Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/5

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LIVRE V

L’INACTION

PRÉPARATION DES ÉLECTIONS

Pendant que les pourparlers avaient lieu entre Paris et Versailles, et durant ces négociations, qui prenaient toute une semaine, bien employée par M. Thiers à mettre garnison au Mont-Valérien, à rassembler des gendarmes, troupes sûres, et à réorganiser des régiments avec les soldats rapatriés, le Comité Central à Paris s’efforçait de convoquer les électeurs directement. Il reculait d’un jour la date primitivement adoptée.

Le 22 mars, il publiait un arrêté disant :

Le Comité Central, n’ayant pu établir une entente parfaite avec les maires, se voit forcé de procéder aux élections sans leur concours.

En conséquence, le Comité arrête :

Les électeurs de la ville de Paris sont convoqués, le jeudi 23 mars 1871, dans leurs collèges électoraux, à l’effet d’élire un Conseil Communal de Paris. Les élections se feront dans chaque arrondissement par les voies d’une Commission électorale nommée à cet effet par le Comité Central. Le Comité Central remet aux mains du peuple de Paris le pouvoir tombé de mains indignes.

La publication de ce décret fut complétée, interprétée plutôt, par une note publiée par le Journal Officiel, où il était dit que Paris avait le droit incontestable de procéder aux élections d’un Conseil Communal, de s’administrer lui-même et de veiller à la liberté et au repos publie à l’aide de la garde nationale, composée de tous les citoyens élisant directement leurs chefs par le suffrage universel.

Cette note se terminait ainsi :

C’est aux électeurs et aux gardes nationaux qu’il appartient de soutenir les décisions du gouvernement, et d’assurer par leurs votes, en nommant des républicains convaincus et décidés, le salut de la France et le salut de la République.

Demain ils tiendront leurs destinées dans leurs mains et nous sommes persuadés à l’avance qu’ils feront usage de leurs droits.

DÉCRETS DU COMITÉ CENTRAL

Le Comité Central, durant cette semaine d’attente, prit diverses mesures, d’une importance secondaire et d’une urgence relative.

On a vu l’accusation grave, portée contre M. Thiers, d’avoir fait ouvrir les portes de Poissy, et d’avoir lâché dans Paris des condamnés de droit commun : les excès qu’ils commettraient devant compromettre le gouvernement parisien. En même temps, si ces malfaiteurs venaient à être repris par les troupes, on en pourrait conclure qu’il y avait des condamnés de droit commun parmi les fédérés. Cette assertion ne pouvait du reste avoir aucune portée : une population urbaine de deux millions d’hommes devant, en tout temps, contenir des coquins. Le Dix-Huit mars n’avait pas, comme par un coup de baguette, supprimé les gredins antérieurs et présents. Les deux mois du régime de la Commune furent d’ailleurs exceptionnels pour la rareté des crimes de droit commun, pour la sécurité dans les rues, et quant à la diminution des délinquants et des voleurs. Il est vrai que tout le monde était armé, qu’il y avait des postes et des patrouilles, principalement dans les quartiers excentriques et sur les avenues d’ordinaire désertes, conduisant aux remparts. Ensuite, grâce à la solde et à l’incorporation, les miséreux étaient en petit nombre. Il convient de dire aussi que la police était habilement et strictement faite par le chef de la sûreté Cattelain. Rien, à la préfecture, n’étant changé pour la surveillance et la poursuite des malfaiteurs.

Le Comité Central avait lancé, dès les premiers jours, cet avis à la garde nationale :

De nombreux repris de justice, rentrés à Paris, ont été envoyés pour commettre quelques attentats à la propriété afin que nos ennemis puissent nous accuser encore.

Nous engageons la garde nationale à la plus grande vigilance dans ses patrouilles.

Chaque caporal devra veiller à ce qu’aucun étranger ne se glisse, caché sous l’uniforme, dans les rangs de son escouade.

C’est l’honneur du peuple qui est en jeu ; c’est au peuple à le garder.

Le Comité, sans attendre la loi sollicitée par Millière, prorogea à un mois les échéances. Le petit commerce apprécia grandement cette décision.

Une autre mesure, assurément contraire au droit commun, mais que les circonstances exceptionnelles pouvaient justifier, fut prise en attendant la décision pour les loyers : jusqu’à nouvel ordre, et dans le seul but, disait le décret, de maintenir la tranquillité, les propriétaires et les maîtres d’hôtel ne pourraient congédier leurs locataires. Cette suspension du droit qui appartient au locataire ainsi qu’au logeur de donner congé, n’était que provisoire ; la mesure, qui du reste ne parut pas donner lieu à de vives contestations, se justifiait aussi par le fait que les tribunaux ayant suspendu le cours de la justice, les magistrats ayant pour la plupart gagné Versailles, il eût été difficile d’obtenir jugements et ordonnances d’expulsion.

AVERTISSEMENT À LA PRESSE

Les critiques de la presse hostile avaient pris un caractère tellement violent qu’on pouvait les considérer comme des appels à la guerre civile. Le Comité Central publia cet avertissement :

La presse réactionnaire a recours au mensonge et à la calomnie pour jeter la déconsidération sur les patriotes qui ont fait triompher les droits du peuple.

Nous ne pouvons pas attenter à la liberté de la presse ; seulement, le gouvernement de Versailles ayant suspendu le cours ordinaire des tribunaux, nous prévenons les écrivains de mauvaise foi, auxquels seraient applicables d’ordinaire les lois de droit commun sur la calomnie et l’outrage, qu’ils seront immédiatement déférés au Comité Central de la garde nationale.

Les bureaux du Figaro et du Gaulois, où se confectionnaient des articles calomnieux, des nouvelles mensongères, avaient été, et dès les premiers jours, envahis par un détachement de gardes nationaux ; ces journaux avaient été mis dans l’impossibilité de paraître. Cet attentat à la liberté de la presse avait été blâmé par les journaux républicains, comme le Cri du Peuple et le Rappel. On reprocha aux hommes, à qui l’insurrection avait donné le pouvoir, de recourir contre leurs adversaires à des mesures de violence, qu’ils avaient justement condamnées quand ils étaient dans l’opposition.

L’avertissement donné avait pour but de corriger la mauvaise impression qu’avait pu produire la brutalité de cette descente militaire dans deux imprimeries. Le Figaro et Le Gaulois, comme plusieurs autres de leurs confrères, ne devaient pas tarder à émigrer à Versailles, où était certainement leur place.

Deux notes complémentaires de l’avertissement parurent, l’une donnant un démenti aux bruits alarmants et aux calomnies répandus à dessein, et mettant la province en garde contre les manœuvres coupables qui devraient cesser ; l’autre disant « que les autorités républicaines de la capitale voulaient respecter la liberté de la presse, ainsi que toutes les autres, mais qu’elles espéraient que les journaux comprendraient que le premier de leurs devoirs était le respect de la République, de la vérité, de la justice et du droit, placés sous la sauvegarde de tous ». Ce langage vague et pompeux n’empêcha nullement, comme on devait s’y attendre, la campagne hostile et calomnieuse de continuer.

Après avoir levé l’état de siège dans le département de la Seine, aboli les Conseils de guerre, et accordé amnistie pleine et entière pour tous les crimes et délits politiques, le Comité Central avait enjoint à tous les directeurs de prisons de mettre immédiatement en liberté tous les détenus politiques. Cette mesure fut unanimement approuvée.

DANS LES ADMINISTRATIONS

Le Comité s’occupa de la réorganisation des diverses administrations.

Le gouvernement versaillais avait donné l’ordre à tous les fonctionnaires et employés de quitter immédiatement Paris, et de venir se ranger, dans la ville de Louis XIV, autour de leurs chefs hiérarchiques. Ce fut même pour tout employé de l’État, lors de la répression, un motif de condamnation, ou tout au moins d’arrestation et de poursuites, que le fait d’être resté à Paris, même sans avoir servi la Commune. Ceux qui crurent devoir conserver leur emploi, non seulement le perdirent à la rentrée des troupes, mais la déportation ou l’emprisonnement punirent les imprudents qui, ne désertant pas leur poste, acceptèrent de l’avancement. Cet avancement pouvait être motivé, non par une adhésion politique soupçonnée, mais par ce fait que les services publics étaient désorganisés : ceux qui remplirent les fonctions des chefs et commis ayant abandonné leur emploi, ne devaient-ils pas avoir le grade et les appointements de ceux qu’ils remplaçaient ?

Beaucoup, parmi les comptables de deniers publics, firent du zèle et déménagèrent leurs caisses. Ils emportèrent leurs recettes à Versailles, où ce butin inespéré fut joyeusement reçu. Plusieurs récits pittoresques, par la suite, firent connaître les ruses, les déguisements et les stratagèmes employés pour commettre ces vols, qualifiés sans doute de légitimes, détournant, au profit du gouvernement en fuite, les fonds de la ville. Il y eut des comptables de l’Assistance Publique qui se transformèrent en infirmiers ; sous le prétexte de conduire des pommes de terre à l’hospice d’Issy, ils firent passer à Versailles des sacs pleins d’or, de pièces d’argent, de billets de banque, toute la caisse, alors considérable, de l’administration centrale des hôpitaux. (Paul Ginisty. Paris intime en Révolution.)

On volait ainsi les malades et les pauvres, sous le prétexte de priver du nécessaire le Comité Central.

LA SOLDE ET LA BANQUE DE FRANCE

Une des premières et des plus vives préoccupations du Comité Central, fut d’assurer la solde de la garde nationale. Elle était indispensable aux trois quarts de la population parisienne pour l’existence quotidienne.

Les délégués aux finances, Jourde et Varlin, se rendirent au trésor pour s’enquérir de l’état des sommes en caisse. Un sous-caissier leur remit la situation au dix-huit mars. Elle accusait un actif de plus de quatre millions. Les délégués demandèrent à en prendre possession. Il leur fut répondu que les clefs étaient, avec le caissier principal, à Versailles. Varlin et Jourde eurent le scrupule de s’emparer de cette somme au nom du gouvernement insurrectionnel. Ils n’avaient qu’à requérir un serrurier et quelques gardes nationaux. Ils respectèrent la caisse du trésor, comme ils devaient non seulement respecter, mais protéger les caves de la Banque de France. Les deux délégués se retirèrent, et comme ils savaient que les gardes nationaux, leurs femmes, leurs enfants, attendaient le paiement de la solde pour manger, et qu’il fallait absolument trouver de l’argent sur l’heure, il leur vint l’idée de s’adresser à M. de Rothschild.

Pour l’imagination populaire, pour les gens en dehors du mouvement financier, Rothschild personnifiait, concentrait toute la richesse : lui seul avait de l’argent, lui seul pouvait en prêter. Les délégués se rendirent chez le Crésus de la rue Laffitte. Celui-ci, qui n’avait pu encore se réfugier à l’abri des baïonnettes versaillaises, ayant des intérêts considérables à surveiller à Paris, se mit de bonne grâce à la disposition des argentiers sans le sou de la Révolution. Il leur offrit cinq cent mille francs, non sans inquiétude, car ces délégués, avec leurs bataillons, pouvaient exiger bien davantage. Ils auraient pu même mettre dehors gouverneur, caissier et employés de la Banque, et prenant leurs clefs, ouvrir caisses et caves, puiser dans cette immense réserve financière, bref se passer de toute permission.

Jourde et Varlin empochèrent les cinq cent mille francs avec satisfaction : les familles des gardes nationaux mangeraient ce soir-là. C’était l’essentiel. Ils se sentirent allégés d’un poids moral pesant, et, allègres sous la lourdeur des sacs sauveurs, ils montèrent en fiacre, laissant le baron enchanté de la modération des exigences de ces terribles fédérés.

À Versailles, on fit des difficultés pour rembourser à Rothschild le montant du reçu que lui avaient laissé les délégués. Mais le financier menaça à son tour Thiers de lui couper tout crédit, et comme à Versailles on avait grand besoin de la haute banque, on fit honneur à la signature de Jourde et Varlin. Rothschild, en sûreté, s’amusa ensuite de l’aventure. Aux courtisans de Thiers le félicitant, il disait avec un scepticisme railleur : « J’aimerais à avoir toujours affaire à des voleurs aussi honnêtes. »

Les délégués, mis en bonnes dispositions d’opérer des rentrées, par ce premier emprunt réussi, et prévoyant qu’il faudrait encore de l’argent le lendemain et les jours suivants, se rendirent à la Banque de France, munis cette fois d’une réquisition en règle du Comité Central.

Le gouverneur de la Banque de France était alors M. Rouland[1]. Il reçut les deux délégués dans la soirée, le sourire aux lèvres. — « Messieurs, je vous attendais ! leur dit-il, et il ajouta, en affectant la plus extrême politesse : « La Banque ne s’occupe pas des changements politiques. Elle reconnaît tous les gouvernements de fait. Dans la limite de ses attributions, elle est venue en aide à tous les gouvernements nouveaux. Si vous voulez me donner un reçu pour le compte de la ville de Paris, je tiens à votre disposition un avoir de… vous acceptez ?… un million ? » Les délégués s’empressèrent de libeller le reçu, et passèrent à la caisse, où un million en billets de banque leur fut compté. Ils eurent quelques difficultés à monnayer cette somme, mais enfin ils étaient rassurés, la solde était pour plusieurs jours garantie, ainsi que les paiements indispensables au fonctionnement des services de la ville. Ils s’empressèrent de rendre compte du résultat de leur mission, et le Comité Central fit aussitôt paraître la note suivante :

À partir de demain 21, la solde de la garde nationale sera faite régulièrement, les distributions de secours seront reprises sans interruption.

Le soir même la solde se distribuait dans tous les arrondissements. À dix heures elle était partout touchée. Les bataillons, un instant inquiets, reprirent toute confiance, et la popularité du Comité Central s’en accrut.

Ce versement fait par la Banque émut singulièrement Versailles. On y vit une manœuvre bonapartiste. « M. Rouland, disait-on, a opéré pour le compte de l’Empire. S’il avait refusé l’avance, la solde ne pouvait être payée, les gardes nationaux se mutinaient, refusaient de marcher, cessaient de monter la garde, et désagrégés, les bataillons qui soutenaient le gouvernement insurrectionnel ou passaient du côté des bataillons de l’ordre et de l’amiral Saisset, ou même balayaient spontanément les gens de l’Hôtel-de-Ville. Donc, M. Rouland avait sauvé le Comité Central ! »

C’était là une illusion et une sottise. D’abord le bonapartiste Rouland n’agit nullement dans l’intérêt de l’Empire, à qui personne ne songeait, pas même lui peut-être. L’ancien serviteur de Louis-Philippe et de Napoléon III intriguait déjà du côté de M. Thiers. Celui-ci d’ailleurs le maintint au gouvernement de la Banque. Le rusé fonctionnaire ne se montra aussi coulant avec les délégués de l’insurrection que pour sauver la Banque de France. C’était une rançon et une prime d’assurance qu’il versait. Il quitta du reste Paris le 23 mars, et son remplaçant à Paris, le marquis de Plouec, avec l’aide de Beslay, délégué de la Commune, continua sa méthode prudente et habile, ne livrant pas les richesses de la Banque, mais ne refusant pas des avances espacées, faisant en un mot la part du feu. Ce gouverneur distribua des millions par petites portions aux communards, comme on émiette de la viande à des fauves qu’on cherche à apprivoiser.

Non seulement M. Rouland, en lâchant un million, ne sauva pas le Comité Central, mais on peut dire qu’il contribua à le perdre, et avec lui la Commune. S’il avait refusé de sacrifier ce premier million, le Comité Central eût montré les crocs, il eût dévoré ce qu’il aurait voulu, ce qui était à sa portée, et selon sa faim. Qui eût pu l’en empêcher ? Il avait la force. Si on lui fermait les portes de la Banque de France, il n’avait qu’à les enfoncer. Rien n’était plus facile.

LA BANQUE RESPECTÉE

C’est une question embarrassante, et sur laquelle je ne partage pas l’avis de la plupart de ceux qui ont apprécié les rapports financiers de la Commune avec la Banque de France, de savoir si l’on aurait dû mettre la main sur cet établissement de crédit national. Devait-on respecter la Banque ou sans hésiter aurait-on dû s’emparer de ses réserves métalliques, de son portefeuille, et en disposer ? C’était faisable, était-ce utile ? Nous examinerons le pour et le contre, quand nous traiterons du rôle du Délégué Beslay à la Banque. Disons que de graves considérations de crédit, pour la France et pour l’Europe, de dignité gouvernementale aussi, pouvaient prévaloir. La Commune, gouvernement établi par le suffrage universel, ayant les apparences régulières, légitimes même, devait fonctionner avec les formes légales de tous les régimes précédents, issus comme elle d’une insurrection victorieuse. Pouvait-elle mettre au pillage la Banque Nationale, citadelle de la solvabilité française ? Les révolutions de 1830 et 1848, le coup de Décembre 51, s’étaient montrés respectueux de ces coffres tentateurs, et s’étaient bien trouvés de ne pas avoir égorgé la poule aux œufs d’or et étranglé la confiance dans le crédit de la Banque et du gouvernement. Ces scrupules auraient pu ne pas arrêter le Comité Central, qui n’était qu’un pouvoir provisoire, né de l’insurrection et la continuant, susceptible de procéder à des réquisitions arbitraires, dont les insurgés de tous les temps et dans tous les pays ont fourni des exemples. La Commune, au contraire, pouvait, devait hésiter. Il y a une distinction à faire entre les deux gouvernements et les deux époques.

En réservant l’examen de ce problème délicat, on peut répondre à ceux qui accusent le bonapartiste Rouland d’une complaisance injustifiée envers le Comité Central, qu’il a agi sagement, en politique avisé, en financier prudent, lorsqu’il a donné le million : le désespoir, la faim et les menaces des gardes nationaux eussent poussé le Comité Central à de bien plus grandes exigences.

Que serait-il arrivé si le Comité avait forcé les caves de In Banque ? Le crédit de Versailles eût été coupé ; c’eût été dans l’armée régulière qu’on eût conçu de l’inquiétude au sujet de la solde. Et puis, avec de l’argent, beaucoup d’argent, les conditions de la lutte eussent changé. Thiers, privé du nerf indispensable, eût-il osé poursuivre ses projets de guerre civile ? Il eût capitulé, sans attendre les maires. Il eût tout cédé : les franchises communales avec le reste, la garde nationale demeurant armée et commandée par un chef élu, pourvu qu’on respectât la Banque de France, sans le crédit de laquelle il ne pouvait ni payer les soldats présents, ni faire revenir d’Allemagne la garde impériale, la garde, pour lui aussi, suprême espoir et suprême pensée. On voit qu’il est au moins contestable que le gouverneur de la Banque, en consentant une maigre avance d’un million, ait rendu un réel service au Comité Central, et par suite à la Commune.

Le Comité Central n’avait pas les raisons de modération, vis-à-vis de la Banque, que par la suite la Commune a invoquées. M. Rouland pouvait donc craindre une prise de vive force par le Comité. Il se montra gouverneur habile autant que prévoyant, lorsque, pour conserver les richesses de la Banque, il en sacrifia une parcelle.

LES SOLDATS ISOLÉS

Le Comité prit, le 22 mars, une mesure fort discutable : celle de l’incorporation des soldats désarmés et qui n’avaient pu retourner dans leurs foyers. On décida qu’ils seraient versés dans les compagnies de gardes nationaux et qu’ils toucheraient l’indemnité des gardes.

Évidemment, il était inhumain, et peut-être périlleux, de continuer à laisser vaguer dans Paris ces hommes désœuvrés, dépaysés, sans ressources, logés au hasard chez l’habitant ou dans de mauvais baraquements, dans des casernements non entretenus. Les renvoyer dans leurs départements, cela les exposait à être arrêtés en route et retenus par les Versaillais, dont ils eussent renforcé les faibles contingents. Mais d’autre côté, les enrôler par force dans des armées de guerre civile était un acte arbitraire. Le soldat de guerre civile doit être ne peut-être que volontaire. Beaucoup de ces malheureux isolés acceptèrent sans doute très volontiers de servir la Commune, étant dans l’impossibilité de vivre dans une ville en révolution, dépourvus de moyens et d’occasions de travail comme ils l’étaient ; la perspective de la solde les détermina. Ces éléments furent généralement peu utiles, peu satisfaisants. Sauf de quelques-uns, qui sachant qu’ils n’avaient aucune grâce à attendre, s’ils étaient pris, combattirent en désespérés durant les dernières journées de la lutte, on n’eut pas à se féliciter de ces incorporés forcés. On exposait en outre ces pauvres diables à des vengeances plus impitoyables en cas de défaite. La plupart de ceux qui furent pris, lors de l’entrée des troupes, même loin du combat, furent immédiatement fusillés, et pas un de ceux qui furent découverts par la suite n’échappa aux pénalités les plus rigoureuses.

NOMINATIONS DANS LA GARDE NATIONALE

Un décret assez inattendu parut le 24 mars : un certain Raoul du Bisson, qu’on a déjà vu figurer au moment de la Fédération, et qui, après avoir essayé de constituer un Comité où les chefs de bataillons étaient en majorité, s’était rallié au Comité Central issu de la réunion du Waux-Hall, et avait collaboré à la fusion des deux Comités, fut nommé chef d’état-major général des gardes nationales de la Seine. Le colonel Valigrane fut désigné pour sous-chef d’état-major général et commandant militaire de l’Hôtel-de-Ville ; le commandement du Palais des Tuileries fut donné au colonel Dardelle, commandant des Cavaliers de la République. Ces nominations pouvaient être plus ou moins justifiées, et les choix étaient plus ou moins bons, mais ce qui est à signaler et à critiquer, c’est que ces officiers étaient nommés par « le général commandant en chef des gardes nationales de la Seine ». Que devenait le principe, affirmé dans les statuts de la Fédération, et imposé dans les pourparlers avec les maires, faisant même une des trois revendications parisiennes portées à l’Assemblée nationale, que : « dans les bataillons de la garde nationale, tous les grades, depuis celui de caporal jusqu’au commandement en chef, ne pouvaient être conférés que par l’élection ? »

Le même jour, un autre décret parut portant : « qu’à partir du 24 de ce mois tous les services militaires concernant les exécutions des ordres de la place seraient confiés au général Bergeret. » Ce dernier devenait donc, par décret du Comité Central et sans élection non plus, le véritable gouverneur de Paris, le commandant supérieur de la place ?

On avait peut-être raison de procéder ainsi, car surtout pour le commandement supérieur, le système électif peut être combattu et repoussé. Mais il ne fallait pas faire de l’élection pour tous les grades la base statutaire de la Fédération. Ayant adopté le système électif à tous les degrés, et l’ayant invoqué comme principe intangible dans les réunions de gardes nationaux, durant les pourparlers avec les maires et avec Versailles, on ne devait pas y renoncer dès les premiers jours, et cela sans explication devant le corps électoral de la Fédération. Ces nominations sans élections parurent une surprise et une contradiction. Les journaux hostiles ne manquèrent pas d’en faire la remarque, non sans raison.

MISE EN LIBERTÉ DU GÉNÉRAL CHANZY

Le général Chanzy avait été arrêté, comme nous l’avons vu, dans le train qui l’amenait à la gare d’Orléans, sans que les gardes nationaux, qui s’emparèrent de lui, sussent qu’il s’agissait du commandant en chef des armées de la Loire. Une foule féroce et stupide avait maltraité le général, avait même cherché à le tuer. Léo Millet, adjoint au maire du XIIIe arrondissement, avait eu beaucoup de peine à le soustraire, ainsi que le député Turquet qui ne voulut pas l’abandonner, aux violences de cette foule exaspérée. Léo Meillet s’efforça de faire mettre le général en liberté, mais Duval s’y opposa. Ce dernier entendait conserver Chanzy comme otage.

Le général avait pu être conduit à la prison du secteur, où il se trouvait à peu près en sûreté : Serizier, commandant du 101e bataillon, le capitaine Cayol et Léo Meillet parvinrent à faire transférer le général à la prison de la Santé, plus sûre. Duval en référa au Comité Central, et il fut décidé que Chanzy, jusqu’à nouvel ordre, serait gardé à la Santé.

Cet internement, bon pour mettre le général à l’abri des forcenés, qui, le prenant pour Ducrot ou pour Vinoy, réclamaient sa mort, ne pouvait être raisonnablement maintenu. Le système de la garde en otage, qui répugne toujours au généreux et individualiste tempérament français, n’était pas encore appliqué, ni même proposé. Plusieurs interventions se produisirent alors. Le général Crémer et le commandant Arronsoha se présentèrent à la Santé, le 20 mars, porteurs d’un ordre de mise en liberté signé de Lullier. Duval, qui tenait absolument à son idée d’avoir, en la personne du général Chanzy, un répondant précieux, déchira l’ordre de Lullier. Mais le général Crémer, dont la popularité alors était intacte, et en qui le Comité Central espérait voir un général en chef pour l’insurrection, insista et obtint d’abord que Beslay et Grélier, délégués à l’intérieur, vinssent visiter Chanzy à la Santé, afin de s’assurer que le prisonnier était bien traité. Puis deux membres du Comité, Babick et Billioray, exigèrent l’ordre de mettre immédiatement en liberté le général Chanzy. Duval résista encore. Raoul Rigault, qui occupait, avec Duval, la préfecture de Police, fut d’avis de garder Chanzy, afin de l’échanger contre Blanqui qu’on venait d’arrêter dans le midi. Enfin Crémer et Babick vainquirent les dernières objections de Duval, et celui-ci se décida à donner l’ordre de relâcher le général, ses aides de camp et le général Langourian, qui avaient été arrêtés avec lui. Il était minuit quand Crémer et Babick arrivèrent à la Santé. Le général et les officiers reçurent des vêtements civils et se rendirent, accompagnés de Crémer et Babick, au Comité Central, où le général Chanzy prit l’engagement de ne pas accepter de commandement contre Paris. Loyalement le général a tenu parole.

LES LIBÉRATEURS DE CHANZY

Parmi ceux qui contribuèrent à la délivrance du général Chanzy figurait le membre du Comité Central Babick, dont nous avons parlé plus haut. « Babick n’était pas méchant, a témoigné Crémer ; il était tellement coutent qu’il pleurait comme un enfant, quand nous avons été délivrer le général Chanzy. » Il était accompagné de Lavalette, du Comité Central, dont Crémer a dit : « Il y avait aussi un homme très exalté dans ses opinions, et qui cependant a été favorable à la délivrance du général Chanzy, c’est Lavalette, un grand brun, mince. » Lavalette fut membre de la commission d’habillement et de campement. Arronsohn était un chef de corps francs, pendant la guerre. Très bravo mais violent et intrigant, il avait été cassé de son grade. Son rôle fut équivoque au lendemain du dix-huit mars. Il cherchait à se mettre dans les bonnes grâces du Comité Central, tout en s’offrant à Versailles. Le type du condottière.

Il fut un de ceux qui se proposèrent pour essayer de corrompre les généraux de la Commune, dans les derniers jours, en vue de se faire livrer une des portes de Paris. Il cherchait aussi, s’il faut en croire l’amiral Saisset, à soutirer des fonds et des promesses à M. Thiers. Saisset a dit qu’on l’avait mis en rapports avec cet Arronsohn pour négocier la mise en liberté de Chanzy. Ceci est exact, mais ce qui paraît l’être beaucoup moins, c’est le marchandage auquel, d’après lui, donna lieu cette entremise pour la délivrance du général.

Nous débattîmes les conditions, dit l’amiral. Les conditions faites par M. Crémer furent celles-ci : Trois cent mille francs avec un laisser-passer pour la Belgique, ou la confirmation de son grade de général de division et la confirmation du grade de colonel d’état-major pour Arronsohn.

Je me dis : j’ai deux coquins devant moi. D’autre part, j’ai la mission de confiance d’obtenir l’élargissement de Chanzy, et je n’ai pas le sou. Je songeai à me procurer de l’argent, et j’en parlai à Alphonse de Rothschild, qui me dit que je n’avais qu’à faire un bon pour cette somme, et que la Banque de France me la remettrait. Depuis, j’ai entretenu de cette affaire un de mes amis qui m’a dit que jamais Arronsohn n’avait parlé de rien de tout cela à Crémer, et que celui-ci serait très heureux que le président de la commission voulût bien l’interroger à ce sujet. Enfin, je dis à Arronsohn : Je n’ai pas trois cent mille francs, mais obtenez l’élargissement de Chanzy, et il l’a obtenu… (Un membre de la Commission : Sans conditions ?) J’étais d’accord avec lui que, si Crèmer réussissait, M. Thiers lui donnerait trois cent mille francs et le passage libre en Belgique ; qu’on confirmerait Crémer dans son grade de général de division et qu’on le confirmerait, lui Arronsohn, dans son grade de colonel Comment Chanzy a-t-il été élargi ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que je n’ai pas donné un sou et que j’ai fait le nécessaire auprès de M. Barthélemy-St-Hilaire pour le mettre en défiance. Quant à Arronsohn, celui-là a un dossier abominable au ministère de l’Intérieur, et on s’est bien gardé de rien donner. (Un membre dit : Il est toujours ici. Il est venu demander la décoration.) Pour en revenir à notre affaire Crémer-Arronsohn, ils ont fait élargir Chanzy, et je n’ai pas donné d’argent. Quant aux cent mille francs (cent ou trois cents ?) que j’ai touchés à la Banque de France, je les ai partagés entre mes aides de camp. J’ai donc réussi à obtenir l’élargissement de Chanzy en ne tenant pas ma parole ; j’ai agi à leurs yeux comme un coquin, mais tout bien considéré je crois que j’ai fait ce que je devais faire. Maintenant si vous voulez donner de l’argent à Crémer, faites-le, mais j’espère, pour l’honneur de l’armée, qu’on ne l’y laissera pas rentrer…

(Enquëte parlementaire, dép. de l’amiral Saisset, liv. II, pp 314-315.)

Cette déposition de Saisset est intéressante, en dehors de ses commérages oiseux sur son intervention. Elle fut complètement inutile pour sauver Chanzy, comme il le reconnaît. Mais Crémer et Arronsohn firent des démarches qui aboutirent. Saisset leur avait promis un salaire et ne le donna point. Il s’était engagé aussi à solliciter la réintégration de ces deux officiers, et le fourbe se vante d’avoir agi en sens contraire auprès de Barthélemy-Saint-Hilaire. Enfin il s’est borné à extorquer de l’argent à Rothschild, à qui dans les deux camps on s’adressait volontiers, comme on l’a vu par la démarche de Jourde et de Varlin. Ces cent mille francs, destinés, disait-il, à acheter les membres du Comité Central et à récompenser Crémer et Arronsohn, lui ont servi seulement à gratifier ses aides de camp. L’amiral prétend que cet argent a été remis en partie à Versailles, mais il ajoute, histoire de brigands invraisemblable, que l’aide de camp Freytaut, celui qui, disait-on, ne le quittait jamais, fréquentation compromettante, ayant été attaqué par les fédérés, s’était vu dépouiller de son butin. L’argent mal acquis, dit le proverbe, ne profite guère. Ce qui résulte surtout des déclarations de Saisset, c’est que le Comité Central a relâché Chanzy sans rançon, sans compromission, et c’est heureux pour le général. S’il avait dû attendre sa délivrance de l’intervention de l’amiral, et des négociations pécuniaires dont il s’était chargé sans même chercher à les entreprendre, le général, que Duval et Rigault espéraient échanger contre Blanqui, eût été retenu en prison et eût sans doute subi le triste sort de l’archevêque de Paris : Thiers tenant absolument à garder Blanqui, et préférant voir le prélat et tous les otages passés par les armes plutôt que de savoir en liberté celui qu’il considérait comme une force pour la Commune. Ce qui d’ailleurs était une illusion et une sottise. Les événements eussent probablement peu changé : Blanqui rendu libre, seulement après la faute initiale commise, après l’inaction durant les deux premières semaines, eut difficilement modifié les chances de la lutte. Par la suite la répression eût définitivement débarrassé la réaction du révolutionnaire estimé si redoutable.

LE GÉNÉRAL CRÉMER

Crémer, qui fut le principal agent de la délivrance de Chanzy, était l’un de nos plus jeunes généraux de 1870. Un instant populaire, acclamé pour sa patriotique ardeur, et considéré comme un général vraiment républicain, il avait manifesté son désir de continuer la lutte, sans désespérer comme tant d’autres de la possibilité d’empêcher, les armes à la main, le démembrement de la patrie. Il fut rangé parmi les partisans de la guerre à outrance, parmi les gambettistes, comme tel suspect à Bordeaux. Ceci ne nuisait pas à sa popularité parisienne. Ses états de service étaient, au moment de la signature des préliminaires de paix, extrêmement brillants, comme sa personnalité était alors sympathique.

Camille Crémer était né à Sarreguemines (Moselle) le 6 août 1840. Il avait donc trente ans lors de la guerre. Sorti de Saint-Cyr et de l’école d’application de Metz, avec le numéro 2 en 1861, il fit la campagne du Mexique comme lieutenant au Ier zouaves.

Il était capitaine d’état major en 1866. Quand éclata la guerre allemande, il faisait partie du corps de Bazaine et était aide de camp du général Clinchant. Fait prisonnier à la capitulation de Metz, il s’évada audacieusement d’Allemagne, gagna la France sous divers déguisements, et vint se mettre à la disposition de la délégation de Tours. Il fut nommé général de division et reçut le commandement du corps de mobilisés de l’Est, opérant entre Beaune et Dôle et formant l’aile droite de l’armée de Garibaldi. Attaqué auprès de Nuits, le 18 décembre, par le général Werder, il défendit la gare avec acharnement : les pertes des Allemands dans cette affaire furent sérieuses. Il fit avec énergie toute la campagne de l’Est, terminée, par la faute de Jules Favre, en déroute de l’armée de Clinchant et en retraite sur le territoire helvétique. Au dix-huit mars, il accourut à Paris et offrit indirectement son épée au Comité Central. Cette démarche fit qu’on l’a classé un moment parmi les partisans de la Commune. C’est à tort, car il ne peut y figurer qu’au rang des traîtres, s’il est considéré comme ayant un instant occupé le commandement en chef, qui lui fut offert. Il l’eût accepté s’il avait cru à la victoire. Caractère aventureux, dépourvu de sens moral, très ambitieux, patriote sincère aussi et militaire avant tout, il vit dans l’insurrection une occasion d’exercer un grand commandement, et peut-être de continuer la lutte contre les Allemands, avec les forces parisiennes victorieuses, dispersant l’Assemblée et constituant un nouveau régime républicain, ayant la revanche pour programme.

Les acclamations populaires l’encouragèrent dans cette voie honorable, mais périlleuse. Il se découragea vite, et nerveux, impressionnable et d’humeur changeante, quand il vit les choses tourner mal, il cessa ses rapports avec le Comité Central, retourna s’offrir à Versailles, qui ne voulut point utiliser ses talents. On a vu que son crédit était encore assez fort auprès du Comité Central, puisqu’il parvint à le décider à faire mettre en liberté le général Chanzy, malgré les influences contraires du général Duval, qui commandait toute la rive gauche, et, avec Raoul Rigault, était maître de la préfecture de police.

Avec une défaillance indigne d’un aussi vaillant homme de guerre, pour racheter sa soumission éphémère au Comité Central, et pour s’allier les faveurs de Versailles, Crémer, qui avait écrit une lettre bizarre et plate au général Vinoy pour se mettre à sa disposition, c’est-à-dire pour trahir le Comité avec lequel il était en pourparlers, n’hésita pas, dans l’Enquête Parlementaire, à outrager et à calomnier le pouvoir insurrectionnel dont il avait cru devenir le général en chef.

Voici sa lettre à Vinoy :

Mon Général.

Arrivé depuis peu à Paris, j’attendais pour aller vous rendre visite, que mon tailleur m’eût mis dans un état présentable, mais comme cela tarde beaucoup, je tiens à vous dire que je mets à votre disposition et ma personne et le peu d’influence que je puis avoir.

Général Crémer.

Le Comité Central eut connaissance de cette lettre que les journaux s’étaient empressés de publier. Il eut un instant l’idée de mettre en état d’arrestation celui qui l’avait écrite, révélant ses intentions de passer à l’ennemi. Crémer protesta de ses sentiments tout dévoués à l’insurrection et au Comité. Il promit de désavouer cette lettre. On crut à sa promesse, et on le laissa en liberté, en lui permettant d’aller, avec Babick, faire sortir le général Chanzy de la prison de la Santé.

Tout faillit être perdu, a dit Crémer, par la publication de cette lettre. On se demandait si on devait me faire fusiller. Je promis de faire démentir la lettre le lendemain. Mais la lettre est authentique. Si le Comité ne m’avait pas cru, au lieu de sauver le général Chanzy et Langourian, je rentrais en prison avec eux, dans des conditions plus mauvaises.

Crémer qui, n’ayant pas démenti sa lettre, comme il l’avait promis, se trouvait en fâcheuse posture à Paris, s’empressa de filer sur Versailles. Là il se trouvait en sûreté et dans un milieu qu’il supposait devoir lui être avantageux. Mais la réaction lui fit grise mine. Il était mal vu des militaires, comme n’ayant pas supporté avec eux l’inaction, et parce qu’il était venu à Tours pour se battre, et aussi pour prendre les galons des camarades restés chez l’ennemi, ayant signé le revers. Pour les ruraux, c’était un gambettiste, un de ces énergumènes qui rêvaient la guerre à outrance. Pour le gouvernement, il était un personnage remuant, peu sûr, et dont les rapports avec l’insurrection, malgré sa lettre à Vinoy, conservaient un caractère suspect. Ne pouvant obtenir le commandement qu’il espérait, Crémer demanda à marcher, comme volontaire, dans un bataillon quelconque, brûlant de combattre ceux dont il avait failli devenir le général en chef. M. Thiers refusa son offre, disant qu’il lui paraissait meilleur que pour l’instant il s’effaçât. Il devait disparaître en attendant qu’une enquête fût faite sur ses agissements. Crémer se retira donc, l’âme ulcérée. Par la suite, afin de rentrer en grâce, devant la commission d’Enquête il accumula les injures et les calomnies à l’égard du Comité Central.

Le président de cette commission lui faisant remarquer qu’il était du petit nombre de ceux qui, ayant pu pénétrer dans l’Hôtel-de-Ville, avaient pu voir à l’œuvre le Comité Central, et que, pour cette raison, il lui demandait de dire à la commission comment ce gouvernement fonctionnait, Crémer répondit avec aplomb, visiblement préoccupé de flatter cette commission partiale et furieuse, de laquelle, pensait-il, pouvait dépendre sa réintégration dans son commandement :

C’tait un spectacle navrant de voir ces salles de l’Hôtel-de-Ville pleines de gardes nationaux ivres. Quand on montait par le grand escalier, il y avait dans la grande salle tout ce que l’orgie peut avoir de plus ignoble, des hommes et des femmes ivres ; on traversait deux ou trois autres salles plus calmes, et on arrivait à une autre qui donne à l’angle de la place de l’Hôtel-de-Ville et du quai. C’est là que le Comité tenait ses séances. Nous avons passé une journée à aller dans les cabarets pour trouver les membres du gouvernement, et le soir, nous avons dû faire les mêmes courses pour les ramener et les faire délibérer sur l’élargissement du général Chanzy. Ils se prenaient aux cheveux au bout des cinq premières minutes de délibération. Il n’y a pas de cabaret qui puisse donner une idée des séances du Comité Central. Tout ce qu’on a imaginé d’excentrique dans ces derniers temps, pour les petits théâtres, les Bouffes-Parisiens, n’est rien à côté de ce que j’ai vu. Si cela n’avait pas été si terrible, ces séances auraient été du plus grand comique… Je n’aurais pas cru néanmoins qu’ils en seraient arrivés où ils en sont arrivés. Si on n’avait pas fait la Commune, le Comité n’aurait jamais pu organiser une défense comme celle qui a été organisée Ils criaient, ne faisaient rien. Tout le monde voulait commander, personne ne voulait obéir, c’était la cour du roi Pétaud.

(Enquête parlementaire. Déposition du général Crémer, t. II, p. 301.)

Comme un membre lui demandait : « Avez-vous vu une des séances de la Commune ? » il répondit négativement, tout en continuant à accumuler de nouveaux mensonges calomniateurs.

Non ! je suis parti le jour où la Commune s’est constituée. Ils n’étaient jamais plus de six ou sept en délibération ; les uns sortaient, les autres entraient. Il y en avait qui étaient ivres, ceux-là étaient les plus assidus, parce qu’ils ne pouvaient plus s’en aller.

Le président alors lui posa cette question :

— Vous attribuez la résistance que nous avons rencontrée à la Commune et non au Comité Central ?

Crémer donna cette explication contestable :

Oui, il n’y avait rien de possible avec les gens du Comité Central ; s’il n’était pas entré dans la Commune des hommes plus intelligents, ayant plus d’esprit de suite, je suis convaincu qu’on n’aurait rien fait, que le Comité Central devait tomber de lui-même au bout de quelque temps…

COMITÉ CENTRAL ET COMMUNE

L’assertion d’un traître avéré doit toujours sembler suspecte. Ici, en outre, les faits et les documents démentent les appréciations et l’opinion de Crémer. Assurément la Commune renfermait de hautes intelligences, des écrivains de talent, des philosophes remarquables et des penseurs notoires. Le Comité Central n’avait pas dans son sein d’hommes d’incontestable valeur tels que : Delescluze, Félix Pyat, Jules Vallès, Arthur Arnould, Vermorel, Paschal Grousset, Longuet, Protot, Malon, pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus connus, mais ce n’est pas avec des publicistes distingués, avec des avocats diserts et des sociologues profonds, qu’on fait la guerre civile. Les membres de la Commune furent trop disposés à se constituer en parlement. Ils avaient l’aptitude parlementaire plus forte que leur vocation nouvelle de chefs de barricades. Ils firent trop de motions, trop de discours, trop de politique et trop de socialisme théorique. Ils laissaient faire les barricades, leur véritable besogne, par un brave homme dévoué, mais insuffisant, le cordonnier Gaillard. Il fallait se considérer comme des insurgés en permanence et se battre au lieu de légiférer. L’insurrection triomphante et Versailles vaincu, contraint à demander la paix, alors la Commune, avec sa sélection révolutionnaire, avec ses mandarins socialistes, pouvait jouer un rôle grand et fécond. Mais il n’y avait pas de place pour les théoriciens, pour les hommes de réunions publiques et les doctrinaires de cabinet, sur le champ de bataille. C’était l’endroit où le Comité Central, maître des bataillons, devait se montrer, commander, agir, entretenir et activer la flamme insurrectionnelle. La dualité de pouvoir, la rivalité de direction et l’antagonisme des deux autorités issues de l’insurrection furent nuisibles à la cause et contribuèrent à sa défaite. S’il avait été possible d’opter, c’est le Comité Central qui eût dû subsister seul, tant que Versailles aurait gardé les armes.

La Commune a perdu la Commune.

Le Comité Central ne l’eût pas sauvée, après le 2 avril ; mais avant ? Durant les deux semaines gaspillées, ce pouvoir combattant, cette dictature militaire, même avec de déplorables éléments comme ils en contenaient, et qu’il faut reconnaître, sans accepter toutes les divagations malveillantes de Crémer, traitre évincé, eussent certainement pu entrainer les cent cinquante mille hommes sous les armes, bien vite grossis de bataillons indécis et de gardes prêts à se rallier au succès probable. Alors Versailles envahi, débordé, capitulait.

L’Assemblée émigrait-elle, comme on l’a envisagé ? Par l’interception des trains, par la suppression des recettes, elle devenait isolée, prisonnière, et la province l’abandonnait, surtout si le Comité Central, conservant ses pouvoirs insurrectionnels, convoquait, comme en février 48, non pas une assemblée parisienne, mais une assemblée nationale, à laquelle la France entière se fût ralliée, car pour tout le monde, sauf pour les entrepreneurs de restauration monarchique, l’Assemblée avait épuisé son mandat, la paix votée.

En procédant à l’élection d’une Assemblée Communale, en installant les élus, en prenant possession d’une salle de délibération, en se préparant à entendre et à prononcer des discours, les hommes de 71 crurent agir sagement et régulièrement. Ils eurent la manie de la légalisation et subirent la séduction des organisations parlementaires. Ils obéissaient à l’atavisme. Ils se soumettaient avec complaisance à la loi de limitation. Ils se préoccupaient de recommencer l’histoire de la Révolution. Ces histoires-là ne se recommencent guère et ne supportent pas de parodies. Quand la Convention et la Commune de 93 discutaient, entendaient de belles, pompeuses et longues harangues, des discours pour la plupart écrits et répétés devant la glace, quand les Comités entassaient les décrets et vaquaient à de multiples, diverses et surprenantes besognes administratives, quand ces actives assemblées accomplissaient un travail législatif considérable, elles n’avaient pas à se préoccuper de leur salut immédiat. Des comités militaires spéciaux s’occupaient à organiser la victoire, la frontière était reculée par les baïonnettes des volontaires de l’an II, les rois tremblaient chez eux, et leurs trônes remuaient, ébranlés par les pas de plus en plus rapprochés des quatorze armées républicaines, invincibles. Les princes de la coalition ne songeaient plus à corriger les Parisiens, ni à leur donner des lois. Robespierre et Chaumette pouvaient en toute sécurité monter à la tribune et faire voter leurs motions : Hoche devant les lignes de Wissembourg, Marceau mettant le pied sur le nid de vipères des buissons vendéens, dans le nord Jourdan, Kléber sur le Rhin et le lieutenant d’artillerie Bonaparte à Toulon, leur assuraient la parole, garantissaient la sanction des décrets qu’ils proposaient. On n’avait à se préoccuper que des coups de main à l’intérieur : 31 mai, Thermidor, Prairial, Vendémiaire. Il était loin d’en être ainsi en mars et avril 71.

Avant d’organiser la République communale, il fallait la faire naître, il fallait lui permettre de vivre. Il était impossible de discuter des textes et d’élaborer des lois, quand il fallait avant tout se battre et vaincre. Le Comité Central, pouvoir exclusivement militaire, gouvernement d’action et non pas parlementaire, s’il fût demeuré seul et maître, sous la pression des circonstances se fût resserré, amélioré. Il semblait désigné pour agir, et non ergoter, pour continuer la bataille sans se soucier des ordres du jour, et pour amener la victoire, sans phrases. Sa retraite devant les élus de la Commune, d’ailleurs incomplète et accomplie avec restriction mentale, eut pour seul résultat de ralentir l’action militaire. Sa préoccupation de régulariser son pouvoir, dans l’interrègne électoral, eut surtout cet effet désastreux d’empêcher que cette action fût immédiate et suivit la fuite du gouvernement.

Le général Crémer a donc porté un jugement faux, lorsqu’il prétendit que le Comité Central ne pouvait soutenir la résistance, ni avoir raison de M. Thiers, de l’Assemblée, et des faibles forces dont ils disposaient. La Commune, malgré l’indispensable attention qu’elle dut porter aux opérations guerrières, malgré la participation directe et personnelle de plusieurs de ses membres aux combats, représenta ce qu’on pourrait appeler l’élément civil dans la révolution du Dix-Huit mars, et c’était l’élément militaire qui était seul nécessaire. La garde nationale devait avoir seule la parole et l’autorité, au moins jusqu’à ce qu’une bataille décisive et une victoire, sinon définitive, mais suffisamment complète, eussent permis de rentrer dans la cité sauvée et pacifiée. Alors on eût discuté et poursuivi la réalisation des changements politiques, avec les réformes sociales que le prolétariat, vainqueur au dehors, était en droit d’imposer au dedans. Les hommes du Comité Central se sont hâtés fâcheusement de céder la place. Ils devaient garder leur poste périlleux, tant que la cause qui le leur avait fait confier n’était pas victorieuse. Ils avaient le devoir de rester sur la barricade, aux remparts, ou aux avant-postes, tant qu’il y avait à tirer des coups de fusil, et ne pas croire que leur présence était nécessaire à la tribune.

LES ORGIES DU COMITÉ

Crémer a donc émis une opinion sans valeur quand il a affirmé que, si le Comité Central avait conservé le pouvoir, la victoire versaillaise eût été plus rapide, plus certaine. Quant aux sottes et odieuses imputations à l’adresse des membres du Comité Central, ce sont des allégations gratuites, dignes d’être prises au sérieux par un Maxime du Camp. Elles ne furent ni justifiées ni même tenues pour exactes, en dehors des chroniqueurs apeurés et réactionnaires.

Le comte Daru, le président de la commission d’Enquête, si hostile fût-il à l’égard de tout ce qui se rapportait à l’insurrection vaincue, crut même devoir souligner l’exagération évidente des appréciations de Crémer.

— Les membres de ce gouvernement, demanda-t-il, n’étaient-ils vraiment qu’une bande de gens ivresse réunissant, ou ne se réunissant pas, dans une salle de l’Hôtel-de-Ville ?

Et Crémer répondit, avec son aplomb insolent, comme un menteur qui renchérit sur ses hâbleries :

— Je crois qu’ils étaient là pour bien boire, et bien manger, et jouer à l’autorité, mais ces gens-là ne pouvaient pas avoir d’influence. Ils tombaient sous le rire au bout de quelque temps…

Crémer aurait pu ajouter qu’ils tombaient aussi, et héroïquement, sous les balles. Tous ceux qui ont vu l’Hôtel de Ville, durant ces journées de fièvre, ont pu constater que, s’il y régnait du désordre et de la confusion, il s’y trouvait aussi l’activité d’une ruche batailleuse, avec l’animation d’un camp. C’était surtout l’aspect d’une barricade à la veille du combat que présentait l’Hôtel-de-Ville, et non celui d’un cabaret. On n’y buvait que parce qu’on avait chaud et soif, on y mangeait à l’heure où c’était nécessaire. On consommait des denrées vulgaires, des victuailles de rencontre, charcuterie et fromage, et l’on n’avait pas le temps, ni l’occasion, d’y faire ces prétendues orgies dont a parlé Crémer. Il y avait là, entassés, allant, venant, attendant les ordres, montant la garde, venant prendre les consignes, des gardes nationaux éloignés de leur domicile, hors de chez eux de grand matin ou ayant passé la nuit en faction, en patrouilles, aux postes. Il fallait bien qu’ils prissent des aliments. La solde ne permettait pas les festins à ces prolétaires devenus soldats, en eussent-ils eu le goût et le désir. Crémer savait mieux que personne, en ce qui concernait les chefs, combien il leur eût été difficile, même s’ils avaient été les bambocheurs qu’il indique, de faire ripaille dans un pareil moment, et sous l’œil envieux, et devenu méprisant, de leurs hommes, pauvres et mal nourris.

Croit-on que, parmi ces insurgés, dont la plupart étaient des convaincus et des patriotes exaltés, il s’en fût trouvé beaucoup disposés à suivre des chefs en fête ? Il n’eût même pas été prudent, de la part des membres du Comité Central, de festoyer dans le palais municipal, à plus forte raison de s’y montrer ivres jour et nuit, comme l’a raconté Crémer.

Les simples gardes eussent immédiatement protesté et cassé de leur grade ces mandataires inconvenants et indignes. Le peuple de Paris en temps de révolution s’est toujours montré impitoyable pour les voleurs et pour les ivrognes. Les membres du Comité Central se savaient surveillés par ceux qui, les ayant élus, pouvaient leur ôter, avec leurs galons, la possibilité de faire des bombances insultantes pour la misère et l’anxiété de la population. Qu’il y ait eu, dans les compagnies, des gardes ayant bu un coup de trop, c’est probable et même certain. L’inaction durant le siège, la privation d’aliments et le désir de soutenir leurs forces et leurs nerfs avec le vin, qui n’a jamais fait défaut, avaient développé des penchants à l’alcoolisme, malheureusement trop fréquents, mais ce n’étaient là que des tares accidentelles et des désordres restreints. Il est absurde de conclure du particulier au général, comme le voyageur anglais ayant remarqué une servante rousse. Il y a des individus qui boivent dans toutes les armées. Les soldats, et aussi les officiers, à Versailles, ne furent pas tous des modèles de sobriété. Mais de là à étendre à tous les excès de quelques-uns, comme n’ont pas manqué de le faire, à la suite de Crémer, les narrateurs de la réaction, il y a loin. Les proclamations, les arrêtés des membres du Comité Central, d’une lucidité parfaite, et souvent, comme on a pu le voir d’après les extraits cités, d’une éloquence admirable, pouvaient-ils être l’œuvre de gens plongés dans la plus basse débauche, de pochards abrutis faisant du lieu de leurs délibérations une crapuleuse taverne ? Et leurs subordonnés, ces gardes nationaux, sans cesse debout, aux maigres repas et prenant à peine quelques heures de sommeil, qui devaient soutenir un second siège plus meurtrier que le premier, ces pères de famille dont la présence sous les armes était pour ainsi dire permanente, en faire un ramassis de soulards pouvant à peine se tenir sur leurs jambes, n’est-ce pas abuser du droit que prennent les vainqueurs, d’insulter après coup ceux qui sont vaincus ou morts ? Comment cette poignée d’ilotes, que prétendait avoir vus Crémer, a-t-elle pu arrêter, deux mois devant les murs et huit jours dans Paris, après une lutte évoquant celle de Saragosse, une armée formidable, exercée et disciplinée ? Comment a-t-il fallu six semaines de siège et d’assauts quotidiens, sans parler de la trahison, pour se rendre maître d’une place défendue par des gens « qui ne pensaient qu’à bien boire et à bien manger » ?

Le général Crémer s’est évidemment moqué de la commission en voulant lui faire accroire ces bourdes, comme les écrivains réactionnaires, qui se sont inspirés de ses mensonges, ont abusé de la crédulité passionnée de leurs lecteurs en dénonçant les « orgies » de la Commune. C’était donc un gouvernement de voluptueux et de sybarites, celui dont le ministre des Finances, Jourde, ayant à sa disposition toutes les recettes de la Ville, pouvant puiser dans les caves de la Banque, se contentait des appointements d’un sous-chef de bureau actuel, et, par économie forcée, envoyait sa femme au lavoir blanchir le linge de la maisonnée ?

Un écrivain, peu favorable pourtant aux communards, et qui est resté à Paris tout le temps de la lutte, a été moins malveillant quand il a dit :

On ne compte pas que des ivrognes et des énergumènes parmi les fédérés, chefs ou soldats. Quelques hommes s’enivrant dans les débits de liqueurs, — j’ai eu peut-être tort d’insister moi-même dans ces notes sur le côté beuverie du mouvement insurrectionnel, — quelques hommes ivres ne doivent pas nous autoriser à traiter d’ivrognes cent mille hommes, parmi lesquels il y a certainement des gens honorables et convaincus de la justice de leurs revendications.

Ces chefs improvisés, inconnus, que la révolution a choisis, sont-ils tous indignes d’estime et dénués de capacités ?

Il y a peut-être chez eux des forces vives et nouvelles, qu’il sera juste et même nécessaire d’utiliser. Les idées qu’ils représentent doivent être étudiées, et, si on les reconnaît bonnes, mises en pratique.

(Catulle Mendès. Les 73 Journées de La Commune, p. 50.)

Les menteries et les calomnieuses injures de Crémer n’eurent pas la récompense que son auteur en attendait.

LA RÉCOMPENSE DE CRÉMER

La commission de révision des grades, non seulement ne lui maintint pas ses étoiles de divisionnaire, mais le fit rétrograder jusqu’à l’épaulette de chef de bataillon, grade qu’il possédait déjà au retour du Mexique. C’était assurément excessif. On le punissait d’avoir paru un instant accepter l’écharpe de commandant en chef des troupes de la Commune. Il protesta par une lettre trop vive et fut mis en réforme. Il se rejeta alors vers la politique et se présenta aux élections de 1872, à Paris. Il se retira devant Victor Hugo, qui se vit alors ridiculement préférer le médiocre, mais réactionnaire Vautrain. Crémer fut ensuite poursuivi en conseil de guerre, pour un acte relatif à son commandement pendant la guerre : l’ordre d’exécution d’un épicier de Dijon, nommé Arbinet, accusé d’espionnage, fait qui ne fut pas établi. Il fut condamné à un mois de prison, singulière combinaison, pour homicide « par imprudence ». Il tenta encore une fois la chance électorale, en 1876, dans le 20e arrondissement et ne fut pas élu. Il disparut quelque temps après, déclassé, dédaigné par tous les partis, sans espoir de revenir jamais à la surface, noyé dans ses turpitudes. Et puis, fin vengeresse pour celui qui, fournissant des armes empoisonnées à la réaction, avait accusé les fédérés d’être tous des ivrognes, il fut emporté dans une crise d’alcoolisme. Ce général, devenu chef d’insurgés, aurait pu terminer sa carrière d’une façon terrible et digne, en vaillant aventurier, que respecte et admire le peloton chargé de le fusiller. Il aurait pu avoir la mort de Rossel, il eut celle de Coupeau.

PROCLAMATION DE L’AMIRAL SAISSET

L’amiral Saisset avait accepté le commandement que lui offrait M. Thiers. Cette offre était faite pour continuer à amuser les Parisiens, et aussi pour inquiéter le Comité Central, en lui faisant craindre une résistance sérieuse à l’intérieur de la ville. M. Thiers pensait le détourner ainsi de Versailles. L’amiral se rendit donc à Paris et adressa à la garde nationale la proclamation suivante :

Investi du commandement en chef des gardes nationales de la Seine, et d’accord avec MM. les maires de Paris, élus par le suffrage universel, j’entre en fonctions à partir de ce jour.

Je n’ai d’autre titre à l’honneur de vous commander, mes chers concitoyens, que celui de m’être associé à votre héroïque résistance en défendant de mon mieux contre l’ennemi, jusqu’à la dernière heure, les positions et les forts placés sous mon commandement. M’appuyant sur les chefs de nos municipalités, j’espère arriver, par la persuasion et de sages avis, à opérer la conciliation de tous sur le terrain de la République ; mais je suis fermement résolu à donner ma vie, s’il le faut, pour la défense de l’ordre, le respect des personnes et de la propriété, comme mon fils unique a donné la sienne pour la défense de la patrie.

Groupez-vous autour de moi, accordez-moi votre confiance et la République sera sauvé. Ma devise est celle des marins : Honneur et Patrie.

Le vice-amiral, membre de l’Assemblée,

commandant en chef des gardes nationales de la Seine.

Paris, le 23 mars 1871. Saisseet. »

Les Amis de l’Ordre allaient avoir un chef, mais quel chef !

  1. Rouland (Gustave), ancien procureur général et ministre, puis sénateur sous la République. Né à Yvetot (Seine-Inférieure) le Ier février 1806. Procureur général à Douai, puis avocat général à Paris, sous Louis-Philippe, député de Dieppe. En 1849, il rentre à la cour de Cassation, est nommé procureur général à la cour de Paris en 1856. Ministre de l’instruction Publique en 1857. Président du Conseil d’État. Gouverneur de la Banque de France en 1864. Aux élections du 30 janvier 1876 il fut élu sénateur par la Seine-inférieure. Il siégeait au groupe bonapartiste.

    Mort à Paris, le 12 décembre 1878.