comment ceux qui se recommandaient de la république ont-ils eu le courage, ou plutôt la lâcheté, de la voter ? Cette négation audacieuse de tout ce qui semblait être le minimum des revendications légitimes du parti républicain d’alors, fut cependant adoptée à l’unanimité, ainsi que le président eut soin de le faire constater.

Un incident suivit cette lecture, qu’il est intéressant de signaler parce qu’il montre, une fois de plus, la mentalité de la majorité.

On procédait au vote pour l’adoption de cette proclamation, quand M. Millière demanda la parole :

Je désire, dit-il, avoir la parole dans un esprit de concorde et dans un but de conciliation, je ne voudrais pas qu’on jetât de l’huile bouillante sur le feu…

Un bruit intense couvrit ces mots, empêcha d’entendre la suite, et Millière, devant ce parti pris, renonça à la parole.

La voix de M. Peyrat[1] s’éleva alors. Il réclama une addition au texte ; la proclamation se terminait ainsi : Vive la France ! Il demanda qu’on ajoutât : Vive la République ! On hua l’honorable préopinant. Les droitiers s’agitèrent, se levèrent, poussèrent des cris inarticulés, montrèrent le poing à l’auteur de la proposition. Le vicomte de Lorgeril, grotesque énergumène, se précipita vers la tribune en criant : « À bas les rouges ! » Un pseudo-républicain, Bethmont, dit hypocritement : « On ne peut modifier une œuvre adoptée dans son ensemble. » Un formaliste dit : « L’épreuve est commencée, et l’on ne parle pas pendant un scrutin ! » Un droitier ajouta ; « Vous ne pouvez pas engager les électeurs ! » Un voisin appuya : « Il faut attendre que la France se soit prononcée ! » Enfin un de ces forcenés lança cette apostrophe : « Pas de Commune ! » Il voulait ainsi, dans une intention qui n’était certes pas conciliatrice, donner au cri de : vive la République ! la signification de : vive la Commune ! Il exprimait dans sa haine une idée juste, car la Commune, c’était bien la République. Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure pour formuler cette équivalence, qui n’était d’ailleurs ni dans la pensée du droitier, ni dans celle de M. Peyrat, pas plus, que dans l’esprit de l’Assemblée. C’était donc une pure provocation au désordre, un appel à l’antagonisme des partis et un défi porté à Paris.

Au milieu du tumulte qu’avait soulevé la motion de Peyrat, M. Thiers voulut prendre la parole. Des rumeurs l’accueillirent à son tour. Le président Grévy, surpris, sonna et dit sèchement : Le président du Conseil demande la parole ! On lui cria insolemment de la droite : « Sur quoi ? »

M. Thiers voulait peut-être s’expliquer sur l’insertion du nom de la République dans la proclamation, mais en présence de la fureur que ce seul mot soulevait, il esquiva la difficulté, et donna une leçon de modération à cette assemblée exaspérée. Voici ce démonstratif incident, d’après l’Officiel (de Versailles) :

Apparemment, dit M. Thiers, quand sur l’observation du président Grévy : « Le président du conseil a toujours le droit de parler », le calme se fut un peu rétabli, vous devez supposer que si je demande la parole, c’est que je crois que ce que j’ai à vous dire mérite d’être entendu. Je n’accepterais pas le pouvoir sans cela. La proclamation est acceptée, on ne doit pas la modifier, même par une addition qui serait très légitime. (Bruit à droite.)

Je dis, non pas qui est légitime, mais qui pourrait être très légitime. Je vous prie, messieurs, de songer à la gravité de la situation ; on ne peut la dominer que par le calme et le respect de toutes les opinions. Si nous sommes unis, nous serons la France entière contre le parti du brigandage.

Il ne faut pas que l’Assemblée se laisse dominer par l’esprit de parti. Je connais la situation, et si je vous arrête je sais pour-quoi. La France croit à nous, mais il ne faut pas qu’une partie de l’Assemblée ne puisse pas parler. Vous diminuez le résultat du vote en refusant la parole aux opinions dissidentes. (Rumeurs)

À droite : On ne l’a pas refusée.

M. Thiers. — On ne l’a pas refusée, tant mieux ; maintenant, laissez-la moi. Sachez que je vous rends un plus grand service que vous ne pensez. Il faut savoir tenir compte du sentiment d’autrui. Moi, qui n’ai d’autre force que celle que vous m’avez donnée, qui vous ai réunis ici, je vous ai entourés d’une armée fidèle et en lieu sûr, de façon à ce que la France soit derrière vous. Je ne partage en rien les opinions de M. Millière, — il le sait, vous le savez, — et néanmoins je crois que vous devez lui accorder la parole. (Aux voix ! Murmures violents à droite.)

Je vous prie de m’écouter. Comment, vous refusez d’entendre quelqu’un ici, et vous ne savez pas ce qu’il veut vous dire ? (Oui ! Interruptions.}) Soyez sûrs que dans le pays vous n’ajoutez pas à votre autorité en interrompant le chef du pouvoir exécutif. (Bravos à gauche.)

Je ne recherche les applaudissements de personne, je voudrais votre approbation, messieurs (à la droite). Sachez-le ; si vous voulez me remercier, je ne demande pas mieux. (Non ! non ! ) Écoutez-donc M. Millière. J’espère qu’il sera digne par ses paroles de la liberté que vous lui laissez.

M. Le Président. — Je descendrai du fauteuil le jour où je ne pourrais pas maintenir la parole d’un orateur. M. Millière n’a pas eu la parole, parce qu’il l’a demandée entre deux épreuves. Il n’y a rien en discussion. Je ne consentirai à lui donner la parole que sur un fait précis et conformément au règlement. Il peut maintenant répondre à un membre du gouvernement.

M. Grévy usait d’un artifice parlementaire en donnant la parole à M. Millière, non pas pour exprimer sa pensée sur la proclamation qui venait d’être lue, mais pour répondre à un ministre, ce quiest de droit dans toutes les assemblées. M. Millière remercia M. Thiers des efforts qu’il avait faits pour obtenir qu’on lui donnât la parole. Il dit qu’il avait eu soin de se faire inscrire au secrétariat, pour discuter les conclusions de la proclamation. Il voulait faire appel à la concorde. Il n’ajouterait qu’un mot, puisque le vote était acquis. Il y avait à ses yeux, dans cette proclamation, des expressions malheureuses, qu’il aurait voulu voir disparaître. De nouvelles rumeurs l’interrompirent. M. Vacherot vint déclarer qu’il était satisfait de la proclamation, et qu’il croyait que le moment n’était pas venu de rompre le faisceau de forces que l’Assemblée avait dans la main. Pour ce maire-député, un jour viendrait donc, quand on n’aurait plus peur de Paris, où il conviendrait de rompre ce faisceau et de diviser l’Assemblée. Louis Blanc crut devoir rappeler le mot de M. Thiers : « La république est le gouvernement qui nous divise le moins. » On n’écouta guère Louis Blanc et la citation parut hors de propos.

L’incident fut alors déclaré clos, et M. de Lasteyrie, interrogé sur les mesures que la commission comptait prendre de concert avec le gouvernement, répondit que la commission, dontM. Vitet était le président, se réunirait tous les jours, et transmettrait au chef du pouvoir exécutif les sentiments de l’Assemblée. M. Thiers impatienté, n’aimant guère à entendre discuter son autorité, ni surtout n’entendant pas qu’elle fût partagée, s’écria : « Nommez donc un Comité de Salut Public ! »

Le débat allait s’étendre et prendre une acuité imprévue. M. Clemenceau demanda la parole et commença par se séparer absolument de la cause parisienne. Il déclara qu’il ne reconnaissait pas d’autre autorité que celle de l’Assemblée et qu’il ne demandait que le rétablissement de son autorité dans Paris. On pouvait obtenir ce résultat par la force ou par la paix. Il croyait à la possibilité d’une solution pacifique. Pour cela, il fallait faire des élections. « Ecoutez-moi, dit-il en terminant, il n’y a qu’un moyen de sauver l’ordre, c’est de faire les élections municipales à Paris, mais hâtons-nous ! » M. Langlois approuva, avec cette restriction : « Je désire que l’Assemblée déclare que les élections auront lieu à bref délai, ce qui rendra illégales les élections de demain. Mettez, ajouta-t-il, dès aujourd’hui Paris dans le droit commun pour les élections municipales. » Un membre protesta : « On ne peut mettre une ville en insurrection dans le droit commun ! » Un ordre du jour motivé fut alors déposé, portant : « L’Assemblée Nationale décrète : la ville de Paris rentrera dans le droit commun quant à son administration municipale. » Cette notion amena M. Thiers à la tribune.

Il commença par une menace : « Voulez-vous dire, demanda-t-il, à la population de Paris, qu’elle sera traitée comme le reste de la France ? Oui, mais la France ne veut pas subir le joug de Paris, sachez-le ! » La droite applaudit frénétiquement, et Thiers poursuivit une équivoque démonstration. Il rappela que, sous le régime impérial, Paris n’était pas représenté. Il était administré par une commission nommée par le préfet de la Seine. C’était exact, mais c’était précisément parce que Paris, sous l’Empire, était opprimé, soumis à un régime arbitraire, qu’il entendait être administré normalement, sous la république. M. Thiers dit que Paris ne pouvait être gouverné comme une ville de 3,000 âmes, et qu’il lui fallait un régime spécial. Le droit commun, pour lui, devait être expliqué et soumis à des modifications. Il fallait le temps pour faire cette loi particulière, et il réclamait le délai nécessaire.

M. Clemenceau revint à la charge. Il reconnut qu’on ne devait pas faire une loi précipitée, mais il demanda si l’on ne pouvait pas procéder, dans un bref délai, aux élections municipales et faire la loi ensuite.

« Si je parle ainsi, dit-il avec une chaleur qui ne lui était pas habituelle, c’est que je ne veux pas livrer mon pays à la guerre civile. Peut-être avez-vous peur d’avoir l’air de pactiser avec l’émeute. Mais si ce gouvernement de l’Hôtel-de-Ville est obéi, il y aura demain des élections à Paris. Si vous ne votez pas cette loi, à bref délai, nous allons à l’abime, sachez-le ! »

L’amiral Saisset intervint, tout heureux de pouvoir parler comme commandant des gardes nationales. Il annonça qu’il avait demandé des bataillons « pour s’emparer de l’Élysée et du ministère de l’intérieur ». Mais ces bataillons n’avaient pas voulu venir. El n’avait pu réunir que 300 hommes. « Ce n’est pas avec cela, dit-il naïvement, qu’on vient à bout d’une situation aussi terrible. » Et il ajouta ce conseil :

« Je suis prêt à aller combattre les insurgés, mais l’insurrection est capable de tout. Je parle en homme qui sait les choses. Écoutez-moi, donnez toute facilité à Paris de faire des élections municipales, et que ces élections aient lieu après-demain ! »

Des rumeurs accueillirent cette proposition. Un maire-député, Tolain[2], crut devoir se mêler au débat, pour déclarer qu’il voulait l’ordre dans les cœurs et dans la rue. Il ajoutait : « Je ne discute pas si, à tort ou à raison, l’insurrection… » quand des murmures s’élevèrent. Il se hâta de s’écrier : « Si j’avais cru l’insurrection juste, je serais à l’Hôtel-de-Ville. » Il conclut en disant : « Accordez-nous d’apporter à Paris la certitude que, dans quelques jours, il pourra faire des élections municipales. »

M. Thiers revint alors à la tribune pour dire qu’il ne pouvait en vingt-quatre heures obtenir un projet de loi aussi grave. Puis il entra dans des explications de sa conduite au dix-huit mars, se plaignant des gardes nationaux, que le général d’Aurelle avait demandés, et qui ne s’étaient pas présentés. Ceci était inexact en partie, car M. Thiers avait combiné son projet d’enlèvement des canons, sans se préoccuper des gardes nationaux supposés favorables. Le général d’Aurelle de Paladines n’a songé à réclamer le concours de bataillons, et n’a fait battre le rappel que dans l’après-midi du 18, quand les régiments étaient en déroute et rappelés vers la rive gauche. Ces bataillons, voyant l’armée retirée, restèrent chez eux, avec prudence, avec raison.

M. Thiers s’efforça de tirer argument de cette abstention de la garde nationale :

Paris ne voulant pas se sauver, nous avons résolu de penser à la France et à vous.

C’est à cause de cette résolution que nous avons sauvé l’armée, que nous vous avons trouvé un lieu de réunion, protégé par une armée fidèle et la France entière (bravos).

Nous savons que Paris a sauvé l’honneur de la France, mais nous ne devons pas sacrifier notre droit.

Paris ne nous a pas aidés à le délivrer des insurgés. Paris nous a donné le droit de préférer la France à lui. Et pourtant

nous viendrons au secours de Paris quand nous le pourrons. (Murmures à gauche.)

Non, je vous mets au défi de faire un projet de loi que ces gens-là acceptent ! Quand l’assassinat n’a pas ouvert les yeux à Paris, le projet de loi ne les lui ouvrira pas.

M. Thiers termina en promettant de faire la loi, qui serait peut-être peu conforme aux idées de l’Assemblée, mais il la ferait sans espoir. Ilne fallait pas se payer d’illusions, la loi faite, il défait qu’on pût la mettre à exécution. « Nous ne voulons pas attaquer Paris, ajouta-t-il, qu’il nous ouvre les bras, nous lui ouvrirons les nôtres. Paris a des droits, nous ne lui refuserons pas de les reconnaître. »

À ce langage conciliant, où l’on aurait pu voir des avances faites aux Parisiens, M. Thiers donnait ce complément énigmatique : « Ce n’est pas par la raison qu’on désarmera ces hommes, mais par l’attitude ferme et calme de cette Assemblée et l’attitude de la France entière. À un moment ils se trouveront isolés, et alors nous voulons que Paris se sauve lui-même. » Cela signifiait il qu’il comptait sur la guerre à l’intérieur de Paris, sur un soulèvement de la moitié de la ville, sur la résistance que devait organiser l’amiral Saisset au Grand-Hôtel et à la Bourse ? Cela ne put jamais être la pensée vraie de M. Thiers. C’était pur verbiage, des paroles en l’air, propres à calmer les impatiences coercitives de l’Assemblée et à prolonger l’incertitude des Parisiens. M. Clemenceau voulut préciser, et répliqua :

« Le chef du pouvoir exécutif vous dit : « Vous ne satisferez point ces hommes avec votre loi, mais je ne tiens pas à les satisfaire. Je veux donner un soutien aux hommes d’ordre qui se trouvent dans Paris. Ils sont en majorité. Sans cela vous serez obligé d’employer la force. »

Ce fut alors que Jules Favre prononça son éloquent mais abominable réquisitoire contre Paris. C’est le discours fameux de « l’amende honorable ». Jamais le célèbre avocat ne justifia mieux son renom d’homme fielleux, à la parole empoisonnée, l’orateur vipérin dont Dupin disait, un jour qu’il refusait, ses amis Le sollicitant, de monter à la tribune : « Au lieu du verre d’eau, qu’on mette une jatte de lait, il viendra tout de suite ! »

La parole puissante de Jules Favre soutint et dépassa même la pensée de Thiers. Cette harangue haineuse fut l’ultimatum de la réaction peureuse et furibonde, une véritable déclaration de guerre civile.

DISCOURS FAMEUX DE JULES FAVRE

Jules Favre commença par rappeler ce que venait de dire le président du conseil : « Que Paris fasse un signe, nous serons avec lui ! » Il confirma cette avance, en disant, ce qui était manifestement faux : « Nous n’avons jamais cessé d’être avec lui ! » Il fit suivre cette allégation conciliante, mais mensongère, de ce correctif qui était la véritable expression des intentions gouvernementales : « Mais c’est par des actes énergiques qu’il faut combattre le mal. » Il cita des protestations contre l’insurrection, publiées par des journaux, puis abordant la proposition en discussion, déclara :

Oui, Paris doit avoir sa représentation, Nous avons proposé de concert avec le ministre de l’Intérieur un projet de loi en ce sens. S’il ne s’agissait que de rendre à Paris la liberté des élections, la majorité de cette assemblée rendrait à Paris des droits longtemps discutés. Mais ces questions ne sont pas celles qu’on discute à Paris.

Je rougirais si j’étais dans la nécessité de vous répéter les insultes et les outrages que ces ennemis du bien public répandent sur l’autorité légitime issue du suffrage universel, mettant au-dessus d’elle je ne sais quel idéal sanglant et rapace !

Aucun homme sérieux ne peut se le dissimuler, ce sont là des déclarations vaines et trompeuses. Ce qu’on a voulu, ce qu’on a réalisé, c’est un essai de doctrine funeste, qui malheureusement a eu d’illustres sectateurs, de bonne foi peut-être, mais ne comprenant pas la portée de l’opinion dans laquelle ils s’égaraient, opinion qui, en philosophie, peut s’appeler l’individualisme, et qui, en matière politique, s’appelle, pour se servir d’un nom que j’ai entendu employer ici, la République placée au-dessus du suffrage universel.

Avec cela on peut faire croire à Paris qu’il peut avoir son individualité propre, vivre de son autonomie, et il est triste, après tant de siècles, de se trouver en face d’une sédition qui rappelle la fable des Membres et de l’Estomac. Comment Paris, qui afficherait aujourd’hui la singulière prétention de vivre seul et de se séparer de ce qu’il appelle la province, les ruraux, comme on le dit, comment Paris pourrait-il soutenir un instant cette erreur politique sociale, après ce siège qu’il a supporté avec tant d’héroïsme ? Comment n’a-t-il pu comprendre que la séparation d’avec la province, c’était pour lui la mort ? Une commune libre c’est la servitude directe…

Après ces considérations philosophiques, Jules Favre précisa son attaque et traça ce sombre tableau de la situation :

Comment se fait-il que nous puissions hésiter, et qu’il ne s’impose pas à notre conscience, l’obligation sérieuse, absolue, d’entrer dans une voie d’énergie pour avoir enfin raison d’un pareil opprobre infligé à la civilisation ?

On nous disait que l’entreprise, qui a si fatalement réussi, en désunissant la France, lui ferait courir le risque de la guerre civile ? Mais je demande à ceux qui font cette objection comment s’appellent l’état actuel de Paris ? Est-ce que ce n’est pas la guerre civile ouverte, audacieuse, accompagnée du meurtre lâche et du pillage dans l’ombre ? Est-ce que nous ne savons pas que les réquisitions commencent, que les propriétés privées vont être violées et que nous allons voir, je ne dirai pas de chute en chute, mais de progrès en progrès, dans cette perversité savamment calculée, la société toute entière sapée par la base, s’effondrer, faute d’avoir été défendue par ceux qui auraient dû prendre les armes pour elle.

Le gouvernement, auquel on fait un reproche, a passé trente-six heures à attendre ceux qui devaient se grouper autour de lui ; il n’a abandonné Paris qu’afin de conserver l’armée et de ne pas ajouter un malheur de plus à tous ceux qui nous accablaient, Mais, que l’émeute le sache bien, si l’Assemblée est à Versailles, et je l’ai dit pour ma part, c’est, avec l’esprit de retour, pour combattre l’émeute et la combattre résolument.

Messieurs, je vous demande pardon de vous confier cette mortelle inquiétude qui s’est emparée de toutes vos âmes, j’en suis sûr, mais que j’ai le droit d’éprouver plus que vous. Si vous étiez seulement en face de la guerre civile, et voyez à quels excès de misère nous sommes tout d’un coup descendus, je dis seulement en face de la guerre civile, nous pourrions temporiser, espérer dans le bons sens et le patriotisme de la France, car ces ruraux, comme on les appelle, et ces urbains, comme je les appelle ici, — Lyon, Marseille, Toulouse, — vous ont désavoués, repoussés avec horreur — je parle de ceux qui siègent à l’Hôtel-de-Ville et non pas de ceux qui essayent de les apaiser, à Dieu ne plaise que je les confonde ! mais ceux qui ont usurpé le pouvoir et qui ne veulent s’en servir que pour la violence et l’assassinat et le vol, je dis : ceux-là ils ont été repoussés de la France entière et toutes les dépêches que nous recevons nous attestent un mouvement unanime à cet égard !

Nous pourrions donc attendre : mais attendre, lorsque les populations souffrent, attendre, lorsque le tiers de nos départements sont encore occupés, lorsque le ministre qui a l’honneur de vous parler a usé ses jours et ses nuits à débattre les questions de détail entre l’ennemi et ceux qu’il accable ! car telle est l’œuvre dans laquelle est venu m’interrompre le comité de l’Hôtel-de-Ville en nous faisant cependant à l’honorable M. Thiers et à moi, cette proposition que je dirais grotesque, si le mot n’était pas déplacé à cette tribune, de la faculté de continuer nos négociations avec la Prusse.

Ceci vous prouve, messieurs, quel est le respect de ces hommes pour la vérité et pour le pays. Quant à moi, je sais qu’ils ne se trompent pas, et je pourrais mettre sous vos yeux des articles de leurs journaux dans lesquels ils envisagent précisément l’éventualité qu’ils provoquent.

Or, cette éventualité, vous la devinez sans peine, et je pourrais, messieurs, sans manquer à la discrétion qui m’est imposée, vous dire que les indices commencent, qu’on nous interroge avec anxiété, et qu’il s’agit pour nous de savoir si, en temporisant vis-à-vis de l’émeute, vous voulez donner à l’étranger le droit de la réprimer.

M. l’Amiral Saisset. — Voilà ! Choisissez !

M. le Ministre. — Ce serait pour vous, messieurs, la dernière des hontes ; nous n’en serons pas responsables devant Dieu ; la responsabilité en pèserait exclusivement sur ces mauvais citoyens qui, en face des dangers et des misères de la patrie, n’ont pas compris que leur premier devoir était l’obéissance au suffrage universel ; qu’en dehors de ce principe, il ne peut y avoir que confusion et anarchie, et qui, voulant faire prévaloir leurs détestables desseins, n’ont pas craint d’appeler sur ce sol de Paris, qui en avait été au moins en grande partie affranchi, les pas de l’étranger.

Eh bien, messieurs, en face d’une pareille éventualité, comprenez-vous quelle peut être l’émotion de la ville de Paris, les inquiétudes de l’Europe ? Que sommes-nous, en effet, et comment pouvons-nous donner cette caution de notre solvabilité, quand nous ne savons pas même vivre en paix, et quand nous voyons un orage, des bas-fonds de la société, monter jusqu’à la majesté populaire, représentée par cette Assemblée, et essayer de la renverser ? C’est leur dessein !

M. l’Amiral Saisset. — Oui, ils me l’ont dit.

M. le Ministre. — Chaque jour, ils déclarent qu’ils veulent marcher contre vous.

Marcher contre vous ! C’est une entreprise qui n’est point ici à discuter ; mais c’est leur dessein que j’expose, et si quelques-uns d’entre vous tombaient entre leurs mains, le sort des malheureuses victimes de leur férocité serait le vôtre. Car ne vous imaginez pas, messieurs, qu’ils désavouent de semblables crimes. Ils les justifient !

Il est bon de mettre sous vos yeux les circonstances atténuantes plaidées par le journal officiel de ce gouvernement qui n’a plus le droit de s’appeler la République : il la déshonore ! la souille de sang, il fait apparaître auprès d’elle le cortège de tous les crimes. Il ne peut être composé que de gens indignes ne méritant aucune espèce de pitié, car ils n’en ont pas pour la civilisation et pour la France !

M. Jules Favre revint alors sur l’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte, et s’éleva contre la note du Journal officiel de Paris, qualifiant de « regrettables » ces événements. Il retraça longuement les épisodes de la tragédie de la rue des Rosiers, avec un talent d’avocat de cour d’assises, et fit l’éloge des deux victimes, puis il s’écria :

Je crois, messieurs, que, comme membre du gouvernement, j’aurais manqué à tous mes devoirs, si je n’avais pas porté à la connaissance de l’Assemblée et de la France entière ces lignes odieuses qui sont tout un programme de crimes, nous annonçant à quels ennemis nous avons affaire.

Nous avons épuisé les temporisations, et si un reproche peut nous être l’ait, — on en peut adresser beaucoup, je le reconnais, à ceux qui, pendant de longs mois d’angoisses, ont été chargés de la mission de gouverner Paris, — ce reproche serait celui d’une excessive mollesse.

Quant à moi, messieurs, permettez-moi de ne pas descendre de cette tribune sans épancher mon cœur, en en laissant échapper l’une des nombreuses douleurs qui l’oppressent.

Je n’ai pas à vous raconter, à cette heure, par quelles épreuves j’ai passé à ce moment suprême, où Paris n’ayant devant lui que quelques jours de vivres, j’ai pris sur moi, avec l’avis des membres du gouvernement, de chercher à sauver en partie ce qui le constituait et surtout ce qui constituait la France !

Alors, messieurs, j’ai combattu, trois jours durant, l’exigence du vainqueur, et Dieu sait avec quelle insistance, il voulait entrer dans Paris et désarmer la garde nationale !

J’ai cru qu’il était de mon devoir de lui éviter cette humiliation ; j’ai pensé qu’après avoir montré l’esprit héroïque dont elle avait fait preuve pendant le siège, la garde nationale comprendrait qu’elle avait un second devoir à remplir, c’était de se servir des armes que je lui conservais, pour assurer l’exécution des lois et le maintien de la paix publique.

Je me suis trompé. J’en demande pardon à Dieu et aux hommes, pour me servir d’une expression consacrée, et lorsque j’ai entendu dire, — je ne voulais pas le croire, — le soir du 18 mars, que les malheureux généraux Lecomte et Clément Thomas avaient été assassinés par des gardes nationaux, oh ! ma conscience s’est sentie bourrelée, et je me suis demandé si je n’avais pas trop présumé de ceux en faveur de qui j’avais obtenu une semblable stipulation.

Eh bien ! je les adjure, — car il n’est jamais trop tard pour revenir au bien, — qu’ils le sachent, la responsabilité qui pèse sur eux est immense ; il dépend aujourd’hui de la garde nationale de Paris de consommer son déshonneur ou de se racheter.

Il sera maintenant établi qu’on a voulu la sauver de l’ennemi, qu’on y est parvenu, qu’on lui a conservé les fusils dirigés pendant cinq mois contre les Prussiens, et que, par un égarement criminel, qui, je l’espère n’a été qu’un moment de sanglante folie, s’emparant, au milieu d’une population si diverse, de cette tourbe impure qui contient tant d’éléments détestables…

M. Langlois. — Oh ! c’est affreux ! c’est atroce de dire cela !

M. l’Amiral Saisset. — Oui ! oui ! tout ce qu’on vous dit là, elle l’a toléré !…

M. le Ministre. — Mais qu’elle se rachète ! qu’elle comprenne que le salut de la patrie, — je ne parle pas de sa dignité, de son honneur, — que le salut de la patrie est entre ses mains ; que, quoi qu’il arrive, la souveraineté du peuple aura le dessus ; et la France ne tombera pas en dissolution ; et elle n’est pas réduite, par une défaillance, qu’on lui a mal à propos prêtée, à courber le front sous le niveau sanglant, qui est dans la main d’une minorité factieuse.

Mais ce que je désire du fond de mon cœur, c’est que la garde nationale de Paris revienne enfin au sentiment de sa situation, qu’elle comprenne le grand mot : Noblesse oblige ! et qu’après avoir conquis devant l’ennemi, devant la France entière, les plus beaux titres à l’admiration publique, il ne faut pas qu’en un jour d’oubli elle aille compromettre ses plus beaux privilèges. Il ne lui en reste plus qu’un à conquérir, c’est d’entendre votre voix et de faire justice enfin des misérables qui oppriment la capitale. (Bravos et applaudissements prolongés et répétés.)

La moralité de cette harangue furieuse, rappelant les invectives et les menaces lancées contre Paris, à la tribune de la Convention, par les Guadet et les Isnard, fut fournie par l’amiral Saisset, grisé, emballé :

— Eh bien ! appelons la province aux armes et marchons sur Paris ! Il faut qu’on en finisse !

DÉCLARATION DE M. TIRARD

L’assemblée avait écouté, avec consternation à gauche, avec ravissement à droite, les imprécations de Jules Favre. Il fallait pourtant une réponse. Ce fut M. Tirard qui la donna, avec mesure, mais non sans un certain courage :

— Messieurs, j’arrive de Paris, dit-il. Une partie des mairies sont encore occupées par les maires et ne sont pas au pouvoir du gouvernement qui siège à l’Hôtel-de-Ville…

Ici, une interruption violente. On protesta contre le terme de gouvernement employé. « Dites les insurgés ! » lui cria-t-on.

M. Tirard ne releva pas l’interruption, et continua, posément, mais avec autorité :

Messieurs, nous sommes à Paris, mes collègues et moi, en face de ces hommes, et je vous prie de croire que nous ne reculons pas devant eux, que nous les tenons en échec. Je suis dans ma mairie, je ne l’ai quittée que pour venir ici ; je vais y rentrer ce soir, et si demain doit paraître, comme on l’a dit, un décret portant ma destitution, je n’y resterai pas moins ; ils m’y tueront s’ils le veulent. Messieurs, quand on est prêt à faire des actes de cette nature, on a le droit de parler. Eh bien, messieurs, je vous l’avoue, j’ai écouté tout à l’heure le discours de l’honorable ministre des affaires étrangères avec une émotion, avec une douleur profondes, et je vais vous dire pourquoi.

Oh ! je ne veux pas critiquer, les moments sont trop précieux pour se livrer à des récriminations, mais je veux le dire en toute sincérité, Paris peut être sauvé d’ici demain, Paris peut être sauvé avec des mesures, je n’ose pas dire de prudence, je n’ose pas dire de conciliation, mais de conservation.

Eh bien, messieurs, les mesures qui ont été annoncées tout à l’heure m’épouvantent, je l’avoue.

Il y a quelque chose dans le discours de M. le ministre des affaires étrangères qui m’a surtout affligé : c’est cet antagonisme qu’on cherche à faire naître entre Paris et la province. Permettez-moi de vous dire que personne n’est plus opposé que nous au démembrement de la France sous quelque forme qu’il se présente. Quand nous entendons parler de ruraux et d’urbains, quand nous voyons que l’on cherche absolument à établir une distinction entre les différentes contrées dont le pays se compose, nous en sommes profondément affligés. Nous regrettons vivement qu’on se fasse une arme contre toute une population de quelques articles de journaux, qui, en définitive, ne représentent que l’opinion de quelques individus, et dont on ne saurait, en bonne justice, rendre solidaire toute cette population. Je n’ai pas de journaux pour répondre aux articles et aux injures que l’on dirige contre moi, et que j’entends répéter autour de moi depuis six mois. Les Parisiens honnêtes, — et c’est l’immense, la très immense majorité, — protestent contre de pareilles exagérations, qui sont faites dans un esprit que je n’ai pas besoin de vous signaler.

Messieurs, je ne veux pas rester plus longtemps à la tribune, mais je vous en adjure, laissez-nous terminer notre œuvre, qui est en bon chemin. Nous avons autour de nous toute une population saine, et c’est l’immense majorité.

Je me résume, et je donne à mon discours ce que le ministre des affaires étrangères n’a pas donné au sien : une conclusion.

Si vous voulez bien adopter notre projet, je vous assure que la tranquillité renaîtra dans Paris, et que dans deux ou trois jours, demain peut-être, nous serons maîtres de l’Hôtel-de-Ville et de tous les édifices publics. Si, au contraire, nous revenons les mains vides, soit aujourd’hui, soit demain, je vous avoue franchement que je ne sais pas ce qui pourra se passer.

Voilà, messieurs, ce qui était de mon devoir de vous dire et de vous faire connaître.

Cette déclaration fut très applaudie. Elle amena M. Thiers, une troisième fois, à la tribune.

RÉFUTATION DE JULES FAVRE PAR THIERS

M. Thiers était visiblement gêné par l’exubérante diatribe de son collègue Jules Favre, qui avait trop déchiré les voiles, et divulgué sans assez de ménagements les projets de guerre civile du gouvernement et l’espoir de son chef de rentrer dans Paris par la brèche. Il profita des paroles applaudies de M. Tirard pour réfuter son ministre des affaires étrangères.

La vraie manière d’être conciliants, c’est d’être justes. Je remercie l’honorable M. Tirard, et je suis sûr que l’Assemblée le remerciera avec moi du noble courage qu’il montre tous les jours, dans les circonstances difficiles où nous sommes placés.

Maintenant, qu’il soit bien entendu que la France, ici représentée, ne déclare pas et n’entend pas déclarer la guerre à Paris, que nous n’entendons pas marcher sur Paris, mais que nous attendons de sa part un acte de raison, en applaudissant à tous ceux qui font leurs efforts pour le provoquer. Nous serons heureux de les voir réussir.

Paris veut ses droits : nous travaillerons à les lui rendre, en n’y mettant d’autres réserves que celles qui seront nécessaires, pour que les scélérats, qui ont opprimé Paris et ont essayé de le déshonorer, n’aient plus en mains une force dont ils abusent, pour que la tranquillité de Paris soit assurée en sauvegardant sa liberté, et pour que les droits mêmes qu’il réclame restent dans leur intégrité.

La Chambre approuvera cette déclaration que je fais, que nous ne faisons pas la guerre à Paris ; que nous sommes prêts au contraire à lui ouvrir les bras, s’il nous les ouvre lui-même.

Je n’en dis pas davantage, mais, je le répète, pour que Paris ne puisse pas se tromper sur le sens de la discussion qui vient d’avoir lieu.

La discussion était close. Plusieurs ordres du jour furent proposés. Le gouvernement repoussa l’ordre du jour pur et simple, et accepta l’ordre du jour suivant, qui fut voté à l’unanimité :

L’Assemblée résolue, d’accord avec le pouvoir exécutif, à reconstituer dans le plus bref délai possible les administrations municipales des départements et de Paris sur la base des conseils élus, passe à l’ordre du jour.

Ainsi se termina cette longue et mémorable séance qui n’eut aucun résultat pratique. Un journaliste de la réaction, M. Albert Duruy, ne put dissimuler le néant de cette discussion :

Voilà certes une journée qui n’est pas pour arranger les choses, écrivait-il dans sa lettre de Versailles, datée du 21 mars, envoyée à La Liberté. Est-ce la faute des hommes où des circonstances, mais le fossé va s’élargissant de plus en plus entre Paris et l’Assemblée, et l’on ne fait rien pour le combler ; au contraire, il semble qu’on le creuse à plaisir…

Ah ! si le gouvernement avait l’intention de rentrer dans Paris par la force, s’il était suffisamment sûr de l’armée pour tenter l’aventure, s’il avait un plan enfin, je comprendrais qu’il ait repoussé la proposition des députés-maires… tout le plan du gouvernement Consiste à laisser Paris faire ses affaires lui-même. Alors pourquoi s’être opposé aux élections municipales ? pourquoi n’avait-on pas fixé le jour ? pourquoi n’avait-on pas essayé du scrutin, puisqu’on renonçait à employer la force ?…

La réponse à ces questions indiscrètes, que posait M. Albert Duruy, fut fournie par Mac-Mahon et Thiers, par le second siège de Paris et l’assaut final avec la tuerie en masse. Comme la plupart de ses contemporains, M. Duruy ne pouvait se douter que M. Thiers était le plus grand fourbe de l’époque, qu’il avait son plan, qu’il en poursuivait avec astuce la réussite, et qu’il avait, bien nettement arrêtée, l’intention de rentrer dans Paris par la force, quand il aurait réuni l’armée sûre qui lui était nécessaire pour tenter l’aventure. Le fossé entre Paris et l’Assemblée, il cherchait à l’élargir jusqu’au jour où il pourrait le combler, avec des décombres de maisons bombardées, avec du sang et des cadavres. M. Thiers faisait mine d’adoucir le réquisitoire de Jules Favre, de le réfuter même, et il ne négligeait rien pour en hâter la sanction. Tous deux, compères et collaborateurs, poursuivaient la même œuvre de politique perfide et d’impitoyable répression.

  1. Alphonse Peyrat, publiciste, né le 21 juin 1812 à Toulouse, mort sénateur de la Seine, il y a quelques années. C’est lui qui, dans l’Avenir National, sous l’Empire, ouvrit, de concert avec Delescluze dans le Réveil, la souscription Baudin, qui devait susciter le procès retentissant où Gambetta se révéla. Il avait été élu, au 8 février, par la Seine et avait volé contre la paix. Président du groupe « L’Union Républicain », il fut élu sénateur par la Seine aux élections du 30 janvier 1876.
  2. Henri Louis Tolain, ouvrier ciseleur, député puis sénateur, né à Paris le 18 juin 1828. Délégué ouvrier en 1862 à l’exposition de Londres. Un des fondateurs de l’Association Internationale des Travailleurs. Elu par la suite à l’Assemblée nationale le 8 février 1871. Aux élections de la Commune, il n’obtint que 283 voix, il ne s’était pas présenté. Il fut élu aux élections sénatoriales de 1876 par la Seine.