Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/9

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LIVRE IX

LA COMMUNE ÉLUE

LE VOTE

Le dimanche matin, 26 mars, le scrutin à Paris s’ouvrit, régulièrement et paisiblement, dans toutes les mairies. Nul incident sérieux ne se produisit. Ni cris, ni protestations, ni rassemblements tumultueux dans la rue ou autour des urnes. Le temps était doux, le ciel ensoleillé. La joie du printemps rayonnait partout. Il y avait de la gaîté dans les yeux et de l’espérance dans les cœurs. Pour la plupart des votants, cette journée de scrutin était l’aurore d’une vie renaissante de tranquillité, de bien-être, certains pensaient de rénovation sociale aussi. Bien que les idées purement socialistes n’eussent que légèrement influé sur les électeurs, préoccupés surtout d’avoir un conseil municipal et de voir se clore les négociations, les discussions avec le gouvernement versaillais pouvant avoir pour issue un conflit redoutable, on augurait favorablement, dans les milieux ouvriers, pour le progrès des réformes sociales et pour l’amélioration du sort des travailleurs, de la fin de l’interrègne. L’établissement d’un pouvoir neuf et démocratique, qui par le scrutin semblait investi d’une incontestable légalité, devait inspirer à tous un sentiment de sécurité, de repos. La reprise du travail, des affaires, si impatiemment attendue, devait être la conséquence logique de l’installation d’un gouvernement régulier dans la Cité. Car nul ne doutait de la régularité et de la légalité de la Commune qu’on élisait, qui allait entrer en fonctions.

Les maires, élus au 8 novembre, pouvoir institué par le suffrage universel, n’avaient-ils pas accepté, contresigné la convocation des électeurs ? Ces maires n’avaient-ils pas agi avec mandat, avec approbation du gouvernement ? N’étaient-ils pas autorisés par un acte public du ministre de l’intérieur Picard à prendre toutes les décisions utiles et nécessaires, pour le bien de la Ville de Paris, en l’absence du Gouvernement ? Cette utilité et cette nécessité pouvaient-elles être contestées en ce qui concernait la convocation des électeurs et la nomination du conseil communal ? Nul ne pouvait concevoir le moindre doute sur la légitimité d’élections faites dans ces conditions. On se disait que le danger d’un conflit avec Versailles étant conjuré, il n’y aurait plus place que pour une bataille pacifique autour des théories, des principes, des systèmes. Dans les milieux bourgeois, où l’on prévoyait l’élection de nombreux représentants de la classe ouvrière, on se préparait a des concessions, et l’on se disait que les masses populaires, à qui l’on devait la victoire du Dix-Huit mars, méritaient qu’on s’occupât de leurs intérêts, de leurs besoins. L’opinion moyenne était que la Commune, gouvernement fait par le peuple, avait pour devoir, pour raison d’être, de transformer, non pas violemment et par à coups révolutionnaires, mais par une série de mesures légales, transitoires, acceptables par tous, la société jusque-là trop exclusivement organisée au profit des classes favorisées par l’héritage et la possession des instruments de production de la richesse, par le capital en un mot.

Il ne faudrait pas généraliser ni renforcer ces aspirations sociales, encore faibles, contenues dans quelques poitrines. Ce serait une sorte d’anachronisme que de placer au 26 mars une manifestation socialiste triomphante. On ne doit pas, comme Karl Marx et ses disciples, interpréter le Dix-Huit mars comme un brusque avènement du prolétariat. Les sociétés, comme la nature, en dépit des cataclysmes, procèdent par des évolutions. La défaite de la Commune fut sans doute celle du prolétariat, mais son triomphe provisoire, au 26 mars, ne pouvait être qu’une indication en faveur de ce prolétariat, devant désormais participer plus directement aux affaires. La Commune ne put, à raison de la brièveté de sa durée, et au milieu des combats qu’elle dut soutenir sans relâche, qu’apporter l’espoir aux réformateurs sociaux.

Cet espoir suffisait, avec la certitude de la guerre civile évitée, croyait-on, pour donner aux physionomies un aspect joyeux, le jour du vote. On oubliait les souffrances passées et les déceptions subies ; on recommençait une existence. Les vieux, ceux qui avaient connu les luttes, avec les représailles d’autrefois, juin et décembre, n’y pensaient plus. Ils considéraient les défaites anciennes et les longues nuits de l’empire autoritaire comme un mauvais cauchemar disparu. Ils se gaudissaient dans la sécurité optimiste du réveil. Les jeunes jouissaient du présent avec une inconscience béate, comme d’un bien tout naturel, qui leur était dû, qui devait durer, qui était sûr autant que le lever du jour, et leurs narines frémissantes humaient l’avenir avec délices.

Sauf quelques têtus adversaires de la démocratie, tout le monde accordait crédit au nouveau régime dont les bulletins de vole allaient former les fondations. Même les adversaires passionnés du Comité Central, les militants de la veille au Grand-Hôtel et à la mairie de la Banque, ceux qui admiraient Thiers et eussent favorisé un retour offensif du gouvernement réfugié à Versailles, renfonçaient leurs récriminations et faisaient, contre mauvaise fortune, bon cœur et belle mine. Beaucoup, parmi ceux-là, espéraient une victoire électorale du parti des maires, et abusés par quelques symptomes partiels, escomptaient la reprise du pouvoir municipal par les signataires bourgeois de la transaction avec les révolutionnaires ; ils entrevoyaient déjà la soumission des bataillons rouges à l’assemblée nouvelle, supposée en grande majorité composée de modérés, gouvernée par les élus issus du Quatre-Septembre. Le scrutin du 26 mars, avec une faible augmentation des représentants ouvriers, devait être, selon eux, la confirmation de celui de novembre.

Ceci explique pourquoi le nombre des abstentions ne fut pas du tout celui qu’avaient espéré les résistants passionnés de la semaine, ceux qui, comme MM. Dubail et Degouve-Denuncques, avaient protesté contre ce qu’ils nommaient la Capitulation des maires. Ces abstentions n’eurent pas le caractère hostile que lui attribuèrent, après coup, les écrivains de la réaction. Le total en fut relativement normal. Des adversaires du Comité Central furent élus dans plusieurs arrondissements. Ils furent même plus nombreux que les élus faisant partie de ce Comité. Le Comité Central avait laissé poser la candidature de ses membres dans presque tous les quartiers ; or treize de ces candidats parvinrent seulement à troquer l’écharpe à franges d’argent contre l’écharpe à franges d’or des membres de la Commune.

Ce furent les citoyens : Antoine Arnaud, Babick, Bergeret, Billioray, Brunel, Champy, Clovis Dupont, Fortuné Henry, Géresme, Jourde, Mortier, Pourille dit Blanchet et Ranvier. Et les élus bourgeois, qui témoignèrent de leur antagonisme en se retirant de la Commune, plus ou moins hâtivement, furent au nombre de dix-neuf : c’étaient MM. Adam, Barré, Brelay, de Bouteiller, Chéron, Desmarets, Ferry, Ernest Lefèvre, Fruneau, Albert Leroy, Méline, Marmottan, Ch. Murat, Nast, Loiseau-Pinson, Ranc, Robinet, Tirard, Ulysse Parent.

La comparaison de ces deux résultats suffit à prouver la liberté et la sincérité des élections. Aussi M. Thiers a-t-il falsifié la vérité, une fois de plus, quand, dans une dépêche datée de Versailles du 26 mars, à midi, il disait à la province, tenue par la force dans l’isolement et dans l’ignorance de ce qui se passait réellement à Paris :

Un accord, auquel le gouvernement est resté étranger, s’est établi entre la prétendue Commune et les maires pour en appeler aux élections. Elles se feront aujourd’hui sans liberté et dès lors sans autorité morale. Que le pays ne S’en préoccupe point et ait confiance. L’ordre sera rétabli à Paris comme ailleurs.

M. Thiers aurait pu ajouter, selon la formule célèbre, « Comme à Varsovie ». Dans une dépêche subséquente, M. Thiers persista à nier la légalité de la convention signée par les maires autorisés par lui. Il télégraphia aux départements :

Versailles, 28 mars 8 h. 35 matin.

À Paris, règne un calme tout matériel.

Les élections, auxquelles une partie des maires s’est résignée, ont été désertées par les citoyens amis de l’ordre.

On verra ce qui sortira de ces illégalités accumulées.

Il n’y eut ni irrégularité signalée ni protestation sérieuse déposée, durant toute la journée du vote. Le dépouillement du scrutin commença dans la nuit. Il ne fut terminé que le lundi dans la soirée.

LES CHIFFRES

On a beaucoup ergoté sur les chiffres du vote du 26 mars. Ces chiffres électoraux n’ont qu’une apparence de vérité. Il faut vérifier comment ils sont fournis.

On comptait, pour le vote du 26 mars 1871, 481,000 inscrits, chiffres ronds, et il y eut seulement 230,000 votants. Au premier coup d’œil il y a un écart considérable, et la proportion des abstentionistes paraît anormale. Les adversaires de la Commune en ont conclu que près de 50 o/o des électeurs étaient hostiles le 26 mars ; la Commune ne fut donc qu’un gouvernement de minorité. C’est là une grossière illusion d’optique, dans laquelle la complaisance entre pour une bonne part. La statistique se prête aux arguments et aux désirs des partis.

Assurément une élection à laquelle la moitié du corps électoral, avec une volonté consciente et dirigée, avec discipline et tactique aussi, refuserait de participer, serait moralement compromise, et les mandataires choisis par ce corps électoral scindé, qui serait encore divisé, diminué, car tous les volants ne seraient pas du même avis sur toutes les questions, ne pourrait prétendre représenter qu’une minorité : le mandat serait dénué de valeur. On considère en ce cas comme des opposants ceux qui s’abstiennent. Il serait peut-être plus rationnel de considérer comme des adhérents tacites au régime existant ou au parti dominant au moment de la consultation, ceux qui ne se donnent pas la peine de venir déposer leur protestation. Ce serait l’application de l’adage : qui ne dit mot consent. Mais, dans la pratique on compte les abstentionnistes comme s’ils avaient voté « contre ». On balance les suffrages exprimés par ceux qui ne le sont pas. Comptabilité abusive. Ceci fait que les partis extrêmes, n’ayant pas présenté de candidats, s’attribuent volontiers les voix muettes : ils proclament leurs adhérents les non-votants. Système commode, qui fait plaisir aux vaincus, dont le contingent se trouve ainsi théoriquement grossi, mais qui est absolument dénué de bonne foi, de vraisemblance aussi.

On doit poser ce principe, que le chiffre des abstentionnistes ne peut prendre une signification que lorsqu’il a été précédé d’une délibération publiée, d’une résolution, d’un concert, annoncés, entre les membres d’un même parti. Encore cette répartition pourrait-elle souvent se trouver lourde d’erreur. Dans les assemblées parlementaires, où l’abstention est pratiquée fréquemment, et divulguée nominativement par les scrutins publics, elle est prise pour une déclaration de neutralité, ou de désintéressement dans la question posée. Elle ne peut être que très rarement considérée comme la manifestation d’une opinion précise. Elle est souvent une réserve prudente de l’élu, redoutant de mécontenter une portion des électeurs et de compromettre ses chances futures en prenant part ; il ménage ainsi, comme on dit, la chèvre et le chou. C’est presque toujours une finesse blâmable, qui ne trompe personne, et une couardise qui dissimule assez mal le véritable sentiment du non-opinant. Le gouvernement, lorsqu’il a posé la question de confiance, ne s’y méprend pas. Les abstentionnistes, ou ceux qui se sont réfugiés à la commission du budget pendant le vote, espèrent sa chute, sans vouloir paraître y contribuer. Ici, dans une consultation générale du suffrage universel, mais consultation peu ordinaire, singulièrement spontanée, où il n’y avait eu ni professions de foi d’affichées, ni programmes discutés, ni candidats présentés par des comités, où les électeurs, brusquement convoqués ; avaient dû, dans quelques heures, se décider à voter et faire un choix, les abstentions ne pouvaient avoir le caractère qu’on leur attribue habituellement. Le total prévu, et l’on pourrait dire normal, de ces désertions électorales se trouvait modifié et accru par les circonstances exceptionnelles de l’époque. Les totaux abstentionnistes sont constitués, dans les élections ordinaires, par les mécontents absolus, les intransigeants, ceux qui, en présence de candidats ultra-réactionnaires ou révolutionnaires extrêmes, ne trouvent jamais l’élu de leurs désirs. Ceux-là sont la petite minorité, et n’entrent réellement que pour mémoire dans le décompte des suffrages. Ce sont pourtant les vrais abstentionnistes, ceux dont le refus de choisir un candidat s’appuie sur une raison politique. Beaucoup de ces perpétuels désabusés, de ces Jamais satisfaits, expriment un suffrage souvent, et votent, mais avec des bulletins blancs. Il y a aussi à éliminer du calcul des abstentionnistes politiques, outre les trépassés depuis la dernière confection des listes, les malades les infirmes, les gens en voyage ou momentanément absents. Ce déchet fatal existe dans toutes les convocations électorales. On doit évaluer enfin, et c’est le plus fort contingent des abstentionnistes, les indifférents, les sceptiques, les affairés trouvant toujours un prétexte de besogne à faire, de clientèle à satisfaire, de devoirs de famille à accomplir, pour se dispenser de se rendre au scrutin. Il y a encore ceux que détournent des urnes l’entraînement des plaisirs, la routine du café ou l’habitude de la promenade, et aussi ceux qu’absorbent les préoccupations intimes, chagrins cuisants ou passions ardentes. Voilà les couches variées de citoyens où l’abstention se produit : elles fournissent à toutes les époques une abondante moisissure électorale, inféconde et pernicieuse. Mais au 26 mars 1871, il y eut un autre élément abstentionniste, dépassant toute proportion connue. Pour le constater, il suffit de considérer que les élections de la Commune eurent lieu d’après les listes remontant au mois de mars 1870, les listes dressées pour le plébiscite de Mai. Il est certain qu’à cette époque de pleine prospérité matérielle indiscutable, alors que les grands travaux de Paris avaient attiré un surcroit de population ouvrière, quand les entrepreneurs recrutaient largement des bras dans les campagnes, tandis que les affaires très actives faisaient venir tout un excédent d’employés, de commerçants, d’intermédiaires, de placiers, des petits centres urbains, les inscrits sur les listes parisiennes étaient plus nombreux qu’à toute autre période. Les facilités d’inscriptions pour le vote plébiscitaire étaient aussi plus grandes. Ces listes, ainsi établies au 31 mars 1870, n’avaient pas été modifiées depuis le vote plébiscitaire, et cependant quels changements, quels vides avaient été produits dans les rangs des inscrits par ces événements successifs : la déclaration de guerre, l’invasion, le siège, la capitulation et aussi le Dix-Huit mars ! La mortalité, la maladie, la peur, avaient certainement supprimé un bon tiers de ces habitants du mois de mars d’avant la guerre. L’exode des Parisiens délivrés, au lendemain de l’ouverture des portes, avait été formidable. Il est donc certain que la population électorale de Paris dans tous les quartiers avait considérablement diminué, bien qu’il n’y eût qu’un an d’écoulé. Beaucoup de ceux qui manquaient n’eussent sans doute pas voté pour la Commune, mais leur absence, volontaire ou forcée, ne doit pas entrer en ligne de compte, et l’on ne saurait, sans mauvaise foi, comprendre les morts, les disparus, les francs-fileurs, comme ayant, au 26 mars, protesté contre la Commune puisqu’ils out refusé de déposer leur bulletin dans l’urne !

D’après le tableau des membres de la Commune, les chiffres comparés des élus du 26 mars et des maires et des adjoints nommés en novembre 1870, sur les mêmes listes, on trouve que la proportion des suffrages exprimés pour les maires et pour les membres de la Commune, est à peu près identique, inférieure même quant à la nomination des adjoints. Plusieurs, parmi ces derniers, en novembre, ont été proclamés sans avoir obtenu le 118 des inscrits.

Dans les quartiers populaires, les républicains avancés passèrent avec des majorités considérables : Delescluze eut 20,264 suffrages dans le XIe, Ranvier 15,094 dans le XXe, Blanqui 14,953 dans le XVIIIe, Gambon 13,734 dans le Xe. Dans ces mêmes arrondissements, en novembre, comme maires, avaient obtenu : MM. Mottu 14,251 voix, Ranvier, 7,355, Clemenceau 9,409, Dubail 7,558.

Dans les quartiers bourgeois, M. Méline (Ier arrondissement) obtint 7,251 voix comme membre de la Commune ; il avait, en novembre, été élu adjoint par 4,439 voix ; M. Tirard (XIe) avait eu 7,143 voix comme maire ; il en eut 6,386 pour la Commune ; M. Desmarrets (IXe) avait été nommé maire par 6,272, il n’eut que 4,252 voix le 26 mars, mais dans le même arrondissement, M. Rance fut élu membre de la Commune par 8,956 voix.

Les élections du 26 mars furent donc régulières, normales et il y eut aux urnes le nombre d’électeurs que comportaient la situation de Paris à cette époque et la condition des partis.

Il y eut plus d’empressement sans doute et d’animation dans les arrondissements populaires, mais partout on vota avec calme et satisfaction. Au XIe arrondissement seulement, il y eut manifestation locale d’un groupe d’électeurs, tous gardes nationaux, qui, sans armes, défilèrent drapeau rouge en tête, le bulletin au képi ; après avoir fait visite à la colonne de la Bastille, ils se rendirent en corps à leurs sections de vote. En résumé, journée de vote ordinaire, pacifique.

APPRÉCIATION DES RÉSULTATS

Le journal Le Temps apprécia, avec modération, les conséquences de ces élections, qui ont donné, selon lui, au Comité Central « un caractère de légalité relative ».

Il est clair aujourd’hui, dit-il, dans son numéro daté du jeudi 30 mars, qu’il fallait ou s’en tenir à l’abstention la plus complète et la plus rigoureuse, ou procurer à un scrutin le plus grand nombre de participants possible. L’un et l’autre résultats eussent mieux valu que ce qui arriva, ni l’un ni l’autre n’a pu être obtenu.

Le premier laissait aux auteurs de l’insurrection toute la responsabilité des conséquences de leurs actes, et leur faisait voir à eux-mêmes qu’ils étaient en minorité. Le second pouvait modifier considérablement les résultats du scrutin, et dans tous les cas, il amenait la plus grande somme de chances à cette transaction pacifique entre Paris et le pouvoir central de la nation, que le comité insurrectionnel a déclaré lui-même être dans ses vues. Sous le régime du suffrage universel, il ne faut jamais reculer devant le vote, quelles que soient les circonstances où il se présente.

Cependant l’abstention, mais l’abstention complète, avait, nous le répétons, aussi ses avantages et surtout sa dignité. Mais de la manière dont les circonstances se sont enchainées il faut reconnaître qu’elle n’était pas possible. Pour l’assurer, tout d’abord, il eût fallu que l’amiral Saisset n’ébranlât pas l’opinion par ses manifestes contradictoires, et surtout que les maires se démissent tous, comme M. Vacherot, au lieu d’intervenir par des démarches, de l’intention la plus louable, mais d’une constante maladresse, au lieu de capituler finalement. Leur intervention, leur capitulation, et la mauvaise victoire de l’Assemblée contre Paris, devaient forcément produire ce demi-concours et cette demi-abstention, d’où est sorti le nouveau conseil municipal.

Cette solution a pu ajourner, conjurer même un péril momentané, et c’est là quelque chose, mais elle laissa toutes les difficultés intactes, elles les compliqua même, car les élections ont donnés au Comité Central un caractère de légalité relative.

Les populations partout, et à Paris plus qu’ailleurs peut-être, contiennent des éléments capricieux et variables ; les fluctuations du peuple souverain sont mobiles comme l’onde, d’autres diraient comme la femme. Les écrivains réactionnaires ont mauvaise grâce à nier cette variabilité toute féminine. Nous reconnaissons, avec eux, qu’après la cruelle victoire de M. Thiers et l’épuration sanglante du corps électoral, le vote parisien fut acquis à la réaction : le pauvre Vautrain préféré à Victor Hugo pour représenter Paris, c’était à une affirmation évidente des tendances alors rétrogrades de Paris expurgé et terrorisé ; mais Paris, au 26 mars approuva la Commune et donna, comme dit le Temps, une légalité relative au Comité central.

Paris, dans sa majorité, fut donc communard, au moins le jour de l’élection de la Commune. Et il avait raison, et il était logique, en faisant crédit à ce gouvernement nouveau, en l’acclamant formidablement le mardi 27 mars, à l’heure solennelle et superbe de la proclamation sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Cette confiance était rationnelle. Il faut se souvenir de l’impopularité de l’Assemblée nationale, de ses provocations et de ses outrages à Paris, du mépris où le gouvernement de M. Thiers était tombé après sa fuite misérable, de l’hostilité rageuse manifestée par les ruraux contre Paris, contre la République, des lois urgentes et anxieusement attendues par tant de malheureux inquiets ou lésés, lois sur les échéances, lois sur les loyers, disputées, ajournées, finalement refusées ; enfin il ne faut pas négliger les bruits de nomination du duc d’Aumale ou du prince de Joinville à la tête des armées. Nouvelles fausses mais vraisemblables, pouvant être tenues pour exactes, et devant, à la prochaine occasion favorable, devenir officielles. En rassemblant tous ces griefs, tous ces chefs d’antagonisme, on ne pourra s’étonner que, tournant le dos à Versailles, Paris, pris dans son ensemble et non pas seulement dans ses quartiers révolutionnaires, se soit porté vers l’assemblée communale présentée au peuple sur l’estrade de l’Hôtel-de-Ville, et en ait salué les membres de ce double cri : Vive la République ! Vive la Commune !

DÉBUTS FAVORABLES

Le Comité Central, dans des circonstances difficiles et extraordinaires, avait exercé le pouvoir sans violences, sans excès. Il n’avait effrayé personne. L’exécution des deux malheureux généraux rue des Rosiers n’était pas son fait. Il ne l’avait ni ordonnée ni acceptée. Il ne l’avait même connue qu’après son accomplissement, et il avait décliné toute solidarité avec les meurtriers. Les personnes et les propriétés avaient été en sûreté sous son autorité d’une semaine. Il se retirait avec dignité, devant le pouvoir élu, et il descendait les marches de l’Hôtel-de-Ville, le front haut, comme il s’en était vanté. La population ne pouvait qu’avoir déférence et applaudissements pour ce gouvernement honnête et débonnaire, à qui l’on n’avait pu reprocher que le défaut de notoriété de ses membres.

La Commune ne pouvait encourir ce reproche d’obscurité, au moins pour ses membres principaux : car si le parti modéré avait élu des hommes notoires comme Tirard, Desmarets, Méline, Brelay, Marmottan, Ernest Lefèvre, Ranc, les électeurs plus avancés avaient nommé de jeunes et ardents révolutionnaires, déjà signalés par leurs luttes courageuses sous l’empire, comme Tridon, Raoul Rigault, Protot, Amouroux, Eudes, des vétérans célèbres du parti républicain comme Delescluze, Félix Pyat, Gambon, avec des publicistes de renom tels que Vermorel. Arthur Arnould, Paschal Grousset, Jules Vallès. Il y avait bien cette fameuse Internationale, qui avait fait passer quelques-uns de ses membres les plus actifs, comme Varlin, Malon, Vaillant, Lefrançais, Avrial, mais ceux-là étaient surtout des théoriciens, des philosophes, et il convenait que les intérêts, et les idées aussi, des travailleurs, eussent leurs représentants directs dans cette assemblée nouvelle. Elle apparaissait de composition bourgeoise dans son ensemble, et les Jacobins et les Blanquistes semblaient avoir besoin d’être soutenus et dirigés par les plus dignes et les moins inquiétants des réformateurs sociaux.

Donc la Commune dans sa composition, comme par son origine, devait inspirer confiance et rassurer l’opinion.

Il y avait sans doute de l’illusion et du mirage dans l’espoir qu’on mettait en elle, mais tous les gouvernements à leur origine profitent de ce crédit, et cette attente optimiste, conforme à la nature humaine, ne fit pas plus défaut aux gens du 26 mars qu’à ceux du 4 septembre.

Un des grands adversaires de la Commune, l’académicien orléaniste Hervé, directeur du Journal de Paris, a dit, en constatant cette sympathie populaire, pour lui déplorable :

On est très habitué, en France, à considérer comme définitif et légal tout gouvernement de fait. Je crois que c’est Royer-Collard qui a dit : « Il y a une grande école d’immoralité en France depuis soixante ans. » En effet, nous avons vu la force triomphante et des doctrines l’ont justifiée.

Nous sommes tellement habitués à accepter le fait accompli qu’au bout de quelque temps, pour les Parisiens qui étaient restés dans Paris, qui n’avaient pas pu le quitter, qui étaient plus parisiens que français, le gouvernement qui percevait les impôts, qui commandait, qui ordonnait, était le gouvernement régulier. Voilà une première cause.

Il y en eut une seconde. Parmi les bataillons même qui avaient pris part à la tentative de résistance sous l’amiral Saisset, il y en a qui ont consenti à marcher sous le drapeau de la Commune. Ces bataillons avaient été profondément troublés par ce qui s’était passé au moment de la tentative du boulevard. Au moment de la capitulation des maires, il y eut de ces bataillons qui ont marché dans les rangs de la Commune. Ils ont été troublés par cette espèce d’abandon des pouvoirs. En outre, on a été entrainé par le spectacle de ce qui se passa autour de soi. On n’entendait plus que les voix des partisans de la Commune, on ne lisait plus que les affiches de la Commune. Non seulement parmi les ouvriers, mais dans la bourgeoisie, on disait : c’est un gouvernement comme un autre ! c’était un gouvernement quelconque, et cela suffit en France pour qu’on soit obéi. À la fin, la Commune avait plus de partisans qu’au commencement.

Cette psychologie de la popularité de la Commune est remarquable. Comme le dit, avec une profonde justesse, M. Édouard Hervé : pour beaucoup c’était un gouvernement comme un autre, très républicain, bien intentionné, devant amener une grande amélioration sociale, et cela était la cause de la confiance, de l’enthousiasme même qu’il trouva à ses débuts. Ainsi est expliquée l’illusion qu’eurent beaucoup de citoyens, intelligents et expérimentés, et non des utopistes ou des fanatiques, sur la durée de ce régime très possible, qui correspondait à bien des désirs, à bien des espérances. Nombre d’adhésions au gouvernement issu des élections du 26 mars trouvèrent, dans cette ambiance crédule et confiante, leur logique et leur justification.

Qu’a-t-il donc manqué à ce gouvernement pour qu’il durât, pour qu’il prit racine et pût se développer, s’améliorer, s’adapter aux besoins et aux nécessités du moment ? Des éléments secondaires lui firent certainement défaut : son infériorité militaire fut une cause d’échec final, mais la seule, la dominante cause de l’avortement de la Commune fut l’existence de la Commune elle-même.

Sans la préoccupation, honorable mais impolitique, de se transformer en gouvernement régulier, sans cette impatience de la sanction du suffrage universel, le Comité Central eût agi en pouvoir provisoire insurrectionnel, il ne se fût pas arrêté aux amusettes électorales : il eût évité l’embuscade des négociations où les maires, inconscients ou perfides, l’attirèrent, et il eût commandé, entraîné cette sortie torrentielle, tant et si vainement réclamée sous Trochu. Il eût lancé, dès le 19 mars, toute l’armée parisienne emportée par la victoire, sur Versailles surpris, à peine défendu, privé alors de son gardien invincible, Le Mont-Valérien. La capitale de la réaction se fût rendue avec armes, bagages, assemblée et ministère. Paris victorieux devenait maître de ses destinées et de celles de la France.

Les deux objections de la retraite de l’Assemblée sur une autre ville, Fontainebleau, le Mans, Bordeaux, et celle de l’intervention des Allemands, ne résistent pas à l’examen. Est-il nécessaire de réfuter cette double supposition, dont plusieurs écrivains ont paru admettre l’importance ? Une assemblée errante, aux membres dispersés n’aurait eu aucune autorité sur la France. Les députés républicains, qui formaient les deux tiers de l’Assemblée, n’eussent pas suivi les royalistes dans leur nouvelle émigration, et, impressionnés par l’arrivée des troupes républicaines, ils eussent d’eux-mêmes suspendu leur mandat. Quant aux Allemands, à moins de prétendre qu’ils tenaient à recommencer la guerre, ce que démentent les faits, ils n’eussent pas attaché plus d’importance à la substitution de la Commune de Paris, comme gouvernement, à l’Assemblée de Versailles, qu’ils n’en attribuèrent à la substitution du ministère de M. Thiers à celui de Trochu ou de Gambetta. C’étaient là des affaires intérieures dont ils entendaient ne pas se mêler, à condition toutefois que les conditions du traité de paix fussent respectées. Il est certain que le gouvernent communal aurait, comme celui de Versailles, maintenu les termes convenus du traité et de l’indemnité de guerre.

On aurait donc admis, soutenu aussi, un gouvernement quelconque, comme a dit M. Édouard Hervé. Ce gouvernement était possible et durable, mais à la condition de l’imposer par la force, dont on ne sut pas user à propos. L’édifice communal, pour demeurer solide et inébranlable, devait reposer sur les fortes assises de la victoire militaire. Il n’eut qu’une victoire électorale éphémère. Par la faute du Comité Central, par l’habileté de M. Thiers, par l’illusoire capitulation des maires, par l’ivresse du triomphe populaire, le Dix-Huit mars devint une insurrection inutile, et la Commune, condamnée à mort en naissant, malgré l’allégresse du jour de baptême, eut pour berceau un cercueil.

L’ASSEMBLÉE DÉSAVOUE LES MAIRES

Dans la journée du lundi 27 mars, pendant que l’on attendait à Paris, dans les mairies, les résultats du dépouillement du scrutin, à Versailles, l’Assemblée protestait contre la légalité des élections parisiennes, et contre la transaction aussi en vertu de laquelle le scrutin avait été ouvert. Elle ne tenait aucun compte du caractère de mandataires du gouvernement des maires, et se refusait à reconnaître qu’en transigeant ils eussent agi en bons citoyens.

M. Pelletereau-Villeneuve fit son rapport au nom de la commission d’initiative, à laquelle avait été renvoyée la proposition de Louis Blanc et de plusieurs de ses collègues, tendant à faire déclarer par l’Assemblée que les maires, en acceptant les élections municipales et en invitant les électeurs à y prendre part, avaient agi en bons citoyens. L’assemblée avait déjà manifesté son sentiment d’hostilité, et l’on pouvait préjuger son vote d’après son refus d’adopter l’urgence de la proposition. Elle crut devoir préciser son opposition et accentuer son blâme. Elle pouvait laisser dormir la motion dans les cartons de la commission d’initiative, commission d’enterrement, dépourvue d’influence, et si peu considérée dans les assemblées que nul ne brigue l’avantage d’en faire partie, et que ses commissaires sont désignés au sort ou pris dans les bureaux parmi les absents, en manière de punition. Cette commission pouvait donc indéfiniment conserver le dossier. Personne n’eût réclamé la mise à l’ordre du jour de la discussion du rapport. M. Thiers fut cependant d’avis de provoquer le débat et le vole. IL avait à faire une déclaration sensationnelle.

M. Pelletereau-Villeneuve, au début de la séance du 27, déposa donc son court rapport dont la conclusion était :

La Commission, après avoir délibéré, continuant à s’en rapporter à la sagesse et à la fermeté du gouvernement sur la conduite à tenir à l’occasion des événements de Paris, a l’honneur de proposer à l’Assemblée nationale de ne pas prendre en considération la proposition de MM. Louis Blanc et autres collègues.

Après lecture donnée de ces conclusions, que des « très bien » accueillirent, M. Thiers monta à la tribune.

DÉCLARATION DE M. THIERS

Le chef du pouvoir exécutif commença par déclarer qu’en demandant à la commission une discrétion commandée par la gravité des circonstances, il ne commettrait pas la faute de manquer lui-même à cette discrétion indispensable. M. Thiers ajouta que, derrière ce silence nécessaire, il ne se cachait pas de péril pour les principes, et qu’il n’y avait pas davantage de péril pour l’ordre public. Aucun des principes essentiels de gouvernement ne serait sacrifié.

Par principes de gouvernement, dit-il alors, j’entends, en cette matière, que rien ne soit fait pour qu’une seule ville de France puisse prétendre dominer la France entière. Les droits de Paris seront consacrés comme les droits de toute autre ville, et je vous demande de mettre à l’ordre du jour, le plus tôt possible, la loi des attributions municipales de cette cité. Ainsi, les droits de Paris ne seront pas méconnus, mais j’entends par les principes de gouvernement, des institutions telles qu’une seule ville, quelque glorieuse, quelque considérable qu’elle soit, ne puisse pas dominer le reste de la France. Ainsi liberté pour Paris, liberté pour la France.

À ce verbiage inoffensif, M. Thiers s’empressa d’ajouter la précision d’une menace, qui réjouit l’Assemblée :

Maintenant, si je vous garantis qu’aucun principe n’est sacrifié, je puis vous garantir que tout ce que la prévoyance humaine peut faire pour que l’ordre soit matériellement rétabli, et maintenu partout, tout ce qui peut-être fait est fait, ou sera fait, et, soyez-en parfaitement convaincus, respect restera à la loi !

Abordant alors l’objet même de son discours, qui était d’affirmer qu’il ne favoriserait pas les complots monarchistes, — c’était la réponse aux rumeurs qui avaient couru de son renversement pour faire place au duc d’Aumale et préparer la restauration royale, — le chef du pouvoir exécutif, de sa voix aigrelette, qu’une sourde irritation par moments faisait grave, s’écria :

Si je demande à ceux qui sont impatients, et je le comprends, légitimement impatients d’affirmer leurs principes, si je leur demande de sacrifier leur impatience à la gravité des événements, d’un autre côté je comprends aussi la situation de ceux à qui l’on reproche de laisser soupçonner, par leur silence, des projets que les ennemis de l’ordre publie veulent attribuera cette Assemblée. En effet, les ennemis de l’ordre public disent que cette Assemblée, avec ses opinions, avec ses passions bien légitimes, médite un attentat contre l’ordre de choses établi. Eh bien, messieurs, l’une de ces assertions n’est pas plus vraie que l’autre. Je répète ici que je proclame de nouveau devant vous la politique que vous avez accueillie. Il y a, dans cette assemblée, comme dans le pays, des partis divers, et qui tous peuvent avouer leurs opinions. Les partis monarchiques, quoique divisés entre eux, peuvent soutenir noblement leur principe, car l’opinion qu’ils embrassent est une opinion respectable…

Malgré ce compliment aux royalistes, et la précaution oratoire employée, M. Thiers, ne put satisfaire ici ses auditeurs, que l’illusion de la fusion stimulait. Il s’attira cette protestation de M. le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia :

— Les partis monarchistes ne sont plus divisés !

— Non ! non ! ils ne le sont plus ! crièrent plusieurs chevau-légers.

C’était une erreur profonde. On le reconnut plus tard, quand Thiers renversé au 24 mai 1873, on commanda les carrosses du roi, à Versailles. Le comte de Chambord refusa d’y monter, si le drapeau blanc n’y était pas arboré. Les Philippistes n’osèrent pas répudier le drapeau de leur aïeul, l’un des juges de Louis XVI, et la fusion avorta définitivement. Mais les choses n’étaient pas aussi avancées, lors de la séance du 27 mars, et le duc de Bisaccia estimait pouvoir affirmer l’union, encore à faire, des orléanistes et des légitimistes. M. Thiers, qui avait cru flatter et capter les monarchistes, bondit sous l’interruption :

Si vous êtes tellement impatients, messieurs, dit-il d’un ton plus irrité, que vous ne puissiez même pas supporter qu’on abonde en votre sens, car je dis que les opinions que vous professez sont de nobles opinions, que vous pouvez avouer à la face du soleil, — si vous m’interrompez pour de telles paroles, en vérité je ne sais plus quelle liberté vous me laisserez à cette tribune !

Eh bien, je vous l’ai dit, et je le répète, devant cette Assemblée, devant le pays et devant l’histoire, — car jamais l’histoire n’a eu les yeux plus ouverts ni plus attentifs qu’aux événements immenses qui Se passent en ce moment, j’affirme qu’aucun parti ne sera trahi par nous, que contre aucun parti il ne sera préparé de solution frauduleuse. (Très bien ! très bien.) Nous n’avons accepté que cette mission : défendre l’ordre et en même temps réorganiser le pays, de manière à lui rendre la vie, la liberté de ses opérations, le commerce, la prospérité s’il se peut, après de si grands malheurs, et quand tout cela sera rétabli, la liberté de choisir comme il voudra, en ce qui concerne ses futures destinées. Voilà la seule mission que nous avons acceptée ; nous manquerions à nos devoirs si nous préparions frauduleusement une solution quelconque, qui serait la déception de tous les partis au profit d’un seul. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Ainsi, messieurs, d’aucun côté, d’aucun côté absolument, entendez bien, vous ne vous verrez trahir. Je n’ai jamais menti devant mon pays, ni autrement, et je mentirais indignement à cette heure, si je ne disais pas une chose qui est la réalité même. Non ! ni moi, ni mes collègues, nous ne cherchons à rien précipiter, ou plutôt nous ne cherchons qu’à précipiter une seule chose : c’est la convalescence et la santé de notre cher pays. (Nouveaux applaudissements.)

Il y a des ennemis de l’ordre qui disent que nous nous préparons à renverser la République ! Je leur donne un démenti formel. Ils mentent à la France, ils veulent la troubler et l’agiter en tenant un pareil langage ! ( Marques très vives d’approbation dans diverses parties de l’Assemblée).

Nous avons trouvé la République établie, comme un fait dont nous ne sommes pas les auteurs, mais je ne détruirai pas la forme du gouvernement dont je me sers maintenant pour rétablir l’ordre. (Nouvelles et plus vives marques d’approbation sur les mêmes bancs. Applaudissements). Je ne trahirai pas plus les uns que les autres. Je le jure devant Dieu ! la réorganisation du pays nous occupera, et nous occupera uniquement. Ils mentent cent fois les misérables qui répandent contre nous des accusations calomnieuses de trahison, afin d’ôter au pays toute paix et tout repos ! (Très bien ! bravo ! bravo !)

Messieurs, je m’adresse à tous les partis indistinctement, savez-vous à qui appartiendra la victoire ? aux plus sages ! (Très bien ! très bien !) Travaillez-y tous, tâchez de remporter devant la France, devant les siècles, le prix, le véritable prix pour gouverner, le prix de la raison et de la bonne conduite ! (Très bien ! bravo !)

Après ce discours, dont la péroraison fut une déclaration sonore sur les épreuves douloureuses que la France avait à traverser, mais dont elle sortirait « avec sa grandeur immortelle que rien n’a encore atténuée sérieusement », l’Assemblée vota la discussion immédiate du rapport. C’était un artifice parlementaire, car personne ne demanda à discuter.

LES MAIRES N’ONT PAS AGI EN BONS CITOYENS

Le président Grévy dit alors, avec la solennité voulue :

« La parole n’étant pas réclamée, voici les conclusions sur lesquelles l’Assemblée doit se prononcer : « La Commission a l’honneur de ne pas prendre en considération la proposition de M. Louis Blanc. »

Ces conclusions sont mises aux voix et adoptées.

Ainsi un vote solennel de l’Assemblée nationale, émis sous l’impulsion du chef du pouvoir exécutif, déclarait, qu’en négociant avec Paris, qu’en acceptant les élections municipales, les maires n’avaient pas agi en bons citoyens. C’était le désaveu de tout ce qui avait été si difficilement obtenu. Les maires étant considérés comme des factieux, pour avoir remplacé, dans les mains fiévreuses des insurgés parisiens, les cartouches toutes prêtes par des bulletins de vote, M. Thiers et l’Assemblée proclamaient qu’on avait mal agi en ne déclarant pas la guerre civile.

C’était odieux et d’une fourberie intense. Thiers laissait désavouer ses amis les maires, qui cependant n’avaient agi qu’en se sachant autorisés par lui, par son ministre de l’intérieur. Pour donner à ce vote une apparence de bonne foi, après avoir formulé sa fameuse doctrine de la République dévolue aux plus sages, de la République prime offerte à l’Assemblée et à la nation si elles avaient la sagesse de le conserver lui, Thiers, à la présidence, il aurait dû remonter à la tribune et dire :

« Messieurs, nous avons été trompés ; les maires ont abusé de la confiance que nous avions mise en eux. M. Ernest Picard va vous affirmer qu’il n’a jamais autorisé les maires à traiter avec des rebelles. Moi, j’affirme n’avoir jamais dit à M. Tirard qu’il convenait de négocier pour éviter l’effusion du sang. Ce faux témoin et tous ces mauvais citoyens, comme le vote de l’Assemblée vient de les qualifier justement, ont trahi, et je demande leur mise en accusation immédiate ! »

Ce langage aurait eu pour lui la logique, à défaut de sincérité. M. Thiers n’alla pas jusqu’à demander des poursuites contre ces maires et députés, qui avaient consenti, croyant à ses paroles, à signer un accord avec des insurgés. Il se contenta de cligner sous ses lunettes. Le résultat qu’il attendait était obtenu. Il pouvait laisser désavouer les maires, puisqu’ils avaient agi comme il le voulait ; il pouvait aussi laisser blâmer la convocation électorale, alors que le vote parisien était un fait accompli, et que le temps perdu à Paris, grâce à la comédie de la résistance et des négociations, ne pouvait se ratrapper. Les maires-députés, eux, ne pouvaient empêcher que la transaction n’eût pas son résultat, et l’on n’avait point à s’occuper de leur déconvenue. Ceux qui avaient fini par comprendre le plan du chef du pouvoir exécutif, et qui, par la suite, se vanteraient de l’avoir facilité par leurs cauteleuses manœuvres, d’avoir ainsi prolongé l’indécision et fait gagner le temps nécessaire au rassemblement des troupes, ceux-là ne diraient rien. Les autres, les mécontents comme Louis Blane, Schœœlcher. Tirard, les auteurs de la capitulation, qui s’attendaient à être félicités, pour avoir prôné la conciliation, bouderaient et se tiendraient cois dans leurs fauteuils, tout penauds, n’osant avouer qu’ils avaient été joués. Quant aux complices timides de la Commune, ceux qui, ayant un pied à Versailles, avaient l’autre à l’Hôtel-de-Ville, les Floquet, les Clemenceau, les Lockroy, tous ces députés au mauvais esprit, donneraient probablement leur démission, et ce serait un bon débarras. Tout était donc pour le mieux ! Et M. Thiers, radieux, en se frottant les mains, considérait avec satisfaction la situation. Son plan s’accomplissait ainsi ponctuellement. Tout avait été par lui prévu, combiné avec adresse et tout se réalisait à souhait. Il avait obtenu la chose la plus importante, et qui était la victoire sûre après avoir été le salut immédiat : le temps inemployé par ces niais vaniteux du Comité Central, croyant avoir ville gagnée. Temps bien rempli par lui, grâce à l’obligeance des Allemands. Du concours prussien il était surtout satisfait.

M. THIERS ET SES AMIS LES ALLEMANDS

Ces excellents amis, Bismarck et de Moltke, avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour hâter le rapatriement des forces prisonnières destinées à bombarder Paris et à le prendre d’assaut. Cette mise à la disposition de M. Thiers des contingents sans lesquels il serait infailliblement battu et obligé de céder, de démissionner, avait été décidée assez lentement dans les conseils de Berlin. Il y avait eu d’abord quelque hésitation. Il est faux, comme l’ont dit les écrivains réactionnaires, que le Comité Central ait été favorisé par les Allemands. Des échanges de dépêches avaient eu lieu, qui ne faisaient qu’affirmer un fait forcé : la reconnaissance par le Comité Central de l’état de choses existant. Il lui était bien difficile d’agir autrement. Il subissait une paix onéreuse et honteuse, à laquelle il n’avait pas coopéré. En déclarant que rien ne serait changé aux conditions pour l’exécution du traité de paix, il ne faisait que se soumettre à la nécessité. Le patriotisme indiscutable des gardes nationaux, si fortement manifesté à la veille de l’entrée des Prussiens dans Paris, ne pouvait aller jusqu’à rompre les préliminaires de paix et à recommencer les hostilités, dans les plus défavorables conditions, avec la moitié des forts dominant Paris, avec l’approche des troupes de Versailles, que M. Thiers eût mises à la disposition des généraux allemands. Il faut une grande mauvaise foi pour reprocher à un pouvoir insurrectionnel provisoire pris entre deux feux, Versailles et l’Allemagne, d’avoir neutralisé l’un de ses ennemis, en lui confirmant le respect des conditions d’un traité préliminaire en cours d’exécution.

Une traduction fautive d’un adjectif allemand avait pu faire croire un moment que le général Von Fabrice, dans sa dépêche au délégué à l’extérieur, avait parlé de rapports « amicaux », freundlich, tandis qu’il y avait seulement écrit le terme « pacifique », friedlich, pour déterminer ces rapports et les relations de fait, inévitables, existant entre les avant-postes allemands et ceux des défenseurs de Paris. Ce n’est pas le gouvernement de Paris, c’est celui de Versailles que l’état-major allemand a surtout traité en ami. L’accélération du retour des prisonniers d’Allemagne fut la plus sérieuse manifestation de ces bonnes dispositions pour M. Thiers. Peut-être y eut-il, dans le cœur des généraux allemands, une vindicative satisfaction à fournir à M. Thiers, en hâtant le retour des débris de l’armée impériale, les moyens de saccager cette ville, qu’ils n’avaient pu prendre, et de châtier ces Parisiens, qu’ils n’eussent pas vaincus sans le général Famine.

C’était là un accès de sentiment jaloux admissible, mais une pensée bien impolitique. Il est certain que l’intérêt allemand eût été plutôt de favoriser la Commune. Bien que les doctrines de ses membres fussent abominables aux yeux des chefs prussiens, hommes d’ancien régime, serviteurs de l’absolutisme, attribuant à Dieu leurs victoires, et soucieux d’exterminer les socialistes, ils eussent dû pencher du côté de la Commune, en considérant seulement la bonne digestion de leur proie. Victorieuse, la Commune devait, pour se maintenir, continuer l’état de paix extérieure, ajourner toute revanche. Si, au contraire, Versailles l’emportait, et sa victoire amenant, comme cela semblait probable, une restauration monarchique, la royauté pour se rendre populaire devrait entretenir des idées de guerre. Le roi ou l’empereur restaurés ne pourraient se faire supporter qu’en se faisant les champions de la France intégrale, et en préparant la restitution des provinces conquises. D’où une menace pour l’empire allemand. Il en fut, il est vrai, autrement par la suite : la monarchie ne put s’installer et les républicains modérés, qui s’emparèrent peu à peu du pouvoir, grâce à la résistance de la Commune en 1871, renoncèrent à l’idée de revanche pour asseoir et développer les institutions républicaines ; mais les Allemands, ni personne, ne pouvaient prévoir ce résultat.

Les sympathies allemandes furent donc acquises dès le premier jour à Versailles, qui représentait la lutte contre la démocratie, contre la libre pensée, contre le socialisme, toutes idées en horreur à l’aristocratie militariste et rétrograde de Berlin. S’il y eut, en ces tristes heures, un protégé de l’Allemagne, ce fut le gouvernement de M. Thiers, et non la Commune.

La dépêche suivante du général allemand von Fabrice, adressée à M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères, publiée le 27 mars, dissipait dès la première heure toute équivoque et ne pouvait laisser subsister aucun doute sur les dispositions des autorités allemandes.

Rouen, le 26 mars 1871.
Monsieur le ministre,

Une communication purement militaire, envoyée dernièrement par le chef de l’état-major de la troisième armée allemande à l’adresse du commandant temporaire de Paris, a donné lieu à des commentaires.

On s’est plu à considérer cette notification comme un encouragement donné au mouvement parisien.

Pour détruire tout soupçon de cette nature, il suffira de rétablir dans son authenticité le texte de la lettre allemande du général de Schlotheim.

Cette lettre porte, qu’en dehors de certaines éventualités qu’il était nécessaire de préciser, en présence d’un pouvoir inconnu dont on ignorait les dispositions, les troupes allemandes conserveraient une attitude pacifique « friedlich » et complètement passive.

Le Comité Central, en publiant cette modification, a cru utile de changer « attitude pacifique » en « attitude amicale ».

Veuillez agréer, monsieur le ministre, les assurances de ma haute considération.

Fabrice

AVANT L’ATTAQUE

À l’heure où Paris, de plus en plus crédule et pacifique, s’apprêtait à acclamer, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le nouveau gouvernement sorti des urnes populaires, le ministre de l’intérieur répandait, par toute la France, la dépêche suivante :

Versailles, 27 mars.

Une partie considérable de la population et de la garde nationale de Paris sollicite le concours des départements pour le rétablissement de l’ordre.

Formez et organisez des bataillons de volontaires, pour répondre à cet appel et à celui de l’Assemblée nationale.

Picard

En même temps les journaux publiés à Versailles, notamment Le Gaulois, donnaient la nouvelle suivante :

Le gouvernement est plus que jamais convaincu qu’il finira par dominer la situation et par rétablir l’ordre dans Paris. Il demande huit jours pour arriver à ce résultat. À ses intimes, M. Thiers a exposé son plan. Nous croyons savoir en quoi il consiste, mais la discrétion est recommandée.

Et aussitôt après cette amorce à la curiosité, on lisait ces deux lignes explicatives :

Hier matin, de grandes reconnaissances de cavalerie ont été effectuées jusqu’aux portes de Paris.

C’était la dernière répétition avant le lever du rideau sur la tragédie. Dans une atmosphère de gaîté et d’espoir Paris cependant, sans alarmes, tout à la joie de la paix, fier du scrutin vainqueur, heureux du nouveau régime qui était le triomphe de la République, de la sienne, de la République des plébéiens, acclamait, sur la place de son Hôtel-de-Ville, l’entrée en scène de ses élus, vers qui montaient un cri de confiance et un hommage spontané. Au milieu des vivats, des clameurs d’enthousiasme et des salves d’honneur de l’artillerie, la foule commentait les discours mal entendus dans le joyeux vacarme de la cérémonie, regardait et se désignait les nouveaux chefs triomphants, alignés sur l’estrade pavoisée. Nul dans ce peuple en liesse ne se préoccupait de prêter l’oreille au cliquetis d’armes, faible et lointain encore, qui s’élevait du côté des bois de Versailles. Il était étouffé, insoupçonné, le piétinement sourd des escadrons de Vinoy et de Gallifet s’aventurant en reconnaissance dans les villages bordant Paris. Ainsi, dans Byzance cernée, les habitants insoucieux acclamaient les vainqueurs du cirque faisant le tour de l’arène en costume de parade, tandis que déjà les chevaux de Mohamed, flairant le sang, hennissaient aux portes de la ville.

LA PROCLAMATION DE LA COMMUNE

Ce fut une fête d’une simplicité éblouissante, une fête que le Peuple donnait au Peuple, une inoubliable communion, sans désordres, sans notes discordantes, sans faux apparat, toute pleine de joie vraie et de démonstrations sincères. On a comparé ce rassemblement des Parisiens aux classes mêlées, aux rangs confondus, car il y eut des réactionnaires, attirés par la curiosité, et retenus par l’émotion, dans la foule accourue sur l’antique place de Grève, à la mémorable fête de la Fédération de go au Champ-de-Mars. Il y eut pareil échauffement des âmes, et semblable flamboiement des yeux fixés sur l’avenir. Ceux qui ont assisté à cette magnifique parade en ont gardé l’impression chaleureuse. On pouvait appliquer à cette fête de la Fédération communale la phrase de Michelet sur son aînée : « Ô flamme qu’étais-tu, si ta cendre est encore brûlante I »

Il n’y avait pas eu de convocation générale, pas d’appel à la population. Les bataillons seulement avaient été convoqués. Ce devait être une revue et ce fut une apothéose. La cérémonie prit un caractère guerrier qui convenait à la situation véritable ; elle devait rappeler au peuple, tout enfiévré d’illusion et grisé par la victoire qu’il croyait tenir, que c’était surtout à une veillée des armes qu’il était convié.

Le spectacle de la foule frémissante, aux rangs serrés, avec le décor majestueux de l’Hôtel-de-Ville pavoisé, imposait, sinon l’admiration, tout au moins le respect, même aux adversaires. Le portail de face de l’édifice municipal, où se trouvait le haut-relief D’Henri IV, était masqué par des faisceaux de drapeaux rouges. Un buste, la République, également entouré de trophées rouges dominait. Au-dessus se trouvait l’estrade d’honneur. Des fauteuils de velours rouge, à bois dorés, avaient été disposés pour les membres du Comité Central et de la Commune. Au centre, se trouvait le siège que devait occuper Assi, faisant en cette circonstance fonction de président : « le trône du citoyen Assi », a dit le Paris-Journal. Quatre escaliers, deux communiquant avec l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville, les deux autres donnant accès sur la place, desservaient cette tribune. Des mitrailleuses étaient alignées devant l’estrade, l’isolant. En avant, formant un rideau flottant, les drapeaux et les fanions s’élevaient déployés. Sur le quai avaient été disposées les batteries, chargées à blanc, devant tirer en l’honneur de la proclamation de la Commune. La place était noire de monde. Un espace vide avait été réservé pour la manœuvre du défilé. Les bataillons, massés avec ordre, attendaient, avenue Victoria et sur les quais, le signal pour se mettre en marche. Les nuages passaient rapides dans le ciel très bleu, et le soleil illuminait les édifices, les visages, faisait scintiller les armes et miroiter les piques dorées des drapeaux.

À quatre heures, le général Brunel, placé au pied de l’estrade, leva son sabre : aussitôt clairons et tambours rangés au centre de la place sonnent et battent aux champs, tandis que les pièces d’artillerie commencent leurs salves. De l’Hôtel-de-Ville sortent processionnellement les membres du Comité Central en uniforme, avec l’écharpe rouge en sautoir, suivis des membres de la Commune, dont plusieurs sont en vêtements civils, sans insignes. On les acclame. Le grondement formidable de la foule, les cris de « Vive la République ! Vive la Commune ! » sortant de trente mille poitrines couvrent la voix de basse des canons. Les baïonnettes oscillent, luisantes, au-dessus des têtes ; des képis sont hissés au bout des fusils ; les femmes agitent des mouchoirs ; aux fenêtres se déroulent banderolles et bannières, et les drapeaux majestueusement s’inclinent, comme les emblèmes religieux, au moment de l’Elévation, dans une cathédrale.

Assi, au centre de l’estrade, debout, étend la main. Il va parler. L’ordre est donné aux clairons et tambours de faire silence ; les pièces de 7 du quai deviennent muettes, mais la rumeur de la foule est inapaisée. Un confus ronronnement d’océan par un beau temps. On ne perçoit, de la place, que de vagues éclats du discours d’Assi. On suppose qu’il dit des choses excellentes, et on l’applaudit de confiance, avant même qu’il ait achevé sa péroraison. On distingue seulement son dernier effort, pour dominer la houle humaine au tumulte sourd et continu, se terminant par le cri de : « Vive la Commune ! » qu’on entend seul. Mille voix répètent : Vive la Commune !

Un maigre personnage, portant l’uniforme de chef de bataillon, avec l’écharpe du Comité Central, s’est avancé sur l’estrade, au premier rang. Il tient un papier à la main. Ce renseignement court dans la foule : C’est Ranvier ! Des voix crient : « Bravo, Ranvier ! » On voit l’orateur remuer les lèvres, suivre des mots qu’il lit sur son papier. Les bien renseignés colportent cet avis : « C’est le nom des élus qu’il proclame ! » On applaudit avec vigueur. Ranvier fait un salut, met son papier dans sa poche, et s’efface derrière Assi, qui s’est de nouveau levé. Un court silence, au milieu duquel la forte voix à l’accent méridional d’Assi parvient à faire entendre cette déclaration : « Au nom du peuple, la Commune de Paris est proclamée ! »

Aussitôt, parmi le fracas des applaudissements, la Marseillaise éclate, rugie par vingt musiques des bataillons, soutenue à l’unisson par vingt mille voix chantant à plein gosier de tous côtés, sur la place, avenue Victoria, sur les quais. Le canon tonne et les drapeaux flottent au vent.

Le général Brunel cependant s’est porté avec son état-major au bout de l’estrade. Il étend son sabre et le défilé des bataillons commence. Il s’effectue avec le plus grand ordre, par compagnies ; les drapeaux, placés au centre de la place, rejoignent leurs bataillons à mesure que leur tour arrive de défiler. Les musiques jouent des marches et des airs variés du répertoire d’Offenbach, d’Adolphe Adam et d’Auber. On applaudit, et plus vigoureusement, les refrains populaires d’actualité, comme le Sire de Fich-Ton-Kan d’Antonin Louis, le Rhin Allemand, La Femme à Barbe, Les pompiers de Nanterre et Fallait pas qu’il y aille ! de Doyen et Joseph Kelm. Toute la soirée, la gaieté et l’animation furent intenses, et dans certains quartiers de la périphérie, il y’eut concert par les musiques militaires et retraite aux flambeaux.

Les écrivains réactionnaires n’osèrent contester l’impression énorme que laissa après elle cette fête martiale et populaire, la première, et la dernière aussi, que vit le Paris de 1871. Tout au plus quelques railleries sur les bottes, les écharpes des membres du Comité Central et sur le « Trône » du citoyen Assi égayèrent les lecteurs des feuilles de l’opposition. Un des journalistes les moins favorables à la révolution, le lyrique Catulle Mendès, l’auteur du pamphlet, bien écrit mais fort venimeux, intitulé Les 73 Journées de la Commune, ne put s’empêcher de constater la grandeur de cette exceptionnelle et magnifique journée :

Se défende qui voudra, écrivait-il en revenant de la place de l’Hôtel-de-Ville, de subir l’irrésistible émotion qu’impose l’enthousiasme des foules ! Je ne suis pas un homme politique, je suis un passant qui voit, écoute et éprouve.

J’étais sur la place de l’Hôtel-de-Ville, à l’heure où on proclamait les noms des membres de la Commune, et j’écris ces lignes tout ému encore. Combien d’hommes étaient là ? Cent mille : peut-être. D’où venus ? De tous les points de la cité. Les rues voisines regorgeaient d’hommes armés, et les baïonnettes aigües, étincelant au soleil, faisaient ressembler la place à un champ d’éclairs.

Au milieu de in face de l’Hôtel-de-Ville s’élève une estrade que domine un buste de la République, coiffée du bonnet phrygien.

Un à un les bataillons s’étaient rangés sur la place, en bon ordre, musique en tête. Les musiques jouaient la Marseillaise, reprise en chœur par cinquante mille voix résolues. Le tonnerre vocal secouait toutes les âmes, et la grande chanson, démodée par nos défaites, avait retrouvé un instant son antique énergie.

Tout à coup le canon. La chanson redouble formidable, une immense houle d’étendards, de baïonnettes et de képis, va, vient, ondule, se resserre devant l’estrade. Le canon tonne toujours, mais on ne l’entend que dans les intervalles du chant. Puis tous les bruits se fondent dans une acclamation, unique voix universelle de l’innombrable multitude, et tous ces hommes n’ont qu’un cœur comme ils n’ont qu’une voix.

(Catulle Mendès, Les 73 journées de la Commune. Paris, 1874. Lachaud, éditeur.)

Ce jour-là, l’âme de Paris chantait dans les canons. C’était un chant de fête. Les mêmes canons, mais non plus chargés à blanc, n’allaient pas tarder à entonner leur chant de mort et de désastres.

À Versailles, cependant, pensif et satisfait, suivant de l’œil et de la pensée, sur une carte des environs de Paris, des lignes stratégiques, M. Thiers songeait : « Les canons parisiens ont fini leurs salves, les nôtres vont commencer ! » Et les yeux vifs du vieillard impitoyable pétillaient malicieusement sous les lunettes, à l’idée orgueilleuse du beau feu d’artifice que Versailles allait bientôt tirer.

DERNIÈRE SÉANCE DU COMITÉ CENTRAL

Les clairons sonnaient toujours et les bataillons achevaient de défiler, en bon ordre, chacun s’efforçant de bien cadencer le pas et de se maintenir à l’alignement, que déjà l’estrade s’était vidée. La nuit tombait. Les nouveaux membres de l’assemblée s’étaient retirés un à un, sans ordre d’appel, sans convocation, sans signal donné, gagnant la salle Saint Jean, chacun suivant son voisin, au hasard, et comme à la queue-leu. Ainsi, emboitant le pas, comme à l’aventure, cherchant son chemin, se dirigeant de sa propre initiative, sans être guidée, ni sans qu’on s’occupât de l’installer, la Commune tentait de tenir sa première séance.

Le Comité Central venait de siéger pour la dernière fois, en tant que gouvernement provisoire, du moins ; on verra qu’il continua à se réunir sous la forme d’un sous-comité et à prendre des délibérations, s’efforçant de survivre, d’agir, de conserver la direction des affaires, malgré la présence à l’Hôtel-de-Ville de l’Assemblée Communale nommée par le suffrage universel.

Dans cette séance finale, tenue ce mardi à midi, à l’Hôtel-de-Ville, sous la présidence du citoyen Assi, fut décidée la rédaction d’une adresse au Peuple de Paris, pour le remercier d’avoir confirmé par son vote la conduite du Comité Central. Une commission de dix membres fut nommée, chargée de procéder à l’installation du Conseil municipal. La commission ne s’acquitta point de cette mission protocolaire, et l’on ne sut ce qu’elle était devenue, quand après la cérémonie de la proclamation, les membres de la Commune voulurent se réunir et siéger. Evidemment le Comité Central boudait. Avant de se séparer, le Comité s’était déclaré dissous, en ajoutant qu’il resterait chargé de l’expédition des affaires jusqu’à l’installation du Conseil municipal, auquel il devrait rendre des comptes. Les 19 membres du Comité furent alors invités à assister en corps à la proclamation du vote sur la place de l’Hôtel-de-Ville et la séance fut levée aux cris de : « Vive la République ! Vive la Commune de Paris ! »

FIN DU COMITÉ CENTRAL

Ainsi finit, officiellement et ostensiblement, ce pouvoir provisoire, qui a laissé un renom contesté, et dont le rôle aurait pu être si grand. Il fut, en réalité, secondaire et, à un certain point de vue, néfaste.

Disons tout d’abord qu’il ne s’agit pas du tout d’approuver ici les critiques, les reproches, les outrages aussi, que les écrivains de la réaction ne se sont pas fait faute de prodiguer à ce Comité de prolétaires. Notre appréciation sur le Comité doit être sévère, mais elle ne repose pas sur les sottes considérations de ceux qui ont raillé ou méprisé les excellents citoyens qui formèrent le gouvernement du Dix-Huit mars.

On leur a ridiculement reproché leur défaut de notoriété, leur situation modeste, leur absence de passé politique, leur manque de parchemins démocratiques. Bien loin d’être un motif de dédain et de blâme, cette simplicité d’origine et cette absence de célébrité politique doivent être des titres au respect et même à l’admiration de la postérité. Ces hommes, qui n’étaient pas des politiciens, représentaient admirablement la masse populaire dont ils étaient sortis. Ils furent choisis par les gardes nationaux, non pas comme des législateurs ou des administrateurs, mais comme des chefs de barricade. Ils représentaient la vraie armée de l’insurrection, celle dont les chefs sont improvisés, pris parmi ceux que l’on connaît personnellement, parmi des notoriétés de quartier, des camarades, dont on croit être sûr, et qu’on estime pour leur intelligence, leur bravoure et leur zèle. Leur élection, à la suite de la réunion initiale du Tivoli-Waux-Hall, eut lieu à deux et même à trois degrés, ce qui n’est pas contraire aux principes révolutionnaires, puisque la grande Convention Nationale est issue d’un suffrage analogue. En tous cas, ce mode électif permettait un contrôle plus efficace de la capacité et de la popularité des candidats. Ils sortaient des rangs du peuple, et c’était la meilleure école pour des officiers d’une armée populaire. On s’est égayé de leurs galons, de leurs bottes, de leurs écharpes. Misérable chicane ! Ce goût de l’uniforme, du panache, que la pratique du siège avait certainement développé, ne fut pas le propre des gardes nationaux de 1871. De tout temps le Français eut plaisir à porter sous les armes des costumes chatoyants, et depuis les fringants mousquetaires jusqu’aux pimpantes gardes françaises, les bottes brillantes, les passementeries dorées, les broderies fines, les plumes ondoyantes, les cocardes et les galons, ont été en honneur chez nous. Tous ces hochets guerriers ont contribué à l’éclat, à l’entrain et au renom de nos armées d’autrefois. D’être bien habillés, d’avoir le feutre triomphal et le tricorne vainqueur, cela empêcha-t-il les mousquetaires de se faire tuer devant Maestricht, les gardes françaises de sauver la monarchie à Fontenoy et de la vaincre au 14 juillet ? Les héros de l’Iliade moderne étaient tous chamarrés, et leur Achille, l’indomptable Murat, faisait encore plus l’effet d’un général de cirque que notre vaillant Maxime Lisbonne.

Il faut laisser aux plaisantins, à court d’arguments et d’idées, dénués aussi de faits convaincants contre le Comité Central, ces niaises et faciles critiques. Ce n’est ni l’abus du costume, ni le goût des galons et des écharpes, qu’il convient de reprocher aux hommes de 71, aux membres du Comité Central, aux membres de la Commune. Galons et écharpes étaient nécessaires pour imposer le commandement et l’obéissance à des masses peu façonnées à la discipline, au respect du grade ou de la fonction. Il ne faut pas oublier non plus que ces distinctions enviées et reprochées, ces galons dérisoires, ces écharpes ridicules, furent au danger et à l’héroïsme : ces insignes, devenus terribles, désignant ceux qui les avaient arborés à l’exil, au bagne ou à la mort.

Non ! le Comité Central n’a encouru aucun reproche pour ces questions de décor et d’apparat. Il n’a pas davantage pu susciter l’effroi ou la haine par ses violences, par ses injustices. Il n’a pas versé une goutte de sang. Il a été étranger au meurtre de la rue des Rosiers, impressionnant sans doufe et regrettable, mais, par la suite, beaucoup trop mélodramatiquement grossi. Il n’a opéré ni perquisitions, ni arrestations, et il a fait mettre en liberté le général Chanzy et ses compagnons, empoignés par un excès de zèle de chefs subalternes, sous l’impulsion d’une foule impatiente et frénétique. Il a mendié quelques billets de mille francs au baron Rothschild et à la Banque de France, quand il pouvait simplement et facilement prendre tout l’or des caves et tous les billets du portefeuille. Cette belle action fut d’ailleurs d’un mérite contestable. Le pour et le contre se présentent à l’esprit pour l’apprécier. Le Comité Central, pouvoir insurrectionnel, ne visant pas à devenir un gouvernement régulier, susceptible de durer et d’être reconnu par l’Europe, ne devait-il pas tenter la prise des millions, nerfs de la guerre, de la paix aussi, pour sauver Paris, quand il était temps de la faire ?

On a justement rendu hommage, et dans tous les partis, à la probité de ces membres de La Commune, dont le ministre des finances, ayant à sa discrétion le Trésor et la Banque, envoyait sa femme, avec le linge de la famille, au lavoir public. Les membres du Comité Central ont tous droit au même éloge. Le Ministre des finances cité se nommait Jourde, et avant de siéger à la Commune, faisait partie du Comité Central.

Enfin le Comité Central a agi avec autant de patriotisme que de tact et de prudence dans les circonstances les plus délicates, lors de ses rapports avec les généraux allemands, dominant la cité, tandis que M. Thiers se prosternait à leurs pieds et leur cirait les bottes pour obtenir d’eux les moyens de mitrailler plus tôt et plus complètement Paris.

Le Comité Central ne mérite donc aucun des injustes dénigrements dont il fut l’objet. Il serait demeuré admirable et son renom ne souffrirait aucune atteinte, s’il n’avait failli à son mandat, et, par son inertie et sa fausse conception de son rôle, trahi, inconsciemment, la grande cause qu’il avait à défendre.

Il eut le tort immense, et nous avons indiqué, précisé ce tort, de ne pas rester ce qu’il était : un pouvoir insurrectionnel, un gouvernement de barricades, de batailles et de combats sans relâche. Il a voulu négocier, faire de la diplomatie, de la politique, consulter le suffrage universel et instituer une assemblée parlante. Illusion et sottise ! Il devait ne considérer l’Hôtel-de-Ville que comme un quartier général, et marcher à l’ennemi, sans regarder en arrière. Quand on tire l’épée pour la guerre civile, a dit un capitaine des guerres de religion, Montluc, il faut jeter derrière soi le fourreau.

Le Comité Central a gardé soigneusement le fourreau, et il s’efforçait d’y faire rentrer l’épée. Préoccupation humanitaire, louable en d’autres temps, alors funeste. Il s’est laissé duper par M. Thiers et par les maires. Il devait ajourner la convocation de la Commune jusqu’à ce que Versailles fût occupé et l’assemblée monarchiste dispersée par la force, ou dissoute par la peur. En permettant à M. Thiers de gagner du temps, il lui permettait de gagner les combats futurs. Il ne devait pas laisser rassembler une armée à cinq lieues de Paris, et son devoir impérieux était de combattre, en dehors des murs, de façon à empêcher la capitale, la forteresse de la démocratie, d’être encore une fois investie, c’est-à-dire perdue, selon le principe de Vauban, le secours extérieur devenant improbable ou tardif.

Le Comité Central a pu descendre, le front haut, les degrés de l’Hôtel-de-Ville, bien que plusieurs de ses membres eussent, au moment de se retirer, regretté leur décision et ne parussent céder qu’à contre-cœur leur siège à de nouveaux favoris du peuple ; mais, en quittant son poste de combat, il a livré la place qu’il avait mission de défendre. Voilà sa faute, son crime.

L’Assemblée rurale a refusé aux maires de Paris le certificat de bons citoyens, pour avoir transigé avec l’insurrection. La postérité, elle, doit proclamer que les membres du Comité Central ont cru agir en serviteurs probes et désintéressés de la cause populaire, mais elle doit estimer, en même temps, qu’ils se montrèrent des insurgés trop férus de légalité, des combattants trop pressés de se transformer en parlementaires, en somme des honnêtes gens bien intentionnés, mais de grands timides et de funestes maladroits.