Histoire de la littérature grecque/Chapitre VIII

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Librairie Hachette et Cie (p. 138-152).


CHAPITRE VIII.

SUITE DE LA POÉSIE ÉLÉGIAQUE.


Mimnerme. — Solon. — La Salamine. — Élégie sur l'anarchie. — Élégies de Solon en l'honneur de ses lois. — Œuvres de la vieillesse de Solon. — Élégie morale ; poésies diverses de Solon. — Phocylide. — Théognis. — Caractère politique des poésies de Théognis. — Sentences morales de Théognis.

Mimnerme.


L’Ionie, à la fin du septième siècle, n’avait plus à craindre, comme au temps de Callinus, des barbares venus de loin. Mais elle n’était plus qu’une province du royaume de Lydie. Smyrne elle-même avait subi le joug des voisins qu’elle détestait. Un habitant de Smyrne, un sujet du roi de Lydie, pouvait être encore un homme de noble nature ; mais sa pensée n’était plus libre, et il avait perdu, avec la sainte vertu de l’indépendance, tout ce qui fait la vie grande et digne du nom de vie. Poëte, il était réduit au culte des souvenirs, ou à la prédication des voluptés sensuelles. Mimnerme en est un exemple. Il avait écrit une élégie en l’honneur d’une victoire remportée jadis par les Smyrnéens sur Gygès. Cette dette une fois payée aux gloires antiques, il s’était livré tout entier à cette mollesse et à cette mélancolie qui sont le bonheur des esclaves. C’est Mimnerme qui a composé la première élégie amoureuse.

Les vers qui restent de ce poëte nous montrent un homme indifférent à tout, hormis au plaisir. La jeunesse et l’amour, voilà selon lui les biens suprêmes. Vieillir lui est pire que la mort. Il souhaite de ne pas dépasser la soixantième année ; il peint de sombres couleurs les misères de l’homme qui a vécu trop longtemps : « Quand la douloureuse vieillesse est survenue, la vieillesse qui réduit au même point l’homme laid ou beau, l’âme est sans cesse harcelée, accablée de fâcheux soucis ; on n’a plus de joie à contempler la lumière du soleil. On vit haï des jeunes gens, méprisé des femmes. » Nous voilà bien loin de Callinus. Mimnerme revient perpétuellement à ces pensées, avec une merveilleuse abondance d’images, avec une grande vivacité de sentiment, quelquefois une rare énergie d’expressions. Je dois dire pourtant qu’il y a quatre ou cinq vers ïambiques cités sous le nom de Mimnerme. Mais ces vers sont trop insignifiants pour nous permettre de dire si les ïambes du poëte étaient, oui ou non, des satires. Par son talent du moins Mimnerme était digne d’avoir vécu et chanté dans la patrie d’Homère. C’est à Smyrne en effet qu’il a passé sa vie. Il nous apprend lui-même qu’il était un des Colophoniens qui étaient venus s’établir dans cette ville, et dont les ancêtres étaient originaires de Pylos. Quant à l’époque où il florissait, tout ce qu’on sait de certain, c’est qu’il était encore dans la force de l’âge quand Solon était déjà un poëte. Solon, en effet, lui adresse ses critiques sur ce souhait d’une mort prématurée, dont je parlais tout à l’heure. Solon propose pour correction le chiffre de quatre-vingts ans, au lieu de soixante, et il ajoute : « Que la mort ne me vienne pas sans faire verser des larmes ; que je laisse à mes amis après moi des regrets et des gémissements. » La façon dont il invite Mimnerme à changer son mot sexagénaire indique assez clairement qu’il s’adressait à un vivant en état de déférer à son désir, et non point à un habitant du royaume des ombres.


Solon.


Le contradicteur de Mimnerme était loin pourtant d’être antipathique à la poésie de l’amour et du plaisir. Solon n’était pas seulement un homme d’un esprit droit, résolu, ferme en ses desseins, un politique consommé, un législateur incomparable ; c’était aussi le plus bienveillant et le plus aimable des hommes. Il ne cessa jamais de sacrifier aux Grâces. Jusque dans sa vieillesse, il disait encore : « Ce que j’aime aujourd’hui, ce sont les dons de Cypris, de Bacchus et des Muses ; c’est là ce qui fait le bonheur des mortels. » Il n’était pas insensible aux jouissances de la vie ; mais il n’en faisait pas, comme le poëte ionien, le but unique et suprême. Aussi bien il vivait dans un pays où un homme de génie n’était pas condamné à prêcher l’indolence. Solon aimait à se récréer ; mais c’était dans ses instants de loisir. Il fit quelquefois des vers par passe-temps ; mais presque toujours l’utile y était mêlé à l’agréable. En général, la poésie fut entre ses mains un instrument au service des plus nobles pensées. Elle était pour lui, si je puis dire, le complément de l’éloquence politique. Il alla même une fois jusqu’à déclamer sur la place publique une de ses élégies, en guise de discours. Il est vrai qu’il n’eût pas osé ni même pu, ce jour-là, haranguer en prose sur le sujet dont il voulait entretenir les Athéniens.


La Salamine.


C’était en l’an 604 avant notre ère. « Les Athéniens, dit Plutarque dans la Vie de Solon, fatigués de la longue guerre qu’ils avaient faite sans succès contre les Mégariens pour leur reprendre l’île de Salamine, avaient défendu par un décret, sous peine de mort, de jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive voix, pour en revendiquer la possession. Solon s’indigna d’une telle honte. Il voyait d’ailleurs que les jeunes gens, pour la plupart, ne demandaient qu’un prétexte de recommencer la guerre, mais qu’ils n’osaient s’avancer, retenus par la crainte de la loi. Il imagina donc de contrefaire le fou, et fit répandre dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu’il avait perdu l’esprit. Cependant, il avait composé en secret une élégie, et l’avait apprise par cœur. Un jour, il sortit brusquement de chez lui, et courut à la place publique. Le peuple l’y suivit en foule ; et là, Solon, monté sur la pierre des proclamations, chanta son élégie, qui commence ainsi : Je viens en héraut, de la belle Salamine. Au lieu d’un discours, j’ai composé pour vous des vers. Ce poëme est appelé Salamine, et il contient cent vers, qui sont d’une grande beauté. »

Il reste malheureusement fort peu de chose de ce chef-d’œuvre, assez toutefois pour en faire plus vivement déplorer la perte. On voudrait savoir comment Solon peignait à ses concitoyens le dommage qu’ils se faisaient à eux-mêmes par leur inaction, dommage à leur puissance politique comme à leur renom militaire. On l’entend du moins protester contre tant de honte : « Que ne puissé-je être alors un Pholégandrien ou un Sicinite, et non plus un Athénien ! que ne puissé-je avoir changé de patrie ! Car à l’instant cette parole retentira parmi les hommes : Celui que vous voyez, c’est un homme de l’Attique, un de ceux qui ont lâchement abandonné Salamine ! » Nous avons aussi les deux derniers vers de l’élégie. Au moment où Solon s’écria : « Allons à Salamine ! allons combattre pour cette île aimable, et repoussons loin de nous un funeste déshonneur ! » la jeunesse athénienne, saisie d’un transport d’enthousiasme, répéta tout d’une voix : « Allons à Salamine ! » L’ancien décret fut rapporté ; une nouvelle expédition fut sur-le-champ résolue, et bientôt les Mégariens étaient chassés de l’île aimable.


Élégie sur l’anarchie.


On sait dans quel état de trouble et d’anarchie était tombée la ville d’Athènes, quand Solon entreprit de réformer la constitution et les lois. Avant de rien proposer au peuple, il fallait lui faire sentir l’urgente nécessité de la réforme, et ramener les esprits aux saines pensées d’ordre et de soumission. Ce fut le triomphe de la Muse, non moins que du génie politique. Démosthène nous a conservé presque entière une élégie qui appartient à cette mémorable période de la vie de Solon, et qui débute ainsi : « Non, notre ville ne périra jamais par un décret de Jupiter, ni par la volonté des dieux immortels. Car une magnanime protectrice, la fille d’un père puissant, Pallas Athéné étend sur elle ses mains. » Le poëte déplore amèrement les maux qui affligent la cité ; il stigmatise énergiquement l’insolence et la rapacité des démagogues, et il peint de tristes couleurs la misère des pauvres, de ces débiteurs que les riches vendaient comme esclaves, et qu’on emmenait, chargés de chaînes, loin de la terre natale et du foyer de leurs pères. Au tableau navrant des maux enfantés par l’anarchie, il oppose celui des biens qui sont les fruits de sages institutions. Cette élégie est une leçon, une remontrance. Solon le dit lui-même ; il dit aussi qu’en signalant les maux et le remède, il ne fait qu’obéir aux impérieuses suggestions de sa conscience. Une telle poésie, si profondément sensée, et tout étincelante de verve et de passion, ne pouvait manquer d’avoir sur les âmes un empire irrésistible.


Élégies de Solon en l’honneur de ses lois.


Solon eut un instant, dit-on, la pensée de rédiger ses lois en vers épiques. Plutarque cite même les deux premiers hexamètres du préambule : « Je prie d’abord le roi Jupiter, fils de Saturne, d’accorder à ces lois bonne chance et gloire. » Je n’affirmerais pas la parfaite authenticité de ces vers, ni la réalité du dessein qu’on prête à Solon. Ce n’est pas que je le trouve trop invraisemblable. Il y avait, dans ses lois, une partie morale qui eût été noble matière à des poëmes d’une sévère facture, comme il les savait composer. Si le préambule des lois de Zaleucus était écrit en vers, dans le style de ceux de Solon, ce serait un poëme didactique admirable.

Quand Solon eut mené à bout le grand œuvre de la réforme, il n’hésita pas à s’applaudir lui-même. Il écrivit de nouvelles élégies, pour faire comprendre aux citoyens toute l’étendue des bienfaits dont il les avait dotés : « J’ai donné au peuple, dit-il, le pouvoir qui suffisait, sans rien retrancher à ses honneurs, sans y rien mettre de trop. Quant aux puissants, aux hommes fiers de leur opulence, je ne leur ai point permis l’injustice. J’ai armé chaque parti d’un invincible bouclier : ni l’un ni l’autre ne peuvent plus s’opprimer jamais. »


Œuvres de la vieillesse de Solon.


On sait comment Solon quitta Athènes pour quelque temps, afin que ses concitoyens s’accoutumassent à appliquer eux-mêmes les institutions nouvelles, et comment, durant ses voyages, il contribua à la fondation d’une ville dans l’île de Chypre. Le roi de qui cette ville dépendait lui avait donné le nom de Soles, en l’honneur de l’illustre Athénien. Solon, en quittant son hôte, lui fit ses adieux dans une élégie dont Plutarque cite ce passage : « Puisses-tu régner ici, à Soles, de longues années, paisible dans ta ville, toi et tes descendants ! Pour moi, que mon rapide vaisseau m’emporte sain et sauf loin de cette île célèbre, protégé par Cypris à la couronne de violettes. Puisse cette fondation me valoir, par la déesse, reconnaissance, noble gloire, et un heureux retour dans ma patrie ! »

Solon, à son retour, trouva sa patrie divisée entre les factions de Mégaclès et de Pisistrate. Bientôt Pisistrate, soutenu par la populace, maître de la citadelle et défendu par une garde d’hommes armés, fut dans Athènes un véritable roi, ou, comme parlaient les Grecs, un tyran. Solon s’opposa avec une extrême énergie à l’adoption des décrets proposés par Ariston en faveur de Pisistrate. Même après l’établissement de la tyrannie, il ne se tut pas. Il gourmanda vivement les Athéniens dans de nouvelles élégies, et il n’hésita point à répéter tout ce qu’il pensait du personnage tout puissant. Solon était vieux alors. Comme on ne cessait de l’avertir que Pisistrate pourrait bien lui faire un mauvais parti, il répondait que sa vieillesse lui permettait de ne pas craindre la mort. Il n’y a rien dont on doive plus regretter la perte que des poëmes où se rencontraient ces éloquentes invectives : « Si vous endurez ces maux par votre lâcheté, n’accusez pas les dieux de votre malheur. Ces hommes, c’est vous qui les avez faits si grands, en leur donnant ces appuis ; et voilà pourquoi vous êtes dans ce honteux esclavage… Vous ne regardez qu’à la langue, qu’aux paroles d’un homme artificieux ; mais vous ne voyez nullement la façon dont il se gère… Chacun de vous en particulier marche sur les traces du renard ; mais, réunis, vous n’êtes qu’une troupe imbécile. »

Pisistrate, homme d’esprit avant tout, ne s’offensa pas de la franchise du vieillard ; il finit même par le désarmer à force de déférence et de respects. Il n’innova rien dans les institutions, content de posséder la réalité du pouvoir, et de diriger à son gré la marche des affaires. Cette soumission aux lois établies fut sans doute la flatterie la plus sensible au législateur. Solon passa ses dernières années dans un repos profond, tout entier aux études libérales, à la poésie, et aux plaisirs que lui permettait son grand âge. C’est de cette époque probablement que datent ces vers où il avait consigné, à l’usage de ses contemporains, les notions scientifiques qu’il avait puisées dans le commerce des sages, dans les livres, dans la contemplation de la nature, et dont Plutarque et d’autres citent des échantillons. Le vers fameux : « Je vieillis en apprenant toujours davantage, » témoigne de l’ardeur qui l’animait dans ses recherches savantes.


Élégie morale ; poésies diverses de Solon.


On ne peut pas rattacher à une circonstance particulière de sa vie la magnifique élégie qui commence par une invocation aux Muses, la seule que nous possédions dans un état parfait d’intégrité. Cette élégie est toute morale. Après avoir exprimé les souhaits qu’il forme pour lui-même, le poëte montre la justice divine frappant le crime de coups inévitables ; il dit comment les hommes, malgré le cri de leur conscience, ne laissent pas de s’abandonner aux folles passions ; il peint leur ambition, leurs espérances toujours trompées, et, au bout de toutes choses, la souffrance et la mort. Sa conclusion, c’est que la sagesse est le premier de tous les biens, le bien unique et suprême. Solon s’est mis tout entier dans cette élégie, surtout dans les vers qui suivent l’invocation. Il souhaite fortune et renommée ; il demande d’être doux à ses amis, amer à ses ennemis ; d’être à ceux-là un objet de respect, un objet de crainte aux autres. Il ajoute ensuite : « Oui, je désire avoir des richesses, mais je ne veux pas en jouir injustement. L’opulence que donnent les dieux, c’est pour l’homme qui la possède un édifice solide du fondement au faîte. Mais celle que recherchent les hommes n’est qu’un fruit de la violence et du crime. Forcée par des actes iniques, elle vient, mais malgré elle : bien vite elle est mêlée d’infortune. »

Solon n’était pas uniquement un poëte élégiaque. Je ne saurais dire s’il s’était essayé dans le genre épique, car il n’est pas prouvé qu’il ait rien écrit en vers hexamètres, sauf peut-être la courte invocation que j’ai citée, qui devait servir de début au préambule de ses lois. Mais il avait manié supérieurement l’ïambe et le trochée. Solon n’est point un satirique outrageux et violent comme Archiloque, ni un observateur morose comme Simonide d’Amorgos. Il se sert d’un rythme vif et passionné, non point pour attaquer, mais pour se défendre. C’est en vers trochaïques qu’il fit son apologie contre ceux qui lui reprochaient de n’avoir pas su constituer un pouvoir plus énergique et moins contesté, et d’avoir refusé la tyrannie quand on la lui offrait. Plutarque a transcrit le passage où Solon rapporte les piquantes railleries que faisaient de sa conduite certains habiles de ce temps-là : « Solon n’a été ni un vrai sage ni un homme de sens. Les biens que lui donnait la divinité, lui-même n’a pas voulu les recevoir. Le poisson pris, il a regardé tout ébahi, et n’a point retiré le grand filet. Il a perdu la raison ; il ne se connaît plus. Autrement, pour posséder en maître tant de trésors, pour régner sur Athènes un seul jour, il eût consenti à être ensuite écorché vif, et à voir sa race périr tout entière. » Plutarque cite encore la ferme et noble réponse du grand citoyen à toutes les imputations de faiblesse ou d’incapacité, et le témoignage qu’il se rend à lui-même : « Si j’ai épargné ma patrie, car la violence impitoyable de la tyrannie n’a pas souillé mes mains ; si je n’ai point terni ni déshonoré ma gloire, je ne m’en repens point. C’est par là surtout que je l’emporte, ce me semble, sur tous les hommes. » Il est probable que les deux passages sont tirés du même morceau. Cette apologie était rédigée en forme d’épître, et Solon l’avait adressée à un de ses amis, nommé Phocus.

Le plus long fragment des ïambes de Solon, qui n’a pas moins de vingt-six vers, est aussi une apologie politique, mais plus solennelle, et dont les premiers mots sont un appel au témoignage de la Terre, la meilleure des divinités de l’Olympe. Solon rappelle les mesures par lesquelles il a rendu à leurs possesseurs les domaines engagés, et ramené dans Athènes les débiteurs que leurs créanciers avaient vendus comme esclaves, ces infortunés « qui ne parlaient plus la langue attique, à force d’avoir erré çà et là par le monde. Pour ceux, dit encore le poëte, qui subissaient ici même une infamante servitude, et qui déjà tremblaient devant des maîtres, je les ai rendus libres. Ces choses, je les ai faites par l’association puissante de la force et de la justice ; et j’ai accompli tout ce que j’avais promis. » Il ajoute que bien d’autres, à sa place, auraient songé à toute autre chose qu’à l’intérêt public, et n’auraient eu cesse ni fin qu’ils n’eussent tout brouillé pour satisfaire leur ambition et leur cupidité. Il se félicite hautement d’avoir méprisé toutes les critiques, et de n’avoir pas voulu, c’est son expression même, se comporter en loup parmi les chiens.

Je n’ai point tout dit sur les œuvres poétiques de Solon. Je n’ai pas même mentionné le poëme de l’Atlantide, que Solon avait ébauché, et qu’il avait laissé là, soit, comme le prétend Platon, que d’autres soins l’eussent distrait de son œuvre ; soit, comme le veut Plutarque, qu’il eût été empêché par la vieillesse, et par l’effroi d’un trop long travail. Mais il me suffit d’avoir montré que, dans les genres qu’il a traités, Solon méritait d’être mis au premier rang. La renommée du sage et du législateur a fait tort à celle de l’émule d’Archiloque et de Tyrtée. Nous laissons à l’histoire proprement dite le soin de proclamer les titres glorieux du héros de la civilisation, du vrai fondateur de la prospérité d’Athènes ; mais c’était notre devoir de jeter quelque lumière sur le côté le moins connu de cette riche et puissante nature, où se confondaient, dans une si merveilleuse harmonie, le courage et la prudence, l’enthousiasme et la réflexion, la raison pratique et les spéculations savantes, la force et la grâce, l’homme aimable et le grand homme.


Phocylide.


Les sentences, les maximes, les mots à retenir par cœur (γνὣμαι), abondent dans les vers de Solon. Solon n’est pourtant point, à proprement parler, ce que les Grecs nommaient un poëte gnomique. Il n’est pas sentencieux par métier, mais en passant, mais à son heure, et ni plus ni moins que ne le comporte chaque sujet. Il n’en est pas ainsi de Phocylide de Milet, qui florissait un peu après Solon, c’est-à-dire au milieu du sixième siècle. Ce qui reste de Phocylide est sec et tout didactique. On dirait qu’il dicte des oracles. Il se donne lui-même pour un maître de la sagesse. La plupart de ses maximes débutent par cette formule : « Voici encore ce que dit Phocylide. » Elles n’ont rien de bien remarquable. Il en est même que Phocylide s’est borné à emprunter à des poëtes plus anciens. Ainsi il a concentré en huit vers la substance de la satire de Simonide d’Amorgos. Le mérite de Phocylide est dans la netteté du style, dans cette précision élégante que les Grecs estimaient par-dessus toute chose, et qui permet aux maximes de se graver aisément dans la mémoire.

Il n’est pas question ici de cette espèce d’abrégé des devoirs, en deux cents et quelques vers, qu’on imprime aussi sous le nom de Phocylide. Cet ouvrage, qui n’a pas grande valeur, est d’une époque bien plus récente. C’est un de ces pastiches littéraires comme on en faisait au temps de la lutte du paganisme et du christianisme.


Théognis.


Phocylide rédigeait ordinairement ses sentences morales en vers épiques : parmi les vers qui lui sont attribués, il n’y qu’un seul pentamètre. Théognis, qui compte à tant de titres au nombre des poëtes gnomiques, ne s’est servi que de la forme élégiaque. Il avait composé des élégies proprement dites, à propos de certains événements dont il avait été le témoin ; et l’espèce de poëme moral que nous possédons sous son nom semble être formé de fragments empruntés à des ouvrages divers, dont chacun formait un tout et avait son sujet particulier. Cette collection a été faite sans aucun ordre, remaniée probablement plusieurs fois, et grossie par des interpolations : il s’y trouve des vers qui ne sont pas de Théognis, et dont on connaît les véritables auteurs. Mais, dès le temps de Xénophon, Théognis était considéré surtout comme un moraliste : on apprenait par cœur ses sentences, comme celles de Phocylide. On les avait probablement extraites déjà de ses élégies ; et peut-être dès ce temps le corps des élégies elles-mêmes avait-il déjà péri, négligé au profit des membres qu’on en avait dépecés.

Théognis était de Mégare, et il vivait dans la dernière moitié du sixième siècle, Il paraît même avoir prolongé sa carrière jusqu’au temps de la deuxième guerre Médique. Il appartenait à cette aristocratie dorienne qui avait gouverné Mégare depuis que cette ville s’était séparée de Corinthe, et qui fut dépossédée de ses privilèges quand Théagénès, soutenu par le parti populaire, s’empara du souverain pouvoir. Théognis ne perdit pas seulement ses honneurs : il vit son patrimoine passer en d’autres mains, et il alla mourir dans l’exil. Il mourut probablement à Thèbes ; mais il n’y faisait pas un constant séjour, car on trouve dans ses vers la trace de voyages à Sparte, en Sicile, en Eubée.


Caractère politique des poésies de Théognis.


Théognis ne tarit pas en invectives contre les hommes du parti populaire. Même dans les endroits où il a l’air de n’adresser à ses amis que des leçons de morale, on sent percer la rancune politique. Les méchants (κακοί) et les lâches (δειλοί), dont il parle sans cesse, ne sont pas ceux qu’on appelle ainsi dans tous les temps et dans tous les lieux. Il gratifie indistinctement de ces noms tout ce qui n’est pas de la race antique, tout ce qui n’a ni traditions de famille ni richesses héréditaires. En revanche, les Doriens, la vieille aristocratie, ce sont les bons (άγαθοί), les braves (έσθλοί) : le poëte leur prodigue les belles épithètes avec autant de libéralité qu’il prodigue aux autres les qualifications injurieuses.

Théognis s’adresse ordinairement à Cyrnus, fils de Polypas, et quelquefois à d’autres personnages, à Simonide, à Onomacritus, à Cléariste, à Démoclès, à Démonax, à Timagoras. Cyrnus est un jeune homme, auquel le poëte parle d’un ton paternel, et qu’il veut pénétrer de ses idées politiques et morales. Les autres sont des amis, des compagnons de plaisirs, avec lesquels il se déride, et qu’il entretient de sujets moins sérieux. Ainsi il recommande à Simonide de laisser aux convives une parfaite liberté ; de ne pas retenir qui veut quitter le banquet ; de ne pas éveiller le buveur qui s’est endormi trop bien cuirassé de vin. La partie enjouée du poëme est du temps sans doute où Théognis vivait dans la maison de ses pères, où le gouvernement de Mégare allait à son gré, et où florissaient dans la ville ces associations d’amis, ces phidities, comme disaient les Doriens, où l’on passait de longues heures à boire et à deviser agréablement.

Dès les premiers vers que Théognis adresse à Cyrnus, on aperçoit, au contraire, je ne sais quelle disposition d’esprit atrabilaire et misanthropique. La ruine de l’aristocratie mégarienne n’est point encore consommée, mais elle se prépare : les méchants et les bons sont déjà en lutte. Bientôt le tyran va apparaître. La ville est en travail, comme dit Théognis, et il est à craindre qu’elle n’enfante son fléau. Malgré les vœux et les espérances du poëte, et probablement malgré ses efforts, le mal s’accomplit. Le monde est renversé ; tout est perdu : ceux qui n’étaient pas des citoyens sont des citoyens. Voici comment Théognis se lamente sur l’invasion des Périœces, ces paysans de la banlieue de Mégare, qui venaient de conquérir violemment le droit de cité : « Cyrnus, cette cité est encore une cité ; mais, certes, c’est un autre peuple. Ce sont des gens qui ne connaissaient auparavant ni tribunaux ni lois. Ils portaient autour de leurs flancs des peaux de chèvres ; comme des cerfs, ils habitaient hors de cette ville. Et maintenant, fils de Polypas, ils sont les bons ; et ceux qui jadis étaient les braves sont les lâches maintenant. Qui pourrait supporter un pareil spectacle ? Ils se trompent mutuellement, en se moquant les uns des autres ; ils n’ont pas le sentiment de ce qui est bien ni de ce qui est mal[1]. » Théognis recommande à son jeune ami de détester cordialement ces grossiers, ces fourbes, ces méchants, sans toutefois cesser de leur faire bonne mine, de peur probablement de quelque mésaventure. Quand les nouveaux venus, enivrés de leur victoire, ont usé de représailles contre les anciens oppresseurs, Théognis s’enflamme d’une véritable rage. Il va jusqu’à souhaiter de boire le sang de ceux qui l’ont dépouillé de son patrimoine.


Sentences morales de Théognis.


Les sentences morales de Théognis ne sont pourtant pas indignes de leur réputation. Ce sont, pour la plupart, des vérités de sens commun, ou des observations fines et profondes, toujours exprimées avec précision, quelquefois avec cette vive éloquence qui part de l’âme. Je ne m’étonne donc pas que la Grèce démocratique ait tenu en si grande estime les œuvres de cet aristocrate entêté. Les préjugés de l’homme de parti n’offusquaient pas toujours la raison du penseur ; et le talent poétique rachetait amplement les erreurs mêmes de la passion et les assertions inconsidérées. Quand Théognis touche aux grands sujets, son style s’élève et se colore sans cesser d’être vif et précis : nul n’a jamais parlé de la vertu en termes mieux sentis, ni plus énergiquement combattu le vice. Il n’a pas vu assez peut-être que le mal ici-bas est la condition du bien et son ombre inséparable, et qu’il n’y a de mérite que dans l’effort qui nous dégage du joug de notre terrestre nature. Les plaintes que lui arrache le spectacle désordonné du monde ressemblent presque à des blasphèmes contre la Providence. Il conclut du moins à l’action, si le bien est possible, et à la résignation, si le mal ne se peut empêcher :

« Bon Jupiter, je t’admire ; car tu commandes à tous les êtres, car tu possèdes en toi la plénitude des honneurs et de la puissance. Tu connais à fond les pensées et le cœur de chaque homme ; et ton autorité, ô roi ! est la plus haute qu’il y ait dans le monde. Comment donc, fils de Saturne, as-tu bien le courage de tenir le même compte de l’homme criminel et du juste ? comment ton esprit se tourne-t-il indifféremment ou vers la sagesse, ou vers les attentats de ces mortels qui ne craignent pas de commettre des actes pervers ? Non, la divinité n’a marqué aucune règle à notre conduite, aucune route par où l’on soit sûr de gagner la faveur des immortels. Des scélérats jouissent d’une prospérité qu’aucun chagrin ne trouble ; et ceux qui préservent leur âme des œuvres du mal, ceux qui aiment la justice, ont en partage néanmoins la pauvreté, mère du désespoir, la pauvreté qui pousse au crime le cœur des hommes… C’est dans la pauvreté que se décèlent et l’homme pervers et l’homme réellement vertueux ; c’est quand ils sont aux prises avec l’indigence. L’un médite de criminels projets, et jamais dans sa poitrine ne germe une pensée de justice. L’âme de l’autre, au contraire, ne se laisse aller ni au gré de la mauvaise fortune, ni au gré de la bonne. Oser le bien, supporter le mal, voilà le devoir de l’homme vertueux[2]. »

J’ai expliqué ailleurs comment l’Ionien Tyrtée s’était servi, tout en s’adressant à des Doriens, de cette langue ionienne, qui était en ce temps-là l’idiome unique de la poésie. Le Dorien Théognis, écrivant à Mégare ou à Thèbes, c’est-à-dire dans des villes doriennes, se conforma au commun usage, et si complètement, que tous les efforts du monde ne sauraient établir une sensible différence entre son dialecte et celui des poëtes élégiaques nés dans les villes ioniennes, et écrivant pour des Ioniens.

  1. Sentences, vers 53 et suivants.
  2. Sentences, vers 373 et suivants.