Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/8

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LIVRE VIII

LA CAPITULATION DES MAIRES

RUPTURE NOUVELLE

Le Comité Central n’avait certainement pas donné à Brunel et à Prolot un mandat plus étendu que celui de l’occupation des mairies des Ier et IIe arrondissements. Il s’agissait d’une mission militaire et nullement d’une négociation en vue de la fixation des élections. Le Comité ne se déjugeait donc pas en se refusant à ratifier la concession faite spontanément, dans un excellent esprit, mais de leur seule initiative, par les deux membres qu’il avait envoyés, non pas pour conclure un traité, mais pour déposséder par la persuasion, puis par l’intimidation, par la force enfin, si elle était nécessaire, les maires organisant la résistance au cœur de Paris. Le Comité confirmait ce qui déjà avait été décidé dans une réunion qui avait été tenue en comité secret, dans la nuit du jeudi au vendredi : « Pas de transaction sur la date des élections, demeurant immuablement fixées au dimanche 26 mars. » Voilà ce qui avait été adopté dans cette séance, précédant la démarche de Brunel et Protot. C’était sans doute une erreur, une sotte intransigeance, mais telle était la consigne, et les deux délégués n’avaient qu’à l’exécuter.

Cette séance de nuit avait eu lieu à la suite de l’apposition dans Paris de l’affiche signée de l’amiral Saisset. On avait tout lieu de croire le placard authentique et les déclarations de l’amiral sincères.

Les propositions que l’affiche énonçait étaient avantageuses. L’amiral cédait. Pourquoi eût-on repoussé les avantages et douté de la capitulation ? Saisset devenait pacifique par raison, reconnaissant l’impossibilité de la lutte. Le Comité était flatté, fort disposé à prendre pour exacte et valable une transaction qui lui donnait raison. On ne se ralliait pas à l’amiral, c’était l’amiral qui se ralliait au Comité, puisqu’il acceptait le programme formulé le soir même de l’insurrection, lors des premiers pourparlers, lorsqu’il avait été question de la nomination de Langlois comme général. Mais la date des élections, retardée deux fuis par la force des choses, ne pouvait plus être reculée. Dans l’esprit des membres du Comité, on devait adopter les formes de l’affiche Saisset, mais maintenir la date du 26. Leurs raisons étaient bonnes où mauvaises, mais ces raisons étaient connues, elles avaient été à plusieurs reprises exprimées et elles devenaient la base même de toute entente. L’amiral Saisset, dans son affiche, que tout le monde considérait comme l’acceptation du gouvernement, avait passé sous silence la date en litige. Le Comité voulut l’obliger à se prononcer, et ce fut l’objet de la séance de nuit. Assi, après avoir donné lecture de l’affiche de l’amiral, exposa en ces termes la situation :

Citoyens, dans la situation actuelle, la guerre civile peut être un crime civique : elle est cependant une nécessité que nous pouvons dire fatale, inévitable. Voici les conditions que nous offre le gouvernement, ces conditions que formule l’affiche que je viens de vous lire ; je suis prêt à vous proposer de les accepter, mais en présence du retard demandé pour les élections, en face de l’attitude douteuse de l’assemblée nationale, je crois qu’il est sage de les rejeter. Si nous retardons, le pouvoir, qui est la réaction même, viendra peser de tout son poids sur les électeurs. Il tiendra les urnes, il dirigera le vote de telle façon que nous, les vainqueurs d’aujourd’hui, nous serons non seulement les vaincus, mais les proscrits de demain. Nous sommes les maîtres de la situation. Nos adversaires, bien que décidés, en apparence, à la lutte, n’ont ni organisation, ni communauté d’idées. Un seul jour de retard peut tout perdre. Si les maires et le gouvernement ne veulent pas accepter la date de Dimanche pour les élections, nous devons rompre les négociations.

Bergeret appuya son collègue et dit, avec Billioray, qu’on devait se préparer à lutter à outrance.

Le Comité désigna alors deux membres pour se rendre à la mairie du IIe arrondissement, avec ce mandat, bien défini, d’accepter toutes les propositions de l’amiral Saisset, mais de maintenir les élections au jour fixé par le Comité, le 26 mars.

Les deux délégués, Ranvier et Arnold, revinrent, à minuit, rendre compte de l’entrevue.

Les maires refusaient les élections à bref délai.

Le Comité alors déclara les négociations nulles et non avenues, et la séance fut levée.

La seconde séance de nuit eut lieu le lendemain, le vendredi 24. Après l’accord intervenu à la mairie du IIe avec Brunel et Protot, MM. Bonvalet et André Murat s’étaient rendus à l’Hôtel-de-Ville pour avoir des nouvelles. Ils revinrent accompagnés de deux délégués, Ranvier et Arnold. Ceux-ci déclarèrent que tout était rompu. Les citoyens Brunel et Protot, dirent-ils nettement, n’avaient nulle qualité pour traiter. Les élections auraient lieu le 26 mars.

Telle était la volonté du Comité Central.

Les maires protestèrent alors, et avec eux les citoyens A. Ranc, Ulysse Parent, Georges Avenel et Victor Considérant. Ceux-ci formaient un comité particulier de conciliation, et s’étaient rendus, de leur propre initiative, à la séance, pour soumettre aux députés et maires une affiche qu’ils avaient rédigée.

Ranvier fit alors cette déclaration : « À vous de comprendre que nous ne sommes pas les seuls maîtres. Nous avons derrière nous nos hommes, que huit jours de garde ont mis sur les dents et qui nous pressent d’en finir. Ils nous accusent déjà d’avoir remis les élections primitivement fixées au 22. Je vous le répète, nous sommes débordés, nous ne pouvons attendre plus longtemps. »

C’était exact : la garde nationale et la population, persuadées que les élections termineraient tout, et que ce serait l’entente complète, la paix définitive, la fin du cauchemar, la reprise du travail et des affaires, accusaient le Comité Central de mollesse, ne comprenaient rien à ses négociations interminables. Ceci montre encore la gravité de la faute commise par le Comité Central en ne marchant pas immédiatement sur Versailles. Inconsciemment, le Comité avait fait le jeu de M. Thiers. En négociant, il avait entretenu l’espoir de la paix, tandis qu’il aurait di préparer les esprits et les courages à la lutte à outrance, à la continuation de la victoire du Dix-Huit mars.

Le Comité avait leurré l’opinion en lui donnant ; croire, qu’une fois la Commune convoquée, on n’aurait plus qu’à s’embrasser de part et d’autre, comme on l’avait fait dans la rue des Petits-Champs, après l’entrevue de Brunel et Protot avec les maires. Il était trop tard pour ôter aux Parisiens cette agréable mais funeste illusion.

Les maires, à l’ultimatum des délégués du Comité Central, répondirent en priant qu’on se réunît une dernière fois, le lendemain, samedi 25, à onze heures du matin. Le motif de cette nouvelle réunion fut que plusieurs députés-maires s’étaient rendus à Versailles : ils rapporteraient des nouvelles et la conciliation pourrait peut-être enfin se faire.

Le proposition fut acceptée. Le lendemain devait avoir lieu ce qu’on a nommé la Capitulation des maires.

APPEL DU COMITÉ DE CONCILIATION

Le journal le Temps avait publié, sous le signature de son rédacteur en chef Nefftzer, un article important engageant les partis à se concilier. « Une catastrophe sanglante, disait-il, ne peut être évitée que par des concessions mutuelles et une sagesse extrême des deux côtés. Les questions d’amour-propre, les idées de lutte à outrance devant l’étranger seraient ici fort déplacées, et nous estimons que le parti qui s’honorera le plus, dans ces tristes circonstances, sera celui qui aura fait à la paix des rues, à la chose publique, à l’humanité le plus de sacrifices et le plus de concessions. »

Le Temps, organe de la bourgeoisie libérale, blâmait donc le parti qui refuserait de faire des concessions, et ce blâme visant Versailles encourageait les maires à céder.

Ce fut dans cet esprit d’apaisement que plusieurs citoyens, dont quelques-uns s’étaient rendus à la dernière réunion à la mairie du IIe, firent apposer l’affiche suivante sous le titre de Comité de conciliation :

Citoyens,

En face des effroyables périls qui menacent la Patrie et la République, qu’importe une vaine question de forme et de vaine légalité ?

Le scrutin seul peut mettre un terme à une crise qui serait autrement sans issue. Le scrutin seul peut calmer les esprits, pacifier la rue, raffermir la confiance, assurer l’ordre, créer une administration régulière, conjurer enfin une lutte détestable, où dus des flots de sang sombrerait la République.

Nous adjurons les maires d’appeler eux-mêmes Paris au scrutin, de convoquer au nom du salut public les électeurs pour jeudi prochain.

Nous adjurons les représentants de Paris d’appuyer et de soutenir cette initiative des maires.

Nous adjurons tous les républicains de s’unir à nous dans notre œuvre d’apaisement et de conciliation.

Vive la République !

A. Ranc, ancien maire du 9e arrondissement. — Ulysse Parent, ancien adjoint au maire du 9 e arrondissement. — Georges Avenel, ancien chef de la correspondance générale à la mairie de Paris. — Léonce Levraud, docteur en médecine. — Sémérie, docteur en médecine. — G. Isambert, ex-directeur de la publicité au ministère de l’intérieur. — Delattre, ancien préfet de la Mayenne.

APPEL DU COMITÉ CENTRAL

De son côté, le Comité Central lançait un manifeste, dans lequel il énumérait ses griefs, en appelant les citoyens aux urnes. Il énonçait que le gouvernement avait rétabli l’état de siège, supprimé des journaux, donné le commandement au général Vinoy, qui s’était installé la menace à la bouche ; qu’il ajournait à une époque non déterminée l’élection communale et celle des chefs de la garde nationale, qu’enfin il venait de jeter à la Chambre, par la voix de Jules Favre, le plus épouvantable appel à la guerre civile, à la destruction de Paris par la province, et qu’il déversait sur les représentants de la garde nationale les calomnies les plus odieuses.

La proclamation se terminait par un appel au scrutin :

Citoyens,

Notre cause est juste, notre cause est la vôtre, joignez-vous donc à nous pour son triomphe. Ne prêtez pas l’oreille aux conseils de quelques hommes soldés qui cherchent à semer la division dans nos rangs ; et enfin, si vos convictions sont autres, venez donc protester par des bulletins blancs, comme c’est le devoir de tout bon citoyen.

Déserter les urnes n’est pas prouver qu’on a raison ; c’est au contraire user de subterfuge pour s’assimiler comme voix d’abstention les défaillances des indifférents, des paresseux ou des citoyens sans foi politique.

Les hommes honnêtes répudient d’habitude de semblables compromissions.

Avant l’accomplissement de l’acte après lequel nous devons disparaître, nous avons voulu tenter cet appel à la raison et à la vérité.

Notre devoir est accompli.

Le ton de cette proclamation était modéré, et l’offre aux opposants de protester par un bulletin blanc était conforme à la pure doctrine du suffrage universel.

En même temps, le Comité adressait des remerciements à la garde nationale et lui demandait de continuer son concours pour la consultation électorale.

Citoyens Gardes nationaux,

Nous comptons sur votre courage, sur vos efforts persévérants, sur votre abnégation et votre bon vouloir, en présence, des charges de service, des croisements d’ordres, qui peuvent se produire et de vos fatigues de tous les jours.

Marchons fermement au but sauveur : l’établissement définitif de la République par le contrôle permanent de la Commune, appuyé par cette seule force : la garde nationale élective dans tous les grades.

Quand nous pourrons avoir les yeux partout où se traitent nos affaires, partout où se préparent nos destinées, alors, mais seulement alors, on ne pourra plus étrangler la République.

Pendant que l’espoir était encore conservé d’un accord, il y avait à la mairie du Ile quelques esprits combatifs qui déploraient la conciliation, refusaient de trouver la solution pacifique cherchée et rêvaient provocation, attaque, surprise et combat. Plusieurs déposants dans l’Enquête ont exprimé le regret que la lutte n’ait pas eu lieu. Ils ont affirmé, après coup il est vrai, que le Comité Central aurait eu le dessous. Ils se sont portés forts de l’insolvable Saisset, lui faisant crédit de la victoire ; ils ont soutenu que le « parti de l’ordre » eût repris Paris et rappelé le gouvernement, s’ils l’avaient voulu. C’est le refrain de la chanson de « la Garonne », et l’on peut ajouter : Lanturlu !

Le bouillant colonel Quevauvilliers, MM. Héligon, Degouve-Denuncques, Dubail et quelques autres, étaient de ces friands de la poudre. Laissant les maires pacifiques, ou ceux qui, tout en acceptant tout bas le combat, s’alarmaient tout haut de ses conséquences, parlementer et tenter de renouer le fil rompu des négociations, ces agressifs continuaient leurs préparatifs de guerre et de leur mieux mettaient la mairie en état de défense. C’est ainsi que, dans la nuit du vendredi, ils distribuèrent des cartouches et firent transporter des mitrailleuses du poste des Arts-et-Métiers à la rue de la Banque.

Ces préparatifs belliqueux irritèrent le Comité Central. Il dénonça cet armement secret, qui démentait les paroles de conciliation qu’on avait répandues dans le public, et qui prouvait la persistance des idées de lutte. Dès les premières heures il fit afficher cette protestation :

Citoyens,

Entraînés par notre ardent désir de conciliation, heureux de réaliser cette fusion, but incessant de tous nos efforts, nous avons loyalement ouvert à ceux qui nous combattaient une main fraternelle. Mais la continuité de certaines manœuvres, et notamment le transfert nocturne de mitrailleuses à la mairie du IIe arrondissement, nous obligent à maintenir notre résolution première.

Le vote aura lieu dimanche 26 mars.

Si nous nous sommes mépris sur la pensée de nos adversaires, nous les invitons à nous le témoigner en s’unissant à nous dans le vote commun de Dimanche.

LES MAIRIES OCCUPÉES

L’une des conséquences de la transaction en litige devait être la remise aux maires des mairies dont ils avaient été dépossédés. Il y avait eu résistance, et même des violences s’étaient produites dans plusieurs de ces mairies, lors des tentatives du Comité Central pour les occuper.

À la mairie du VIIe (Palais-Bourbon) les citoyens Parisel, Mariani, Urbain et André, s’étaient présentés, le 24 mars, à 9 heures du matin, pour prendre possession d’une des salles de la mairie, afin d’y préparer les élections. Ils se firent connaître comme envoyés par le Comité Central. MM. Hortus et Bellaigue, adjoints, déclarèrent « qu’ils ne reconnaissaient pas l’autorité du Comité Central ; que la Mairie était une et indivisible ; qu’ils ne pouvaient partager les pouvoirs qui leur avaient été conférés par le suffrage universel, et qu’ils ne céderaient qu’à la force ».

Les délégués dirent qu’ils regrettaient de ne pouvoir agir d’accord, qu’ils n’avaient d’ailleurs qu’une mission purement électorale. Les adjoints firent alors appel au chef de poste de la mairie. Celui-ci monta, et comme les adjoints le sommaient d’opter entre les ordres de la mairie et ceux du Comité Central, cet officier répondit qu’il devait obéissance au Comité Central. Les adjoints se retirèrent alors, en laissant une protestation.

La mairie du XVIIe (Batignolles) fit apposer dans l’arrondissement une protestation signée : F. Favre, maire, Villeneuve, Cacheux, Malon adjoints, contre l’occupation faite au nom du Comité Central, déclarant qu’ils suspendaient tout acte municipal ; ils considéreraient l’usage du cachet de la municipalité et l’emploi des fonds ainsi que les réquisitions par les envahisseurs, comme autant d’actes criminels.

Le maire et les adjoints ajoutaient qu’ils conservaient les pouvoirs qui leur avaient été donnés par le suffrage universel.

À la mairie du XIIe (Reuilly)le maire Grivot, les adjoints, Denizot, Dumas et Turillon protestèrent contre les délégations du Comité Central les remplaçant, dénonçant la violence qui leur était faite, et l’atteinte portée au suffrage universel, « dont ils étaient légalement issus ».

La protestation du maire du XVIIIe (Montmartre) est à signaler, ce maire étant M. Clemenceau, l’un des négociateurs principaux dans les pourparlers, soit avec Versailles, soit avec le Comité Central.

Voici cet intéressant document signé de MM. Clemenceau, maire, J.-A. Lafont, V. Jaclard, adjoints :

Citoyens,

Aujourd’hui, à midi, la mairie du 18e arrondissement a été envahie par une troupe armée. Un officier de la garde nationale a osé sommer le maire et ses adjoints de remettre la mairie aux mains d’un délégué du Comité Central de la garde nationale.

Le Maire et ses adjoints, revêtus des insignes municipaux, ont, en présence de tous les employés de la mairie, sommé le chef du poste d’expulser les envahisseurs. Celui-ci après en avoir conféré avec son commandant, a répondu qu’il se refusait à obtempérer à cet ordre, et qu’il était disposé à prêter main-forte aux violateurs de la loi.

Le chef des envahisseurs a alors mis en arrestation le maire et deux de ses adjoints, qui ont été conduits au poste entre deux haies de gardes nationaux. Quelques minutes après, on venait déclarer au maire et aux adjoints élus du 18e arrondissement, qu’ils étaient libres de se retirer.

Citoyens, nous avons à cœur d’éviter un conflit dont les résultats désastreux nous épouvantent. Voilà pourquoi nous cédons à la force. Mais nous protestons hautement contre l’attentat dont la garde nationale du 18e arrondissement s’est rendue coupable sur la personne de magistrats républicains, librement élus, qui se rendent ici publiquement le témoignage qu’ils ont accompli leur devoir.

Vive la France ! Vive la République !

Paris, 22 mars 1871.

L’arrestation de M. Clemenceau, réclamée a-t-on dit par l’un de ses adjoints, Dereure, ne fut donc pas maintenue. M. J.-A. Lafont, adjoint, qui avait été écroué à la Conciergerie sur un mandat du délégué civil près la préfecture de police, Raoul Rigault, comme inculpé d’excitation à la guerre civile, fut mis en liberté à quatre heures de l’après-midi.

À la mairie du Xe (Entrepôt) l’adjoint Murat fut arrêté, puis relâché. Il avait refusé de laisser pénétrer les délégués dans la mairie.

La mairie du XIVe (Observatoire) fut occupée par Avoine fils et par Billioray, qui forcèrent le fougueux Héligon à se retirer. Une commission provisoire fut installée, composée des citoyens Martelet, Avoine, Batoule, Florent, Garnier-Parève.

Au VIIIe (Elysée) le citoyen Allix s’était fait céder la place sans résistance, presque avec empressement, par l’adjoint, le craintif Denormandie. Le maire, non moins prudent, M. Carnot, avait pris les devants et gagné Versailles, bien que son arrondissement fût assurément un des plus tranquilles et comptât fort peu de partisans du Comité Central.

La mairie du VIe (Luxembourg) fut disputée au maire, M. Hérisson, par le docteur Tony Moilin, puis M. Hérisson fut réintégré. À l’heure de la répression, pour cette usurpation d’une journée, l’inoffensif Tony Moilin fut passé par les armes, dans des conditions particulièrement atroces.

La reprise des mairies par les titulaires était un des points importants de l’accord en discussion. Cette réintégration en perspective disposait favorablement la plupart des maires et adjoints, presque tous bourgeois vaniteux, fort attachés aux honneurs municipaux, et craignant de perdre les petites prérogatives dont ils avaient l’accoutumance et le goût, car ils n’étaient pas certains que le nouvel ordre administratif ne durerait pas, si on le laissait un instant s’établir.

Les rumeurs de Versailles, parvenues à Paris, au sujet de la nomination possible d’un prince d’Orléans comme lieutenant général, engageaient aussi ceux qui ne voulaient aucunement d’une restauration monarchique à conseiller les concessions. La mise en avant du duc d’Aumale fut pour beaucoup dans la facilité avec laquelle les maires, dans la réunion du samedi, se décidèrent à accepter les conditions du Comité Central. Ceux qui déploraient la rupture de la veille et conservaient le vague espoir d’un raccommodement dans l’entrevue matinale convenue, n’étaient pas les plus nombreux, mais ils se montrèrent les plus énergiques, et l’emportèrent.

Enfin les vrais républicains, et il y en avait un certain nombre parmi les élus de novembre 1870, se trouvaient indignés par la présence de M. Rouher sur le sol français, annoncée par le gouvernement. On disait bien, qu’à peine débarqué à Boulogne, avec sa femme et sa fille, l’ex-vice-empereur avait été questionné par le sous-préfet Lagache sur le but de son voyage, puis consigné et gardé à vue à l’hôtel Christol où il était descendu. Mais M. Rouher n’avait pas dissimulé au sous-préfet, qu’il était venu en France pour mettre les forces dont pouvait disposer le parti bonapartiste à la disposition de M. Thiers, pour l’aider à « sauver » le pays en révolution.

M. Rouher aurait aussi demandé à être autorisé à prendre le fusil et à combattre les insurgés, comme simple volontaire, dans les rangs des Amis de l’Ordre. Cette offre avait été refusée. I était inquiétant qu’elle ait pu être faite. Le sous-préfet avait ordonné au commissaire central Monicault de veiller sur M. Rouher et de l’empêcher de fuir. Il devait également lui interdire de communiquer avec des amis, bonapartistes notoires, venus à sa rencontre. C’était en réalité un fait fort insignifiant que la présence d’un bomme aussi impopulaire que le bras droit et le conseiller de Napoléon III. M. Rouher ne pouvait rien, n’était plus rien. Mais son offre de combattre du côté de Versailles, bien que repoussée, n’augmentait pas la confiance des Parisiens dans le républicanisme de l’Assemblée. Et les maires pensaient que les adhésions du duc d’Aumale et de M. Rouher n’étaient point faites pour donner de la popularité à l’Assemblée nationale, ni pour engager les républicains à se compromettre davantage, en se montrant hostiles aux franchises municipales. Les intérêts de la République et les droits de Paris se trouvaient avoir pour eux, bien visiblement, le Comité Central, et il était grave et fâcheux pour des maires et des députés qui avaient été nommés comme républicains de paraître, en prolongeant une résistance périlleuse, faire cause commune avec Rouher et le duc d’Aumale.

LA PRESSE CONSEILLE LA TRANSACTION

Les journaux républicains modérés entretenaient ces dispositions favorables aux concessions.

Le Temps disait : « Le suffrage universel a ses inconvénients, qu’il serve du moins à substituer les luttes pacifiques aux luttes armées. »

La Liberté encourageait à aller au vote : « Nous faisons de notre côté appel à la conciliation des partis. Nous conjurons les bons citoyens de ne s’abandonner ni au découragement ni à l’indifférence. Ils n’ont pas aujourd’hui le choix des moyens, qu’ils acceptent donc la lutte du scrutin qui leur est offerte, et que pas un d’eux ne manque à l’appel. » La Cloche, de Louis Ulbach, s’adressait aux hommes de cœur, aux honnêtes gens. « Qu’ils se montrent, qu’ils interviennent, et qu’ils ne se rendent pas complices par leur silence des intrigues bonapartistes et des machinations prussiennes. » Le Rappel pressait les maires et les députés de Paris d’agir dans le sens de l’apaisement. « On attend beaucoup d’eux, de leur patriotisme et de leur énergie. Mais qu’ils se hâtent ! qu’ils aient des délibérations un peu moins longues et qu’ils prennent des décisions un peu plus rapides. » Enfin, dans l’Opinion nationale jusque-là entièrement thiériste, M. G. Guéroult écrivait : « Justement parce que nous défendons la République, nous ne saurions nous taire devant les violences réactionnaires et les tendances monarchiques qui se manifestent à Versailles, au sein de l’Assemblée. Que la responsabilité des malheurs de la Patrie retombe sur les hommes de tous les partis, dont l’entêtement et le fanatisme jettent le pays dans une série d’aventures dont nul ne peut prévoir l’issue. » Et le même journal ajoutait par une note à part, en première page : « Nous n’avons pas besoin de le répéter. Nous demandons depuis onze ans que Paris ne soit pas exclu des droits communs et qu’il s’administre lui-même par un conseil librement élu. Mais il faut que cette élection se fasse régulièrement et sans surprise. » C’était dire aux maires et aux députés républicains, dont l’Opinion nationale était l’organe attitré : transigez !

La fameuse « Capitulation » était donc arrêtée dans les esprits avant d’être délibérée et signée. On ne conçoit pas bien pourquoi ces journaux, qui conseillaient si fort la transaction, blâmèrent ensuite, tout aussi fort, ceux qui avaient suivi leurs conseils.

REPRISE DES POURPARLERS

Les maires, en se rendant, à onze heures du matin, à la réunion qui avait été convenue, étaient dans des dispositions bien différentes de celles de la veille. Plusieurs mêmes craignaient qu’il ne fût pas aisé de revenir sur la rupture. Les députés, qui s’étaient rendus le vendredi à Versailles, arrivaient. On se précipita au-devant d’eux : « Eh bien ! quelles nouvelles ! » « Déplorables ! » dit en levant les bras d’un air désespéré et furieux à la fois M. Clemenceau. « Ils ne veulent rien entendre, ni rien faire ! Ces gens-là sont fous ! » continua M. Floquet. Et M. Clemenceau, s’écria : « Nous sommes pris entre deux bandes de fous : ceux qui siègent à Versailles et ceux qui sont à l’Hôtel-de-Ville ! » Et alors, vraisemblablement en toute bonne foi, Floquet raconta l’émoi de la séance de nuit, à l’Assemblée, brusquée et tôt levée, sur les instances de M. Thiers, qui avait supplié le rapporteur de la commission de ne pas différer son rapport et enjoint à M. Tirard de ne pas entamer la discussion sur les élections de Paris. Cette inquiétude de M. Thiers était motivée, ajouta Floquet, par les rumeurs hostiles circulant dans les groupes : son renversement qu’on voulait proposer et la nomination du duc d’Aumale comme lieutenant général, devenu chef du pouvoir, en attendant la restauration d’un Henri ou d’un Philippe.

Ces nouvelles produisirent une vive émotion parmi les maires, comme on l’a vu, et quand les deux délégués du Comité Central firent leur entrée dans la salle, les maires, impressionnés par ce que leur rapportaient, de Versailles, MM. Clemenceau et Charles Floquet, se sentaient de plus en plus disposés à capituler.

La discussion, a écrit M. Frédéric Damé sous la dictée de M. Tirard, recommença presque dans les mêmes termes que dans l’entrevue de la nuit. Les maires et les députés discutaient vivement, sentant bien que le terrain manquait sous leurs pieds et que l’instant approchait où il faudrait céder.

Ils essayaient cependant de rendre les conditions de la capitulation moins dures.

Au citoyen Arnold qui s’écriait : « Nous sommes bien bons de discuter quand nous pourrions en finir d’un seul coup », un maire répondait : « Nous sommes prêts à résister ! » En faisant cette réponse, le maire savait cependant que les chefs de bataillons, consultés quelques minutes auparavant, avaient déclaré que l’esprit des troupes rendait la résistance impossible, et que la veille, M. Thorel, chef du 10e bataillon, avait dit en présence du colonel Scheœlcher : « Nos hommes ne se battront pas, et on votera Dimanche. »

La question entre les maires et les délégués se résumait ainsi : « Voulez-vous, disaient ces derniers, convoquer les électeurs pour le jour que nous avons choisi ? Alors nous vous rendrons vos mairies et vous serez sûrs que les élections seront faites régulièrement puisqu’elles seront faites par vos soins et sous vos yeux.

Dans le cas où vous ne consentiriez pas à convoquer les électeurs, nous sommes assez forts pour nous passer de vous.

(Frédéric Damé. La Résistance, p. 206.)

PROJET D’AFFICHE BELLIQUEUSE

Parmi les maires les plus hostiles à un arrangement se démenait M. Dubail, du Xe arrondissement. Il tenait absolument à ce qu’il y eût bataille. « Je convins, a-t-il dit dans l’Enquête, avec le colonel Quevauvilliers, qui se tenait avec son état-major dans une pièce voisine (cabinet du maire du IIe) des mesures à prendre pendant que M. Héligon inspectait les avant-postes. C’est alors que je fis l’affiche en question. »

Cette affiche, inspirée par le refus du Comité Central formulé dans la séance de nuit tenue la veille vendredi, sous la présidence de M. Desmarets, de ratifier l’acceptation du renvoi des élections consenti par Brunel et Protot, était ainsi conçue :

Le Comité Central manque pour la seconde fois à la parole donnée en son nom par ses délégués. Il veut faire demain des élections sans sincérité, sans régularité, sans contrôle. C’est la guerre civile qu’il appelle dans Paris ; que le sang et la honte en retombent sur lui seul !

Quant aux maires ils engagent la garde nationale à se rallier à eux pour défendre la République et l’ordre !

L’ACCORD EST FAIT

Cette proclamation rédigée par M. Dubail avec M. François Favre, à l’issue de la séance de nuit où les négociations avaient été rompues, avait été portée, à la première heure, à l’imprimerie Dubuisson, 5, rue Coq-Héron. Elle devait être apposée dans la journée du samedi. M. Dubail en corrigeait l’épreuve dans le cabinet du maire, pendant que les députés, les maires et les délégués du Comité Central conféraient ensemble, dans la grande salle. Avec satisfaction, M. Dubail relisait son œuvre, et songeait qu’enfin son ami Quevauvilliers allait pouvoir lancer des bataillons dévoués et faire cracher les mitrailleuses, introduites subrepticement pendant la nuit dans la mairie, quand la porte s’ouvrit brusquement. Deux ou trois membres de la réunion pénétrèrent, joyeux, dans le cabinet où le prote de Dubuisson attendait qu’on lui rendit l’épreuve de l’affiche corrigée, avec le bon à tirer. — « Déchirez cette proclamation ! dit l’un des maires, tout est arrangé ! On s’embrasse et l’on fait les élections demain ! »

Désappointé, M. Dubail déchira l’affiche d’un geste de mauvaise humeur, et congédia le prote.

J’avoue, a dit M. Dubail, que ces derniers mots me firent tomber de mon haut, en apprenant ce changement subit et inexplicable pour moi ?… Je ne sais pas si j’aurais pu changer la détermination de mes collègues, n’ayant pas été mis à même de l’essayer. Je sais qu’ils ont beaucoup hésité avant de signer, mais que les premières signatures out entrainé les autres, sans que d’ailleurs on ait longtemps discuté la question.

(Enquête parlementaire. Déposition de M. Dubail, t. II. 359.)

M. Dubail a déclaré que la conférence qui précéda la convention a eu lieu hors sa présence. Il a ajouté :

Je ne sais pas un mot de ce qui s’y est dit ou fait. On me répéta seulement, comme un bruit venu de Versailles, que le duc d’Aumale avait été proclamé lieutenant général par l’Assemblée, et que, croyant qu’il s’agissait de sauver la République, beaucoup de membres avaient signé cette convention.

Je la pris, la lus, et je crus devoir ne pas la signer. J’ajouterai que M. Schœlcher ne la signa pas immédiatement, qu’il ne le et qu’une heure après, et par ce motif qu’il me donna dès lors, et qui est bien dans sa nature dévouée, qu’il craignait, en refusant, qu’on imputât ce refus à l’amiral Saisset, dont il était pour ainsi dire le garant vis-à-vis du Comité Central, et dont la sûreté se trouvait compromise, puisqu’il était encore à Paris, et fort empêché d’en sortir. Pour moi je persistai dans mon refus.

(Enquête parlementaire t. II, p. 360.)

APPEL AUX ÊLECTEURS

Pendant ces ultimes négociations, le Comité Central avait continué à préparer les esprits au vote, déjà fixé au 26 mars. Le Journal Officiel publia, dans le numéro du 25, une proclamation datée de deux jours avant, qui avait été affichée, mais non insérée.

Ce manifeste débutait ainsi :

Citoyens,

Vous êtes appelés à élire votre assemblée communale. C’est la première fois, depuis le 4 septembre, que la République est affranchie du gouvernement de ses ennemis. Conformément au droit républicain, vous vous convoquez vous-mêmes par l’organe de votre Comité, pour donner aux hommes que vous-mêmes aurez élus un mandat que vous-mêmes aurez défini. Votre souveraineté vous est rendue toute entière. Vous vous appartenez complètement. Profitez de cette heure précieuse, unique peut-être, pour ressaisir les libertés communales dont jouissent ailleurs les plus humbles citoyens, et dont vous êtes depuis si longtemps privés.

Le droit de la Cité est aussi imprescriptible que celui de la Nation : la cité doit avoir comme la nation son assemblée, qui s’appellent distinctement Assemblée municipale ou communale, ou Commune.

Cette assemblée, en supprimant tout antagonisme entre l’opinion politique de Paris et le pouvoir exécutif central sauvegarde à la fois le droit de la cité et le droit de la nation, celui de la capitale et celui de la province, fait leur juste part aux deux influences, et réconcilie les deux esprits.

Après avoir énuméré les attributions diverses de l’Assemblée municipale, l’auteur de ce remarquable exposé doctrinal, qui était Pierre Denis, terminait éloquemment par cet appel pacifique et ferme :

C’est une telle assemblée, la ville libre dans le pays libre, que vous allez fonder. Citoyens, vous tiendrez à honneur de contribuer par votre vote à cette fondation. Vous voudrez conquérir à Paris la gloire d’avoir posé la première pierre du nouvel édifice social, d’avoir élu le premier sa commune républicaine.

Paris ne veut pas régner, mais il veut être libre ; il n’ambitionne pas d’autre dictature que celle de l’exemple ; il ne prétend ni imposer ni abdiquer sa volonté ; il ne se soucie pas plus de lancer des décrets que de subir des plébiscites ; il démontre le mouvement en marchant lui-même, et prépare la liberté des autres en fondant la sienne. Il ne pousse personne violemment dans les voies de la république, il est content d’y entrer le premier.

En même temps que l’affichage de cet article de l’Officiel, une autre proclamation dans le même sens, mais conçue en termes plus pompeux avait été apposée, alors qu’on ignorait la convention conclue. Elle émanait des délégués à l’intérieur :

Demain, disait cet appel aux urnes, aura lieu l’élection de l’Assemblée communale, demain la population viendra confirmer de son vote l’expression de sa volonté, si ouvertement manifestée le dix-huit mars par l’expulsion d’un pouvoir provocateur, qui semblait n’avoir d’autre but que d’achever l’œuvre de ses prédécesseurs, et de consommer ainsi, par la destruction de la République, la ruine du pays. Par cette révolution sans précédents dans l’histoire, et dont la grandeur apparaît chaque jour davantage, Paris a fait un éclatant effort de justice…

Il n’y a pas de pays libre, là où l’individu et la cité ne sont pas libres ; il n’y aurait pas de République en France, si la capitale du pays n’avait pas le droit de s’administrer elle-même. C’est ce droit, qu’on n’oserait contester aux plus modestes bourgades, que l’on ne veut pas reconnaître à Paris, parce que l’on craint son amour de la liberté, sa volonté inébranlable de maintenir la République, que la révolution communale du 18 mars a affirmée, et que vous confirmerez par voire vole de demain.

Né de la revendication de justice qui a produit la révolution du 18 mars, le Comité Central a été installé à l’Hôtel-de-Ville, non comme gouvernement, mais comme la sentinelle du peuple, comme le Comité de vigilance et d’organisation, tenu de veiller à ce qu’on n’enlevât pas au peuple, par surprise ou intrigue, le fruit de sa victoire.

Le jour même où l’Assemblée communale sera installée, le jour où les résultats du scrutin seront proclamés, le Comité Central déposera ses pouvoirs et il pourra se retirer fier d’avoir rempli son devoir, heureux d’avoir terminé sa mission.

Quant à Paris, il sera vraiment l’arbitre de ses destinées, il aura trouvé dans son Assemblée communale, l’agent nécessaire pour représenter ses intérêts et le défendre en face des intérêts des autres parties du pays et devant le pouvoir national central.

Votre conseil communal aura à traiter des rapports de la Cité avec le gouvernement central de façon à assurer et à garantir l’indépendance de la Commune.

Au vote donc, citoyens ! Que chacun de vous comprenne la grandeur du devoir qui lui incombe, de l’acte qu’il va accomplir, et qu’il sache, qu’en jetant dans l’urne son bulletin de vote, il fonde à jamais la liberté, la grandeur de Paris, qu’il conserve à la France la République, et fait pour la République ce que naguère il faisait si vaillamment devant l’ennemi, son devoir.

Hôtel-de-Ville, 25 mars 1871,
Les délégués à l’intérieur
Arnaud. — Ed. Vaillant. »

Voilà un langage excellent et l’on ne voit pas, même à quarante ans de distance, ce qu’il y aurait à y changer, ou à y blâmer. Mais que cet exposé enthousiaste était déplacé, et combien cet optimisme municipal apparaît aujourd’hui inconscient ! C’étaient assurément d’honnêtes républicains qui considéraient l’avenir si rose, mais quels grands illusionnistes que ces délégués à l’Intérieur ! Ils s’imaginaient que, les élections faites, il n’y aurait plus qu’à organiser l’administration de la ville, qu’à régler les questions de chômage, de solde, d’échéances et de loyers. Ils croyaient aussi, ils l’affirmaient du moins, que la Commune installée à l’Hôtel-de-Ville ne devait rencontrer d’autres difficultés que celles qui pourraient résulter du règlement des rapports de la cité avec le gouvernement central.

Cette confiance était généreuse et ces espérances étaient l’indice des aspirations pacifiques, l’on pourrait dire fraternelles, de ceux qui tenaient le pouvoir provisoire. Ces sentiments honorent ceux qui les ont si sincèrement exprimés. Mais qu’il devait être brutal et terrible le réveil de ce rêve d’union ! Le jeu régulier des institutions démocratiques, l’administration normale de la cité, Paris libre cessant d’être un camp, redevenant un atelier de civilisation, une ruche laborieuse, au milieu de la France apaisée, consentante à son autonomie, cherchant partout à l’imiter, c’était un bien beau songe en vérité ! Malheureusement rien qu’un songe. Nous avons tous été de ces rêveurs à ces heures d’enchantement, où l’on croyait, de si bonne foi, tenir enfin la réalité de l’idéal démocratique ! On étreignait seulement des formes vaines, à qui les désirs et l’imagination prêtaient une apparence positive, nuages, visions, que la brutalité des faits allait si vite dissiper et fondre dans le néant.

Les signatures ayant été apposées sur le texte de la convention intervenue, les membres se séparèrent.

L’AFFICHAGE DE LA CONVENTION. Ier TEXTE

Le Comité Central fit aussitôt porter à l’Imprimerie Nationale ce document, après l’avoir revisé, et il fut affiché avec le texte suivant :

Le Comité Central de la garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints, convaincus, que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion du sang à Paris, et, en même temps, d’affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoque pour demain dimanche tous les citoyens dans les collèges électoraux.

Les habitants de Paris comprendront que, dans les circonstances actuelles, le patriotisme les oblige à venir tous au vote, afin que les élections aient le caractère sérieux qui seul peut assurer la paix dans la cité.

Les bureaux seront ouverts à huit heures du matin et fermés à minuit.

Vive la République !

Avaient signé : les Maires et adjoints de Paris :

Ier arrondissement, Ad. Adam, Méline, adjoints. — 2e arr., Émile Brelay, Loiseau-Pinson, adjoints. — 3e arr., Bonvalet, maire ; de Chatillon, Loiiseau, adjoints. — 5e arr., Jourdan, Collin, adjoints. — 6e arr, A. Leroy, adjoint. — 9e arr., Desmarets, maire ; E. Ferry, André Nast, adjoints. — 10e arr., A. Murat, adjoint. — 11e arr., Mottu, maire ; Blanchon, Poirier, Tolain, adjoints. — 12e arr., Grivot, maire ; Denizot, Dumas, Turillon, adjoints. 15e arr., Jobbé-Duval, Sextius Michel, adjoints. — 16e ar, Chaudet, Seveste, adjoints. — 17e arr., Favre, maire ; Malon, Villeneuve, Cacheux, adjoints. — 18e arr., Clemenceau, maire ; J.-A. Lafont, Dereure, Jaclard, adjoints. — 19e arr., Deveaux, Sartory, adjoints.

Les représentants de la Seine présents à Paris ;

Lockroy, Floquet, Tolain, Clemenceau, V. Schœlcher, Greppo.

Le Comité Central de la garde Nationale :

Avoine fils, Ant. Arnaud, G. Arnold, Assi, Andignoux, Bouit, Jules Bergeret, Babick, Baron, Billioray, Blanchet, L. Boursier, Castioni, Chouteau, C. Dupont, Fabre, Ferrat, Henry Fortuné, Fleury, Fougeret, C. Gaudier, Gouhier, H. Géresme, Grelier, Grolard, Jourde, Josselin, Lavalette, Lisbonne, Maljournal, Édouard Moreau, Mortier, Prud’homme, Rousseau, Ranvier, Varlin.

IIe TEXTE DE LA CONVENTION

Ce texte n’était pas exactement le même que celui qui avait été adopté et signé à la mairie. Les députés et les maires, sans formuler de protestation précise, firent de leur côté afficher un texte différent de celui du Comité Central. Le voici :

Les députés de Paris, les maires et adjoints élus, réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements, et les membres du Comité central fédéral de la garde nationale, convaincus que le seul moyen d’éviter à guerre civile, l’effusion du sang à Paris, et, en même temps, d’affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoquent, pour demain dimanche tous les citoyens dans les collèges électoraux.

Les bureaux seront ouverts à huit heures du matin et seront fermés à minuit.

Les habitants de Paris comprendront que, dans les circonstances actuelles, le patriotisme les oblige à venir tous au vote, afin que les élections aient le caractère sérieux qui seul peut assurer la paix dans la cité.

Vive la République !

Les représentants de la Seine présents à Paris, les maires et adjoints de Paris.

Les membres du Comité Central délégués : G. Ranvier et G. Arnold.

Les modifications figurant dans la première affiche étaient les suivantes : « Le Comité Central auquel se sont ralliés les députés, etc. », au lieu de « les députés de Paris, les maires et adjoints élus réintégrés dans leurs arrondissements, et les membres du Comité Central… »

Le changement, en fait, n’avait pas autant d’importance que les députés et les maires lui en attribuèrent par la suite. Les maires indiquaient d’abord qu’ils étaient réintégrés, c’était une affirmation, un souhait, mais non pas une réalité. D’un autre côté, le Comité Central exagérait la valeur de ce ralliement, qu’il énonçait. Là aussi c’était une allégation qui fut démentie, c’était un désir, mais qui ne fut pas réalisé. Le Comité voulait sans doute donner à entendre à la population que les députés et les maires s’étaient ralliés à lui, à son programme, et à la Commune. Rien n’était moins exact. Le ralliement n’existait que par rapport à la convocation électorale.

Un des signataires, André Murat, adjoint du Xe arrondissement, protesta avec violence contre la non-réintégration, et contre la modification du texte, par une lettre aux Journaux, où il disait :

Samedi, à midi, une affiche fut faite par les maires, et acceptée par le Comité Central, On pouvait croire que tout était terminé, et, pour ma part, je me rendis à ma mairie, vers deux heures et demie pour reprendre mes fonctions, et prendre les mesures nécessaires pour que les élections pussent avoir lieu le dimanche, ce qui me fut refusé, le Comité Central se refusant à accomplir la convention.

Le soir, une affiche apposée par le dit Comité annonce que les maires se sont ralliés au Comité, ce qui est faux, et pour mieux tromper l’opinion, il la signe de nos noms.

Ces violations de conventions faites, et l’apposition de nos noms sur une affiche n’émanant pas de nous, constituent la moralité et nous indique la confiance qu’il est possible d’avoir dans la bonne foi et l’honorabilité de pareilles gens.

L’indignation de M. André Murat était excessive, en ce qui concernait le changement de la phrase visée. On conçoit plutôt sa protestation contre la non-restitution des mairies. On ne saurait s’expliquer pourquoi le Comité ne tint pas son engagement à cet égard. Il voulait assurément que les élections fussent sincères, et elles le furent. Mais, en conservant les mairies qu’il avait promis de rendre, il fournissait un argument à Versailles, il irritait les maires, et leur facilitait un prétexte pour se retirer et refuser d’accepter les mandats que les électeurs leur donneraient ; il permettait aux adversaires de contester un scrutin qu’ils n’avaient pu surveiller. M. Ernest Picard avait déjà dit à l’Assemblée, en repoussant les élections municipales à bref délai : « Est-il possible, au milieu d’une insurrection pareille, et sous la présidence des inconnus qui tiendraient les urnes, de faire des élections ? » C’était possible pourtant, et le scrutin fut si sincère que les ennemis de la Commune furent nombreux parmi les élus du 26 mars. Il était donc fâcheux de donner à penser que l’on avait voulu se rendre maître des urnes et diriger le vote, l’influencer, peut-être le fausser.

Le Comité Central était à peu près certain que l’ensemble du scrutin serait favorable à la Commune. Il n’avait donc pas à redouter la présence des maires aux bureaux de vote.

Si des protestataires, comme MM. André Murat, Dubail, Alfred André, Héligon, refusèrent de signer, ou retirèrent leur signature de la convention, il en est d’autres, comme M. Sextius Michel, adjoint au XVe, Collin, Jourdan, adjoints du Ve, qui réclamèrent contre l’omission de leurs noms sur l’affiche : « Je tiens à déclarer que j’adhère pleinement à l’esprit de conciliation qui l’a inspirée », écrivit notamment l’honorable M. Sextius Michel, mort il y a quelques années doyen des maires de Paris.

DUPLICITÉ DE CERTAINS MAIRES

Cette question des signatures amena même par la suite une polémique assez vive entre MM. Vautrain et Degouve-Denuncquos.

Le Journal de Paris avait paru blâmer les maires qui avaient signé le compromis, les accusant de connivence avec l’insurrection, et de faiblesse. M. Vautrain, qui était parmi ceux-ci, répondit par une lettre où il donnait, entre autres raisons, l’explication suivante :

Pendant huit jours la résistance ferme et courageuses des municipalités a tenu l’insurrection en échec, et la concession consentie à la dernière heure a sauvé la France de malheurs encore plus grands que ceux qui nous ont accablés depuis.

Beaucoup d’entre nous, s’ils n’eussent écouté que leurs sentiments personnels, n’auraient pas hésité à engager la lutte ; mais après avoir consulté à plusieurs reprises l’amiral Saisset qui affirmait l’impossibilité d’une résistance armée, nous n’avons pas voulu sacrifier, sans espoir de réussite, la vie de quelques milliers de gardes nationaux qui s’étaient si courageusement réunis autour de nous. Nous avons dû obéir à la raison politique ; nous connaissions l’état d’une partie de l’armée de Versailles, alors en formation, et à mesure que la réalité des faits sera établie, on verra que ces élections retardant de huit jours la marche des fédérés sur Versailles, ont contribué ru salut de notre pays.

Les élections consenties, en opposant pendant plusieurs jours encore une digue à l’action du Comité Central, ont permis l’arrivée de renforts à l’armée, son approvisionnement en artillerie et en munitions ; de manière que la sortie en masse des insurgés, le 3 avril, est venue se heurter contre une armée disciplinée, qui a pu leur opposer une barrière infranchissable.

Nous n’avons pas à sonder les intentions de tous ceux qui ont donné leur adhésion à ce compromis ; mais tels sont les motifs qui ont déterminé la grande majorité des maires et adjoints présents.

Ainsi pour M. Vautrain, et il exprimait les sentiments secrets de la plupart de ses collègues, la prétendue conciliation, les concessions apparentes, les paroles de paix et les démonstrations cordiales, aussi bien que les discussions prolongées sur les termes de l’accord, sur les conditions dans lesquelles les élections municipales devraient être faites, tout cela n’était que tromperie, ruse de guerre. Les maires, les adjoints, comme troupes auxiliaires, faisaient partie de l’armée versaillaise. M. Thiers les avait envoyés en avant garde. Ils formaient rideau et amusaient l’ennemi, en attendant l’heure propice, l’heure psychologique, où les canons seraient démasqués.

L’aveu de M. Vautrain, l’un des chefs principaux de cette résistance qui ressemblait à une embuscade, corroboré par des déclarations analogues, faites au cours de l’Enquête, et que nous avons reproduites, ne laissent aucun doute sur le double rôle des maires et adjoints, ni sur la perfidie de la plupart d’entre eux. Pauvre Comité Central ! a-t-il été assez joué ! et son rôle d’ami de la conciliation à tout prix ne fut-il pas piteux ? Géronte bénévole de ces scapins municipaux, il s’est laissé enfermer dans le sac de la transaction, et ne s’est aperçu du tour que lorsqu’il a senti le bâton. On a appelé cette farce politique « la Capitulation des Maires ». Terme impropre. C’est la fourberie des maires qu’il convient de dire.

L’un des compères de M. Vautrain, M. Degouve-Denuncques, lui donna la réplique, sous la forme d’une lettre adressée au même Journal de Paris (19 juin 1871). L’adjoint du Xe soutenait avoir refusé sa signature, avec raison. « J’entrevoyais alors, dit-il, tous les dangers qui nous menaçaient, si nous avions le malheur de faire la moindre concession aux hommes qui préparaient l’avènement de la Commune, et c’est pour cela que je ne leur en ai fait aucune. »

M. Degouve-Denuncques contestait, non pas l’affirmation de M. Vautrain qu’il cherchait seulement à faire gagner du temps à M. Thiers, mais l’utilité de cette temporisation. Selon lui, Versailles était prêt et Paris ne l’était pas. Il estimait que M. Thiers disposait, dès le 26 mars, de toutes les troupes qui lui permirent de remporter l’avantage le 4 avril. L’exactitude de cette attestation est contredite par de nombreux témoignages déjà cités, principalement par M. Thiers lui-même, qui répondait à une demande de régiments réclamés d’une façon pressante par l’amiral Saisset. « Je ne donnerai pas 5,000 hommes, ni même 500, j’ai besoin de toutes mes troupes et elles sont insuffisantes ! » Dans les premiers jours de la semaine, M. Thiers était loin de s’estimer rassuré, et Jules Favre se plaignait amèrement, dans la séance de nuit du 23, que les Prussiens eussent suspendu le rapatriement des prisonniers d’Allemane impatiemment attendus. Dans un entretien avec M. Tirard, M. Thiers a été plus explicite encore. Comme M. Tirard lui exposait les raisons du compromis, et disait qu’il était impossible de résister plus longtemps, le stratège versaillais confessa son impuissance momentanée au député-maire, l’un des chefs de la résistance parisienne :

Vous avez raison, me dit M. le président. Il n’y a rien à faire pour le moment. Je suis en train de réorganiser l’armée. Le général Clinchant est dans le nord, avec le général Ducrot. J’espère qu’avant quinze jours ou trois semaines nous aurons une force suffisante pour délivrer Paris. Je fais faire des baraquements pour loger mes soldats, un peu mieux qu’ils ne le sont sous ces tentes d’esquimaux qui remplissent les avenues de Versailles. Le cœur me saigne, répétait-il, quand je les vois si mal logés. Mais enfin, pour le moment, je ne puis faire mieux, et je ne puis rien faire pour délivrer Paris.

(Enquête parlementaire. Déposition de M. Tirard, t. II, p. 342.)

Cet entretien avait lieu le samedi 25 mars, la veille des élections. La convention était signée et connue de M. Thiers, qui s’en félicitait, puisqu’elle secondait ses desseins, et lui donnait, avec l’installation de la Commune et les vaines formalités parlementaires qui s’ensuivraient, une pleine semaine de répit pour rassembler ses troupes et combiner son attaque. L’allégation de M. Degouve-Denuncques est donc sans portée, et ce fut son collègue Vautrain qui était dans le vrai. Il servit bien mieux que lui la réaction.

Une autre assertion de cet adjoint, plus pressé que M. Thiers et aussi que le Comité Central, de voir la guerre civile commencer, est également sans valeur. M. Degouve-Denuncques voulait tirer parti des paroles de Ranvier, relatées plus haut, quand il refusait l’ajournement des élections en disant que « le Comité Central ne pouvait plus attendre, et que les gardes nationaux étaient exténués par le service ». M. Degouve-Denuncques prétendit que le délégué du Comité Central avait laissé échapper cet aveu : « Si nous consentons à un ajournement, nous sommes perdus » Ce propos n’a pu être tenu, ou tout au moins ne devait-il pas être interprété dans un sens positif et matériel. Si ce langage eût exprimé une vérité militaire, Ranvier eût été un bien grand maladroit de confesser que le Comité était à bout de forces. Il a pu dire que les gardes nationaux, épuisés par les gardes, sous les armes depuis six jours, voulaient une solution dans un sens ou dans l’autre, et qu’ils s’irriteraient et remplaceraient les membres du Comité Central, si on ne leur rapportait pas la solution qu’ils attendaient, c’est-à-dire la convocation électorale, avec ou sans le concours des maires. Ranvier faisait allusion à un péril électif, au remplacement des membres actuels du Comité par le suffrage des bataillons, et non pas à un péril militaire.

M. Degouve-Denuncques pouvait se vanter d’avoir refusé de signer un compromis qui lui paraissait un acte d’abdication, mais il lui était impossible de justifier cette opposition comme utile à la victoire versaillaise. S’il eût trouvé beaucoup d’imitateurs, cette victoire eût, au contraire, été retardée, et peut-être irrévocablement compromise. M. Vautrain riposta du resto par une seconde lettre, dans laquelle il rectifia l’interprétation donnée par M. Degouve-Denuncques aux paroles de Ranvier, qui, selon lai, devaient être comprises dans le sens que le Comité Central ne voulait pas demeurer plus longtemps dans l’inaction ; il répéta que, comme l’avait déclaré l’amiral Saisset, la lutte était impossible, et que l’armée alors en formation suffisait à peine à couvrir Versailles et ne pouvait être lancée sur Paris.

Cette discussion, postérieure à la chute de la Commune, entre deux des principaux organisateurs de la temporisation calculée, suffit pour indiquer le désaccord existant parmi les membres des municipalités de Paris sur la légalité et l’utilité d’une transaction avec le Comité Central. Le désaccord existait de même, à Versailles, parmi les maires-députés.

RETRAIT DU PROJET DE LOI MUNICIPALE

À trois heures, le samedi 25 mars, à la porte de l’Assemblée, M. Tirard fut demandé. Le visiteur s’annonça à l’huissier de service comme venant directement de la mairie du IIe arrondissement de Paris, avec un pli pour M. Tirard. Celui-ci vint aussitôt. L’envoyé de la mairie lui remit l’original de la convention portant les signatures. Il ajouta qu’une copie avait été remise à la composition par les soins des délégués du Comité Central ; on l’imprimait déjà pendant qu’il prenait le train pour se rendre à Versailles. Ce fut sur cette copie par conséquent, et non pas sur l’original, que fut faite la modification dont se plaignait si amèrement M. André Murat.

M. Tirard, en possession du précieux document, envoya chercher immédiatement ses collègues. On leur annonça une communication urgente. Les députés de Paris se réunirent aussitôt. M. Tirard leur donna lecture de la convention et leur en mit sous les yeux le texte et les signatures. Des protestations s’élevèrent. Les députés ne connaissaient pas alors le changement de texte qui souleva tant d’indignation. Ils se montraient indignés quand même. Le fait seul de voir leurs noms à côté de ceux des délégués du Comité Central les suffoquait. M. Henri Brisson déclara avec solennité qu’il ne pouvait pas adhérer à un acte qu’il considérait comme illégal. M. Arnaud de l’Ariège fit la même déclaration. M. Tirard dit qu’il réservait sa décision, voulant auparavant prendre l’avis de M. Thiers. M. Arnaud de l’Ariège, auteur de la proposition sur les élections municipales, qui avait été ajournée, fut chargé par ses collègues de la retirer. Les députés rentrèrent alors en séance, sans avoir rien décidé.

La séance s’était ouverte à 2 heures sous la présidence de M. Grévy, et après une communication du gouvernement relative aux troubles de Lyon, la discussion du projet de loi sur la magistrature avait été commencée. MM. Victor Lefranc, de Peyramont, d’Auditret-Pasquier, avaient pris part à la discussion, ainsi que le rapporteur M. Ventavon. Un amendement de M. Limperani avait été soutenu par son auteur, puis retiré. L’article unique du projet avait été adopté, quand M. Arnaud de l’Ariège demanda la parole.

« La proposition, dit-il, que nous avions eu l’honneur, mes collègues et moi, de présenter à l’Assemblée, avait un caractère tout particulier d’urgence. Depuis, les événements se sont précipités à tel point qu’ils rendent désormais sans objet cette proposition. Par conséquent je n’ai plus rien à faire que de la retirer. »

Ce fut donc pour tout le monde, non seulement un enterrement de la proposition d’Arnaud de l’Ariège, c’est-à-dire l’effacement de l’ordre du jour de la fixation à une date très prochaine des élections municipales de Paris, mais une sorte de laissez-faire, d’abstention fataliste et de soumission aux faits. L’Assemblée ne voulait pas entendre parler de Paris et de ses élections. Elle éprouvait une grande répugnance à s’occuper de ce qui se passait autour de l’Hôtel-de-Ville. Elle se doutait bien que de graves événements, auxquels l’auteur de la proposition faisait allusion, s’y accomplissaient, mais elle n’en voulait rien connaître. Elle s’en rapportait à M. Thiers pour le choix du moment où elle devrait être tenue au courant, c’est-à-dire quand elle n’aurait plus qu’à approuver et à se réjouir d’être hors de péril, affranchie d’alarmes. Jusque-là elle entendait ne pas être dérangée dans son indifférence, ni contrainte à prendre des résolutions. À M. Thiers d’agir : il était l’Exécutif. Elle se contentait de légiférer sur la magistrature, délibération de tout repos. À M. Thiers, pour les affaires parisiennes, elle laissait la peine et la responsabilité. Si les choses tournaient bien, elle s’en attribuerait l’honneur. Elle ne voulait pas admettre qu’il y eût un Comité de factieux prenant le titre de Central, et prétendant parler au nom d’une ville révoltée.

Les maires de Paris avaient cru devoir discuter, et probablement s’entendre avec ces insurgés, c’était leur affaire. On ne pouvait ni les empêcher de traiter, puisque c’était fait, disait-on, ni les blâmer de l’avoir fait, puisque, affirmait-on aussi, c’était le seul moyen de sortir d’une situation difficile. La guerre civile serait ainsi évitée, prétendaient les maires. Etait-ce un bien ? Il fallait, avant de se prononcer, savoir ce qu’en pensait M. Thiers. Or, M. Thiers se taisant, personne n’avait à élever la voix pour se féliciter de la solution pacifique ou pour la regretter. On ne pouvait pas davantage ratifier, ou même paraître approuver un traité passé avec le Comité Central en dehors et à l’insu de l’Assemblée, puisque cet acte était illégal, puisqu’on était réputé l’ignorer. L’assemblée n’avait pas eu à examiner les conditions de ce traité, et son exécution lui échappait. Il n’y avait donc qu’à attendre les événements et les résolutions que prendrait M. Thiers, en continuant à délibérer, avec une sérénité romaine, sur la magistrature ou sur tout autre texte de loi n’ayant qu’un rapport lointain avec la situation parisienne, qu’on qualifiait cependant d’inquiétante.

MOTION DE LOUIS BLANC

Louis Blanc et plusieurs de ses collègues de l’extrême gauche estimèrent au contraire qu’il y avait lieu pour l’Assemblée de se prononcer. Les républicains de l’Assemblée, tout au moins, avaient le devoir d’émettre un avis. Sans lui donner une approbation motivée, ils devaient faire savoir à l’opinion qu’ils considéraient comme bonne et utile l’intervention des maires.

Louis Blanc déposa donc la motion suivante :

L’assemblée nationale déclare qu’en prenant, en toute connaissance de cause, le parti que leur imposait la plus alarmante des situations, les maires et les adjoints de Paris ont agi en bons citoyens.

Ont signé : MM. Louis Blanc, Peyrat, Edgar Quinet, Brisson, Edmond Adam, Langlois, Greppo, Martin Bernard, Tirard, Millière, Jean Brunet.

L’éminent député de Paris développa en ces termes mesurés sa proposition :

Messieurs, nous apprenons qu’une affiche signée par la majorité des maires et adjoints de Paris appelle tous les citoyens de Paris à prendre part demain aux élections du Conseil Municipal. Vous vous rappelez, Messieurs, que ces maires et adjoints sont venus, il y a deux jours, vous demander l’autorisation de prendre les mesures que leur paraissait réclamer la situation. Pour des motifs que le gouvernement a déclarés d’une importance suprême, mais qu’il n’a pas cru pouvoir nous faire connaître, la discussion de la proposition des maires a été écartée. Or, la crise devenant de plus en plus pressante, les maires, de plus en plus convaincus de la nécessité d’y pourvoir sans retard et sous leur responsabilité, ont pensé qu’il n’était pas possible, sans un danger imminent pour la paix publique, de laisser plus longtemps Paris privé d’un conseil municipal, que toute la population a réclamé pendant tant d’années et qu’elle demande aujourd’hui avec une incontestable unanimité.

Je viens donc, Messieurs, au nom de ceux de nos collègues de la représentation de Paris, qui, depuis huit jours, ont fait tant d’efforts pour arriver à la pacification de la capitale, vous conjurer de reconnaître qu’en prenant, en toute connaissance de cause, le parti que leur imposait la plus alarmante des situations, les maires et les adjoints de Paris ont agi en bons citoyens.

Louis Blanc n’avait pas de sympathie bien vive pour le Comité Central et ne fit point adhésion à la Commune. L’illustre historien de la Révolution, le hardi socialiste de 1848, le seul véritable républicain démocrate du gouvernement provisoire, l’organisateur du parlement ouvrier du Luxembourg et le premier ministre qu’eurent les travailleurs, était certainement de cœur et d’intention avec les républicains parisiens. Mais il s’était trouvé débordé. Sa raison, autant que son orgueil, n’admettaient pas un mouvement par lequel il se sentait dépassé[1].

Louis Blanc subissait fatalement l’influence de son milieu et n’avait plus l’énergie révolutionnaire assez vive pour se séparer de républicains sincères, mais devenus timides, comme Clemenceau, Henri Brisson, Charles Floquet, Martin Bernard, Greppo, Tolain, et d’autres, plus illustres encore, tels que Victor Hugo, Littré, Gambetta, qui, sans aller jusqu’à combattre la Commune, n’osèrent point la soutenir et la sauver.

Louis Blanc avait l’effroi et l’horreur de la guerre civile. Ce sentiment le domina et dicta sa conduite. Il se souvenait des répressions de juin 48 ayant eu pour résultat le Deux Décembre et l’empire, et il faisait tous ses efforts pour éviter le retour de semblables luttes fratricides, génératrices des pires réactions. C’est à ce point de vue qu’il convient de se placer, pour juger de son attitude, qui fut celle de républicains excellents, auxquels on doit reprocher seulement d’avoir été les dupes de M. Thiers et de n’avoir pas eu confiance dans l’avènement d’un régime nouveau. Il est vrai qu’ils n’avaient pas été appelés à en faire partie. Le mouvement du Dix-Huit mars avait à sa tête des hommes qu’ils ignoraient, ou par qui ils avaient été combattus et souvent injuriés, durant les dernières luttes électorales sous l’empire. D’où leur abstention méfiante et leur neutralité hésitante, durant ces deux mois de confusion et de combats.

La proposition de Louis Blanc était généreuse et acceptable. Elle avait l’avantage de forcer l’Assemblée à prendre parti. Ni Louis Blanc, ni ceux qui avaient signé avec lui, ne devaient d’ailleurs se faire grande illusion sur le sort qui paraissait réservé à cette motion, pierre jetée dans un marais coassant.

Un tumulte s’éleva, des grognements se firent entendre, dès les premières paroles de l’orateur. Quand il eut terminé, les droitiers s’agitèrent dans leurs fauteuils, poussant des cris confus, au milieu desquels dominait la demande de renvoi à la commission d’initiative.

Un membre, M. Cochery, réclama le renvoi à la commission des Quinze. Le président Grévy dit alors que le renvoi à la Commission d’initiative serait de droit, si l’Assemblée n’acceptait pas. Il relut la motion, et mit aux voix le renvoi à la Commission des Quinze. L’Assemblée vota contre. En conséquence, le président déclara que la proposition serait renvoyée à la Commission d’initiative. C’était un rejet complet.

Ainsi l’Assemblée refusait ce témoignage platonique aux maires, qu’ils avaient agi en bons citoyens, lorsqu’ils avaient tout fait pour éviter la guerre civile ! En traitant avec le pouvoir de fait, existant à Paris, en convoquant les électeurs pour donner à Paris ce conseil municipal que l’Assemblée avait promis, que le gouvernement avait accepté en principe, retardant seulement la date à laquelle il serait nommé, les maires avaient-ils donc agi en mauvais citoyens ? Etaient-ils transformés en factieux, pour avoir essayé d’empêcher une lutte sanglante entre Français ? Ce vote de rejet prenait cette signification injuste et maladroite.

L’Assemblée, en manifestant son refus d’admettre une transaction avec l’émeute, dépassait la pensée actuelle de M. Thiers ou du moins dérangeait ses calculs. Le chef du pouvoir exécutif n’avait-il pas envoyé l’amiral Saisset à Paris, sans mission précise, donc sans l’ordre formel de livrer bataille, par conséquent avec la faculté de signer des préliminaires de paix, s’il estimait que cela était nécessaire ou avantageux ? N’avait-il pas, par le décret de son ministre Picard, donné aux maires l’autorisation d’administrer provisoirement la ville de Paris, et de prendre toutes les mesures que comporterait la situation en l’absence du gouvernement ? Enfin, au moment même où l’Assemblée refusait de reconnaître que les maires avaient agi en bons citoyens, ne disait-il pas à M. Tirard, qui le consultait sur le point de savoir s’il devait signer la transaction, c’est-à-dire si lui Thiers approuvait cette transaction, et s’il l’eût signée avec les maires, se trouvant comme eux aux prises avec les mêmes difficultés et dans la même situation : « Vous n’avez qu’une chose à faire, c’est d’éviter l’effusion de sang. »

M. Thiers ajoutait, il est vrai, restriction mentale et verbale digne de Loyola : « Pendant quelques jours ». Approbation temporaire, mais approbation quand même.

M. Thiers indiquait ainsi qu’il ne demandait qu’un ajournement à l’hémorrhagie parisienne qu’il préparait. Il approuvait cependant le traité et la signature, puisque c’était le seul moyen de retarder le sang. Déconseillant une résistance qui lui paraissait inutile quant à présent, M. Thiers trouvait bonne, provisoirement, la transaction qui la terminait. Il donna en outre ce certificat à M. Tirard, que l’Assemblée refusait à ses collègues : « Vous avez fait un acte de bon citoyen. »

Louis Blanc ne demandait pas autre chose. L’Assemblée se montra donc plus intransigeante que M. Thiers. Elle révélait ainsi non seulement son intolérance, mais son défaut de perspicacité. Elle prenait naïvement pour une concession à l’émeute ce qui n’était qu’une ruse pour donner le change, une feinte avant d’engager le fer.

SIGNATURE DE LA CONVENTION PAR LES DÉPUTÉS

M. Tirard, fort de l’approbation du chef du pouvoir exécutif, signa donc, et fit signer par ses collègues Louis Blanc, Edgar Quinet, Peyrat, Henri Brisson, Langlois, Greppo, Edmond Adam, Martin Bernard, Brunet et Millière, le texte de la convention que lui avait apporté de Paris le secrétaire de la mairie du Ile. Il y joignit la lettre suivante, adressée aux habitants du IIe arrondissement :

Chers concitoyens :

De grands efforts ont été tentés par les municipalités de Paris, pour placer sur le terrain légal les légitimes revendications de leurs administrés.

Je me suis opposé pour ma part, autant que je l’ai pu, à tous les actes de violence, et je remercie la garde nationale du patriotique concours qu’elle a bien voulu me donner en cette circonstance.

Aujourd’hui, j’apprends, à Versailles où j’ai dû me rendre en toute hâte, que, vu la gravité des circonstances et pour éviter toute effusion de sang, mes collègues, maires et adjoints de Paris, invitent les électeurs à procéder demain à l’élection des membres du conseil municipal.

Convaincu de l’imminente nécessité de cette mesure, et voulant à tout prix conjurer la guerre civile, je viens de signer, avec plusieurs députés de Paris, une demande déposée par mon collègue Louis Blanc, tendant à obtenir une déclaration par laquelle l’Assemblée nationale reconnaît : « Qu’en prenant en toute connaissance de cause le parti que leur imposait la plus alarmante des situations, les maires et adjoints de Paris ont agi en bons citoyens ».

Cette proposition a été renvoyée à la commission d’initiative parlementaire, et, en attendant qu’il ait été statué sur son sort, je déclare m’associer à la convocation par laquelle les maires et adjoints invitent les électeurs de Paris à procéder demain à l’élection du Conseil municipal.

Le maire du IIe arrondissement, représentant de la Seine
P. Tirard.

En même temps Louis Blanc remettait à l’envoyé de la mairie le texte de sa proposition faite à l’Assemblée, pour faire reconnaître par elle que « les maires et adjoints avaient agi en bons citoyens ».

M. Tirard revint à Paris, à huit heures du soir, et voyant affiché le texte de la Convention, tel qu’il avait été donné à composer par le Comité Central, chargea M. Loiseau-Pinson, adjoint, de faire imprimer et afficher le premier texte. Ce qui Fut fait.

FIN DE LA RÉSISTANCE

M. Loiseau-Pinson, dans la journée, avait congédié en ces termes le bouillant Quevauvilliers et ses hommes, en leur Faisant part de la convention signée à midi :

L’Assemblée nationale, messieurs, ne veut prendre en considération aucune de nos propositions. Nous avons donc cru devoir appeler les électeurs à voter demain, puisque nos mairies nous sont restituées. Et puis, s’il faut tout dire, malgré notre profond respect pour l’Assemblée nationale, il y a une chose qui nous a révoltés et qui a été pour beaucoup dans la décision que nous venons de prendre : c’est la proposition de nommer le duc d’Aumale lieutenant général des armées, dont il a été fortement question à la Chambre.

Le colonel Quevauvilliers, tout en répétant que la résistance était pour lui très possible, et qu’il disposait de 20,000 hommes résolus, déclara que puisque les maires et députés avaient décidé le contraire, il n’avait qu’à s’incliner. Il donna aussitôt l’ordre de faire rentrer les gardes nationaux dans leurs foyers, et de ne laisser à la mairie que le poste ordinaire.

En même temps l’amiral Saisset, pareillement prévenu au Grand-Hôtel, se hâtait de décamper, déguisé comme on l’a vu, gagnant Versailles à pied, après avoir laissé au capitaine A. Trèves, sous le couvert de son aide de camp, Édouard Dupont, l’avis suivant :

J’ai l’honneur d’informer MM. les chefs de corps, officiers, sous-officiers, et gardes nationaux de la Seine, que je les autorise à rentrer dans leurs foyers, à dater du samedi 25, sept heures du soir.

Le vice-amiral commandant en chef de la garde
nationale de la Seine.
Saisset.

Copie de cet acte fut adressée aux journaux par l’aide de camp de l’amiral.

La résistance était bien finie, et il n’y avait plus qu’à se préparer à la lutte pacifique et légale des bulletins de vote.

Pourquoi les maires, adversaires du Comité Central, et qui ne voulaient nullement se rallier à la Commune, renoncèrent-ils à tenter la lutte, à user de ces forces que le colonel Quevauvilliers évaluait à 20,000 hommes ? Etait-ce parce que le résultat de la bataille leur apparaissait ou difficile ou impossible ? parce qu’ils pensaient que l’insurrection serait encore une fois victorieuse et qu’elle écraserait définitivement les bataillons dits de l’ordre ?

Il faut, pour répondre à cette partie du problème, distinguer, parmi les maires, les fourbes des sincères. Les premiers, qui, sans avoir conféré avec M. Thiers sur ce point, servaient inconsciemment ses desseins, suivaient son plan arrêté avant le Dix-Huit mars, instinctivement, par communauté d’esprit réactionnaire, cherchaient seulement à lui gagner du temps, comme ils l’ont avoué. Ils lui permettaient ainsi de concentrer et de réorganiser l’armée versaillaise. Donc, ceux-là ne voulaient pas commencer la lutte avant l’heure, et préféraient attendre l’intervention de cette armée, qui ne pouvait manquer d’être supérieure aux forces dont disposeraient le Comité Central et la Commune. Ils ne devaient pas non plus accepter les offres des officiers et gardes nationaux prêts à se battre, désireux de renouveler les prouesses des bataillons bourgeois de juin 48. Ces auxiliaires, dont un grand nombre ne dissimulaient pas leurs opinions monarchistes, deviendraient gênants, et peut-être dangereux, après la victoire. Se passer d’eux était plus sage.

Il y en avait quelques-uns, parmi les chefs de la résistance, Schœlcher en tête, qui voulaient maintenir la République, et qui n’entendaient pas servir les intérêts des monarchistes de Versailles. Ils craignirent une lutte inégale, funeste aux institutions républicaines, et ils s’efforcèrent de l’éviter. Malgré les exagérations de certains exaltés, comme le lieutenant-colonel de Beaufond, chef d’état-major général par intérim, annonçant 111,000 citoyens armés pour la défense de l’ordre, on peut reconnaître que Saisset, Schœlcher et Quevauvilliers disposaient d’environ 25,000 hommes résolus, commandés par des chefs également déterminés. Plusieurs de ces chefs étaient exercés et capables, comme les officiers de marine Trèves, Salicis, d’autres encore de l’armée de terre. C’était fort suffisant pour une bataille de rues. Les fédérés ne pourraient conserver l’Hôtel-de-Ville, assailli de trois côtés. Les quartiers du centre formant un camp retranché formidable, les bataillons rouges se trouveraient refoulés vers les hauteurs, Belleville, Montmartre, la butte aux Cailles, le faubourg Saint-Antoine, partout où eut lieu la lutte désespérée des derniers jours. Les forces que le Comité Central considérait comme siennes seraient réduites de moitié, du jour où le combat commencerait. La solde ne serait pas assurée, car la Banque fournirait-elle l’argent ? Elle était aux mains des résistants jusqu’à nouvel ordre. Les défections se produiraient nombreuses. Les maires payant la solde à leurs bataillons, ceux-ci au contraire iraient se renforçant. Donc les chances de la bataille n’étaient pas aussi défavorables que s’empressait de le crier Saisset, qui ne tenait point à l’engager, qui avait hâte de se sentir en sûreté à Versailles.

De son côté, le Comité Central doutait du succès. On peut dire, et les témoins survivants ne me démentiront pas, que l’incertitude et la crainte de cette lutte dans Paris étaient la grande préoccupation des chefs de l’insurrection dans la semaine qui suivit le Dix-Huit mars. Ils regardaient avec une inquiétude peu dissimulée les préparatifs qu’on signalait, faits à la mairie de la Bourse et au Grand-Hôtel. Ils négligeaient ceux de Versailles. Le Dix-Huit mars, on s’attendit toute la journée à un retour offensif des troupes retirées à l’École militaire et sur la rive gauche. Les jours suivants, on ne parut craindre qu’une attaque venue du centre de Paris, d’où la satisfaction profonde du Comité, quand il put, en menaçant, en feignant d’être prêt à enlever les mairies dissidentes et à brusquer le combat, décider les maires à capituler. Quand tout parut arrangé, quand on finit par sceller l’accord final, le Comité Central était aussi satisfait que les maires.

Pourquoi ceux qui pouvaient croire qu’ils étoufferaient l’émeute par la force, par le nombre, et qu’ils auraient raison du Comité Central, firent-ils toutes les concessions ?

Pourquoi les vrais républicains, ceux qui ne faisaient point le jeu de M. Thiers, mais qui repoussaient la guerre civile, capitulèrent-ils, au lieu de laisser aller les choses ?

Ils ont dit qu’ils voulaient éviter l’effusion du sang. Ce sentiment est humain et l’explication doit être tenue pour l’expression au moins partielle de la vérité. Ils ne prévoyaient pas qu’ils ne faisaient qu’ajourner la saignée, et qu’aux victimes et aux morts, qui pouvaient résulter d’un combat fratricide dans les rues avoisinant l’Hôtel-de-Ville, se substituerait bientôt une atroce extermination, une boucherie aveugle et féroce dans tous les quartiers de Paris bombardé, saccagé, en flammes et en ruines.

Mais cette pensée, cette arrière-pensée, comme disait M. John Lemoinne dans les Débats, dominait ces élus de novembre 70 et de février 71 : « Si nous entamons la lutte, si nous remportons une victoire sanglante, malgré la nécessité dominante et la sincérité de nos intentions, malgré la justification de l’ordre républicain à maintenir et le souci de la défense de la légalité, nous nous rendrons odieux, impossibles aussi. Bien vite, on oubliera que nous avons risqué notre popularité et notre existence, pour rétablir le calme dans la cité, pour donner à Paris ses libertés municipales, avec un régime régulier, légal, ramenant le travail, la confiance, la prospérité ; on méconnaîtra nos bienfaits et nos services. Nous ne serons plus les favoris du suffrage universel. Un mouvement de réaction impossible à enrayer se produira. Nous en deviendrons les victimes. Nous serons à la merci d’une assemblée dont les sentiments républicains sont douteux, où les éléments monarchistes sont puissants. Si les royalistes ne sont pas assez hardis ni assez nombreux, pour donner, comme le bruit en a couru à Versailles, la lieutenance générale à un prince d’Orléans, les adversaires des institutions républicaines, délivrés de la crainte des contingents révolutionnaires, débarrassés de nous par l’impopularité, puis par le suffrage ingrat et apeuré, établirent un régime qui ne s’appellera peut-être pas royauté, mais qui n’aura plus rien de la République. C’est ainsi que les choses se sont passées après la victoire de l’ordre en juin 48. Sans ces fatales journées, il n’y aurait pas eu les trois années de réaction qui suivirent et permirent aux ennemis de la République de s’emparer de toutes les fonctions, de diriger l’État et, après le coup de Décembre, de rétablir l’empire. Nous sommes républicains, nous voulons donc conserver la République ; c’est pourquoi nous devons ne pas recommencer la sinistre expérience de juin, et par conséquent nous devons transiger ! » Ce raisonnement était séduisant.

Ces mêmes hommes, certainement sincères, en évitant la guerre civile, comme ils le croyaient, espéraient conserver leur popularité, l’accroître même, et maintenir leur situation parisienne. La plupart de ceux qui acceptèrent la transaction supposaient que le scrutin leur serait favorable. S’ils se décidèrent à se rallier à la date du 26 mars, au lieu de faire mine de résister jusqu’à ce que le Comité cédât sagement et adoptât la date du 3 avril, celle que le gouvernement approuvait, c’est qu’ils avaient la pensée de derrière la tête que le délai si court leur serait avantageux. On transigeait le samedi, à midi, et la population n’aurait que le soir connaissance de la date ferme acceptée. On voterait le lendemain matin dimanche. Les électeurs n’auraient que la nuit pour se concerter et discuter les candidats, pour faire la propagande et ce qu’on nomme la cuisine électorale. Il n’y aurait ni réunions publiques ou privées, ni articles de journaux à redouter, à peine quelques affiches hâtivement posées, lues avant d’entrer dans la salle de vote et quand les bulletins seraient en poche. Aucun vote ne serait changé par des attaques ou des appels précipités et toute manœuvre de la dernière heure serait inutile. Dans ces conditions, pensaient les sages, les habiles, il était présumable que les candidats du Comité Central, des hommes nouveaux, des inconnus, ne pourraient rassembler des suffrages suffisants. Des voix s’éparpilleraient sur des notoriétés révolutionnaires restreintes et rivales. Au contraire, les membres des municipalités, bien connus comme républicains, estimés comme citoyens, vus à l’œuvre pendant le siège, ayant déjà la vitesse acquise électorale, retrouveraient une grande partie de leurs électeurs. Les principaux élus du 8 novembre auraient pour le Conseil municipal à peu près le même nombre de voix qu’ils avaient obtenu pour les municipalités dans leur arrondissement. Il faudrait sans doute faire la part de l’outrance révolutionnaire de certains quartiers, mais dans l’ensemble le vote serait favorable aux maires et adjoints en place, la majorité dans la future assemblée communale leur semblait assurée aux maires et adjoints en fonctions.

Ce raisonnement, que les résultats du lendemain devaient démentir, eurent une grande influence sur l’esprit de la plupart de ceux qui signèrent la convention. Les maires capitulaient, mais c’était pour se rendre maîtres de la place.

ILLUSIONS ÉLECTORALES

Ce calcul des suffrages favorables aux maires semblait fait d’après des données sérieuses ; mais les chiffres en matière de scrutin ont quelquefois des totalisations trompeuses. Ainsi, en examinant les élections municipales du 8 novembre on trouvait que la majorité était acquise aux candidats républicains modérés, dans les arrondissements suivants où avaient été élus : Ier Tenaille-Salignyÿ, 2e Tirard, 3e Bonvalet, 4e Vautrain, 5e Vacherot, 6e Hérisson, 7e Arnaud de l’Ariège, 8e Carnot, 9e Desmarets, 10e Dubail, 16e Henri Martin, 17e François Favre.

Le Comité Central pouvait compter que ses candidats passeraient dans le 18e, bien que Clémenceau en fût l’élu, mais depuis les élections de février, il avait certainement perdu une partie de sa majorité. Dans le 19e Delescluze, dans le 20e Ranvier, Flourens avaient conservé, accru leur popularité. Etaient considérés comme douteux : le 11e, qui avait nommé Mottu, le 12e Grivot, le 13e Pernolet : le 14e Asseline, le 15e Corbon. Cela donnait aux maires la majorité dans douze arrondissements sur vingt, et sur les cinq supposés douteux, il y avait le 14e, où avec M. Asseline, maire, avait été nommé adjoint M. Héligon, l’un des plus ardents adversaires du Comité Central, l’un des chefs de la résistance à la mairie du Il{e. Les maires et adjoints, croyant que les adhérents au Comité Central n’auraient que dans quelques arrondissements la majorité, et que le conseil municipal que Paris allait nommer serait la reproduction de la petite assemblée résistante qui avait siégé à la mairie de la rue de la Banque, s’applaudirent d’avoir agi comme ils l’avaient fait. Ils avaient sauvegardé tous les intérêts, les leurs et ceux de la République, en capitulant. Ils engagèrent donc les électeurs aux urnes. Ils n’avaient de doutes que sur le chiffre de leurs voix et sur la force de leur majorité. Ils étaient satisfaits d’avoir capitulé : leur entrée, le lendemain, à l’Hôtel-de-Ville, serait leur revanche et leur justification.

APPEL DES DÉPUTÉS

Ce fut dans cet esprit que les représentants de la Seine, présents à Paris, désireux d’appuyer les maires et adjoints candidats, rédigèrent et firent apposer l’affiche suivante. Elle énonçait l’abdication, de toute résistance dans la ville, signalait l’opposition de Versailles, l’acceptation à Paris de la solution du conflit par le vote, et engageait tous les citoyens à voter. Cette proclamation fut écrite pendant que M. Tirard, à Versailles, récoltait les signatures des députés assistant à la séance.

Citoyens,

Dans Paris, où le pouvoir législatif a refusé de siéger, d’où le pouvoir exécutif est absent, il s’agit de savoir si le conflit, qui s’est élevé entre des citoyens également dévoués à la République, doit être vidé par la force matérielle ou par la force morale.

Nous avons la conscience d’avoir fait tout ce que nous pouvions pour que la loi ordinaire fût appliquée à la crise exceptionnelle que nous traversons.

Nous avons proposé à l’Assemblée nationale toutes les mesures de conciliation propres à apaiser les esprits et à éviter la guerre civile.

Vos maires élus se sont transportés à Versailles et se sont fait l’écho des réclamations légitimes de ceux qui veulent que Paris ne soit pas tout à la fois déchu de sa situation de Capitale, et privé des droits municipaux qui appartiennent à toutes les villes, à toutes les communes de la République.

Ni vos maires élus, ni vos représentants à l’Assemblée nationale n’ont pu réussir à obtenir une conciliation.

Aujourd’hui, placés entre la guerre civile pour nos concitoyens et une grave responsabilité pour nous-mêmes, décidés à tout plutôt qu’à laisser couler une goutte de ce sang parisien, que naguère vous offriez tout entier pour la défense et l’honneur de la France, nous venons vous dire : terminons le conflit par le vote, non par les armes.

Votons, puisqu’en votant nous nous donnons le conseil municipal élu que nous devrions avoir depuis six mois.

Votons, puisqu’en votant nous investirons du pouvoir municipal des républicains honnêtes et énergiques, qui, en sauvegardant l’ordre dans Paris, épargneront à la France le terrible danger des retours offensifs de la Prusse et les tentatives téméraires des prétentions dynastiques.

Nous avons dit hier à l’Assemblée nationale que nous prendrions sous notre responsabilité toutes les mesures qui pourraient éviter l’effusior du sang.

Nous avons fait notre devoir en vous disant notre pensée.

Vive la France ! Vive la République !
Les représentants de la Seine présents à Paris :
V. Schælcher, Ch. Floquet, Édouard Lockroy, G. Clemenceau, Tolain, Greppo.

On remarquera, dans cet appel, la phrase sur le vote destiné à investir du pouvoir municipal « des républicains honnêtes et énergiques sauvegardant l’ordre dans Paris ». C’était recommander les maires et adjoints et ceux qui les avaient suivis dans leur résistance. Les députés partageaient les illusions des maires et croyaient que la majorité n’irait pas aux candidats du Comité Central, pour eux les candidats du désordre. Les signataires de cette affiche, presque tous depuis fondateurs ou membres de la Ligue des Droits de Paris, ne devaient pas tarder à s’apercevoir que les partisans de la Commune disposaient d’une force électorale supérieure même à a force combattante qu’on leur connaissait et qu’il n’ÿ avait pas de place pour les hésitants et les neutres dans ce duel à mort engagé entre la Réaction et la République. Cette proclamation « était, a dit M. Frédéric Damé, la dernière plainte de Paris, comme le dernier cri de la résistance vaincue ». C’était aussi la fin de l’influence et du prestige républicain des élus du 8 février 1871. C’était le Dix-Huit mars consacré et l’avènement d’un ordre nouveau.

APPELS RÉVOLUTIONNAIRES

Le Comité Central et ses adhérents firent aussi paraître quelques appels aux citoyens, à la veille du vote.

Ranvier, maire du XXe arrondissement (Belleville), et Gustave Flourens, adjoint, affichèrent une proclamation très énergique. Ils rappelèrent d’abord le droit que possédait chaque commune, excepté Paris, d’élire sa municipalité, droit imprescriptible et inaliénable.

Il faut soutenir énergiquement, continuaient-ils, notre droit à l’autonomie municipale, contre tous les empiètements arbitraires, illégaux des pouvoirs politiques. Paris a reconquis son droit de municipalité libre par sa dernière révolution, malheur à qui essaierait de le lui reprendre…

Après avoir déclaré que « Paris ne voulait pas d’autre armée que la garde nationale, d’autre municipalité que celle librement élue par le peuple », le maire et l’adjoint du XXe terminaient ainsi l’appel à leurs administrés :

Nous vous convoquons donc pour demain, dimanche 26 mars, à l’effet d’élire, dans le XXe arrondissement, quatre représentants au Conseil Communal de Paris.

En même temps que cette affiche, en paraît une autre où nous vous indiquons le mode de votation et le lieu de vote, pour chaque section de l’arrondissement.

Citoyens, les hommes que vous avez chargés de défendre provisoirement vos intérêts, et qui siègent en ce moment à l’Hôtel-de-Ville, vivent de leurs trente sous de gardes nationaux, eux et leurs familles.

C’est la première fois qu’un tel exemple de désintéressement se produit dans l’histoire.

Faites en sorte de nommer des hommes aussi dévoués, aussi honnêtes, et vous aurez sauvé la France.

Vive la République démocratique et sociale, universelle !

On remarquera cette dernière qualification « d’universelle » donnée à la République. Epithète neuve et qui ne correspondait pas aux idées de la majorité parisienne, à l’époque du Dix-Huit mars.

Au Ve arrondissement (Panthéon), la municipalité révolutionnaire, qui avait remplacé le réactionnaire Vecherot et ses adjoints, publia un appel où il était dit :

Il y a peu de jours votre municipalité était déserte, les hommes que vous aviez élus en novembre, quand triomphaient les idées de réaction, sentant le courage revenir au peuple, se sont enfuis à leur tour. Sur le désir de nos amis du Comité Central, nous avons remplacé cette municipalité. Nous l’avons fait au moment où de tristes compétitions, des menées qui se couvraient d’un prétendu amour de l’ordre et de la légalité, préparaient peut-être une lutte armée, et allaient, involontairement sans doute, ramener ces tristes journées, non oubliées de nous, où le sang du peuple inondait les rues. Malgré ces démonstrations hostiles, malgré les calomnies que nous dédaignons, nous sommes restés inébranlables dans nos sentiments de rapprochement et d’entente. Nous avons réussi. La paix est faite, les malentendus expliqués, et toute chance de danger, nous l’espérons, éloignée à jamais…

Cet appel contenait un blâme aux hommes du 4 septembre, « qui avaient laissé consommer la défaite et compromis les destinées de la France ». Les signataires engageaient les électeurs à se défier « de ceux qui avaient été les complices, les collaborateurs où même les adhérents des hommes du 4 septembre, et de ceux qui, sous couleur de respecter l’ordre, de défendre la légalité, prenaient parti pour l’assemblée monarchique ».

Ce document, intéressant en ce qu’il révèle la mentalité d’une partie de la population, à la veille des élections de mars, se terminait par cette adjuration :

Électeurs du Ve arrondissement, vous prouverez par votre vote que vous vous associez à cette force immense, récemment révélée, qui résulte de l’union de la Fédération de la garde nationale ; que vous ne blâmez pas ces jeunes citoyens dont l’énergie, le talent, la probité et l’audace heureuse ont subitement transformé une situation et vaincu la vieille politique.

Les autres classes, en réduisant le pays aux plus tristes extrémités, ont désormais donné la mesure de leur impuissance et de leur caducité ; elles ont perdu le droit de se dire les seules classes gouvernementales.

Laissez arriver l’honnêteté, le travail, la justice ; — ouvrez les portes au prolétariat instruit, au vrai peuple, à la seule classe pure encore de nos fautes et de nos déchéances ; à la seule, enfin, capable de sauver le pays.

L’Association internationale des travailleurs, le Conseil général des sections parisiennes, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières, restés un peu à l’écart du mouvement depuis le Dix-Huit mars, crurent utile de donner signe d’existence et d’adhésion, au moment de la nomination du Conseil communal.

Ces groupes rédigèrent le manifeste suivant :

Travailleurs,

Une longue suite de revers, une catastrophe qui semblait devoir entraîner la ruine complète de notre pays, tel est le bilan de la situation créée à la France par les gouvernements qui l’ont dominée.

Avons-nous perdu les qualités nécessaires pour nous relever de cet abaissement ? Sommes-nous dégénérés au point de subir avec résignation le despotisme hypocrite de ceux qui nous ont livrés à l’étranger, et de ne retrouver d’énergie que pour rendre notre ruine irrémédiable par la guerre civile ?

Les derniers événements ont démontré la force du peuple de Paris ; nous sommes convaincus qu’une entente fraternelle démontrera bientôt sa sagesse.

Le principe d’autorité est désormais impuissant pour rétablir l’ordre dans la rue, pour faire renaître le travail dans l’atelier, et cette impuissance est sa négation.

L’insolidarité des intérêts a créé la ruine générale, engendré la guerre sociale ; c’est à la liberté, à légalité, à la solidarité qu’il faut demander d’assurer l’ordre sur de nouvelles bases, de réorganiser le travail qui est sa condition première.

Travailleurs,

La révolution communale affirme ces principes ; elle écarte toute cause de conflit dans l’avenir. Hésiterez-vous à lui donner votre sanction définitive ?

L’indépendance de la Commune est le gage d’un contrat dont les clauses librement débattues feront cesser l’antagonisme des classes, qui assureront l’égalité sociale.

Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales.

L’autonomie de chaque commune enlève tout caractère oppressif à ses revendications et affirme la République dans sa plus haute expression.

Travailleurs,

Nous avons combattu, nous avons appris à souffrir pour notre principe égalitaire, nous ne saurions reculer alors que nous pouvons aider à mettre la première pierre de l’édifice social.

Qu’avons-nous demandé ?

L’organisation du crédit, de l’échange, de l’association, afin d’assurer au travailleur la valeur intégrale de son travail.

L’instruction gratuite, laïque et intégrale.

Le droit de réunion et d’association, la liberté absolue de la presse, celle du citoyen ;

L’organisation au point de vue municipal des services de police, de force armée, d’hygiène, de statistique, etc.

Nous avons été dupes de nos gouvernants ; nous nous sommes laissé prendre à leur jeu, alors qu’ils caressaient et réprimaient tour à tour les factions dont l’antagonisme assurait leur existence.

Aujourd’hui, le peuple de Paris est clairvoyant, il se refuse à ce rôle d’enfant dirigé par le précepteur, et dans les élections municipales, produit d’un mouvement dont il est lui-même l’auteur, il se rappellera que le principe qui préside à l’organisation d’un groupe, d’une association est le même qui doit gouverner la société entière, et, comme il rejetterait tout administrateur, tout président imposés par un pouvoir en dehors de son sein, il repoussera tout maire, tout préfet imposé par un gouvernement étranger à ses aspirations.

Il affirmera son droit, supérieur au vote d’une Assemblée, de rester maître dans sa ville et de constituer, comme il lui convient, sa représentation municipale, sans prétendre l’imposer aux autres.

Dimanche 26 mars, nous en sommes convaincus, le peuple de Paris tiendra à honneur de voter pour la Commune.

Les Délégués présents à la séance du 23 mars 1871 : Conseil fédéral des sections parisiennes de l’Association internationale :
Aubry (Fédération rouennaise), Boudet, Chaudesaigues, Coiffé, V. Demay, A. Duchêne, Dupuis, Leo Frankel, H. Goullé, Laureau, Limousin, Martin Léon, Lostag, Ch. Rochat.
Chambre fédérale des sociétés ouvrières :
Camélinat, Descamps, Evette, Galand, Haan, Hamet, Jance, J. Lallemand, Lazare Lévy, Pindy, Eugène Pottier, Rouveyrolles, Spoetler, A. Theisz, Very.

C’est l’entrée en scène de l’Internationale jusque-là indifférente, se tenant à l’écart du mouvement patriotique, politique et municipal des trois derniers mois. Le Journal Officiel, de Paris bien entendu, publia un article où se trouvait indiqué le rôle de la Commune élue, tout autre, disait l’auteur, que celui du Comité Central.

Avant tout, disait le rédacteur, probablement Charles Longuet, il lui faudra définir son mandat, délimiter ses attributions. Ce pouvoir constituant qu’on accorde si large, si indéfini, si confus, pour la France, à une Assemblée nationale, elle devra l’exercer pour elle-même, c’est-à-dire pour la Cité, dont elle n’est que l’expression.

Aussi l’œuvre première de nos élus devra être la discussion et la rédaction de leur charte, de cet acte que nos aïeux du moyen-âge appelaient leur Commune. Ceci fait, il lui faudra aviser au moyen de faire reconnaître et garantir par le pouvoir central, quel qu’il puisse être, ce statut de l’autonomie municipale. Cette partie de leur tâche ne sera pas la moins ardue si le mouvement, localisé à Paris et dans une ou deux grandes villes, permet à l’Assemblée nationale actuelle d’éterniser un mandat que le bon sens et la force des choses limitaient à la conclusion de la paix, et qui déjà se trouve depuis quelque temps accompli.

À une usurpation de pouvoir, la Commune de Paris n’aura pas à répondre en usurpant elle-même. Fédérée avec les communes de France déjà affranchies, elle devra, en son nom et au nom de Lyon, de Marseille, et bientôt peut-être de dix grandes villes, étudier les clauses du contrat qui devra les relier à la nation, proposer l’ultimatum du traité qu’elles entendent signer.

Quel sera cet ultimatum ? D’abord il est bien entendu qu’il devra contenir la garantie de l’autonomie, de la souveraineté municipale reconquises, En second lieu, il devra assurer le libre jeu des rapports de la Commune avec les représentants de l’unité nationale.

Ce langage doctrinal fut peu compris. Il ne parut pas avoir eu d’influence, ni sur le vote, ni sur les premiers actes du nouveau pouvoir.

LES ADIEUX DU COMITÉ CENTRAL

Si ce verbiage de théoricien n’avait pas grande utilité, la dernière proclamation du Comité Central, ce qu’on pourrait appeler son testament, a plus de caractère. Elle dut plus sérieusement porter.

Citoyens, disaient les gouvernants provisoires s’apprêtant à se retirer, notre mission est terminée ; nous allons céder la place dans votre Hôtel-de-Ville à vos nouveaux élus, à vos mandataires réguliers.

Aidés par votre patriotisme et par votre dévouement, nous avons pu mener à bonne fin l’œuvre difficile entreprise en votre nom. Merci de votre concours persévérant : la solidarité n’est plus un vain mot. Le salut de la République est assuré.

Si nos conseils peuvent avoir quelque poids dans vos résolutions, permettez à vos plus zélés serviteurs de vous faire connaître, avant le scrutin, ce qu’ils attendent du vote aujourd’hui.

Ce début était plein de dignité. Voilà bien le langage que devaient tenir ceux qui avaient fièrement déclaré, en prenant le pouvoir, qu’ils sauraient montrer « qu’on pouvait descendre, le front haut, les marches de l’Hôtel-de-Ville ». Mais l’adieu se développait, peut-être un peu trop explicite. Ceux qui quittaient le palais municipal donnaient des conseils sur le choix de ceux qui devaient y rentrer. On pouvait interpréter cette leçon électorale dans un sens trop intéressé.

Les membres du Comité finissaient leur affiche par ces préceptes de morale civique, prétentieux et naïfs :

Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant de mêmes maux.

Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne consultent que leur propre intérêt et finissent toujours par se considérer comme indispensables.

Défez-vous également des parleurs, incapables de passer à l’action ; ils sacrifieront tout à un discours, à un effet oratoire où à un mot spirituel. Évitez également ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère.

Enfin, cherchez des hommes aux convictions sincères, des hommes du peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront point vos suffrages ; le véritable mérite est modeste, et c’est aux électeurs à connaître leurs hommes et non à ceux-ci de se présenter.

Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres.

Hôtel de Ville, 25 mars 1871.
Le Comité Central de la Garde Nationale :
Avoine fils, Ant. Arnaud, Assi, G. Arnold, Andignoux, Bouit, Jules Bergeret, Babick, Baroud, Billioray. L. Boursier, Blanchet, Castioni, Chouteau, C. Dupont, Fabre, Ferrat, Fleury, Fougeret, C. Gaudier, Gouhier, H. Géresme, Grélier, Grollard, Josselin, Fr. Jourde, Lavalette, Fortuné Henry, Maljournal, Édouard Moreau, Mortier, Prudhomme, Rousseau, Ranvier, Varlin.

CONDITIONS DU SCRUTIN

Il y avait 90 Conseillers municipaux à élire.

Les élections se faisaient au scrutin de liste par arrondissement. On n’avait pas eu le temps de confectionner des listes électorales, ni de distribuer des cartes. On devait voter sur les listes et avec les cartes ayant servi aux élections de février pour l’Assemblée nationale.

Les sections de vote étaient les mêmes.

Quelques maires ou adjoints, notamment M. Loiseau-Pinson, dans le IIe, avaient cru devoir apposer auprès des sections de vote des affiches, indiquant aux électeurs que les fonctions de maire ou adjoints n’étaient pas incompatibles avec celles de conseiller municipal. C’était souligner les candidatures des maires et adjoints du 8 novembre, car l’incompatibilité ne pouvait être supposée s’appliquer aux délégués provisoires, envoyés par le Comité Central dans certaines mairies.

Un avis du Comité Central rappelait aux électeurs que le scrutin, ouvert à huit heures du matin, ne devait être clos qu’à minuit.

Les électeurs qui étaient de service hors de leur arrondissement devaient se réunir, soit par compagnie, soit par bataillon, constituer un bureau électoral, procéder au vote, et en envoyer le résultat à la mairie de leur arrondissement. Les électeurs de service dans leur arrondissement devaient voter dans leur section respective. Les chefs de poste étaient chargés de délivrer les permissions nécessaires à cet effet, de manière à ne pas entraver le service. Le Comité Central donnait avis en même temps que, la loi électorale de 1849 établissant qu’un huitième des électeurs donnait une majorité suffisante pour être élu, il conservait l’esprit et la lettre de cette loi, qui serait appliquée.

LETTRE D’UN MÉCONTENT

Pendant les pourparlers à Paris et à Versailles pour les élections municipales, on n’avait pas vu figurer un des personnages les plus importants du parti républicain, M. Delescluze, qui avait été élu maire du XIXe arrondissement au 8 novembre 1870 et représentant de la Seine à l’Assemblée nationale, le 8 février.

M. Delescluze crut devoir expliquer son attitude dans une lettre que publia l’Avenir National. Il disait qu’il n’avait reçu de ses collègues, maires et députés, ni prière ni invitation pour se joindre à eux dans les efforts faits pour arriver à un arrangement. Il ajoutait que, l’eût-on sollicité, il n’aurait pas obtempéré à cette demande, et il en donnait les raisons :

À Bordeaux, écrivit-il, mettant de côté mes sentiments personnels, j’ai voulu me rapprocher du groupe qui s’intitule « gauche radicale ». J’y ai trouvé d’excellents républicains, sans doute, mais en général trop disposés à suivre la désertion de certains hommes, qui, compromis par leur vote plébiscitaire au 8 novembre, ne peuvent plus se dispenser de soutenir ou d’amnistier quand même les traîtres qui, trois mois plus tard, ont livré Paris et la France à l’ennemi. J’ai dû me retirer.

Quels motifs avais-je de sortir de cette réserve une fois revenu à Paris ? Je voyais un certain nombre de représentants de Paris chercher à s’entendre avec les maires. Or, j’avais deux mois durant, de novembre à janvier, expérimenté l’esprit de MM. les maires, alors mes collègues, et je savais qu’il n’y avait rien à en attendre de sérieux et d’utile.

Voilà pourquoi, puisque vous tenez à le savoir, je ne me suis mêlé ni aux représentants du groupe Louis Blanc, ni aux chefs des municipalités.

Quant au Comité de l’Hôtel-de-Ville, je comprends mal que vous vous étonniez de n’y pas trouver mon nom. Il est le produit d’une situation antérieure à mon entrée dans Paris. Sa valeur est précisément dans son caractère délégataire et anonyme. Je n’avais rien à y faire.

M. Delescluze, tout en approuvant entièrement le mouvement insurrectionnel, voulut rester à l’écart de ses chefs ; maire démissionnaire du XIXe arrondissement et député de Paris, il observait, isolé mais vigilant, les événements et les hommes. Il ne comprenait ni les hésitations du Comité Central, ni les tentatives faites pour une conciliation. Il avait deviné les calculs de M. Thiers et voyait la guerre civile inévitable. Il jugeait donc inutiles et nuisibles des négociations qui auraient pour seul résultat, en retardant le choc fatal, d’en rendre les chances moins favorables.

La Commune, dans ses dernières semaines, a confié à Delescluze sa direction à peu près absolue et a attendu de lui des mesures de salut, qui, tardives, ne pouvaient être efficaces. C’est à son début qu’elle aurait dû le placer à sa tête. À défaut de Blanqui, et avant même que la Commune fut constituée, le soir du Dix-Huit mars, c’est à l’énergique et capable révolutionnaire qu’était Delescluze qu’auraient dû être confiées les destinées de l’insurrection. On a eu peur de la dictature, et l’on est tombé dans la confusion et l’anarchie. Delescluze n’eût probablement pas empêché la défaite finale, car trop de causes diverses y concouraient, mais il eût tenté de faire de l’insurrection du Dix-Huit mars une Révolution.

CHARLES DELESCLUZE

Charles Delescluze est demeuré la plus baute personnalité de l’époque de la Commune, et cependant ce grand citoyen ne saurait personnifier ni le mouvement communaliste ni ses tendances, car ses idées ne furent pas celles de l’Assemblée communale. Il ne fut pas l’expression vraie de la Commune, même lorsqu’elle le plaça à la direction de la guerre et à la tête de son comité de salut public.

Républicain autoritaire, esprit net, précis, étroit même, politique instruit et chef averti, il était peu enclin à s’associer aux rêveries socialistes, aux extravagances communistes, de plusieurs de ses collègues. Il représentait à l’Hôtel-de-Ville les théories jacobines, plutôt que la révolution sociale. Il la comprenait, mais comme un but, et assez lointain. Il voulait d’abord établir la république sur de solides bases démocratiques. Il procédait des grands révolutionnaires de 93, et, parmi ses contemporains, il s’éloignait de Louis Blanc, et se rapprochait de Ledru-Rollin, toutefois avec plus d’énergie pratique et en affirmant des opinions plus hardies.

Louis-Charles Delescluze appartenait à la classe bourgeoise. Il était né à Dreux (Eure-et-Loir) le 3 octobre 1809. Il fut envoyé à Paris de bonne heure, et fit ses études au collège Bourbon (depuis Bonaparte-Fontanes-Condorcet). Etudiant en droit, il participait à toutes les généreuses agitations de la jeunesse des écoles, et se trouvait au premier rang des combattants du quartier latin, durant les journées de 1830. Après la victoire escamotée, qui ne profita qu’à la famille d’Orléans, il se mêla aux groupes opposants et fit partie de la Société des Droits de l’Homme. Arrêté avec les accusés d’avril, il fut poursuivi pour complot et participation à une société secrète, en 1836. Ilse réfugia en Belgique où il rédigea le Journal de Charleroi. En 1841, de retour en France, il eut la direction, à Valenciennes, de l’Impartial du Nord, et fut bientôt poursuivi de nouveau et condamné. Il prit une part active au grand mouvement de la Réforme, et fut l’un des organisateurs du banquet réformiste de Lille. Il se lia alors avec Ledru-Rollin. La révolution de 1848 avait porté ses amis au pouvoir ; il fut envoyé comme commissaire général dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais. À cette époque se produisit l’aventure connue sous le nom d’expédition de Risquons-Tout. C’est le nom assez bizarre d’un village au-delà de la frontière belge. Une troupe d’insurgés, dont la plupart venaient de Paris, avait franchi la frontière, se dirigeant sur Bruxelles, pour y proclamer la République. La désorganisation se mit bientôt dans les rangs de la bande aventureuse et cette expédition téméraire, folle même, aboutit à une débandade au village de Risquons-Tout. Une instruction judiciaire fut commencée contre ceux qui avaient participé à l’échauffourée. Delescluze voulut s’opposer aux poursuites. Il fut désavoué par son gouvernement, et dut cesser ses fonctions. Il revint à Paris, et y fonda la Révolution démocratique et sociale. Son nouveau journal fut supprimé après l’émeute du 13 juin 1849. Delescluze fut alors condamné à la déportation, par contumace. Il put se réfugier en Angleterre. Il ne voulut pas profiter longtemps de la sécurité de l’exil, et retourna à Paris, en 1853, dans le but de conspirer contre l’empire, de le renverser. Bientôt reconnu et arrêté, il fut condamné à quatre années de détention, et envoyé à Belle-Isle, puis en Corse et à Toulon. Il allait être libéré, quand, en vertu de l’odieux article 2 du décret du 8 décembre 1851, qui permettait de transporter les membres de sociétés secrètes, condamnés à la surveillance, et ce, après l’expiration de leur peine, il fut embarqué pour la Guyane. Il ne revint en France qu’à l’amnistie de 1859. Quand, en 1868, l’empire, se relâchant de sa rigueur, supprima l’autorisation préalable, il fit paraître le Réveil, vaillant organe, qui fut, jusqu’à sa suppression, à l’avant-garde de la presse républicaine.

Delescluze avait supporté avec une mâle constance les rigueurs administratives sous le climat déprimant de la Guyane. Il a laissé un livre intitulé De Paris à Cayenne, journal d’un transporté, intéressant et douloureux récit de ses souffrances et de ses misères. Il reprit, aussitôt rentré, son activité révolutionnaire. Il attaqua et dénonça au mépris populaire les ouvriers phraseurs de l’Internationale à son début, qui se laissaient flatter et subventionner par le gouvernement impérial. Il se montra implacable adversaire de ceux qu’il nommait les démocrates césariens. L’Empire libéral ne lui disait rien qui vaille, et les demi-concessions de Napoléon III lui paraissaient surtout susceptibles d’amollir les travailleurs et de les détourner de la Révolution. Il avait tort, car les réformes dues à Émile Ollivier fournissaient des armes redoutables contre le régime impérial : la presse était sans cesse menacée, il est vrai, mais sous son bâillon, elle parlait, elle excitait l’opinion ; des plumes puissantes ébranlaient le trône et les institutions impériales ; les ouvriers pouvaient se coaliser, organiser des grèves ; les réunions publiques devenaient autorisées, où l’empire, ses fonctionnaires, ses actes, ses origines, ses crimes, étaient traduits devant un jury populaire. Les lois neuves, imprudemment données par l’empire libéral, constituaient un arsenal, jusque-là inexistant, où les républicains puisaient.

Tout en faisant dans son journal une propagande vive, en combattant l’empire par de quotidiennes polémiques, l’ancien émeutier du règne de Louis-Philippe, le revenant de Cayenne, guettait l’heure de susciter une agitation dans la rue. Il cherchait l’occasion et les moyens de provoquer une insurrection. Il savait, par expérience, qu’un soulèvement peut avoir un début presque insignifiant ; puis on le voit soudainement grandir et devenir irrésistible. Il faut toutefois cette condition, que l’agitation soit continuée et accrue au point d’amener les deux éléments indispensables, bourgeois et ouvriers, à y participer. Tout mouvement qui n’est accepté que par une de ces deux classes de la population ne peut aboutir. La trouvaille de la tombe de Baudin, la victime oubliée du Deux Décembre, les discours, les rassemblements, les charges policières et les arrestations, qui en avaient été la suite, avaient paru réveiller l’opinion. Delescluze ne s’illusionnait pas sur la portée de la manifestation au cimetière Montmartre, dont son ami et collaborateur Charles Quentin avait donné le signal. C’était seulement là un commencement satisfaisant. I fallait suivre et développer le mouvement. La souscription ouverte dans les journaux pour élever un monument à Baudin lui avait paru bonne pour attirer à soi une partie de la bourgeoisie et obtenir l’adhésion imprimée des notabilités démocratiques. Le Réveil et l’Avenir national avaient pris l’initiative de cette souscription, et le public avait répondu à l’appel. L’affaire Baudin était lancée. Elle préparait les esprits par l’indignation ; elle hâtait le moment psychologique de la prise d’armes souhaitée. Mais il ne fallait pas s’arrêter en route ni se contenter d’une protestation sentimentale, avec des articles de journaux et des harangues. Le procès, intenté aux journaux ayant publié les listes de souscription, arriva à propos.

C’était une lourde et nouvelle faute commise par l’empire ; elle procurait un avantage certain à la Révolution. Le tapage fait autour du martyr de décembre, loin de s’affaiblir avec le temps et la réflexion, persistait et grossissait. Un débat public fournirait une nouvelle occasion « le reprendre le réquisitoire commencé parmi les tombes du cimetière Montmartre. Le prétoire de la correctionnelle, avec la presse répercutant partout ce qui s’y dirait, fournirait la meilleure des tribunes. Le procès fait aux journaux à propos de cette bienheureuse souscription deviendrait le procès fait à l’empire. Alors, poursuivi à son tour devant l’opinion, pour le crime originel, pour l’acte illégal et sanglant qui l’avait fait empereur, Napoléon III, confronté avec le spectre, exhumé à propos, de sa victime, serait traduit à son tour à la barre, là où ses magistrats avaient amené les républicains. Il y serait flétri et condamné. Ce procès aurait pour sanction le verdict du jury de la nation. La poursuite vraiment était un coup du sort ! Il fallait savoir en tirer parti et ne pas laisser échapper la précieuse occasion. Le Réveil et son rédacteur en chef étaient assignés, eh bien ! Ils se défendraient, mais en attaquant. À la sortie de l’audience, malgré la condamnation par les magistrats, qui était certaine, ou plutôt cherchée, on additionnerait les résultats de la bataille, on compterait les coups, et l’on verrait alors que les hommes de l’empire, touchés à fond, ne se relèveraient pas. On saurait aussi de quel côté était le parti vaincu, de quel côté serait bientôt la véritable force et la durable victoire.

Une plaidoirie-réquisitoire, une plaidoirie-massue, sous laquelle le régime et son défenseur officiel seraient écrasés à l’audience, était indispensable. Mais qui la prononcerait ? Charles Delescluze n’était ni un vaniteux ni un étourdi. Il se sentait très capable de dire des paroles dures à la barre, et l’avocat impérial ne l’intimiderait pas, mais il se savait aussi fort médiocre orateur, dépourvu de verve, dénué de tout brio. Il ne pouvait s’engager à lâcher un flot de phrases creuses et sonores emplissant la salle, de là se répandant au dehors, faisant déborder l’indignation publique. Il était un ennemi de l’épithète. Il serait incapable de lancer à la face de l’empereur la poignée de qualificatifs redondants, qui, en le criblant, résonneraient comme la grêle crépitant sur les toits. Il fallait trouver une voix de cuivre pour remplir le rôle de bonisseur tragique, qui attirerait ensuite devant les tréteaux populaires la foule surprise et d’abord amusée, bientôt passionnée et irritée. Un avocat à la faconde tapageuse remplirait parfaitement le rôle. On devait en trouver un parmi les jeunes. Nul besoin de chercher dans les notoriétés caduques du barreau. Après le procès, ce déclamateur juvénile serait suffisamment connu. Il fallait donc charger de la défense l’un de ces verbeux méridionaux, assez nombreux dans les parlottes et les brasseries du quartier latin, qui et capable de rassembler la foule et de racoler des ennemis à l’empire. Ce fut alors que quelqu’un parmi les défenseurs de la cause, peut-être Crémieux, Clément Laurier plutôt, peut-être aussi vraisemblablement l’un des journalistes habitués du café de Madrid, où l’on s’occupait fort du procès annoncé, prononça le nom de Léon Gambetta. Ce jeune avocat sans causes fut choisi. Il entra inconnu au Palais le jour de l’audience, prononça la plus violente plaidoirie qu’on eût entendue, et sortit célèbre. Ce fut un coup terrible porté à l’empire.

Quand le régime impérial s’abima dans l’entonnoir sinistre de Sedan, Delescluze applaudit naturellement à la naissance de la République improvisée et encouragea ses premiers pas, mais il ne ménagea pas, dans le Réveil, les conseils, les avertissements et les blâmes au gouvernement du 4 septembre. Il participa à l’insurrection du 31 octobre, et fut choisi parmi ceux à qui l’on voulait confier le pouvoir. Emprisonné pour ces faits du 31 octobre, il fut élu maire du XIXe arrondissement (Buttes-Chaumont). Aux élections du 8 février 1871, il fut nommé représentant de la Seine par 54,000 suffrages. Il se tint dans une réserve méfiante à Bordeaux. Elu membre de la Commune par le XIX° arrondissement, avec 5,846 voix, il donna sa démission de député et vint siéger à l’Hôtel-de-Ville.

Il avait alors soixante ans. Son intelligence et son énergie étaient restées jeunes, son corps seul avait vieilli. On ne subit pas impunément la prison, l’exil et Cayenne.

De taille moyenne, maigre, le corps sec, le visage halé par les vents marins et l’air brûlant des tropiques, une courte moustache grisonnante avec de légers bouquets de barbe roussâtre, laissés aux joues et portés, ras à la façon des cavaliers du premier empire, les cheveux drus et taillés court, il allait droit et un peu raide. Il était ordinairement vêtu d’une jaquette noire, coiffé d’un chapeau haut de forme. Il posait la main, en marchant, sur une canne à bec. Ce révolutionnaire avait l’aspect pacifique d’un bon bourgeois retiré, les allures d’un fonctionnaire en retraite.

Mais une flamme ardente jaillissait de ses yeux gris et profonds. Ses lèvres minces se pinçaient, au cours de la discussion, et leur contraction accentuait les paroles brèves et souvent impérieuses, tombant de sa bouche toujours un peu dédaigneuse, au plissement désabusé.

Même quand il complimentait, il semblait gronder, et son sourire rare était triste comme son approbation était mesurée. Il donnait de l’autorité, sans emphase, à toute affirmation qu’il énonçait. Il n’était cependant ni doctoral, ni prudhommesque ; mais toujours simple, froid et maître de soi. Il agissait sans effort sur son interlocuteur, parce qu’on sentait le vouloir dans son accent et la conviction dans tout ce qu’il disait. Il n’avait rien de l’orateur traditionnel, de l’insupportable phraseur, mais dans un petit cercle, dans une conversation imprévue, il devenait persuasif, sans être insinuant. Il ne se fâchait jamais, mais il avait toujours le dernier mot. Il recherchait la discussion, supportait la contradiction, et ne se laissait pas entamer par elle. Ses amis l’appelaient avec une familiarité déférente « Barre-de-Fer ». Il justifiait ce surnom par la rigidité de son caractère et la fermeté de ses convictions. Sa parole était claire et précise. Il évitait toute exagération. Il avait en horreur la rhétorique. Il fuyait, dans ses articles, dans ses discours, l’éloquence et l’amplification ; bien qu’il eût fait d’excellentes études juridiques et qu’il se fût même préparé au barreau, rien en lui ne rappelait l’avocasserie, si commune dans son entourage. Il avait le tempérament septentrional. Il était né dans le paisible pays chartrain, mais ses origines le rattachaient à nos provinces du nord. Dans les comparaisons avec les hommes de la Révolution, qui se présentaient volontiers à l’esprit de la génération de 1869, Gambetta paraissait rappeler Danton, Delescluze évoquait plutôt le souvenir de Robespierre, sans avoir la fâcheuse sentimentalité déiste de l’Incorruptible.

Il fut un journaliste plutôt secondaire. Ses articles, judicieux et vigoureux, dégageaient une sécheresse peu communicative. Son journal le Réveil ne passionnait guère les foules, amantes du tapage, se plaisant aux jeux de mots, admirant les vocables injurieux et se pâmant à la lecture des adjectifs insolents. La Lanterne et la Marseillaise. d’allures plus vives, de ton plus vulgaire, toutes pimentées de violences, de personnalités et de grosses ou brutales plaisanteries, amusaient et surexcitaient le public, qui trouvait le Réveil ennuyeux et Delescluze austère. Son opposition, sous l’empire, avait paru aussi trop grave de ton, et sa critique semblait trop sérieuse pour être goûtée du gros des lecteurs attirés et entrainés par les lazzis de Rochefort. Une de ses recommandations habituelles à ses collaborateurs pour leurs articles était : « Gardez-vous de l’épithète ! » La rigidité de ses mœurs se retrouvait dans sa polémique, et l’austérité de sa vie se reflétait dans son style. Célibataire, il vivait auprès de sa sœur, qui avait pour lui une vénération affectueuse et un dévouement attentif.

Comme il réprouvait l’épithète, la couleur, dans l’écriture, il s’abstenait des gestes dans la conversation, à la tribune ou dans le commandement. Il ne s’emballait jamais, et, s’il eut de la haine, cette haine vigoureuse dont parle Alceste, contre les méchants, contre ceux qui abusaient de la force et de l’autorité que le hasard de la naissance ou des circonstances mettaient à leur disposition, il ne témoigna jamais de colère ni de rancune personnelle. Au travers des polémiques de presse et des luttes politiques, il eut beaucoup d’adversaires et peu d’ennemis.

Émile Ollivier, dont il combattait avec âpreté le ministère, a donné sur lui cette impartiale et remarquable appréciation :

Il y a eu, depuis la Révolution Française, une succession d’hommes à l’égard desquels on éprouve un sentiment tout à fait contradictoire. S’arrête-t-on à leurs doctrines, aux écrits et aux actes par lesquels ils les propagent, on les réprouve ; ne considère-t-on que leurs vertus privées, le désintéressement de leur vie de sacrifice, on les admire, en regrettant que tant de vertus n’aient pas été conduites par un peu de bon sens ; et quand, chargé de la puissance publique, on les frappe, parce qu’on est obligé de protéger la société contre leurs insanités, on en souffre et on les plaint. Delescluze est un des hommes à l’égard desquels j’ai le plus vivement éprouvé ce double sentiment, bien que je n’aie jamais eu à sévir contre lui…

(Émile Ollivier. Empire Libéral, t. XI, p. 78.)

Delescluze, comme beaucoup d’hommes de sa génération, que les préoccupations politiques et les destinées sociales accaparaient depuis la jeunesse, bien que suffisamment lettré, se désintéressait des choses de l’art et goûtait peu la littérature. Parfois cependant, on l’entendit participer aux discussions, tour à tour politiques et littéraires, qui s’élevaient entre les habitués du café de Madrid, où il déjeunait fréquemment. Il maintenait alors avec âpreté ses opinions, ses préjugés et ses erreurs aussi, car il en était pourvu, comme tout homme. Surtout en matière littéraire, il énonçait parfois de choquantes hérésies, mais sans se départir d’une correction voulue. Evitant de s’enflammer, il conservait son calme et son diapason, au milieu des vociférations de la clientèle exubérante de ce café, lieu de réunion de la jeunesse républicaine, des journalistes, des militants de la Commune, comme il savait garder son sang-froid au milieu des charges de cavalerie sur le boulevard Montmartre, des blouses blanches cherchant à provoquer une bagarre, et des invasions policières balayant la terrasse du Madrid, durant les dernières années de l’empire.

À l’Hôtel-de-Ville, Delescluze, par ses services passés, par son caractère, par Sa fermeté et la dignité de son attitude, eut une grande autorité et remplit, jusqu’à la fin, le premier rôle.

Nous ex poserons ses actes au fur et à mesure des événements. Il était retenu au lit par la maladie au moment où se produisirent les débats sur l’institution du Comité de salut public, et la scission qui en fut la conséquence. Jules Clère, dans sa biographie des Hommes de la Commune, écrite pendant que la Commune siégeait encore, a dit de lui :

Delescluze revint reprendre sa place à l’assemblée, quand on avait pu déjà avoir les preuves de l’incapacité violente des membres de ce Comité de salut public. Ce fut Delescluze qui, quoique encore souffrant, porta au Comité le coup de grâce, dans un discours prononcé d’une voix presque éteinte et souvent interrompu par les attaques des membres d’une certaine partie de l’assemblée.

« Il faut que nous sauvions le pays, dit Delescluze, le Comité de salut public n’a pas répondu à ce qu’on attendait de lui. Il a été un obstacle au lieu d’être un stimulant, je dis qu’il doit disparaître. Il faut prendre des mesures immédiates, décisives. Votre Comité de Salut Public est annulé, écrasé sous le poids des souvenirs dont on le charge. Il ne fait même pas ce que pourrait faire une simple commission exécutive. »

Le résultat de ce discours fut la démission des membres du Comité de salut public et l’élection de Delescluze parmi les membres du nouveau Comité, fonction qu’il a quittée, pour prendre, à la place de Rossel fugitif, le poste de délégué à la guerre, où il est encore en ce moment-ci.

(Jules Clère. Les Hommes de La Commune,
Dentu, édit., 1871, p. 73).

Sa fin fut celle d’un romain. Tel Caton se perçant la poitrine pour ne pas survivre à sa cause vaincue, il alla au-devant de la mort avec sérénité. C’était le jeudi soir 25 mai. Les troupes de Versailles, par des mouvements tournants habilement conduits, favorisés en certains points par la trahison, sur d’autres par la défection et par l’irrésolution, étaient maîtresses des trois quarts de Paris. Les soldats de Versailles avaient pénétré inopinément, le dimanche soir 21, dans la ville mal gardée par une garnison confiante et lassée. L’insurrection, enfin vaincue, reculait de toutes parts. Les bataillons des fédérés ne formaient plus qu’une poignée de partisans, se défendant en désespérés, dans des flots cernés. La surprise de l’entrée des troupes avait amené cette brusque dislocation de ce qui avait été l’armée parisienne. C’était la défaite totale désormais inévitable. Delescluze résolut de ne pas être témoin de la victoire définitive, qu’il n’avait pu empêcher, qu’il se voyait impuissant à retarder.

Il avait tenté, dans la journée, sur le conseil d’Arnold et d’autres collègues, une suprême démarche, que Maxime Du Camp a contestée, mais qui paraît avoir été faite. Il agissait à contre-cœur, en cherchant dans l’angoisse finale une chance de salut pour les derniers combattants. Le représentant des États-Unis, Washburne, pouvait-il offrir sa médiation ? Arnold l’affirmait. Il fallait trouver ce diplomate, à Vincennes. Alors probablement obtiendrait-on un armistice, préliminaire d’une capitulation. Le feu cesserait de part et d’autre, et quelques milliers d’existences seraient ainsi préservées. Mais, à la porte de Vincennes, les fédérés de garde refusèrent de laisser passer le délégué à la guerre et les deux membres de la Commune qui l’accompagnaient. Ces gardes, surexcités et méfiants, prétendirent que les trois chefs voulaient s’enfuir. Ils refusèrent donc le passage. « On sera collés au mur tous ensemble ! » dirent-ils avec une gouailleuse crânerie. Vainement on parlementa, on produisit un ordre de Ferré avec le cachet de la Commune. Les gardiens obstinés refusèrent d’abaisser le pont-levis. À cette heure tragique, il n’y avait plus ni galons, ni cachets, ni Commune. Ecœuré, Delescluze renonça à joindre le ministre américain qui vainement l’attendait de l’autre côté du pont-levis dressé. Silencieux, il revint à la mairie du boulevard Voltaire dernier siège de la Commune dispersée, réduite à quelques membres, battant en retraite vers Belleville et le Père Lachaise, ultime refuge, donjon du désespoir.

Delescluze écrivit alors à sa sœur adorée sa fameuse et touchante lettre-testament. Un ami put sauver et faire parvenir à celle à qui elle était destinée, cette relique.

Ma bonne sœur,

Je ne veux ni ne peux servir de victime et de jouet à la réaction victorieuse. Pardonne-moi de partir avant toi qui m’as sacrifié a vie. Mais je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite après tant d’autres. Je t’embrasse mille fois comme je t’aime. Ton souvenir sera le dernier qui visitera ma pensée avant d’aller au repos. Je te bénis, ma bien aimée, ma seule famille depuis la mort de notre pauvre mère. Adieu ! adieu ! Je t’embrasse encore. Ton frère qui t’aimera jusqu’à son dernier moment.

Charles.

Ayant accompli ce suprême adieu, et comme allégé d’un fardeau, n’appartenant déjà plus à ce monde, il se leva toujours silencieux et calme. Il sortit de la mairie. Il alla vers le Château-d’Eau ; là était la mort, et il le savait. Il était vêtu comme à son ordinaire : jaquette noire, pantalon marron, chapeau haut de forme, col rabattu, cravate noire. À sa boutonnière, une cocarde avec ruban rouge à franges d’or, insigne des membres de la Commune. Il n’avait pas d’armes ; sa main s’appuyait sur sa canne à bec, selon son habitude. Il se dirigea vers la fontaine, dont la vasque s’étalait alors un peu en avant de la place de la République actuelle, comme pour inspecter les postes et surveiller la construction de la barricade que Lisbonne faisait commencer au coin du boulevard Voltaire. Avec sa tête penchée, méditative, sa démarche lente, son costume propre mais râpé, son chapeau de haute forme, on l’eût pris, sans les détonations ébranlant l’air de tous côtés, sans les tirailleurs embusqués, apprêtant leurs armes dans l’encoignure des porches, pour quelque vieux professeur se rendant à son cours. Son allure était spectrale, énigmatique. Nul ne sin formait du but mystérieux vers lequel s’acheminait ce vieillard, visiblement préoccupé, et qui semblait indifférent aux balles qui sifflaient autour de lui, aux projectiles qui s’écrasaient sur son parcours. Quelques combattants qui revenaient, en chargeant leur fusil, de la barricade du Château-d’Eau évacuée, le reconnurent et le saluèrent, sans l’interroger. D’autres qui se repliaient en rasant les murailles, passaient rapidement sans faire attention à lui, étant pressés de se retrancher derrière les pavés que Maxime Lisbonne échafaudait à quelques mètres. Le boulevard était désert et n’appartenait, pour ainsi dire, plus aux vivants. Il était devenu allée de cimetière. Le canon faisait la solitude. Le vide était sinistre à cet endroit si animé en temps ordinaire. Le soleil descendant à l’horizon balayait la large voie évacuée de sa traînée chaude, et la silhouette mince de Delescluze se détachait sur le fond de gloire de la place en feu.

Plus le fantôme sombre et maigre s’enfonçait dans la lumière, plus les êtres vivants devenaient rares, s’évanouissaient comme des ombres. Au loin vers la Bastille, vers le canal, Delescluze put apercevoir, et ce fut son ultime vision, des groupes de fédérés se dépêchant. Tous remontaient dans la direction de la Roquette et du Père Lachaise. Lui seul descendait.

Il parvint enfin à la barricade abandonnée. Aperçut-il, derrière le mur en partie éventré, et en contre-bas, les fusils émergeant ? Il gravit, comme s’il n’avait rien vu, les pavés écroulés formant escalier, et parut sur la crête de la barricade. Le disque du soleil roulait à l’occident, comme un énorme obus vermeil. Delescluze eut l’éblouissement de la grande lumière avant de rentrer dans l’ombre éternelle.

Une décharge éclata. La noble victime tomba, face en avant. Le grand citoyen Delescluze n’était plus.

Il était mort sans armes, sans cris, sans gestes, sur la barricade prise, statue renversée sur un socle brisé. C’était la fin du vaincu de Décembre, Baudin, représentant du peuple comme lui, qu’il avait glorifié, sans prévoir qu’il aurait même destinée.

Le cadavre du héros demeura quelque temps abandonné, parmi les pavés rougis. Il fut reconnu dans la soirée et transporté à l’église Sainte-Elisabeth, tandis que la police arrêtait, dans son modeste logis, une vieille femme en pleurs, coupable d’avoir été la sœur chérie de l’insurgé. La fin de Charles Delescluze fut un noble suicide à peine dissimulé, un sacrifice cherché, voulu. Le grand vaincu se fit donner la mort, car il voulait que cela fût ainsi. Il tomba comme un soldat, comme un martyr. Charles Delescluze put achever ainsi sa digne et vaillante existence dans la splendeur d’une apothéose sinistre.

  1. L’auteur qui eut l’honneur d’être, par la suite, le collaborateur, à l’Homme libre, de Louis Blanc, et son ami, jusqu’à ses derniers moments, ne peut que constater cette résistance et cette abstention de l’illustre socialiste, en les regrettant, mais sans oser les juger trop sévèrement.