Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/6

La bibliothèque libre.

LIVRE VI

LES AMIS DE L’ORDRE

PRÉPARATIFS D’ÉMEUTE

Déjà des velléités de résistances locales, de protestation armée, de manifestation générale, étaient signalées dans les quartiers commerçants du centre. Il n’y avait pas de programme politique commun et les mécontents eussent été bien embarrassés si on leur avait demandé contre qui et pour qui ils s’agitaient. Ce n’était pas l’enthousiasme pour Versailles, ni pour ses réfugiés et son Assemblée, qui poussait une partie de la classe commerçante et bourgeoise à former des groupes bruyants sur les boulevards, lisant et commentant les journaux, en plein air. Sur les trottoirs se tenaient de petits clubs, d’où partaient des exclamations confuses et d’imprécises récriminations ; devant les kiosques, autour d’un bec de gaz, on commentait les nouvelles, et on les dénaturait.

L’Assemblée de Versailles certes n’était pas sympathique à ces bourgeois, frondeurs par tempérament, par atavisme. Surtout depuis la loi des échéances, les députés n’étaient point populaires dans cette classe, timorée mais grognarde, et parfois menaçante. Le Comité Central choquait aussi ces mécontents par sa composition plébéienne. Il les inquiétait par les tendances socialistes qu’on lui attribuait, plutôt que par ses actes. Un vieux levain de 48, la peur des rouges et l’antagonisme de Juin fermentaient dans le cœur des aînés ; les plus jeunes étaient irrités par la présence au gouvernement d’ouvriers, de gens venus on ne savait d’où, et qu’appuyaient les bataillons des faubourgs. Des anciens fournisseurs du temps de l’Empire, des officiers des bataillons de la garde nationale privilégiée d’avant la guerre, des oisifs, des spéculateurs, des journalistes réactionnaires, formaient la tête dirigeante de ces opposants boulevardiers.

Un tailleur du boulevard des Capucines, nommé Bonne, qui habillait autrefois les membres des clubs élégants, et qui ne décolérait pas d’avoir perdu sa clientèle, prit l’initiative de tenter un groupement de ces mécontents épars. Il apposa une affiche dans tous les quartiers du centre, ainsi conçue :

République française. — Je viens faire appel au patriotisme et à la virilité de la population qui veut l’ordre, la tranquillité et le respect de ses lois.

Le temps presse pour former une digue à la Révolution. Que tous les bons citoyens viennent me donner leur appui.

A. Bonne,
Capitaine commandant la 4e Compagnie du 253e bataillon,
12, boulevard des Capucines.

Le terme de ralliement suggéré par ce tailleur remuant était : « les Amis de l’Ordre ». Il circula et devint rapidement locution courante, en attendant qu’il fût inscrit sur un drapeau d’émeute.

PREMIÈRE MANIFESTATION PLACE VENDÔME

Donc les Amis de l’Ordre, à l’appel du bonapartiste Bonne, se rassemblèrent le mardi 21 mars, à une heure et demie, place de l’Opéra. Les manifestants arboraient, comme signe de ralliement, un ruban bleu à la boutonnière. El n’y avait, au début, sur la place, qu’une vingtaine de personnes. Mais ce petit groupe déployait un drapeau tricolore, sur lequel se lisait cette inscription tracée à l’encre : « Réunion des Amis de l’Ordre ». Un employé de la confiserie Siraudin, en uniforme de lignard, le portait. La manifestation, malgré le peu d’adhérents qu’elle comportait, bravant le ridicule, se mit bientôt en marche. Ses organisateurs comptaient rencontrer du monde en route. Ce fut ce qui arriva. Personne dans la bande ne devait avoir d’armes, apparentes du moins. On suivit les boulevards jusqu’à la rue Richelieu, en poussant de grands cris pour ameuter les gens : « Vive l’ordre ! Vive l’Assemblée nationale ! À bas le Comité Central ! Pas de Commune ! » Les manifestants remuaient les bras, agitaient les chapeaux, invitaient par gestes les curieux à se détacher et à les suivre. Les fenêtres s’ouvraient, des gens sortaient des boutiques, se levaient à la terrasse des cafés, pour voir défiler ce cortège composé de gens bien vêtus, où les képis étaient rares et les chapeaux hauts de forme en majorité. La curiosité dominait ; peu de gens descendaient des maisons ou quittaient leurs affaires pour se mêler à la manifestation.

Parvenue place de la Bourse, la bande cependant s’était grossie et comportait alors cinq cents personnes environ. Elle eut le passage barré par un capitaine de la garde nationale à la tête de sa compagnie. On parlementa. Comme les manifestants affirmaient leurs intentions pacifiques, le capitaine les laissa passer. La compagnie présenta même les armes au drapeau et les tambours battirent aux champs. Enhardie par cet accueil, la bande, toujours gesticulante et criante, retourna sur les boulevards[1]. Elle se dirigea vers la rue Drouot où se trouve la mairie du IXe arrondissement. Un bataillon du Comité Central l’occupait. Il n’y eut cependant aucune collision. Un des manifestants, mieux avisé et plus prudent que ses compagnons, fit remarquer que le drapeau avec sa seule inscription « les Amis de l’Ordre » pouvait faire prendre pour des bonapartistes ceux qui le suivaient, d’autant plus qu’il y avait parmi eux plusieurs journalistes fort connus pour leur ancien attachement au régime impérial. Il paraissait donc sage d’ajouter la mention « Vive la République ! » Cela n’engageait à rien et sauvait la mise. La colonne fit alors halte. Le drapeau, accompagné de quelques manifestants, fut introduit dans un petit café du voisinage, et, à la craie, on traça en hâte l’inscription protectrice. On se remit bientôt en marche : le pavillon républicain couvrait la marchandise.

Le cortège se dirigea vers la rue de la Paix, avec l’intention de se porter à la place Vendôme, où siégeait l’état-major de la garde nationale. Evidemment, ce jour-là, il n’était ni dans l’intention des organisateurs, ni dans l’esprit des simples manifestants, de tenter un coup de main pour s’emparer de l’hôtel de l’état-major. Le lendemain, lors de la plus sérieuse manifestation qui suivit, les projets, tout au moins ceux des chefs, furent autres. Mais le mardi on n’avait en vue qu’une démonstration pacifique et impressionnante, une sorte de revue d’appel des forces dont espérait pouvoir disposer la réaction ; c’était la procession, inspirée du passé, à laquelle il manquait les robes de moines et les arquebuses mélangées aux cierges, pour rappeler la promenade fameuse et ridicule de la Sainte-Ligue.

Les gardes nationaux qui occupaient le poste de l’état-major laissèrent approcher, sans trop s’émouvoir, cette bande qui ne leur paraissait pas bien inquiétante. Comme à la mairie de la rue Drouot, les honneurs furent rendus au drapeau. Tout semblait donc devoir se passer pacifiquement. Le chef provisoire de l’état-major, Bergeret membre du Comité Central, se trouvait là. Il crut bon de se montrer et même de haranguer les manifestants, qu’il supposait venus apporter une pétition. Il se proposait de les inviter à se retirer sans désordre.

Bergeret, en uniforme, avec l’écharpe rouge, et entouré de plusieurs officiers supérieurs, parut donc au balcon de l’hôtel de l’état-major, à l’angle sud-ouest de la place. À peine avait-il prononcé deux paroles : « Citoyens, au nom du Comité Central », qu’il fut interrompu par une bordée de sifflets accompagnée d’injures et de huées. Sous le balcon même, un groupe d’énergumènes, le nez en l’air, scandait avec rage, sur l’air des lampions : « Vive l’ordre ! Vive l’ordre ! » Bergeret essaya vainement de dire : » Envoyez des délégués. Le Comité les entendra.. » Les cris répétés de « À bas le Comité ! » l’obligèrent à se retirer, en fermant les fenêtres. De la place, des clameurs montaient toujours, avec les apostrophes : « À bas le Comité Central ! Pas de délégués à ces gens-là ! Ils les assassineraient ! » Bergeret, ne voulant pas laisser insulter plus longtemps le Comité, donna l’ordre à la compagnie qui était de piquet de refouler simplement ces tapageurs et de dégager la place, mais sans faire usage des armes. Le déblaiement s’exécuta. Il n’y eut pas un coup de baïonnette. Aucune violence sérieuse. Seulement quelques bourrades, deux ou trois coups de crosse aussi, dans le bas du dos des plus récalcitrants, et des conseils donnés avec bonhomie : a Allons ! retirez-vous ! ne faites pas les malins !… Circulez ! rentrez chez vous ! on ne vous fera pas de mal, mais f…..-nous le camp !… »

On obéit en grognant, en insultant toujours, mais sur un ton plus bas, et les plus enragés donnant le signal de la soumission et de la retraite, la manifestation bientôt fut dispersée ; la place redevint entièrement libre. Les manifestants gagnèrent la place de la Concorde, traversèrent la Seine et s’engagèrent dans le faubourg Saint-Germain, désert, endormi, où presque toutes les maisons avaient persiennes closes, où personne ne se tenait sur les portes. Ils atteignirent la place Saint-Sulpice, remontèrent le boulevard Saint-Michel et le boulevard Sébastopol.

Un groupe, vers les Arts-et-Métiers, était venu renforcer la manifestation. Il était précédé d’un nègre de haute taille qui portait un drapeau tricolore. Au boulevard Bonne-Nouvelle, un inconnu, en redingote, coiffé d’un feutre gris, se précipita sur le drapeau du nègre, s’en empara et en brisa la hampe sur son genou. Une courte bagarre s’ensuivit. L’homme fut maltraité, enlevé, et disparut dans un remous de foule. Le cortège continua sa route par les boulevards jusque devant la maison du tailleur Bonne, boulevard des Capucines. Là eut lieu la dislocation.

Avant de se séparer, on convint de se retrouver le lendemain, vers midi, toujours place de l’Opéra, pour recommencer, en la prolongeant, en l’étendant, la promenade qu’on venait d’accomplir. Il fut recommandé de venir en uniforme de garde national, mais sans armes.

LA MANIFESTATION RUE DE LA PAIX

On peut se demander quel but se proposaient les organisateurs de la manifestation du 21 et de celle qu’ils décidaient de recommencer le lendemain. On a soupçonné une tentative de soulèvement bonapartiste. Tout espoir n’était pas alors entièrement abandonné par les partisans du régime déchu. Napoléon III était libre. Il avait quitté Cassel, le 19 mars, et s’était rendu en Angleterre, à Chislehurst, où l’impératrice était allée le rejoindre. Bien abandonné des Français, l’ex-souverain avait conservé un appui, un seul, mais puissant : Bismarck. Le Chancelier, et, selon ses vues, l’empereur Guillaume, eussent avec plaisir appris qu’une restauration impériale était possible. Bismarck avait déjà, durant les négociations pour les préliminaires de paix, entretenu des rapports avec des agents bonapartistes, notamment avec Clément Duvernois. Si un conflit grave survenait, comme une guerre civile dans Paris, si une bataille s’engageait entre Parisiens et non plus seulement entre Versaillais et Communards, il pouvait prétendre que son gage était menacé et intervenir pour sauvegarder les intérêts des vainqueurs Alors les armées allemandes entraient dans Paris, à la faveur de l’insurrection, mettaient le holà entre les combattants, après avoir déclaré Thiers et l’Assemblée nationale impuissants à assurer le paiement de l’indemnité. Le retour de Napoléon III pouvait paraître rassurer l’Allemagne sur l’exécution des conditions de la paix. Ainsi, une guerre civile éclatant dans Paris même, entre habitants de la même cité, pouvait devenir l’occasion favorable pour une restauration impériale, avec la complicité de Bismarck.

Cette supposition, que plusieurs écrivains ont paru admettre, était ingénieuse ; l’éventualité qu’elle indiquait n’était nullement impossible, mais invraisemblable. Rien n’en saurait démontrer la réalité. Dans les propos et les conciliabules de quelques-uns des meneurs de la manifestation, le tailleur Bonne par exemple, les fournisseurs de la cour et les journalistes regrettant l’empire pendant lequel ils avaient eu succès, influence, faveurs, ce calcul chimérique pouvait avoir été envisagé. Mais les esprits raisonnables ne s’étaient pas arrêtés un instant à le considérer comme exact, comme sérieux. La masse des citoyens n’avait qu’horreur ou mépris pour l’empire. Rien que le nom de Sedan suffisait à empêcher qu’on osât parler en public de Napoléon III. Comme cela paraissait lointain, oublié, l’empire ! Les départements avaient témoigné qu’ils ne voulaient plus du régime qui avait amené l’invasion. Ils avaient élu en masse des hobereaux légitimistes ou orléanistes, mais quelques rares impérialistes avaient à grand’peine pu se glisser dans l’Assemblée, et encore à la faveur de commandements exercés dans la mobile ou de grandes situations territoriales. Pas un des ministres, ni des personnages marquants de la fin de l’Empire, n’était revenu à la surface, tous avaient été engloutis dans le naufrage commun. Et puis la menace de l’intervention de Bismarck eût probablement suffi à réunir Paris et Versailles, et à faire tomber, un instant, les armes des mains des insurgés, mais pour les reprendre aussitôt, non plus contre des Français, mais contre l’ennemi commun. Non ! les manifestants des 21 et 22 mars, parmi lesquels se trouvaient certainement d’actifs bonapartistes, mais honteux ou prudents, n’eurent pas l’intention perfide ni l’espoir diabolique de provoquer, par une collision dans Paris, l’intervention allemande et la rentrée de Napoléon III, sous la protection des ulhans, comme les Bourbon, en 1815, étaient revenus en croupe des cosaques. Napoléon [II aurait pu d’ailleurs ne pas se prêter à une restauration due à l’Allemagne.

Mais leur calcul était tout autre, car il y eut certainement un calcul. La combinaison que ces deux manifestations sans armes, qui semblent aujourd’hui dérisoires et vaines, devait faire réussir, n’était pas dépourvue de chances. Elle dénotait de l’habileté politique dans sa conception.

Sauf chez quelques bonapartistes impénitents, comme Bonne, aucune arrière-pensée de restauration napoléonienne n’animait ces perturbateurs, amis de l’ordre. Ils acceptaient, pour la plupart, la République avec les hommes du 4 septembre, avec M. Thiers surtout, la République sans républicains. Le mot de République ne les choquait ni ne les épouvantait, mais à condition qu’il restât un mot, qu’il ne devint pas un fait, une réalité. Ils craignaient par-dessus tout la domination de la plèbe, le régime des ouvriers. Et puis beaucoup maudissaient les désordres de la rue engendrant le malaise dans les affaires, l’incertitude du lendemain. Ils ne comprenaient l’agitation que lorsqu’ils étaient eux-mêmes les agitateurs. Ils avaient le tempérament frondeur et agressif de tous les bourgeois de tous les temps qui crient et dénigrent, toujours mécontents du gouvernement qu’ils ont, mais toujours également disposés à se taire et à le supporter, si ce gouvernement montre les dents et ne se laisse pas manquer de respect. Cette bourgeoisie raffole de la poigne, même quand c’est elle qui est empoignée. Deux jours après les manifestations, le Comité Central était non seulement respecté, mais presque approuvé, et sans doute tout bas admiré.

En se mêlant à la procession pacifique organisée par le tailleur Bonne, les manifestants, en grande majorité, voulaient seulement affirmer leur mécontentement de l’interrègne et du retard apporté aux élections. Leur désir de voir s’établir un gouvernement régulier s’alliait au souhait de la fin des troubles et de la reprise des affaires. Mais les chefs, les inspirateurs du mouvement, avaient une vision plus étendue des choses, et ils se proposaient un autre but qu’un simple accord électoral. En promenant à travers la moitié des quartiers de Paris un drapeau de l’ordre, et en faisant se dérouler un cortège, d’autant plus nombreux que la promenade apparaîtrait sans danger, ils voulaient montrer leur nombre et affirmer qu’une grande partie de la population, celle qui représentait le commerce, les affaires, des intérêts considérables, était hostile au Comité Central, ne voulait pas de l’établissement d’une Commune, et était prête à seconder Versailles. Les représentants à Paris de l’Assemblée pouvaient, par conséquent, compter sur un appui sérieux dans la cité même. C’était une protestation vivante contre la révolution, et la déclaration d’alliance avec la réaction, un encouragement aussi à M. Thiers. La démonstration venait en temps opportun.

La province commençait à bouger. On signalait des mouvements dans les grandes villes. Lyon, Marseille, Narbonne, Saint-Étienne, Toulouse, allaient-elles avoir leur Dix-Huit mars ? En connaissant ces promenades d’opposants, pacifiques aujourd’hui, mais qui demain pouvaient ne plus l’être, en apprenant que la moitié de Paris réprouvait la Commune, la province, dont l’hésitation déjà était grande, arrêterait aussitôt son adhésion, se tiendrait tranquille. Le Dix-Huit mars lui apparaîtrait comme une révolution de la minorité, contestée dans Paris même, dont l’opinion serait réputée se prononcer en majorité pour Versailles.

Cette descente dans la rue des Amis de l’Ordre, c’est-à-dire des amis de Versailles et des ennemis des républicains avancés, car c’étaient les mêmes hommes ayant résisté et arrêté les insurgés au 31 octobre, qui se montraient derrière le tailleur Bonne, favorisait grandement les desseins de Thiers. Le Comité Central, s’il en avait eu l’intention, se serait bien gardé à ce moment-là de lancer ses bataillons sur la route de Versailles. Il ne pouvait songer à se répandre au dehors, se trouvant menacé à l’intérieur par ces Amis de l’Ordre, auxquels se joindraient bientôt les bataillons dissidents qu’on tentait de grouper autour de Saisset, de Schœlcher, de Tirard, d’Héligon, de Dubail, dans les mairies des Ier et IIe arrondissements, au Grand-Hôtel et à la gare Saint-Lazare.

Les bonapartistes de marque servaient ainsi l’Assemblée et M. Thiers, parce qu’ils se ralliaient au parti qui paraissait devoir abattre la révolution et préparer une réaction formidable, dont peut-être l’impérialisme profiterait. On pouvait déjà prévoir que M. Thiers vainqueur serait sans pitié pour les hommes de révolution, pour les républicains avancés, et ceux-là seuls pourraient faire obstacle par la suite aux menées des bonapartistes. Ceux-ci allaient là où ils sentaient la force réactionnaire, où ils espéraient trouver des avantages pour leur parti, dans l’avenir. Ils se trompaient et les événements ont déjoué leurs projets, détruit à jamais leurs espérances, mais, à cette époque, ils n’avaient pas perdu toute confiance dans la fortune des Napoléons ; ils pensaient que la victoire de M. Thiers et la défaite des Parisiens républicains faciliteraient grandement leurs affaires.

Ainsi le but secret de ces manifestations était d’influencer l’opinion, surtout en province et de persuader que Paris était en majorité hostile an Comité Central, à la Commune, à la République.

On comprend alors pourquoi les manifestants n’avaient pas besoin d’être armés. On ne leur demandait pas de se battre, mais de faire nombre, au grand jour. Donc il était inutile et même dangereux de venir avec des armes. Certains acteurs de la seconde manifestation ont raillé et traité de sotte cette recommandation, habile pourtant ; d’autres ont dissimulé le but en blâmant cette consigne pacifique.

Nous avions eu la gentillesse, à écrit Henry de Pène en ses Commentaires d’un blessé, de laisser nos fusils à la maison. Nous pensions que, désarmés, nous serions peut-être sacrés pour quelques-uns. Nous étions dans l’erreur jusqu’au cou.

Un autre manifestant, qui fut blessé lui aussi, M. Gaston Jollivet, a dit dans le même sens, dans une lettre au comte d’Hérisson :

J’apportais, pour ma part, de très peu pacifiques sentiments à la manifestation pacifique. Dans mon humble opinion, il n’y avait pas à parlementer avec les bataillons fédérés, mais, après la sommation d’usage, à tirer sur eux, Si l’on se trouvait en nombre. Aussi ce jour-là me suis-je évertué à dire aux braves gens qui se dirigeaient vers la place Vendôme : « Rentrons chez nous, prenons nos fusils, revenons nous masser à une heure fixée aux environs de l’Opéra, et puis en avant dans la direction de la rue de la Paix. Il est probable que le ciel ne m’a pas départi le don de l’éloquence, Car je n’ai converti personne à mon idée.

(Comte d’Hérisson, Nouveau Journal d’un officier d’ordonnance, p. 100.)

Le comte d’Hérisson s’était écrié lorsqu’on donna rendez-vous pour le lendemain : « Bravo ! parfait ! On apportera des fusils avec des cartouches plein ses poches, n’est-ce pas ? » Mais quand on lui recommanda : « Non ! pas de fusils ! » il s’abstint, regardant passer la manifestation du perron de Tortoni, « étant, dit-il, un peu semblable aux ouvriers qui se munissent toujours de leurs outils avant de se rendre au travail, et qui riraient au nez de leurs patrons s’il leur commandait d’aller sans rabot ».

Malgré l’opinion de ces belliqueux manifestants, l’idée de se livrer à une démonstration sans armes était, en laissant de côté la peur légitime des coups, plus politique, et son résultat pouvait être plus efficace. Une manifestation armée, avec les coups de fusils inévitables, c’était une émeute. Le combat aurait eu lieu dans les plus défavorables conditions pour ceux qui le risquaient. Les manifestants eussent été écrasés par le nombre. Ils n’étaient ni de force, ni de tempérament à improviser une bataille des rues. La compétence barricadière faisait défaut à beaucoup de ces boursiers et de ces rentiers. Et, puis, si une certaine sympathie devait aller à des manifestants pacifiques, recevant des coups de feu, bien qu’ils les eussent cherchés, provoqués, aurait-on pu s’indigner, ou même s’étonner, qu’à une attaque de vive force, la force répondit ?

Le but de la démonstration eût été manqué, puisqu’il s’agissait de prouver que la population paisible, raisonnable, laborieuse, protestait contre le Comité Central, contre toute insurrection. Et puis, une prise d’armes n’était-elle pas aussi bien tardive ? C’était au matin du dix-huit mars, quand le général Vinoy faisait battre désespérément le rappel, quand le gouvernement appelait à son aide les bataillons bourgeois, lesquels se gardaient bien de répondre, que les Amis de l’Ordre auraient dû prendre leurs fusils, leurs cartouches et se rendre place Vendôme ou place de la Concorde. Là ils eussent trouvé des régiments avec de l’artillerie, pour les encadrer et les soutenir. Armée, la manifestation du 22 mars eût été ridicule et odieuse ; sans armes elle ne risquait que d’être ridicule et vaine, comme la démonstration des fameux bonnets à poils de 48. Désarmée, elle pouvait abuser l’opinion par son nombre et même s’attirer quelques sympathies, si elle revenait avec des blessés, comme cela est arrivé.

La manifestation, qui s’était achevée la veille sans effusion de sang, devait au contraire se terminer tragiquement le mercredi 22. Il est des provocations qu’il est sage de ne pas réitérer. Le lieu de rassemblement était le même. On se forma donc en cortège, place de l’Opéra, vers midi et demi. En tête, le drapeau des Amis de l’Ordre, porté par le nègre de la veille ; une collision probable entre blancs semblait amuser cet homme de couleur, dont on ne s’expliquait guère la présence au premier rang. Il avait, pour justifier son rôle de porte-drapeau des insurgés de l’ordre, l’explication de son dévouement de race à Schœlcher, le père des nègres, comme on le nommait depuis 48. Le promoteur de l’abolition de l’esclavage dans les colonies était devenu en effet le second chef de la résistance parisienne, et Saisset l’avait pour assesseur dans les réunions et conciliabules du Grand-Hôtel.

Schœlcher cependant ne se trouvait pas à la manifestation du 22, mais Saisset, bien à regrets, avait été entraîné, porté, poussé au premier rang, à côté de MM. Reinhart, de la confiserie Siraudin, Henry de Pène, Gaston Jollivet et autres militants de la réaction. Saisset ne conduisit la bande que malgré lui et, obligé de suivre ceux dont il venait d’être nommé chef, il fut l’un des premiers à détaler. Le brave amiral Saisset n’était vaillant que derrière une armée et à bonne distance des projectiles. Un des manifestants, Henry de Pène, s’il a battu en retraite, a du moins conservé un témoignage cuisant de sa présence au premier rang : une balle dans le derrière. Ce blessé a dit : « Il ne manquait plus, pour achever la cause de l’ordre, que l’expédition ridicule de l’amiral Saisset, qui vint, ne vit rien, et laissa ses lorgnettes et ses gants au Grand-Hôtel, avec une paire de canons et de mitrailleuses qu’on avait rattrapées, et qu’on rendit sans coup férir. »

L’amiral Saisset, pour justifier le peu d’élan qu’il mit à diriger la colonne des Amis de l’Ordre, marchant sur l’état major de la place Vendôme, a blâmé la manifestation, dans l’Enquête :

C’était une fausse et mauvaise démarche, je m’y suis transporté, mais pour protester contre ces démonstrations absurdes. Je ne pouvais pas admettre qu’il y eût une démonstration sans armes. C’était une démonstration ridicule, j’y suis allé pour l’empêcher.

Il était général en chef, il n’avait qu’à commander demi-tour aux manifestants, en leur donnant l’ordre d’aller prendre leurs fusils, de se rassembler avec leurs compagnies et de venir le rejoindre à la mairie du Ile, où devait se former l’armée de la résistance. Il ne l’a point fait et est donc responsable du sang inutilement versé ce jour-là. La conduite de l’amiral Saisset, là comme au Grand-Hôtel, fut assez piteuse.

Bergeret, mis en garde par les désordres de la veille, avait pris des mesures élémentaires de protection pour l’Hôtel de l’état-major, qu’il ne fallait pas laisser attaquer. On ne devait pas non plus laisser se reproduire les insultes dans la rue au Comité Central.

Un des manifestants, Charles Bocher, avait pu, à l’aide d’une ruse, traverser la place accompagné de deux gardes et espionner les dispositions prises. Il avait feint, dans la matinée, d’être appelé chez un ami, demeurant dans une des maisons de la place, et qu’il savait absent. Il a relaté ce qu’il appelait une reconnaissance militaire.

Il me fut ainsi permis de me rendre compte des moyens de défense ; ils étaient fort bien pris. Une compagnie entière sur trois rangs, l’arme au pied, occupait l’entréede la rue de la Paix, elle s’apprêtait à repousser par la force toute manifestation, même pacifique.

(Nouveau Journal d’un officier d’ordonnance. Comte d’Hérisson, p. 104.)

En revenant de sa « reconnaissance », M. Charles Bocher a dû certainement faire part aux manifestants de ce qu’il avait observé. Ceux-ci étaient donc prévenus. Ils persistèrent néanmoins dans leur tentative téméraire. Les organisateurs cherchaient visiblement une collision ; ils espéraient intimider par leur nombre et leur attitude la compagnie déplorée sur trois rangs, forcer, déborder et probablement désarmer les gardes, puis les disperser. C’était incohérent comme plan, et bien que M. Charles Bocher leur eût fait part de ses craintes, ils ne voulurent rien entendre, dit-il, et poussèrent en avant :

Arrivés devant la compagnie que je leur avais signalée, ils furent repoussés, d’abord à l’arme blanche, et, comme ils cherchaient à forcer cette première ligne de défense, on fit feu sur eux. Une panique s’ensuivit. Ceux qui n’avaient pas été atteints se sauvaient dans toutes les directions, appelant aux armes ! on nous égorge ! Mais cet appel ne fut pas entendu, et le parti de l’ordre ne se montra plus à Paris, depuis cet acte d’extrême violence.

Un autre témoin dit :

Le Comité Central avait sans doute donné des consignes sévères, car les premières sentinelles, loin de présenter les armes à la manifestation comme elles l’avaient fait la veille, refusèrent formellement de lui laisser continuer sa route. Alors que se passa-t-il ? Deux foules étaient en présence, l’une sans armes, l’autre armée, surexcitées toutes les deux, l’une voulant aller de l’avant, l’autre décidée à barrer le chemin. Un coup de pistolet fut tiré. Ce fut un signal. Les chassepots s’abaissèrent. Ce coup de pistolet, qui l’a tiré ?

(Catulle Mendès. Les 73 journées de la Commune, page 32.)

Il est très difficile de dire qui a pu tirer ce coup de pistolet (ou de revolver), mais s’il a été tiré, ce ne peut être que du côté des manifestants. Les gardes nationaux avaient des fusils et n’eussent pas tiré un coup de pistolet isolé. Bergeret était là et fit faire le roulement légal, la sommation aux attroupements. Ce roulement fut assez faible et ne put être entendu de toute la colonne des manifestants, car Bergeret ne disposait que de deux tambours. Un témoin, nommé Guillaumin, habitant Asnières, a dit, dans une lettre publiée par les journaux, qu’il avait entendu battre la charge. Ce témoin a été abusé par le roulement de tambour perçu. C’est la sommation qui est arrivée à ses oreilles. La charge eût été sonnée par les clairons, qui étaient nombreux.

Ce qui est certain, c’est que si les sommations légales, avec commissaire de police et roulement de tambour répété trois fois, ne furent pas exécutées selon le formulaire de cette procédure spéciale de la loi du 6 juin 1848 sur les attroupements, il y eut injonction verbale de la part des officiers de gardes nationaux, sommant la foule de se retirer, suivie de roulements de tambour. Le compte rendu du Siècle dit :

Tout à coup des roulements de tambour se font entendre dans la partie qui est comprise entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la Place Vendôme. Ensuite plusieurs coups de fusils sont tirés en l’air et jettent l’épouvante au sein de la foule.

Le Soir dit :

Arrivée à quelques pas des gardes nationaux, la foule échange avec ceux-ci des paroles de conciliation. Elle est repoussée par ces derniers, qui, une fois au milieu de la rue de la Paix, procèdent tout à coup à un mouvement de recul très précipité. La manifestation fait mine de se rapprocher. À ce moment deux coups de feu tirés en l’air partent des abords de la colonne, ils sont immédiatement suivis par une fusillade très nourrie due aux gardes nationaux plus rapprochés de la manifestation…

Le Rappel donne les mêmes renseignements Sur ces coups de feu tirés en l’air :

Comment ce malheur est-il arrivé ? Naturellement les récits différent. Celui qui paraît le plus vraisemblable est que la manifestation ayant répété les cris injurieux de la veille : « À bas les assassins ! » et ayant voulu forcer les consignes, les tambours firent trois sommations. La manifestation ne s’étant pas retirée, trois coups de fusils furent tirés en l’air. À ce moment un coup de pistolet aurait été tiré par un manifestant, et c’est à ce coup de pistolet que les gardes nationaux auraient répondu par des coups de fusils, tirés cette fois sur la manifestation…

Paris-Journal, dont le rédacteur en chef, Henry de Pène, était au nombre des blessés, dit que l’amiral Saisset pérorait loin du danger, place de l’Opéra, tandis que M. de Pène parlementait avec les insurgés. On l’avait reconnu, signalé : « l’homme au lorgnon », disait-on. Un jeune lieutenant de la garde nationale, ayant le ruban bleu des Amis de l’Ordre, essayait d’entraîner ses voisins :

Avancez donc ! criait-il, dit Paris-Journal, conservateurs, serez-vous toujours les mêmes ? Plusieurs groupes de se mettre en branle. À ce moment un feu de peloton se fait entendre. Il avait été, dit-on, précédé d’une apparence de sommation…

L’Opinion Nationale publie une lettre signée Paul Guéroult, ingénieur (probablement parent du directeur Adolphe Guéroult et du rédacteur en chef Georges Guéroult), où se trouve ce passage significatif :

Nous aperçûmes up groupe de gardes nationaux, qui venait de la place Vendôme.

Quelques sifflets se font entendre et nous marchons vers eux en criant : Vive la République ! et crosse en l’air ! Quelques maladroits zélés en désarment quelques-uns, malgré mes vives protestations. Enfin après les avoir accompagnés dans leur mouvement de retraite, nous arrivons devant le front des bataillons massés sur la place Vendôme. La foule qui nous suit nous presse contre eux.

Ceux-ci, immobiles, paraissent tout d’abord tout décontenancés. Un certain nombre de gardes placés à l’angle de rue Neuve-Saint-Augustin restent l’arme au pied. J’avise l’un d’eux et je m’écrie : Vive la République ! crosse en l’air ! — Laissez-nous tranquilles (répond le garde) et f.. le camp… ! Un roulement de tambour interrompit cette conversation. Nous pûmes un moment espérer que le calme se rétablirait, quelques fusils s’abaissaient, puis se relevaient lentement, Les officiers avaient tiré leur épée et deux autres roulements avaient succédé au premier. Un instant après la charge sonne. J’aperçois la fumée sortir d’un fusil relevé aussitôt, d’autres armes s’abaissent et les décharges se succèdent rapidement…

On remarquera que toutes ces citations émanent des journaux réactionnaires, ou faisant montre, comme le Rappel, d’une neutralité hostile et défiante envers le Comité Central.

Tous, malgré quelques divergences de détails, reconnaissent dans leurs récits, écrits le jour même de la collision : 1o que les manifestants se dirigeaient vers des troupes en service, barrant le passage ; 2o qu’ils voulurent forcer ce barrage ; 3o que quelques manifestants (récit de l’Opinion nationale) criaient : Crosse en l’air ! et complétaient cette invite à la défection en cherchant à désarmer les factionnaires isolés qu’ils entouraient ; 4o que les factionnaires avancés, placés à la rue Neuve-St-Augustin, durent se replier vers les compagnies massées place Vendôme ; 5o que des sifflets, des insultes, des appels à l’indiscipline se produisirent et qu’on essaya de débaucher ces troupes ; 6o que des roulements de tambour et des injonctions d’avoir à se disperser, parfaitement interprétés comme sommations légales, eurent lieu ; 7o qu’un ou deux coups de fusils tirés en l’air retentirent, et qu’ensuite seulement se produisit la décharge meurtrière.

Il n’y a donc pas à rechercher si les premiers coups de feu, les coups de feu tirés en l’air et qui n’atteignirent personne, sont partis des rangs des gardes nationaux ou de la foule. Le général américain Sheridan, qui logeait dans un des hôtels meublés de la rue de la Paix, et de sa fenêtre suivait le défilé des manifestants, a déclaré que ceux-ci avaient tiré les deux premiers coups de pistolet, dont parlent tous les récits, mais ce témoin, de l’endroit où il était placé, a pu voir mal et se rendre compte des choses inexactement.

Sans s’attarder à cette vérification qu’on ne put faire le jour même de la bagarre, et qui est devenue aujourd’hui impossible, en ne considérant que la décharge qui suivit les roulements de tambour, et qui partit bien des rangs des gardes nationaux, appartenant aux 80e, 179e et 215e bataillons, il est permis de reconnaître que ces troupes, en service commandé, ayant reçu la consigne d’empêcher les manifestants de franchir le cordon d’arrêt et d’envahir, comme ils l’avaient fait impunément la veille, la place Vendôme, en menaçant l’Hôtel de l’état major d’une irruption peut-être irrésistible, devaient disperser par la force l’attroupement, qui continuait à grossir et à avancer. En temps normal, tout gouvernement ainsi provoqué, ayant ses consignes forcées, se fût défendu de même. Le Comité Central ne pouvait tolérer une seconde fois cette manifestation de soi-disants Amis de l’Ordre, qui suscitaient le désordre. En cherchant un conflit, ils commençaient une émeute.

Les ordres donnés par le chef de l’état-major Bergeret ne pouvaient pas rester sans sanction. La place Vendôme devait être déblayée sur l’heure. Comme on l’a vu par le récit de M. Charles Bocher, les gardes nationaux essayèrent d’abord de se dégager, à l’arme blanche. Les premiers rangs des manifestants furent repoussés à la baïonnette. La fusillade qui suivit fut la conséquence du mouvement en avant des Amis de l’Ordre, et de l’effort de quelques-uns d’entre eux pour désarmer les sentinelles placées à l’angle des rues Neuve-Saint-Augustin et des Petits-Champs, où commençait le barrage de la rue de la Paix.

Il n’y a donc pas à disculper les auteurs de cette répression légitime, qui ne fut pas d’ailleurs bien terrible. Beaucoup de gardes nationaux tirèrent en l’air, faisant du bruit pour effrayer leurs assaillants. Le chiffre relativement minime de leurs victimes prouve la modération avec laquelle ils firent usage de leurs armes, bien que provoqués et attaqués. Dans une foule dense de cinq à six cents personnes, resserrées dans la rue de la Paix, dont la largeur n’est pas excessive, le feu d’une compagnie armée de chassepots aurait pu, aurait dû être très meurtrier. Les journaux de la réaction, pour expliquer l’effet relativement bénin de la fusillade, affirmèrent que la plupart des gardes nationaux étaient en état d’ivresse et par conséquent incapables de viser. Voilà une interprétation charitable, et la modération des fédérés est bien récompensée.

Voici les noms des victimes de cette audacieuse, mais bien inutile agression :

Tués : Tiby, colonel en retraite ; Bellanger, patron du café de la porte Saint-Martin ; Bernard, négociant ; Giroud, agent de change ; Savary, lieutenant de vaisseau ; Baude, ingénieur ; Miet, caissier ; Colin, agent d’assurances ; Georges Hann, vicomte de Molinet, Lemaire, Niel, Charron. Tuonel et Wahlin, tapissier.

Parmi les blessés : Henry de Pène, directeur de Paris-Journal ; Gaston Jollivet, rédacteur au Gaulois ; Otto Hottinguer, banquier ; Brière, imprimeur ; Barle, Dehersin, Louis Pinganot, coiffeur ; Portet, lieutenant aux éclaireurs Franchetti.

Les gardes nationaux eurent aussi quelques victimes. Un certain nombre de manifestants se sont servis de leurs armes de poche. Un garde du 215e bataillon ; nommé François, fut tué. Un membre du Comité Central, lieutenant d’état-major, Maljournal, eut la cuisse traversée d’une balle de revolver. Les gardes du 176e bataillon : Cochet, Miche, Ancelot, Laborde, Legat, Reyer, capitaine au 176e, Train, du 20e de marche, furent relevés plus ou moins grièvement blessés.

Après la décharge, ce fut une déroute inouïe et une bousculade folle dans la rue de la Paix et les rues adjacentes.

L’Officiel publia un récit de cette dramatique journée, dont nous ne donnerons que la fin, son témoignage sur les faits relatés plus haut pouvant être contesté, tout en concordant dans l’ensemble avec les détails fournis.

On a trouvé sur le vicomte de Molinet, dit ce procès-verbal, un poignard fixé à la ceinture par une chainette. Un grand nombre de revolvers et de cannes à épées ont été ramassés dans la rue de la Paix et portés à l’état-major de la place.

Le docteur Rambow, ancien chirurgien major du camp de Toulouse, domicilié, 35, rue de la Victoire, et un certain nombre de médecins accourus, ont donné leurs soins aux blessés et signé les procès-verbaux.

Les valeurs trouvées sur les émeutiers ont été placées sous enveloppes scellées et déposées à l’état-major de la place.

C’est grâce au sangfroid et à la fermeté du général Bergeret, qui a su contenir la juste indignation des gardes nationaux, que de plus grands accidents ont pu être évités.

Le général américain Schéridan, qui, d’une croisée de la rue de la Paix, a suivi les événements, a attesté que des coups de feu ont été tirés par les hommes de la manifestation.

(Journal officiel du 25 mars.)

La manifestation des Amis de l’Ordre ne pouvait avoir d’importance que si elle avait pu se répéter durant plusieurs jours. À la suite de ces déambulations dans Paris de gens d’apparence paisible, de condition aisée, dont le nombre eût fait boule de neige, et se fût grossi de jour en jour, l’opinion eût été impressionnée par cette hostilité croissante de la population, envahissant les divers quartiers. C’eût été comme un plébiscite de la rue, sans convocation officielle, sans affiches et sans bulletins. Le Comité Central, au moment où il préparait la consultation du suffrage universel pour la nomination d’un Conseil communal, eût été devancé. Il n’aurait pu résister à cette protestation, continue et sur la voie publique, contre son existence, contre son exercice. Son pouvoir provisoire eût paru frappé de déchéance. C’était une lutte avec l’opinion où il avait tous les désavantages. Il avait pu laisser passer sans agir, sans le disperser par la force, le cortège du premier jour. Tous les gouvernements peuvent ainsi tolérer un rassemblement ayant une apparence de protestation pacifique, mais ne devant pas se renouveler. Ces démonstrations sans violences peuvent servir de soupape à des mécontentements comprimées. Mais aucun pouvoir ne saurait admettre la permanence de ces attroupements, devenant bien vite délictueux, et accoutumant les esprits à la rébellion. C’eût été préparer et faciliter des explosions violentes, inévitables. Par sa longanimité, qu’on eût qualifiée de faiblesse, il eût encouragé les exaltés à des manifestations perdant tout caractère pacifique.

Le Comité Central avait donc le droit et le devoir de rendre à la rue son calme nécessaire. Il l’a fait avec une modération que le petit nombre des victimes, proportionnellement au nombre des émeutiers, prouve suffisamment. On ne saurait lui imputer à crime, étant insulté et assailli, de s’être défendu. Cette tentative de soulèvement des Amis de l’Ordre ne fut pas renouvelée. Le Comité Central, pas plus que la Commune, n’eurent par la suite à réprimer des désordres dans la rue occasionnés par les partis contraires. Ceux-ci avaient reçu, rue de la Paix, un avertissement sérieux, et la leçon ne fut pas oubliée. Ce fut l’unique circonstance où, depuis le Dix-Huit mars, le Comité Central fit preuve d’énergie et d’esprit de décision.

LA JEUNESSE DES ÉCOLES

Il n’y eut, comme répercussion de la tentative des Amis de l’Ordre, qu’une réunion d’étudiants à l’amphithéâtre de Médecine. Là, des protestations se firent entendre, mais tout se borna à un ordre du jour, voté sous la présidence du professeur Trélat, qui d’ailleurs se défendit de toute entente avec la réaction.

Cet ordre du jour était ainsi conçu :

La jeunesse des écoles, assemblée dans l’amphithéâtre de l’École de médecine, considérant que le Comité Central a porté atteinte au suffrage universel ;

Déclare qu’elle fait cause commune avec les Représentants et les Maires de Paris, et qu’elle est prête à lutter avec eux, par tous les moyens possibles, contre ce Comité sans mandat populaire.

Elle affirme en outre qu’elle répudie toute espèce de complicité avec la réaction ; qu’elle entend repousser toute tentative de coup d’état venant du pouvoir, et veut maintenir, pleine et entière, la République une et indivisible.

Cette protestation ne fut suivie d’aucune tentative d’agitation dans la rue. Ses termes étaient mesurés et exprimaient une opposition reposant sur un scrupule juridique, excusable chez de futurs robins. L’illégalité de toute convocation électorale, faite en dehors du gouvernement, malgré le concours des maires mandatés à cet effet, servait de prétexte aux étudiants frondeurs. C’était la première fois qu’on voyait la jeunesse des écoles se séparer des forces populaires et ne pas faire cause commune avec l’insurrection. Il faut se souvenir, pour expliquer ce mouvement en apparence rétrograde du Quartier Latin, si ardent, presque révolutionnaire, durant les dernières années de l’empire, et qui jusque-là avait gardé ses traditions démocratiques et combatives de 1830 et de 1848, qu’au mois de mars 1871, la Jeunesse des Écoles n’était pour ainsi dire qu’une expression universitaire. Il n’y avait pas encore de cours, donc pas encore d’étudiants réels. Depuis le mois de juillet 1870, le Quartier Latin n’avait que sa population non-scolaire. La guerre avait dispersé ses jeunes-gens et en avait renvoyé la majorité dans leurs familles. Ils y étaient restés. La révolution du Dix-Huit mars les avait surpris dans leurs provinces, à la veille de leur départ. La reprise des cours était annoncée pour la première quinzaine d’avril. La rentrée s’était trouvée ajournée par les faits. Les parents ne s’étaient guère soucié d’envoyer leurs enfants dans une ville en révolution. Les étudiants en médecine, qui ont généralement les opinions les plus avancées, étaient presque tous absents. La jeunesse des écoles réunie à l’amphithéâtre sous la présidence d’un républicain modéré, le professeur Trélat, et avec l’assentiment du doyen à la Faculté, le chimiste Wurtz, savant paisible, libéral bourgeois, se composait donc surtout de professeurs, de fonctionnaires des facultés et des cours, et d’étudiants en droit, dont les parents habitaient Paris : On sait que cette dernière catégorie d’étudiants, même encore de nos jours, bien qu’en majorité républicaine, est cependant réfractaire aux idées sociales et ne fraye pas volontiers avec les éléments plébéiens. Cette aristocratie de la jeunesse des écoles, à diverses époques, s’est groupée en des conférences à tendances, sinon réactionnaires, du moins très bourgeoises, et se réclamant de l’équivoque qualification de « libérale ». Ce sont des pépinières d’avocats, de magistrats, d’hommes politiques, dont Jules Favre, Jules Grévy étaient alors les chefs et les modèles, comme le furent par la suite Méline et Waldeck-Rousseau. Cette jeunesse-là ne pouvait que se montrer réfractaire aux idées de la Commune, et ne devait pas se rallier au Comité Central.

Bien que le mouvement du Dix-Huit mars, et on ne saurait trop insister sur ce point, ait été à son origine essentiellement patriotique et purement politique, cependant les réformes sociales et la mentalité socialiste perçaient sous les déclarations et sous les actes des chefs populaires. Il n’était pas encore question d’une lutte de classes, ni d’une sorte d’avènement d’un quatrième état, mais le fait même de la composition du Comité Central, de son recrutement parmi des hommes neufs, et l’exclusion à peu près complète des avocats, journalistes, politiciens professionnels, de ce nouveau gouvernement plébéien, donnaient déjà à cette révolution un aspect différent des insurrections du passé. Les victoires populaires antérieures avaient été dirigées, et bien vite accaparées, par les députés et les publicistes de l’opposition, par les adversaires parlementaires du régime déchu, par des banquiers libéraux, par la classe même où se recrutait la jeunesse des écoles. Les étudiants eussent volontiers en 1871, comme leurs aînés en 1830 et en 1848, fait le coup de feu sur les barricades avec les ouvriers, mais à la condition que ces barricades eussent pour chefs leurs professeurs, les penseurs célèbres, les écrivains, qu’on admirait au quartier, avec des députés connus et des citoyens notoires, ayant fait leurs preuves, inspirant la confiance. Babick et le brave Maljournal, aussi bien que tous leurs collègues du Comité Central, ne pouvaient leur convenir comme guides. Les aristocrates intellectuels que sont toujours les étudiants, même les plus révolutionnaires, considèrent un peu comme des barbares les plébéiens qui n’ont pas fait des études. La supériorité du savoir, dont se sentaient pourvus ces jeunes gens, les rendait rebelles à toute soumission à un Comité d’inconnus, à la formation duquel ils avaient été étrangers, et dont les membres, en majorité, ne possédaient que la culture primaire. Cet antagonisme, manifesté par la déclaration de l’Amphithéâtre, au 24 mars, ne persista pas complètement, et beaucoup de jeunes gens des écoles, rassurés, encouragés par la présence dans le conseil communal de lettrés, d’hommes instruits, de professeurs et d’écrivains distingués, se rallièrent ensuite à la Commune, et même se firent tuer ou déporter pour elle. Voilà, ramenée à sa juste proportion, l’opposition manifestée à l’insurrection du Dix-Huit mars et au pouvoir qui en était issu, par la jeunesse des écoles, à l’époque où les Amis de l’Ordre tentaient un mouvement dans la rue. Les étudiants ne participèrent d’ailleurs pas en masse à cette émeute avortée.

Un certain nombre des assistants à la réunion de l’Amphithéâtre s’étaient rendus au Grand-Hôtel. Ils se mirent à la disposition de l’amiral Saisset, qui les fit armer et caserner, au 3e étage, ce qui indique la faiblesse de leur effectif.

Ces volontaires des écoles, au rôle insignifiant, au nombre dérisoire, furent congédiés le samedi 25, à cinq heures du soir. Leur passage au quartier général de la résistance bourgeoise ne fut marqué que par la consommation d’une certaine quantité de bouteilles de pale ale et de stout, commandées au limonadier de l’hôtel.

Un capitaine de frégate, nommé Salicis, avait convoqué à l’École Polytechnique, pour former une colonne d’attaque, des étudiants et des gardes du 21e, du 59e et du 119e bataillons. Il existait une batterie, formée sous le siège, dite batterie de l’École. Il est probable qu’il ne s’y trouvait alors aucun polytechnicien. Le capitaine Salicis exposa son plan qui consistait à entrer, la nuit, dans l’église Saint-Étienne-du-Mont, par le presbytère ; on en sortirait par la porte donnant sur la rue Clovis, et après s’être emparé facilement du lycée Corneille, on se serait trouvé maître du Panthéon. Alors on eût installé des pièces d’artillerie sur La place, dominant ainsi le quartier des Écoles. L’amiral Saisset, tout en félicitant le capitaine Salicis de son initiative stratégique, l’engagea à ajourner la réalisation de ce plan superbe. Il lui ordonna de combiner les forces dont il disait disposer avec celles qui se trouvaient réunies au Grand-Hôtel.

En somme, l’agitation réactionnaire trouva peu d’éléments au quartier latin. On ne saurait tirer argument contre l’élan populaire du simulacre de résistance tenté au quartier des écoles, par des étudiants plus ou moins authentiques, qui se borna à une agitation verbeuse et à des factions inutiles au Grand-Hôtel, devant des cruchons de bière anglaise.

DÉPÊCHES VERSAILLAISES MENSONGÈRES

Le gouvernement de Versailles, justement préoccupé de l’attitude incertaine de la province, s’efforçait de l’abuser par l’envoi de dépêches, tour à tour menaçantes et optimistes. Il s’agissait surtout d’affirmer que le mouvement parisien était circonscrit, et que l’Assemblée nationale prenait, d’accord avec le gouvernement soutenu Par la majeure partie de la population, toutes les mesures pour avoir promptement raison d’une émeute impuissante.

Les nouvelles de toute la France sont parfaitement rassurantes, télégraphiait M. Thiers, le 21 mars. Les hommes de désordre ne triomphent nulle part, et à Paris même les bons citoyens se rallient et s’organisent pour comprimer la sédition. À Versailles, l’Assemblée, le gouvernement ralliés, entourés d’une armée de 45,000 hommes nullement ébranlés, sont en mesure de dominer les événements, et les dominent dès aujourd’hui.

Lille, Lyon, Marseille, Bordeaux sont tranquilles. Vous pouvez donner aux populations ces nouvelles qui sont rigoureusement vraies, car le gouvernement qui vous les adresse est un gouvernement de vérité. Il reste bien entendu que tout agent de l’autorité qui pactiserait avec le désordre sera poursuivi selon les lois, comme coupable de forfaiture.

Cette dépêche était mensongère. Les 45,000 hommes de troupes n’existaient que dans les désirs de M. Thiers. Il les attendait, mais l’Allemagne ralentissait les rapatriements, et il ne savait quand il aurait enfin dans la main la force qui lui était nécessaire, pour jeter le masque conciliateur et démasquer, non plus au figuré, mais au réel, ses batteries, pour commencer le bombardement de Paris. La tranquillité des grandes villes qu’il annonçait avec aplomb n’était pas exacte. Déjà Lyon, Marseille, Narbonne s’agitaient et allaient proclamer la Commune, une Commune éphémère sans doute, mais ce n’étaient pas là des nouvelles qu’on pouvait qualifier de « rassurantes ». Disposant des lignes télégraphiques, et Paris n’ayant plus aucune communication avec l’extérieur, M. Thiers pouvait ainsi tromper la France. Ces mensonges lui furent fort utiles et contribuèrent pour beaucoup à laisser Paris poursuivre seul l’œuvre révolutionnaire. La province ignorait, doutait, hésitait, finalement ne bougea plus.

Le ministre de l’intérieur, Picard, envoyait de même aux préfets des dépêches confiantes et inexactes :

La situation n’est pas aggravée, L’insurrection est désavouée par tout le monde. Elle est déshonorée par des actes de violence individuels.

Les maires protestent unanimement et se refusent à procéder aux élections.

L’Assemblée est unanime pour flétrir les désordres et leurs auteurs. La séance de l’Assemblée a été excellente. Tous les partis sont d’accord pour condamner le mouvement.

À la nouvelle de la première manifestation des Amis de l’Ordre, la dépêche suivante fut transmise aux préfets :

L’ordre se maintient partout et tend même à se rétablir à Paris, où les honnêtes gens ont fait hier une manifestation des plus significatives.

L’armée, réorganisée, campée autour de Versailles, montre les plus fermes dispositions, et de toutes parts on offre au gouvernement des bataillons de mobiles pour le soutenir contre l’anarchie, s’il pouvait en avoir besoin.

Les bons citoyens peuvent donc se rassurer et prendre confiance.

La seconde manifestation, celle qui se termina par la débandade de la rue de la Paix, fut annoncée en ces termes à la province, par une dépêche datée du 23 mars, 4 h. 45 du soir.

À Paris, le parti de l’ordre a été en collision avec les insurgés. Il faisait une manifestation sans armes, dans le sens de l’ordre.

Un feu ouvert sur cette foule désarmée a fait de trop nombreuses victimes et a soulevé une indignation générale. Le parti de l’ordre a couru aux armes et occupe les principaux quartiers de la capitale. Les insurgés sont contenus.

Pour le citoyen paisible de Lyon et de Marseille qui lisait ces dépêches, affichées à la porte des Hôtels de Ville, des mairies, dans les cercles, les cafés, reproduites et commentées par les journaux gouvernementaux, Paris était aux mains d’une bande de scélérats qui fusillait sans provocation des gens désarmés, mais heureusement que le parti de l’ordre avait pris ses fusils et que les insurgés parisiens allaient être châtiés. La capitale, la dépêche officielle le disait, était au pouvoir du parti de l’ordre, et l’insurrection était refoulée, par les Parisiens eux-mêmes, dans les quartiers excentriques. En apprenant ces nouvelles, les citoyens disposés peut-être à tenter un mouvement dans leur cité, concevaient bien quelque doute, mais jugeaient sage d’attendre les événements, et ne se pressaient pas d’imiter Paris. Les télégrammes trompeurs de M. Thiers produisaient donc tout l’effet qu’il en attendait.

Le Journal Officiel versaillais publiait en même temps un appel aux départements, qui ne dénotait aucunement une disposition à la conciliation :

Des mesures énergiques vont être prises ; que les département les secondent, en se groupant autour de l’autorité qui émane de leurs libres suffrages. Ils ont pour eux le droit, le patriotisme. Is sauveront la France des terribles malheurs qui la menacent et l’accablent.

Déjà, comme nous l’avons dit, la garde nationale de Paris se rassemble pour avoir raison de la surprise qui lui a été faite. L’amiral Saisset, acclamé sur les boulevards, a été nommé pour la commander. Le gouvernement est prêt à la seconder. Grâce à leur accord, les factieux qui ont porté à la République une si grave atteinte, seront forcés de rentrer dans l’ombre. Mais ce ne sera pas sans laisser derrière eux, avec les ruines qu’ils ont faites, avec le sang généreux versé par leurs assassins, la preuve certaine de leur affiliation avec les plus détestables agents de l’empire et les intrigues ennemies. Le jour de la justice est prochain. Il dépend de la fermeté de tous les bons citoyens qu’il soit exemplaire.

Ce factum, qui répétait cet absurde mensonge que les républicains de Paris étaient des instruments de l’Allemagne et des partisans de Napoléon III, se produisait le jour même où des agents bonapartistes avérés, comme le tailleur Bonne, le journaliste Henry de Pène et plusieurs autres amis du régime déchu, essayaient de provoquer dans Paris une émeute. Les faits mêmes donnaient un démenti.

Quant à la garde nationale réunie sous le commandement de l’amiral Saisset, son rôle devait être plus tapageur que sérieux.

PRÉPARATIFS INUTILES À LA BOURSE

La résistance au Comité Central s’était organisée en dehors de l’amiral Saisset, et avant sa nomination. Les promoteurs avaient été Tirard et quelques chefs de bataillons du centre, dont un bijoutier de la rue de la Paix, Quevauvilliers, l’un des vainqueurs du 31 octobre. À la mairie du Île arrondissement (La Bourse) s’était concentré le premier élément d’émeute. La mairie du Ier (Le Louvre) s’était pareillement gardée et retranchée. Les chefs de bataillons de ces arrondissements, réunis avec les maires et adjoints, décidèrent de conserver exclusivement la garde de leurs mairies (Ier et IIe), et repoussèrent les bataillons appartenant à d’autres quartiers venus pour fournir des piquets, à tourde rôle. Sur dix bataillons, un seul, Le 196e, refusa son adhésion à ce cantonnement constituant refus d’obéissance au Comité Central.

Une affiche fut signée par tous les officiers présents, reconnaissant l’Assemblée nationale pour seul pouvoir régulier, et déclarant que la garde nationale était indépendante vis-à-vis du Comité Central. En même temps, on mit en état de défense les deux arrondissements. La Bourse et la mairie de la rue de la Banque fournissaient une position stratégique excellente. Les rues qui y donnaient accès étaient étroites, faciles à barricader. La place et le palais de la Bourse permettaient de concentrer des force, et la mairie à proximité ne pouvait être ni surprise ni même sérieusement attaquée. Il n’y avait pas lieu d’être étonné du choix de ce quartier général de la résistance. Outre sa population particulière de banquiers, d’hommes d’affaires, d’agences, de compagnies et de commerces de luxe, ce quartier avait toujours été le foyer de la réaction bourgeoise, le centre d’action des partis d’opposition. La rue des Filles-Saint-Thomas débouchait sur la place de la Bourse ; c’était là que, sous la Révolution, se formaient les bataillons royalistes qui marchaient contre la Convention. La section fameuse des Filles-Saint-Thomas, devenue section Lepelletier, fournit les insurgés du 13 vendémiaire que balaya le général Bonaparte autour de l’église Saint Roch. La mairie de Saint-Germain-l’Auxerrois était moins avantageuse pour la défense. Placée à l’extrémité du Ier arrondissement comprenant le Palais-Royal et les Halles, elle était à peu près isolée par le quai et la rue de Rivoli, et les communications avec les rues commerçantes de Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs, Richelieu, avec tout le massif tortueux de la butte des Moulins, pouvaient être facilement interceptées.

Il fallait recruter des hommes en nombre important, pour monter la faction, garder les abords, en cas d’attaque, repousser les assaillants et défendre les deux mairies transformées en citadelles de la place bourgeoise. Les gardes, supposés devoir s’enrôler parmi les Amis de l’Ordre, ne témoignaient pas d’empressement à rallier la mairie de la Bourse. Sans donner leur adhésion au Comité Central, beaucoup ne venaient pas se faire inscrire au Grand-Hôtel, ni aux deux mairies dissidentes.

LE PIÈGE DE LA SOLDE

Trois malins municipaux imaginèrent alors un tour de sergent racoleur. Ils affichèrent, dans les deux arrondissements, l’avis suivant, qui paraissait répondre aux inquiétudes que le Comité Central avait éprouvées la veille, au sujet du paiement de la solde, et que devaient partager les gardes nationaux de l’ordre :

Avis. — La solde de la garde nationale et les services d’assistance seront régulièrement continués par les soins des officiers-payeurs de chaque bataillon.

Les fonds publics, nécessaires à cet effet, sont à la disposition exclusive des maires issus du suffrage universel.

Le service sera provisoirement établi dès demain au palais de la Bourse, pour les bataillons dépendant des mairies envahies.

Il sera repris dans ces dernières aussitôt que les maires et adjoints y seront réinstallés.

Pour les maires et adjoints de Paris.
Les délégués :
Tirard, Dubail, Héligon.

Une note, signée du banquier Goudchaux fut aussi publiée, annonçant que, dans l’espace de deux heures, MM. J. Maumy et Goudchaux avaient organisé à la Bourse une caisse et un contrôle, que la caisse avait été tenue par M. Ch. Gadala, agent de change, qu’environ 550,000 fr. avaient été versés aux payeurs, de la garde nationale, et que les fonds avaient été fournis par la Banque de France, sur réquisition de MM. Tirard et André.

Le moyen était bon, mais le calcul ne fut pas exact, comme résultat. Les gardes nationaux affluèrent bien autour des payeurs, revenant de la Bourse avec des sacs chargés d’argent. Mais la solde empochée, beaucoup oublièrent de venir prendre la faction à la mairie résistante. Eût-on continué ce système, assez dispendieux, pour faire l’appel et former le rassemblement, que le résultat final n’eût pas été beaucoup différent. L’amiral Saisset avait le commandement, et alors peu importait que les adroits municipaux et les zélés payeurs pussent, avec l’appel des pièces de cent sous, lui recruter des combattants, puisque ce chef était décidé à ne pas les faire combattre. L’amiral était cependant secondé par des hommes énergiques et résolus à agir.

RETRAITE PITEUSE DE L’AMIRAL

Le commandant Barré avait été nommé chef de légion chargé de la défense de ce premier arrondissement. Le colonel Langlois et Schœlcher secondaient l’amiral au IIe arrondissement. L’accord existait complet entre les deux arrondissements. Ils communiquaient et s’entendaient pour arrêter les estafettes signalées, que l’état major de la place Vendôme envoyait à l’Hôtel-de-Ville, et qui devaient passer par la rue de Rivoli. On se préparait à repousser une attaque des bataillons du Comité Central, et peut-être à prendre les devants, à tenter un mouvement sur l’Hôtel-de-Ville ; mais l’amiral Saisset ne paraissait nullement pressé de donner le signal.

Il s’est par la suite excusé de ses hésitations, en disant qu’il avait des armes en quantité insuffisante et disparates : des chassepots, des remingtons, des tabatières et des fusils à piston, avec en moyenne seulement douze cartouches par hommes ; pas de vivres et presque pas d’officiers. Ceux-ci lui écrivaient qu’ils ne voulaient pas obéir au Comité Central, mais ils donnaient leur démission au lieu de rejoindre au Grand-Hôtel. Il voulut un instant se mettre à la tête des bataillons de Passy, qui lui paraissaient plus sûrs, et occuper de nuit avec eux les Champs-Élysées. Les commandants J. de Bouteiller[2] et Lavigne lui firent savoir que leurs bataillons ne voulaient pas quitter leur arrondissement. Ils s’y défendraient énergiquement contre les fédérés, mais ils attendraient qu’on les attaquât chez eux. Il n’y avait plus à songer à ce coup de main qui eût permis la communication avec Versailles.

Le bon amiral cherchait surtout un poste de combat pas trop voisin des endroits qu’il supposait fortement occupés par les fédérés. La gare Saint-Lazare lui parut suffisamment distante des quartiers dangereux. Et puis, on se trouvait là plus rapproché de Versailles, mais il n’était pas très certain de s’y maintenir.

J’avais réussi, a-t-il dit dans l’Enquête, à m’assurer des francs-tireurs des Lilas, qui avaient opéré avec moi dans plusieurs petites affaires sur le chemin de fer de Soissons, vers Bondy et Bobigny. Il en était résulté que nous avions confiance les uns dans les autres, et j’avais cherché à assurer mes derrières par ce moyen. Si j’étais obligé de quitter la gare Saint-Lazare, les hommes des Lilas protégeraient ma retraite sur Colombes…

Les partisans de l’amiral ne paraissaient pas en sûreté, à la mairie du Louvre, ni à la Bourse, ni au Grand-Hôtel, boulevard des Capucines ; tout cela était trop voisin des fédérés. La gare Saint-Lazare semblait préférable, et Saisset songeait même à la grande et lointaine banlieue, Colombes, dans le voisinage d’Argenteuil, comme donjon. Quant aux bataillons des Amis de l’Ordre, ils ne lui inspiraient guère confiance ; il leur préférait des francs-tireurs recrutés à Pantin et aux Quatre-Chemins, localités dont la population n’avait pourtant rien de bourgeois, et dont les corps francs, généralement peu appréciés des bataillons du centre, auraient plutôt dû lui sembler inquiétants. Il demanda 25,000 sacs à terre pour défendre Colombes, que les fédérés, qui déjà n’osaient aller jusqu’à Versailles, ne pouvaient songer à attaquer, à moins de supposer une marche vers le Vexin, par Pontoise ! Il réclama aussi des marins. M. Vautrain le pressait de venir rejoindre les braves qui l’attendaient à la mairie de la rue de la Banque. Il répondit, peu séduit par la proposition : « Il ne faut pas me faire prendre comme un rat dans une souricière, je vais me placer au Grand-Hôtel », et il ajoutait, tout étonné, et tout fier de son audace : « C’était un pas en avant ! » Il demandait surtout à en faire deux, ou plus, en arrière. Pour justifier sa conduite ultra-prudente, le bon amiral n’a pas hésité à calomnier les gardes nationaux de l’ordre, accourus à son appel, prêts à se battre et croyant qu’on allait les lancer immédiatement contre l’Hôtel-de-Ville.

Ces volontaires pouvaient être d’endurcis réactionnaires, mais ils n’étaient pas des poltrons. Saisset avait l’âme de Trochu, sans en avoir les talents oratoires. Il tint un discours peu éloquent aux hommes de bonne volonté, rangés autour de lui, impatients de l’entendre lancer ce cri, qui n’était ni dans son cœur ni sur ses lèvres : « En avant ! » L’amiral leur dit simplement : « Placez-vous au Nouvel-Opéra et bornez-vous à vous défendre. Vous le voyez il n’y a pas moyen de tenter une action offensive, il n’y a pas moyen de faire une répression de l’insurrection ; elle est audacieuse, elle est fortifiée, vous ne pouvez rien de plus ! » Et il donna l’ordre de se borner à défendre les propriétés, les femmes, les enfants (que personne ne pensait à attaquer), avec interdiction d’engager l’action dans la rue. C’était un langage à décourager les trois cents des Thermopyles.

L’amiral, dont les sentiments pacifiques croissaient avec le danger qu’il voyait imminent, avait une telle hâte de rentrer chez lui, qu’il s’en fut à Versailles solliciter un ordre de retraite.

« J’avais la conviction, a-t-il déclaré dans l’Enquête, quand je me suis décidé, le 22, à rendre compte de la situation à M. Thiers, que si j’avais engagé l’action, nous aurions été complètement écrasés, et l’insurrection victorieuse serait venue jusqu’à Versailles. »

Ainsi, lui aussi, le chef de la résistance parisienne, bien placé pour reconnaître les forces dont disposait le Comité Central, constatait, par l’effroi même qu’il en témoignait, la faute commise par le Comité en ne marchant pas sur Versailles, dès le 19 mars, et même après le 22. « Comme à ce moment, a-t-il ajouté, nous n’étions pas sûrs de l’armée, je ne sais pas si les insurgés n’auraient pas eu le dessus ! »

Enfin, saisissant le prétexte de « la capitulation des maires », il se hâta de se dérober à la tâche, glorieuse peut-être, mais pas aisée, d’assurer le triomphe de l’ordre. Il s’empressa de renvoyer son monde. Voici comment il se justifia aux yeux de ceux qui avaient cru vaincre l’insurrection, en investissant l’amiral du commandement supérieur des gardes nationales de la Seine :

Dès le 25 mars, considérant la situation comme plus que compromise, après avoir réussi à Contenir le mouvement, et avoir donné au chef du pouvoir exécutif quelques heures de plus pour reformer l’armée, je me décidai à donner aux gardes nationaux l’ordre de rentrer chez eux et d’attendre un moment plus favorable pour agir. J’ai prescrit à mes aides de camp de se retirer, et moi-même je suis venu à pied à Versailles.

(Enquéte parlementaire. Déposition de l’amiral Saisset, t. II, p. 308.)

Cette retraite peu héroïque découragea, encore plus que la leçon de la rue de la Paix, les Amis de l’Ordre. Aussi ne bougèrent-ils plus jusqu’à l’heure sinistre où ils purent, sous la garantie du brassard tricolore, se mêler aux troupes victorieuses, dénoncer les vaincus et achever les blesés. Pourquoi le général en chef de l’ordre s’est-il sauvé, à pied, à Versailles ? M. Thiers, lui, était parti en voiture, et les ministres avaient pris le train. Les francs tireurs des Lilas n’étaient-ils donc plus là pour protéger « les derrières » de l’amiral ? Ses gardes du corps se morfondirent à l’attendre à la gare Saint-Lazare, et probablement, faute d’occasion de combattre pour l’ordre, ces sacripants se mirent-ils au service de l’insurrection.

Ainsi finit piteusement l’essai de résistance armée, dans j’intérieur de Paris, tenté courageusement, audacieusement, par les Tirard, les Vautrain et quelques chefs de bataillons réactionnaires. L’amiral Saisset eut conscience de l’inutilité de sa présence, parmi des gens qu’il décourageait et paralysait. Il a argué, pour sa justification devant les commissaires de l’Enquête, que son commandement et ses courtes apparitions au Grand-Hôtel, avaient eu du moins pour résultat de faire gagner quelques heures à M. Thiers pour préparer son attaque. M. Thiers aurait pu se passer du concours dilatoire de l’amiral : l’inertie du Comité Central, les négociations des maires et l’amusette des élections suffisaient pour gaspiller les journées qui auraient dû perdre Versailles et sauver Paris.

  1. L’auteur a vu passer, de la terrasse du café de Madrid, sur le boulevard Montmartre, le cortège revenant de la Bourse. Henry de Péne, qui le connaissait, l’ayant aperçu, fit un geste d’appel et lui cria : « Venez avec nous ! » Comme il se contentait de répondre par un signe de tête négatif, Abel Peyrouton, qui se trouvait à la table voisine, crut que l’invitation s’adressait à lui ; Il répondit vertement et un commencement d’altercation s’ensuivit. Les gens du cortège poussèrent des huées. Peyrouton et les autres consommateurs, grimpés sur leurs chaises, répondirent en acclamant la République et en invectivant la réaction. Il n’y eut aucune voie de fait, et le cortège poursuivit son chemin.
  2. Jean de Bouteiller, ancien officier de marine, publiciste, rédacteur au Petit Parisien et au Mot d’Ordre. A été Président du Conseil Municipal de Paris. Mort en 1885.