Histoire de la littérature grecque/Chapitre VII

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Librairie Hachette et Cie (p. 124-138).


CHAPITRE VII.

POÉSIE ÉLÉGIAQUE ET POÉSIE ÏAMBIQUE.


Origine de l'élégie. — Récitation élégiaque. — Callinus. — Tyrtée. — Archiloque. — Simonide d'Amorgos. — Le Margitès.

Origine de l’élégie.


Le mot élégie n’avait pas, chez les Grecs, le sens restreint que nous lui donnons. Il s’appliquait à des chants de nature infiniment diverse, et qui n’avaient de commun que le mètre dans lequel ils étaient écrits. Toute pièce de vers, quels qu’en fussent le sujet et la dimension, où le pentamètre alternait avec l’hexamètre, était une élégie. Le nom propre du pentamètre était ἔλεγος, élége, comme ἔπος était celui de l’hexamètre : « Les vers accouplés de longueur inégale, dit Horace[1], servirent d’abord à l’expression de la plainte, puis à celle du contentement. Mais quel fut l’inventeur des courts éléges, c’est sur quoi les grammairiens disputent, et le procès est encore pendant. » Il est probable en effet qu’à l’origine, l’élégion, comme on disait, ou le vers double, le distique, comme on disait encore, avait été particulièrement employé dans des chants de douleur et des lamentations. Le mot élégie vient, selon les uns, de deux mots qui signifient dire hélas ! ἔ λέγειν, et, selon les autres, du mot qui signifie pitié, ἔλέος. Mais il ne reste rien des premiers essais de l’élégie, et les plus anciens monuments connus de la poésie élégiaque nous montrent déjà le pentamètre en possession de tous ses privilèges, et non point borné à l’expression de la plainte ou même à celle du contentement. Callinus et Tyrtée ne chantent point leurs chagrins ni leurs joies : ils chantent pour réveiller dans le cœur des hommes l’amour de la patrie, pour leur rappeler d’impérieux devoirs, et pour soutenir, dans les rudes épreuves, leur courage prêt trop souvent à défaillir.

Le vers élégiaque est sorti du vers héroïque. Retranchez, dans le premier vers de l’Iliade, la deuxième syllabe du troisième pied et la deuxième du sixième, et ce qui restera sera un pentamètre, un élége. Tout hexamètre se peut réduire en pentamètre, à condition que le quatrième et le cinquième pied soient des dactyles ; car la quantité, dans le vers élégiaque, est strictement déterminée, excepté pour les deux premiers pieds : le troisième pied est toujours un spondée, le quatrième et le cinquième toujours des anapestes ou dactyles retournés. Mais les poëtes élégiaques des premiers temps se sont rendu le joug assez léger. Ils remplissent les cinq mesures de mots longs ou courts, suivant leur caprice ; ils négligent assez souvent de couper le vers à l’hémistiche, et ils ne s’inquiètent nullement de terminer la phrase ou même de suspendre le sens à la fin du pentamètre. Cependant il est vrai de dire que les distiques sont généralement isolés les uns des autres, et qu’ils forment comme autant de petites strophes distinctes. L’invention du vers élégiaque est donc un premier pas sur la route au bout de laquelle devait apparaître la poésie lyrique, avec ses formes si savantes et si variées.


Récitation élégiaque.


Le mode de récitation appliqué à l’élégie ne dut point différer d’abord de la rhapsodie ordinaire. C’était un instrument à cordes qui servait à l’accompagnement. Mais la déclamation cadencée fit place peu à peu au chant proprement dit : le chanteur quitta son luth, et appela le joueur de flûte à son aide. Les élégies de l’Arcadien Échembrotus furent chantées au son de la flûte, quand les Amphictyons, après la conquête de Crissa, célébrèrent pour la première fois les jeux Pythiques, dans les premières années du sixième siècle avant notre ère. Rien n’empêche de croire toutefois que Callinus et Tyrtée aient chanté les leurs en s’accompagnant de la phorminx ou de la cithare.


Callinus.


Callinus d’Éphèse a dû fleurir dans la première moitié du septième siècle avant notre ère : « Maintenant, dit-il lui-même, s’avance sur nous l’armée des Cimmériens destructeurs. » Il nomme aussi les Trères, comme des ennemis contre lesquels il faut combattre. Ces Trères et ces Cimmériens étaient des hordes barbares qui avaient envahi l’Asie Mineure au temps d’Ardys, et qui n’en furent définitivement chassées que par Halyatte, après avoir ravagé pendant de longues années, la Lydie et les contrées voisines. Sardes fut prise deux fois durant cette interminable guerre ; Magnésie sur le Méandre fut détruite de fond en comble ; les villes grecques endurèrent mille maux. Les Ioniens, amollis par une civilisation raffinée, et tout entiers adonnés aux arts de la paix, étaient bien dégénérés de la vertu guerrière de leurs ancêtres. Ils ne résistèrent pas beaucoup mieux que les Lydiens aux premiers chocs des barbares. Les vers que leur adresse Callinus sont un monument qui dépose de leur faiblesse et de leur indécision en face du péril. Cette élégie si vive et si passionnée est avant tout une protestation du poëte contre l’inaction de ses concitoyens, et un appel énergique au sentiment du devoir, endormi dans leur âme. Elle date, selon toute apparence, des premiers temps de la guerre. La nécessité et le désespoir ranimèrent à la fin le courage des Lydiens eux-mêmes. Ce n’est pas quand les barbares fuyaient devant les armes d’Halyatte, que Callinus aurait gourmandé si durement les Éphésiens : « Jusques à quand cette indolence, ô jeunes gens ? quand aurez-vous un cœur vaillant ? Ne rougissez-vous pas devant vos voisins, de vous abandonner ainsi lâchement vous-mêmes ? Vous croyez vivra dans la paix ; mais la guerre embrase la contrée tout entière… Et qu’en mourant on lance un dernier trait. Car il est honorable, pour un brave de combattre contre les ennemis, pour son pays, pour ses enfants, pour sa légitime épouse. La mort viendra à l’instant que marquera le fil des Parques. Eh bien ! marchez devant vous, la lance haute ; que votre cœur, sous le bouclier, se ramasse en sa vaillance, au moment où commencera la mêlée. Car il n’est pas possible à un homme d’éviter la mort décrétée par le destin ; non ! eût-il les immortels mêmes pour ancêtres de sa race. Souvent celui qui s’en va, pour éviter le combat et le retentissement des traits, la mort le frappe dans sa maison ; mais il n’y a dans le peuple nulle affection pour lui : il n’y laisse nuls regrets. L’autre, au contraire, petits et grands le pleurent, s’il lui arrive mal. Oui, la mort d’un guerrier à l’âme vigoureuse excite les regrets de la nation tout entière. Vivant, on l’estime à l’égal des demi-dieux. Aux yeux de ses concitoyens, il est comme un rempart ; car il suffit seul à l’œuvre de vingt autres. » Je dois dire que, suivant quelques critiques, la première partie seule de ce morceau serait de Callinus. Ils attribuaient tout le reste, depuis et qu’en mourant, à Tyrtée. Mais la ressemblance des pensées et des sentiments s’explique par celle des situations où se trouvaient les deux poëtes, sans qu’il soit besoin de supposer ou que Stobée, qui a conservé ces vers, ait oublié de rapporter le dernier passage à son auteur, ou que quelque copiste ait négligé de transcrire à cet endroit le nom de Tyrtée. Quoi qu’il en soit, j’aime à croire que les Éphésiens n’attendirent pas jusqu’au dernier moment pour sortir de leur léthargie, et que ces patriotiques accents furent pour quelque chose dans leur réveil. La muse de Callinus était digne de sauver Éphèse et l’Ionie.


Tyrtée.


Tyrtée était un contemporain de Callinus. La deuxième guerre de Messénie, à laquelle il prit une part si glorieuse, commença en l’an 685 et finit en l’an 668. En 685, Tyrtée devait être un homme dans la force de l’âge. Il vivait alors à Athènes, soit qu’il y fût né, selon l’opinion la plus probable, soit, comme le veulent quelques-uns, qu’il y fût venu de la ville ionienne de Milet. On dit qu’il était boiteux, et qu’il exerçait à Athènes la profession de maître d’école. La même légende rapporte que les Spartiates, sur l’ordre de l’oracle, avaient demandé aux Athéniens un chef capable de prendre en main la conduite de la guerre, et que les Athéniens, par dérision, leur envoyèrent Tyrtée. Mais il se trouva que cet humble personnage était un poëte de génie et un héros.

Je n’affirme pas que cette tradition ne soit point conforme à la réalité. Mais elle sent son merveilleux ; et il n’est pas étonnant qu’on y ait vu une sorte de mythe, plutôt qu’une véritable histoire. Ainsi, suivant certains critiques, l’expression que nous traduisons par maître d’école signifie non pas que Tyrtée enseignait à lire et à écrire aux petits enfants, mais qu’il était un maître en ce qui s’écrit, un maître de style, un écrivain, un poëte ayant ses disciples, comme Homère, comme Hésiode avaient eu les leurs. Quant à l’épithète de boiteux, c’est par corruption aussi, à les en croire, qu’on l’a entendue de la personne même du poëte. Elle ne marquait, dans l’origine, que le caractère particulier de la versification de Tyrtée. Tyrtée le boiteux, c’est Tyrtée le poëte élégiaque, celui dont la poésie marchait en distiques, portée sur deux vers de mesure inégale.

Ce qui est certain, c’est que Tyrtée était venu d’Athènes à Lacédémone, et qu’il rendit aux Spartiates, durant la lutte, de signalés services. Il apaisa par ses conseils les discordes qui troublaient la cité. Les Spartiates, dont l’ennemi avait envahi les domaines, demandaient à grands cris un nouveau partage des terres, c’est-à-dire un bouleversement social : Tyrtée les amena à renoncer à des prétentions insensées ; et l’intérêt suprême, la défense de l’indépendance nationale, fit taire, à sa voix, tous les intérêts privés, toutes les jalousies, toutes les passions mauvaises. Il ne reste malheureusement rien, peu s’en faut, de la fameuse élégie qui avait opéré ces merveilles, ou qui avait du moins contribué à les opérer. Les anciens la citent sous les titres d’Eunomie et de Politie, mots qui signifient, l’un, bonnes institutions, et l’autre, gouvernement de l’État.

Les Doriens du Péloponnèse n’étaient point des barbares. La culture de l’esprit tenait aussi une place dans leur éducation. Malgré la rudesse de leurs mœurs, ils aimaient la musique, et la poésie n’était jamais absente de leurs fêtes : « Dans les fêtes publiques, dit Plutarque, il y avait trois chœurs, suivant les trois différents âges. Le chœur des vieillards entonnait le chant : Nous avons été jadis jeunes et braves. Le chœur des jeunes gens répondait : Nous le sommes maintenant. Approche, tu verras bien ! Le troisième chœur, celui des enfants, disait à son tour : Et nous un jour le serons, et bien plus vaillants encore. En général, si l’on considère les poésies des Lacédémoniens, dont quelques-unes se sont conservées jusqu’à nous, et les airs militaires qu’ils chantaient sur la flûte quand ils marchaient à l’ennemi, on reconnaîtra que Terpandre et Pindare n’ont pas eu tort de faire du courage le compagnon de la musique. Le premier dit, en parlant de Lacédémone : Là fleurissent le courage des guerriers, et la muse harmonieuse, et la justice protectrice des cités. Et Pindare : C’est là qu’on voit des conseils de vieillards, et de vaillants guerriers la pique à la main, et des chœurs, et des chants, et des fêtes. Tous deux ils nous représentent les Spartiates aussi passionnés pour la musique que pour la guerre. C’est qu’en effet, il y a deux choses qui se valent, tenir le fer et bien manier la lyre, comme dit le poëte lacédémonien.[2] »

Il n’est donc pas surprenant que Tyrtée ait trouvé à Sparte un auditoire profondément sympathique, et que ses chants y aient fait sur les âmes une vive et durable, impression. Le poëte ionien ou attique (en ce temps-là c’était tout un) ne laissa pas de parler sa langue accoutumée, quoiqu’il s’adressât à des Doriens. Le dialecte ionien était encore la langue commune de la poésie ; et les Doriens, familiarisés dès l’enfance avec les accents de la Muse, n’avaient pas besoin que Tyrtée désapprît, pour se mettre à leur portée, l’idiome d’Hésiode et d’Homère. Mais ce qui respire dans les vers ioniens de Tyrtée, c’est un esprit tout dorien et spartiate, c’est-à-dire la raison austère, l’amour de la gloire, la crainte de la honte, le mépris de la mort, et, ce qui comprend tout le reste, le dévouement à la patrie. Les exhortations guerrières du poëte ne nous sont pas connues seulement par de vagues indications, ou par des lambeaux plus ou moins précieux : nous possédons trois de ses élégies. Je voudrais les pouvoir transcrire tout entières, afin de faire comprendre comment Tyrtée s’est placé, dans l’estime des Grecs, au premier rang des poëtes, et comment il a mérité qu’Horace citât son nom à côté de celui d’Homère. Voici du moins le premier de ces trois morceaux, sauf quelques vers d’une couleur un peu antique, et que je n’ai pas osé traduire :

« Il est beau, pour un homme brave, de tomber aux premiers rangs de bataille, et de mourir en défendant sa patrie. Mais il n’est pas de plus lamentable destin que d’abandonner sa ville, ses fertiles domaines, et d’aller mendier par le monde en traînant après soi une mère chérie, et un vieux père, et de petits enfants, et une légitime épouse. Le fugitif sera un objet de haine parmi ceux à qui il viendra demander asile, poussé par le besoin et par l’affreuse pauvreté. Il déshonore sa race, il dégrade sa beauté ; à sa suite marchent tous les opprobres et tous les vices. Non, cet homme ainsi errant, nul éclat ne luit sur sa personne, nul respect ne fleurit désormais sur son nom. Combattons donc avec courage pour cette terre, et mourons pour nos enfants. N’épargnez plus votre vie, ô jeunes gens ! mais combattez de pied ferme, serrés les uns contre les autres. Ne vous laissez aller ni à la fuite honteuse ni à la crainte. Excitez dans votre âme un grand et vaillant courage, et ne songez pas à vous-mêmes dans la lutte contre les guerriers. Quant aux vieillards, dont les genoux ne sont plus agiles, ne fuyez pas en les abandonnant ; car c’est chose honteuse que, tombé aux premiers rangs de bataille, gise, en avant des jeunes gens, un vieillard à la tête déjà chenue, au menton grisonnant, exhalant dans la poussière son âme valeureuse… Mais tout sied à la jeunesse. Tant qu’il a la noble fleur de la jeunesse, le guerrier est pour les hommes un objet d’admiration, un objet d’amour pour les femmes, durant sa vie ; et il est beau encore quand il tombe aux premiers rangs de bataille. »

La deuxième élégie ne le cède point à la première. C’est la même vivacité de sentiment, le même éclat d’images, la même énergie d’expression. Le poëte rappelle aux Spartiates qu’ils sont de la race d’Hercule, et que Jupiter n’a point encore détourné d’eux ses regards. Il insiste longuement sur les avantages de la bravoure, et il peint de couleurs saisissantes l’ignominie de la lâcheté. Le brave ne périt pas toujours ; le lâche ne sauve pas toujours sa vie. « Mais c’est laide chose, dit Tyrtée, qu’un cadavre étendu dans la poussière, le dos percé par la pointe de la lance. » Viennent ensuite les conseils du soldat sur l’ordre de bataille, et sur la façon dont il faut porter les coups. Cette portion de l’élégie est un peu technique, et perdrait presque tout mérite dans la traduction. Je ne puis cependant m’empêcher d’en citer quelques mots, qui forment un tableau achevé : « Tenons-nous ferme, les jambes écartées, les deux pieds bien posés sur la terre. Que les dents mordent la lèvre ; que le ventre du large bouclier protège en bas les cuisses et les jambes, et en haut la poitrine et les épaules. Brandissons dans la main droite la lance terrible ; jetons l’épouvante en agitant l’aigrette qui surmonte notre tête. »

La troisième élégie commence par un nouveau panégyrique de la vertu guerrière. Le poëte place la bravoure au premier rang des biens de ce monde. A mourir comme à vivre, le brave recueille un fruit inestimable de son dévouement. Dans le premier cas, « tous, dit Tyrtée, jeunes gens et vieillards, le pleurent à l’envi, et la ville entière est affligée d’un cuisant regret. Et son tombeau et ses enfants sont renommés parmi les hommes, et les enfants de ses enfants, et sa race dans la postérité. Sa noble gloire ne périt jamais ni son nom ; mais, quoique étant sous la terre, il demeure immortel… Si au contraire il échappe à la mort qui étend les corps sur la terre ; si, vainqueur, il emporte une noble réputation de vaillance, tous l’honorent, jeunes et vieux ; et c’est après avoir été comblé d’honneurs qu’il descend aux enfers. Vieillissant, il brille d’un lustre éclatant parmi ses concitoyens. Par respect et par justice, nul ne songe à lui nuire. Tous, pour lui faire place, se lèvent de leur siège ; tous indistinctement, les jeunes gens et ceux de son âge, et ceux qui sont nés avant lui. » La conclusion de Tyrtée, c’est qu’il faut tâcher de s’élever à cette vertu suprême, et lutter intrépidement contre l’ennemi.

On sait comment finit la deuxième guerre de Messénie. Aristomène, le héros des Messéniens, ne put que retarder, par son courage et par son indomptable opiniâtreté, l’asservissement de son pays. Les chants de Tyrtée, et aussi les exemples dont il appuyait personnellement ses exhortations, contribuèrent pour une large part au triomphe définitif des Lacédémoniens. Sparte honora Tyrtée vivant de ces distinctions que le poëte offrait comme un appât à la bravoure. Après sa mort, elle ne l’oublia pas davantage. Il n’était pas un Spartiate qui ne sût par cœur les poésies de Tyrtée. Quand on était en campagne, c’était la coutume, après le repas du soir, après le péan en l’honneur des dieux, de réciter solennellement les élégies composées jadis pour la lutte contre les Messéniens. Chacun récitait à son tour, et rivalisait de zèle à bien dire. Celui qui avait le mieux chanté recevait du chef une récompense : sa portion de nourriture était plus considérable que celle des autres. Plusieurs siècles après les guerres de Messénie, les vers de Tyrtée aidaient encore à gagner des batailles.

Tyrtée n’avait pas composé seulement des élégies. Il reste de lui quelques vers anapestiques. Ce sont les débris, selon toute apparence, des chants qui servaient à régler la marche des soldats, ou qui retentissaient dans la bataille même. Les vers anapestiques n’admettent, pour remplacer l’anapeste ( ̆ ̆¯), que des équivalents complets, comme le dactyle (¯ ̆ ̆) ou le spondée (¯¯) ; ils n’ont pas un nombre de pieds déterminé, et ils n’ont d’autre règle que la succession indéfinie des anapestes ou de leurs équivalents. On pourrait même dire qu’il n’y a pas de vers anapestiques à proprement parler, mais un rythme anapestique, qui commence avec le premier anapeste et qui finit avec le dernier. Cette continuité rythmique n’existe pas dans l’élégie. La dernière syllabe de l’hexamètre et du pentamètre est à volonté : le vers épique peut finir par un trochée (¯ ̆) et le vers élégiaque par un tribraque ( ̆ ̆ ̆), deux pieds qui rompent la mesure, car ils sont d’un quart plus courts que l’anapeste, le dactyle ou le spondée. Un rythme parfaitement égal et uniforme convient mieux à l’uniformité des pas dans la marche. Le mètre anapestique remplissait admirablement cette condition. Il avait sur le spondée l’avantage de la légèreté ; et le dactyle, qui commence par une longue, lui était inférieur par là même, dès qu’il s’agissait de solliciter le pied à se lever de terre. Aussi ne souffrait-il qu’à grand’peine la présence çà et là de quelque dactyle et de quelque spondée, dans ce qui était si proprement son domaine.


Archiloque.


Archiloque fut contemporain de Callinus et de Tyrtée. Il était fils de Télésiclès, qui conduisit une colonie de l’île de Paros dans celle de Thasos, vers les dernières années du huitième siècle avant notre ère. Archiloque était né à Paros même, et florissait vers l’an 680, un peu plus tôt un peu plus tard. À la fin de sa vie, il habitait, selon toute probabilité, son île natale, car il fut tué dans une guerre entre les Pariens et leurs voisins de Naxos. Les combats inspirèrent sa muse, et il se vante lui-même d’être un serviteur du dieu Mars. On ne saurait douter qu’il fût brave, et les fragments de ses élégies rappellent quelquefois les fiers accents de Tyrtée et de Callinus. Il avoue néanmoins qu’un jour il a jeté son bouclier pour sauver sa vie ; et il se borne à dire qu’il se procurera un autre bouclier, afin de remplacer celui dont l’ennemi peut faire trophée. Mais ce n’est ni le poëte élégiaque ni le soldat, que la Grèce admirait dans Archiloque, c’est l’inventeur de mètres nouveaux et d’un nouveau genre de poésie. Archiloque est le père de la satire ; et c’est lui qui a le premier fait usage de l’ïambe : il se l’est du moins approprié, comme dit Horace, et il s’en est fait une arme terrible pour assouvir sa rage. Voici à quelle occasion il quitta les sentiers battus, pour se jeter dans les routes où il devait trouver son vrai génie. Il aimait une jeune fille de Paros, nommée Néobulé. Sa passion était fort vive, et la trace s’en retrouve encore dans le peu qui nous reste de ses vers : « Infortuné, abattu par le désir, je n’ai plus un souffle de vie ; les dieux l’ont voulu, et la douleur cruelle transperce mes os… Telle est la violence de cet amour qui s’est glissé dans mon cœur, répandant sur mes yeux un épais nuage, et ravissant hors de mon sein ma raison énervée. » Ces deux fragments n’appartiennent déjà plus, par le mètre, à la poésie que nous connaissons. A côté du dactyle et du spondée on y voit paraître l’ïambe ; et le trochée n’y joue plus ce simple rôle de remplaçant qu’il avait à la fin de l’hexamètre : il est employé, comme l’ïambe, concurremment avec les pieds anciennement connus.

Il paraît que Lycambès, père de Néobulé, avait promis d’abord sa fille au poëte, et qu’il manqua plus tard à sa parole. Le ressentiment d’Archiloque ne connut pas de bornes. Lycambès fut diffamé dans toute la Grèce comme un homme sans probité et sans foi, Néobulé et ses sœurs comme des femmes dépravées et qui avaient bu toute honte. On dit que le père et les filles se pendirent de désespoir. Deux des vers d’Archiloque donnent à croire que l’amant courroucé ne s’était pas borné aux invectives violentes et aux injures. Il mettait, pour ainsi dire, en scène ses ennemis ; il les faisait parler eux-mêmes, pour les rendre plus noirs encore, ou pour les accabler les uns par les autres. C’est Néobulé ou une de ses sœurs qui disait : « Lycambès mon père, quelle parole viens-tu de prononcer ? qui a égaré ton esprit ? »

Cet homme qui faisait de la poésie un si funeste usage fut admiré pourtant de ses contemporains mêmes. La postérité l’admira davantage encore. On ne faisait pas de difficulté de dire Homère et Archiloque, comme on disait Homère et Tyrtée. Il reste même un admirable buste géminé, qui présente d’un côté la tête d’Archiloque et de l’autre celle d’Homère. La nouveauté des formes métriques, la verve inépuisable, l’énergie des peintures, l’habileté avec laquelle Archiloque intéressait à sa cause les mauvaises passions du cœur humain, un style simple, populaire, et qui était une nouveauté aussi après les solennités de l’épopée et de l’élégie, il n’en fallait pas tant pour séduire les Grecs enthousiastes, et pour faire élever aux nues le poëte de Paros, l’impitoyable persécuteur de Lycambès et de ses filles. Mais de toute cette poésie, de cet art consommé, de cette inspiration si vive, de cette véhémence et de cette fougue, il ne reste guère qu’un souvenir. Les fragments des ïambes d’Archiloque que j’ai transcrits sont bien peu de chose, et ce sont les plus importants qu’on ait recueillis. Il y en a deux autres néanmoins qui méritent une mention particulière. Ce sont les débuts de deux apologues, dont on ne peut que deviner les sujets : on voit seulement que les personnages de l’un sont le renard et l’aigle, et ceux de l’autre le singe et encore le renard.

Je n’ai rien à dire de la langue d’Archiloque, sinon que c’est toujours le dialecte ionien, mais rapproché, autant que possible, de l’usage commun, et assez analogue à ce que fut depuis la diction des poëtes comiques d’Athènes. Quant aux inventions métriques, qui comptaient pour une si grande part dans la gloire littéraire d’Archiloque, je n’ai pas la témérité de vouloir établir avec précision en quoi elles consistaient. Je remarque seulement qu’il y a, dans ses fragments, des vers de diverses mesures. Il y a le vers ïambique de six pieds, qui devait faire, dans la tragédie et la comédie, une si brillante fortune. Archiloque semble même avoir composé dans ce rhythme des pièces entières. Mais ce qui est le plus commun chez lui, ce ne sont pas les vers purement ïambiques ; ce sont des vers où se combinent, en proportions variables, l’ïambe et le trochée avec les mètres anciens. Archiloque a employé aussi le vers hexamètre, mais suivi d’un des vers de son invention. Il a transporté à la poésie ïambique le principe, déjà appliqué dans l’élégie, de faire alterner deux vers de longueur inégale, en plaçant d’ordinaire le plus long vers avant le plus court. Cette sorte de distiques est ce qu’en a nommé des épodes. Les épodes d’Horace sont des imitations de ceux d’Archiloque. C’est ce qu’Horace dit lui-même : « J’ai montré le premier an Latium les iambes de Paros ; j’ai emprunté le rhythme d’Archiloque et son inspiration, mais non pas sa colère, ni ces invectives dont il poursuivait Lycambès[3]. »


Simonide d’Amorgos.


Archiloque trouva, parmi ses contemporains mêmes, un émule de sa malice, et qui mania l’ïambe avec une remarquable dextérité. Ce poëte, assez peu connu, se nommait Simonide, et vivait dans l’île d’Amorgos. Il florissait vers l’an 660 avant notre ère. Quelques-uns font de lui un fondateur de villes, qui était venu à Amorgos avec une colonie samienne. Il avait eu des démêlés avec un certain Orodœcidès, et il l’avait flagellé dans des ïambes à la façon de ceux d’Archiloque. Mais son titre à la renommée, c’est d’avoir appliqué l’ïambe à la satire morale. Il ne reste rien de ses attaques contre Orodœcidès ; mais nous possédons de lui un poëme sur les femmes, en cent dix-neuf vers ïambiques sénaires ou trimètres. Ce poëme, rangé à tort parmi les débris des ouvrages de Simonide de Céos, est une sorte d’amplification du passage d’Hésiode que j’ai cité ailleurs. Le poëte énumère successivement les différents caractères de femmes, et il assigne à chacun d’eux son origine. Toute femme provient, selon lui, de quelque élément ou de quelque animal ; et c’est de cette source que dérivent les traits qui distinguent une femme d’une autre. Ainsi la femme malpropre descend de la truie ; la rusée, du renard ; la piailleuse, de la chienne ; la fainéante, de la terre ; c’est la mer qui a produit la femme inégale et changeante ; la femme gourmande et sensuelle provient de l’âne ; la femme perverse, de la belette ; la femme qui aime la parure, du cheval ; la femme laide et malicieuse, du singe. Tous ces portraits, Simonide les a esquissés avec une naïveté un peu rustique et même un peu grossière, en homme qui n’hésite jamais à se servir du mot propre, et qui se met en médiocre souci de charmer le lecteur par de gracieuses images. Il ne se déride qu’à la fin de l’énumération, quand il s’agit de cette bonne ménagère dont Hésiode, avant lui, avait proclamé l’excellence, et aussi la prodigieuse rareté : « Celle-ci est de la race de l’abeille. On est heureux si on l’a en partage. C’est la seule qui ne mérite aucun reproche. La vie, par ses soins, devient florissante et riche. Dévouée à un époux qui l’aime, elle vieillit avec lui, et donne le jour à une belle et noble famille. Elle est distinguée entre toutes les femmes, et une grâce divine est répandue autour d’elle. Elle ne se plaît pas assise dans une compagnie de femmes où se tiennent des discours licencieux. C’est Jupiter qui fait don aux hommes de femmes d’un tel caractère, si excellentes et si sages. »

Simonide d’Amorgos résume sa pensée générale à peu près dans les mêmes termes qu’Hésiode. Selon lui aussi, les femmes sont un fléau que nous a imposé Jupiter. Il consacre quelques vers à la démonstration de son principe ; et cette discussion morale termine le morceau.

Je n’ai pas la superstition des choses de l’antiquité, et je suis bien loin d’admirer comme un chef-d’œuvre la boutade du poëte d’Amorgos. La fin du poëme manque de précision et quelquefois même de clarté ; il n’y a pas beaucoup d’ordre dans la succession des divers caractères, ni beaucoup d’art dans les transitions qui les rattachent les uns aux autres. Mais les vers de Simonide offrent assez de traits heureux pour que la lecture n’en soit pas sans agrément.


Le Margitès.


L’opinion commune attribuait à Homère un poëme satirique intitulé Margitès, du nom du personnage qui y était tourné en ridicule. Aristote lui-même cite le Margitès comme un des poëmes d’Homère. Mais le Margitès était composé de vers hexamètres et de vers ïambiques irrégulièrement mélangés, comme on le voit encore dans le peu qui reste de cet ouvrage. La présence de l’ïambe ne permet pas de le ranger parmi les productions d’Homère, puisque l’ïambe était inconnu avant Archiloque. Il n’est pas probable non plus qu’il le faille rapporter à une époque beaucoup moins ancienne que celle qui nous occupe. L’étrangeté même du mélange des deux mètres me porte à croire que le Margitès doit compter au nombre des premiers essais suscités par les inventions du poète de Paros. Voici le début du Margitès : « Il vint à Colophon un vieux et divin aède, serviteur des Muses et d’Apollon qui frappe au loin ; il tenait dans ses mains une lyre aux sons harmonieux. » Le mot lyre, à lui seul, prouverait que le Margitès n’était point d’Homère. Je serais fort embarrassé de dire en quoi consistait le poëme. Tout ce qu’on sait, c’est que Margitès y était présenté comme un sot, ou à peu près, qui avait une assez haute opinion de lui-même : « Margitès, suivant le poëte, dit quelque part saint Basile, à supposer que l’ouvrage soit d’Homère, n’était ni laboureur ni vigneron, et n’entendait rien à quoi que ce fût d’utile aux choses de la vie. » On a les deux vers dont saint Basile donne ici le sens, et un autre vers où il est encore question de Margitès : « Il savait beaucoup de choses, mais il les savait toutes mal. » La perte du Margitès est grandement regrettable. Cette satire, au jugement d’Aristote, avait été à la comédie ce qu’étaient à la tragédie l’Iliade et l’Odyssée. Les poëtes comiques y avaient trouvé le prototype des caractères qu’ils mettaient sur le théâtre, et du style approprié à la peinture des ridicules et des vices.

  1. Art poétique, vers 75 et suivants.
  2. Vie de Lycurgue.
  3. Épîtres, livre I, XIX, vers 23 et suivants.