Histoire de la littérature grecque/Chapitre XII

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Librairie Hachette et Cie (p. 189-204).


CHAPITRE XII.

LYRIQUES IONIENS. SCOLIES.


Recueil des poésies anacréontiques — Vie d’Anacréon. — Odes authentiques d’Anacréon. — Simonide de Céos. — Génie lyrique de Simonide. — Élégies de Simonide. — Épigrammes de Simonide — Bacchylide. — Scolies. — Callistrate. — Hybrias.

Recueil des poésies anacréontiques.


« Le poëte, dit Platon, est chose légère, ailée et sacrée. » Ces paroles, qui s’appliquaient, dans la pensée du philosophe, à tous ceux que pénètre et échauffe l’inspiration de la Muse, semblent avoir été écrites après quelque lecture nouvelle des poésies d’Anacréon, bien plus encore qu’au souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée, ou du Péan de Tynnichus, tant vanté dans le dialogue de Platon. Rien de plus léger, de plus aérien, de plus sacré, c’est-à-dire de plus inspiré et de plus divin, que ces chants qui ont résonné jadis sur la lyre du poëte de Téos. Il en reste peu d’entiers ; mais ceux qui ont échappé sains et saufs à la destruction, et même les membres mutilés des autres, sont un trésor inappréciable, et expliquent l’enthousiasme des contemporains d’Anacréon et de toute l’antiquité lettrée.

C’est un travail de retrouver, dans le recueil si souvent imprimé sous le nom d’Anacréon, ce qui appartient en propre à l’ami de Polycrate, et ce qui est l’œuvre de ses imitateurs, l’œuvre de l’école anacréontique. Tous les petits poëmes qui le composent se recommandent par des mérites divers ; à aucun la grâce ne fait défaut, et c’est par là qu’ils ne sont pas indignes de la place qu’ils ont usurpée. Mais plusieurs ont trop d’esprit, et sentent déjà l’affectation et la manière ; plusieurs ont une tournure quelque peu épigrammatique et visant à la pointe : tous signes auxquels se reconnaît une époque plus sophistique et plus raffinée que le siècle où vivait Anacréon. La vraie poésie d’Anacréon est simple, naïve, savante dans la forme mais sans pédanterie, forte et vigoureuse quelquefois, doucement pathétique, gracieuse, et, comme l’héroïne d’Homère, mêlant une larme à son sourire.

Il y a d’autres raisons encore qui infirment l’authenticité de la plus grande partie des odes du recueil. Les auteurs anciens ont maintes fois cité Anacréon ; et, sur cent cinquante passages et plus qu’ils ont transcrits, c’est à peine si un seul appartient à un des poëmes que nous connaissons. Les personnages sont bien, par le nom, de ceux qu’Anacréon avait célébrés dans ses vers ; mais ces personnages semblent avoir perdu leur réalité individuelle, et n’être plus que des types sur lesquels se sont exercés à leur tour, et par un passe-temps purement littéraire, les poëtes anacréontiques. Tout a le même vague, le même air de lieu commun. C’est toujours l’éloge de l’amour ou du vin, la puissance du fils de Cypris, et d’autres sujets généraux, sans rien qui rappelle aucun événement particulier, et qui soit la marque propre du temps où vivait Anacréon. Or, le géographe Strabon dit positivement, à propos de Samos, que les poëmes d’Anacréon sont pleins d’allusions au tyran Polycrate. Il n’est pas jusqu’à l’Amour lui-même, dont les anacréontiques n’aient tracé des images assez peu conformes aux traits que lui donne le véritable Anacréon : « L’Amour, disait quelque part le poëte, m’a frappé, comme eût fait un forgeron, de sa grande cognée, et il m’a fait prendre un bain dans le torrent glacé. » On voit que le maître devant lequel tremblait Anacréon était un peu plus redoutable que le petit dieu malin des anacréontiques. Enfin, des critiques habiles ont remarqué, dans la plupart des odes du recueil, des imperfections de toute sorte : ici, la diction est prosaïque et presque barbare ; là, les lois de la versification n’ont pas été respectées ; plus loin, il y a autre chose. Mais ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est, dans les fragments qui suivent les pièces entières, c’est-à-dire dans ce qui est incontestablement d’Anacréon, une infinie variété de mètres, et dans les odes, au contraire, la monotone répétition du petit vers ïambique dimètre catalectique, le plus simple, le plus facile, et on peut dire le plus vulgaire de tous les mètres connus : presque toutes les odes en sont uniquement composées.

Je n’entreprends pas de déterminer, comme le font quelques-uns, l’époque respective de telle ou telle des odes anacréontiques. Il me suffit d’avoir montré qu’en général elles ne sont point ou ne sauraient être d’Anacréon, et qu’elles appartiennent aux siècles de décadence. Je répète aussi que ces bluettes ne sont presque jamais sans charme, et que les plus insignifiantes ont encore leur valeur. Voyez, par exemple, la petite pièce qui ouvre le recueil. La pensée n’est rien ; pourtant il y a dans ce chant, si simple et si peu rempli, je ne sais quelle gracieuse naïveté qui plaît à l’âme : « Je veux dire les Atrides, je veux chanter Cadmus ; mais mon luth, sur ses cordes, ne fait retentir que l’amour. J’avais changé les cordes naguère, et remonté complètement ma lyre ; et je chantais, moi aussi, les combats d’Hercule. Mais ma lyre m’accompagnait de chants d’amour. Adieu donc désormais, héros ; car ma lyre ne chante que les amours. » Quelques-uns de ces morceaux sont même des tableaux achevés, et que ne désavoueraient pas les plus grands maîtres : ainsi la Colombe, la Rose, l’Amour mouillé, d’autres encore trop connus pour qu’il soit besoin de les nommer.


Vie d’Anacréon.


Je reviens à Anacréon lui-même. Anacréon était né à Téos, on ne sait en quelle année, mais assez longtemps avant la prise de la ville par Harpagus et la fuite des habitants, qui allèrent fonder en Thrace ou plutôt repeupler Abdère. Ceci se passait environ l’an 540 avant Jésus-Christ. Anacréon, homme fait déjà et poëte célèbre, se trouvait parmi les exilés téiens. Quelques années après, il était à la cour de Polycrate. Il resta à Samos jusqu’à la chute de son protecteur, traîtreusement renversé et mis à mort, en 522, par Orœtès, satrape de Cambyse. Les Pisistratides lui offrirent alors un asile à Athènes, où ils avaient réuni la plupart des poëtes fameux du temps. Anacréon passa là plusieurs années, puis il alla visiter la Thessalie, attiré par la munificence des Alévades ; enfin, il revint fixer son séjour dans sa ville natale, qui avait pu se relever de ses ruines. Il vivait encore à Téos quand les Ioniens se soulevèrent contre Darius, à l’instigation d’Histiée. C’est là probablement qu’il mourut, dans un très-grand âge. Le nom de vieillard de Téos, sous lequel il est si souvent désigné par les auteurs anciens, semble prouver qu’il avait conservé, jusque dans ses dernières années, sa verve poétique et son génie.


Odes authentiques d’Anacréon.


Nous nous dispenserons de chercher fastidieusement, parmi les fragments d’Anacréon, des citations qui ne donneraient, en définitive, qu’une très-imparfaite idée de la manière du poëte et de sa tournure d’esprit. Il y a une ode au moins dont l’authenticité est incontestable. Elle a été conservée, non pas dans le manuscrit dont les autres sont tirées, mais dans l’ouvrage d’un des commentateurs d’Homère. C’est une allégorie qui a fourni à Horace plus d’un trait heureux. Elle est en petites strophes de quatre vers chacune, et analogues dans leurs éléments à la strophe d’Alcée ou à celle de Sappho : « Cavale de Thrace, pourquoi me jeter ce regard de travers, et me fuir impitoyablement, comme si je ne savais rien d’habile ? Eh bien ! apprends que je te mettrais le frein selon les règles, et que, les rênes en main, je te ferais tourner autour du but de la lice. Mais tu pais maintenant dans les prairies, et tu te joues en bonds légers ; car tu n’as pas un cavalier adroit, et qui s’y connaisse à dompter ta fougue. » Aulu-Gelle cite une des pièces qui se trouvent dans le recueil, comme l’ouvrage authentique d’Anacréon. C’est celle où le poëte s’adresse au ciseleur qui lui fait une coupe d’argent. Elle est dans le simple mètre si cher aux anacréontiques ; mais ce n’est pas une raison suffisante pour la leur attribuer. Elle n’est pas trop indigne d’ailleurs de celle qu’on vient de lire : « En ciselant cet argent, Héphestus, fais-moi, non point une armure (qu’y a-t-il entre les combats et moi ?), mais une coupe profonde : autant que tu peux, creuse-la. Représente-moi, sur cette coupe, non point les astres, ni le Chariot, ni le triste Orion (qu’ai-je affaire des Pléiades, qu’ai-je affaire de l’astre du Bouvier ?), mais des vignes verdoyantes, et des raisins qui rient, et des ménades qui vendangent. Fais-y aussi un pressoir à vin, et des figures d’or foulant la grappe, le beau Lyéus et avec lui l’Amour et Bathylle. »

Le génie d’Anacréon, essentiellement tempéré, n’était pas né pour les grands sujets. Aussi ne les a-t-il jamais abordés. Même dans ceux où il s’est prudemment restreint, il a laissé à d’autres les élans de la passion et les troubles orageux de l’âme, bien plus curieux de ravir aux poëtes éoliens les secrets de leur art, que de rivaliser avec eux d’enthousiasme et de véhémence. La poésie d’Anacréon fut celle d’un homme heureux, ou du moins qui n’avait trouvé dans les misères de la vie qu’un assaisonnement à son bonheur.


Simonide de Céos.


Simonide de Céos forme avec Anacréon un frappant contraste. Ce qui le distingue surtout entre les poëtes antiques, c’est ce caractère de tristesse et de mélancolie dont la trace est si vive encore dans ce qui nous reste de lui. Simonide était un penseur, un moraliste profond, et, pour le temps où il vivait, un savant véritable. Il perfectionna l’alphabet grec, par l’invention des lettres doubles ξ, ψ et des voyelles longues η, ω. On lui attribuait également un système mnémonique fort en vogue dans l’antiquité. Quelques-uns des mots les plus fameux qui couraient sous le nom des sept sages étaient, selon certains auteurs, sortis de la bouche de Simonide. Plusieurs le comptaient parmi les philosophes ; les sophistes le considéraient comme un de leurs précurseurs ; et l’on disait en proverbe, chez les Grecs, modération de Simonide.

Simonide naquit à Iulis, dans l’île ionienne de Céos, entre les années 560 et 555 avant notre ère. il vécut quatre-vingt-neuf ans, et mourut par conséquent entre les années 471 et 466. Il était, comme Stésichore, d’une famille où les talents littéraires se transmettaient de génération en génération. Son aïeul paternel avait été un poëte ; Bacchylide son neveu se distingua à ses côtés dans la poésie lyrique ; et Simonide le jeune, son petit-fils, est cité comme auteur d’un ouvrage en prose. Simonide, après s’être fait une grande réputation dans sa patrie, vint se fixer à Athènes, auprès d’Hipparque fils de Pisistrate, qui eut pour lui les plus grands égards. Les Alévades et les Scopades de Thessalie l’attirèrent à leur tour à Larisse et à Cranon, probablement après la mort d’Hipparque, ou après l’expulsion de son frère Hippias. Enfin les deux tyrans siciliens Théron d’Agrigente et Hiéron de Syracuse honorèrent la vieillesse de Simonide, et s’honorèrent eux-mêmes en prodiguant au poëte de Céos des marques signalées de respect, d’estime et d’affection. Il passa plusieurs années en Sicile. Il eut même le bonheur, dit-on, de réconcilier les deux tyrans, au moment où leurs armées, des deux côtés du fleuve Gélas, n’attendaient que le signal pour engager le combat. Pendant les guerres Médiques, Simonide eut des relations assez intimes avec Thémistocle et avec Pausanias. Ce fut l’apogée de sa gloire littéraire. On le choisit, d’un consentement unanime, pour être le héraut des exploits des Grecs dans ces luttes immortelles ; et il célébra, sous toutes les formes, les journées de Marathon, de Salamine, d’Artémisium, et le triomphant désastre des Thermopyles.

Simonide fut probablement un des poëtes lyriques les plus féconds qu’il y ait eu au monde ; et la poésie lyrique n’était qu’une part, la principale il est vrai, des occupations de son génie. D’après un tableau votif dont lui-même avait rédigé l’inscription, il avait gagné, dans les concours poétiques, cinquante-six bœufs et autant de trépieds : or, c’était là des prix qu’on ne donnait que dans certaines solennités assez rares. Que serait-ce donc si le poëte eût énuméré toutes ses victoires dans tous les genres ? Et ces morceaux d’apparat n’étaient eux-mêmes, relativement au total de ses œuvres lyriques, qu’une portion assez peu considérable. Simonide passa plus de soixante ans de sa vie à chanter toutes les gloires de son pays, ou même, comme le lui ont reproché quelques anciens, tout ce qui brillait d’un éclat emprunté ou légitime. Il paraît que Simonide fut, suivant d’assurés témoignages, le premier poëte qui consentit à mettre, pour un salaire, sa muse au service du premier venu : « Simonide lui-même, à ce que j’imagine, dit aussi Platon dans le Protagoras, a souvent cru qu’il était de son devoir de louer et de combler d’éloges tel tyran ou tel grand personnage ; non qu’il s’y portât de plein gré, mais forcé par une nécessité de bienséance. » Ce n’est pourtant pas un reproche que Platon adresse à Simonide ; ce n’est que le commentaire d’un mot de Simonide lui-même : Je ne suis pas enclin à la censure.


Génie lyrique de Simonide.


Quintilien apprécie assez légèrement le mérite littéraire d’un homme qui balançait, dans l’estime des Grecs, même le grand Pindare ; d’un homme qui passait chez ses contemporains pour le favori des dieux, et dont un jour les Dioscures préservèrent miraculeusement la vie, selon cette légende fameuse que la Fontaine a rendue familière à notre enfance : « Simonide, dit le rhéteur latin, maigre d’ailleurs, peut se recommander par la propriété de la diction et un certain charme dans le style. Toutefois c’est à exciter la pitié qu’il excelle principalement ; en sorte que quelques-uns le préfèrent, sous ce point de vue, à tous ceux qui ont traité des sujets analogues aux siens. » Il faut se rappeler que Quintilien se borne à indiquer, parmi les poëtes et les prosateurs célèbres, ceux dont la lecture peut être utile à un orateur, ou plutôt à ce que nous nommons un avocat, et qu’il ne fait guère, la plupart du temps, que transcrire les jugements des critiques alexandrins, sans se donner la peine de les contrôler lui-même. Il est évident que beaucoup de ces écrivains ne sont pour lui que des noms, ou, si l’on veut, qu’il ne connaissait qu’assez superficiellement leurs ouvrages.

On ne saurait sans injustice refuser à Simonide une place éminente parmi les poëtes les plus heureusement doués et les plus habiles dans l’art de charmer les hommes. C’est lui qui a donné la forme définitive à ces hymnes de triomphe (έπινίκια) qu’on chantait en l’honneur des vainqueurs des jeux publics. A l’origine, quelques vers suffisaient pour fixer dans la mémoire des contemporains le nom proclamé par le héraut. Mais quand on eut commencé à élever des statues à ces vainqueurs, il fallut bien que la poésie à son tour leur prodiguât toutes ses magnificences. Le chœur de Stésichore, avec ses marches savantes et son appareil pompeux, se prêta à la célébration de ces fêtes, dont un simple mortel était l’objet soit sur le lieu même de la lutte, soit à son retour au foyer domestique. Ce que durent être les chants de victoire composés par Simonide, il ne serait pas aisé de le dire : je ne crois pas pourtant qu’ils ressemblassent autrement que par l’extérieur à ceux de Pindare. Simonide traitait ses héros avec moins de parcimonie que le poëte thébain ; il décrivait la lutte en détail, et il ne se lançait pas du premier bond dans les sphères éthérées. Il n’oubliait pas même les animaux dont la vigueur avait si bien servi l’ambition de leur maître, pas même ces mules qui avaient traîné le chariot de Léophron, fils du tyran Anaxilas. S’il mêlait aux louanges de son héros celles des personnages mythologiques, ce n’étaient jamais des hors-d’œuvre, ni même des digressions. Il se permettait quelquefois une plaisanterie, un innocent jeu de mots.

Voilà ce qu’il est permis de conjecturer, après un attentif examen des fragments de ses chants de victoire. Mais ce qu’on peut assurer avec confiance, c’est que le moraliste, le philosophe, se montrait à chaque pas, et développait complaisamment quelquefois ses opinions particulières. Le plus considérable reste de la poésie de Simonide, retiré avec grand effort de la prose du Protagoras de Platon, où il était enseveli, est une sorte de dissertation morale, sur laquelle Platon s’est complu à broder un ingénieux et agréable commentaire ; et ce morceau faisait partie d’un chant de victoire adressé à Scopas le Thessalien : « Il est difficile, sans doute, de devenir véritablement homme de bien, carré des mains, des pieds et de l’esprit, façonné sans nul reproche… Je n’approuve pas non plus le mot de Pittacus, quoique prononcé par un sage mortel. Il est malaisé, dit Pittacus, d’être vertueux. Dieu seul peut posséder ce privilége : quant à l’homme, il est impossible qu’il ne soit pas méchant, si une calamité insurmontable le vient abattre. Tout homme est bon qui agit bien, méchant qui agit mal ; et ceux que les dieux aiment sont d’ordinaire les plus vertueux. Il me suffit qu’un homme ne soit pas méchant ni tout à fait malhabile, qu’il ait du sens, et qu’il pratique la justice, conservatrice des cités. Je ne le censurerai point, car je ne suis pas enclin à la censure. Aussi bien, le nombre des sots est infini. Oui, tout est beau où rien de laid n’est mêlé. C’est pourquoi jamais je ne tenterai la recherche de ce qui ne saurait exister ; jamais je ne jetterai une part de ma vie dans le vain et irréalisable espoir de trouver un homme absolument sans défaut, parmi nous qui mangeons les fruits de la terre au vaste sein. Si je le rencontre, alors je viendrai vous le dire. Mais je loue et j’aime volontiers quiconque ne fait rien de honteux. Au reste, les dieux eux-mêmes ne combattent pas contre la nécessité. »

Ce ne sont là que les membres mutilés non pas même d’un poëme entier, mais d’une portion de poëme. Or, je demande où l’on y voit rien de cette maigreur dont parle Quintilien. Si ce mot a quelque sens, ce n’est que par la comparaison du style de Simonide avec celui de Pindare, qui est moins simple, moins naïf, plus chargé de mots composés et de métaphores. Simonide emprunte aux Doriens leurs formes poétiques et certaines particularités de langage ; il parle aussi éolien quelquefois ; mais au fond il reste ionien, surtout par l’esprit, c’est-à-dire sobre, tempéré, déjà presque attique.

Mais c’est dans la louange des vrais héros que Simonide a pu s’élever à toute la hauteur de son génie. Rien de plus magnifique, rien de plus noble que ce qui reste du chant où il avait célébré Léonidas et les siens : « Qu’il est glorieux le destin de ceux qui sont morts aux Thermopyles ! Qu’il est beau leur trépas ! Leur tombe est un autel. Au lieu de larmes[1], nous leur donnons un immortel souvenir. La façon dont ils sont morts est leur panégyrique. Ni la rouille ni le temps destructeur n’effaceront cette épitaphe des braves. La chambre souterraine où ils reposent renferme l’illustration de la Grèce. Témoin Léonidas roi de Sparte, qui a laissé le plus beau monument de la vertu, une gloire impérissable. »


Pathétique de Simonide.


Il y a surtout un mérite que l’antiquité, comme l’avoue Quintilien, s’accordait à reconnaître au plus haut degré dans Simonide : c’est le pathétique, cet heureux don d’émouvoir dont la nature est si peu prodigue, même envers ses favoris. Ses chants les plus estimés étaient des thrènes ou chants de douleur, espèces de complaintes dont quelque illustre infortune avait fourni le sujet, et au caractère desquelles Horace a fait quelque allusion, quand il nomme la nénie de Céos. L’ode admirable où Danaé exhale ses douleurs est un de ces thrènes tant vantés, et, si l’on en peut juger par cet échantillon, vraiment dignes de tout éloge. Danaé et son fils Persée sont enfermés dans un grand coffre, et livrés à la merci des vagues : « Dans le coffre artistement façonné grondent et le vent qui souffle et la mer agitée. Danaé tombe, saisie de frayeur, les joues baignées de larmes ; elle entoure Persée de ses bras, et s’écrie : « O mon enfant, quelle douleur j’endure ! Mais toi, tu n’entends rien ; tu dors d’un cœur paisible dans cette triste demeure aux parois jointes par des clous d’airain, dans cette nuit sans lumière, dans ces noires ténèbres. Tu ne t’inquiètes pas du flot qui passe au-dessus de toi sans mouiller ta longue chevelure, ni du vent qui résonne, et tu reposes enveloppé de ta couverture de pourpre, visage de beauté. Ah ! si ce qui m’effraye t’effrayait aussi, tu prêterais à mes paroles ta charmante oreille. Allons, dors, mon enfant ; dorme aussi la mer, dorme notre immense infortune. Mais puissent voir mes yeux, ô Jupiter ! que tes desseins me sont redevenus favorables ! Ce vœu que je t’adresse, il est présomptueuse peut-être : pardonne-le-moi, par grâce pour ton fils ! »


Élégies de Simonide.


Simonide avait excellé dans tous les chants lyriques qui servaient à la célébration des solennités religieuses. C’est ce que prouve la table votive qu’il avait consacrée à ses victoires sur les poëtes rivaux. Il nous est impossible de dire par quelles qualités particulières se distinguaient ses prières aux dieux, ses péans à Apollon, ses hyporchèmes ou chansons à danser, ses dithyrambes. Il paraît toutefois que les dithyrambes de Simonide n’étaient pas tous exclusivement remplis des louanges de Bacchus ou du récit de ses aventures : un de ces poëmes était intitulé Memnon. Il nous est permis du moins de parler avec connaissance de cause des succès de Simonide dans la poésie élégiaque. Après la bataille de Marathon, il remporta le prix proposé pour une élégie en l’honneur de ceux qui avaient succombé dans cette grande journée. Eschyle lui-même, jeune encore, et qui avait été un des héros de la bataille, fut vaincu par le vieux poëte de Céos. Le biographe anonyme d’Eschyle, qui rapporte ce fait, remarque à cette occasion que l’élégie demande une tendresse de sentiments et un genre de pathétique qui étaient étrangers à Eschyle. Le chantre de Danaé, le poëte des thrènes, possédait naturellement ces qualités, et à un degré incomparable. Ses élégies cependant n’étaient pas de pures lamentations, des thrènes sous une autre forme. Les réflexions morales y abondaient, les pensées philosophiques, les préceptes pour régler la vie. C’est Solon qu’on croirait entendre, mais un Solon moins ami de la joie, plus mélancolique, et tout prêt à verser des larmes. Qui ne connaît les vers fameux où Simonide commente une pensée d’Homère, et qui sont le plus considérable fragment de ses élégies ? « Il n’est rien sur la terre qui demeure à jamais inébranlable. L’homme de Chios a dit une bien belle chose : Telle est la génération des feuilles, telles sont les générations des hommes. Combien peu de mortels, après avoir reçu ces paroles dans leurs oreilles, les ont logées dans leur âme ! C’est que l’espérance est présente en chacun de nous, l’espérance qui pousse naturellement au cœur des jeunes gens. Tant qu’un mortel possède l’aimable fleur de la jeunesse, son esprit est léger et rêve mille projets impossibles. Car il n’a crainte ni de vieillir ni de mourir ; et, quand il est bien portant, il ne s’inquiète nullement de la maladie. Insensés ceux dont la pensée est en cet état, ceux qui ne savent pas combien le temps de la jeunesse et de la vie est court pour les mortels ! Mais toi, qui le sais, dirige-toi vers le terme de la vie en travaillant avec courage à faire jouir ton âme des bleus de la vertu. »


Épigrammes de Simonide.


Ce que les Grecs appelaient épigramme n’était à l’origine qu’une inscription, comme l’exprime le mot lui-même, et se disait indistinctement de tout ce qui servait à indiquer aux passants qu’ici était inhumé tel personnage, que ce monument avait été consacré pour telle raison et dans telles circonstances, et d’autres choses analogues. Ces inscriptions étaient ordinairement en vers. Depuis l’invention du distique, on les rédigea de préférence en vers élégiaques. L’Anthologie contient des épigrammes qui sont données pour être d’Archiloque, de Sappho, d’Anacréon. Ce sont des morceaux assez insignifiants, et qui probablement n’ont été composés que longtemps après la mort des poëtes auxquels on les attribue. Simonide fut le premier qui fit de l’épigramme un genre de poésie vraiment digne de la Muse. Parmi les épigrammes de Simonide, il en est une, mais une seule, dont le ton est sarcastique, et qui serait encore aujourd’hui ce que nous nommons une épigramme. C’est une inscription funéraire pour un poëte que Simonide n’aimait pas, ce Timocréon de Rhodes dont nous avons parlé plus haut. Simonide le traite fort mal ; et il n’est pas besoin de forcer les conjectures pour assurer que cette épitaphe n’a jamais été gravée sur le tombeau de Timocréon. Les autres épigrammes de Simonide sont des œuvres sérieuses, et qui comptent comme monuments de l’histoire. Ainsi cette inscription sur une statue du dieu Pan : « C’est Miltiade qui m’a dressé, moi Pan le chèvre-pied, l’Arcadien, moi qui ai pris parti contre les Mèdes et pour les Athéniens. » Ainsi l’inscription funéraire des morts de Marathon ; ainsi surtout l’épitaphe sublime de Léonidas et de ses compagnons de dévouement : « Étranger, va dire aux Lacédémoniens que nous sommes enterrés ici pour avoir obéi à leurs ordres. »


Bacchylide.


Bacchylide, neveu de Simonide de Céos, et qui vécut avec lui à la cour d’Hiéron de Syracuse, n’était pas un poëte méprisable. Il n’avait pas le génie de Simonide ; mais il rachetait, par la perfection du style et le fini de l’exécution, ce qui manquait à sa poésie de verve inspirée, d’invention, de passion, de pensées profondes, d’élévation morale. Comme son oncle, il avait chanté avec succès les vainqueurs des jeux publics de la Grèce, et de façon même à porter ombrage à Pindare. Ces bavards qui n’ont que de l’acquis, ces corbeaux qui poussent des cris contre l’aigle, ces ennemis personnels que le poëte thébain stigmatise en passant, dans la deuxième Olympique et dans d’autres ouvrages, c’étaient, suivant les commentateurs, Bacchylide et Simonide lui-même. Mais la haine de Pindare, légitime ou non, n’a rien ôté ni à Simonide de son génie, ni à Bacchylide de sa facilité élégante et gracieuse.

La plupart des fragments qui restent de Bacchylide n’ont pas le ton héroïque. Le poëte semble s’être arrêté de préférence aux scènes de plaisir, aux riantes et folâtres images. Il y a quelquefois des pensées qui rappellent Simonide. Ainsi, par exemple : « Il est bien peu de mortels à qui la divinité ait donné d’atteindre la vieillesse aux tempes chenues, en se conduisant comme il faut, et sans s’être heurtés contre l’infortune. » Ainsi encore : « Il est heureux celui à qui un dieu a fait don d’une part de biens, et qui mène une existence opulente, un destin digne d’envie ; car jamais habitant de la terre n’a été complètement heureux. » Mais Bacchylide parle trop du vin et de l’amour pour avoir été uniquement un disciple et un imitateur du poëte des thrènes et des plaintives élégies. Je ne doute pas qu’il n’ait chanté aussi souvent pour des convives attablés que pour les dieux de l’Olympe ou les vainqueurs de Pytho. C’est pourtant à un chant de victoire qu’a pu appartenir cet éloge de la paix, que cite Stobée : « La puissante paix enfante la richesse aux mortels, et les fleurs de la poésie aux doux accents. Sur les autels artistement façonnés, brûlent en l’honneur des dieux, dans la blonde flamme, les cuisses des bœufs, des brebis à l’épaisse toison. Les jeunes gens ne s’occupent que des jeux du gymnase, que des flûtes, que des festins. Sur les anneaux de fer des boucliers, les noires araignées tendent leur métier ; et la rouille ronge les lances à la pointe aiguë et les épées au double tranchant. On n’entend plus le fracas des trompettes d’airain, et le sommeil aux agréables rêves, le sommeil charme de nos cœurs, n’est plus ravi à nos paupières. Les rues sont pleines de joyeux banquets, et les hymnes d’amour retentissent. »


Scolies.


Les Alexandrins, dans leur canon littéraire, c’est-à-dire dans la liste des auteurs classiques qu’ils avaient dressée, ne comptent en tout que neuf lyriques. Nous en avons déjà mentionné plus de douze, et nous n’avons point encore parlé de Pindare. Il est vrai que plusieurs de ceux qui nous ont occupés n’avaient pas des titres suffisants pour être rangés parmi les classiques. Quintilien semble même réduire à quatre ceux dont il recommande la lecture : Pindare, Stésichore, Alcée, Simonide. Ceux qui ont parcouru des yeux la table du recueil des lyriques grecs nous reprocheront peut-être d’en avoir omis presque autant que nous en avons cité ; et ils allégueront les noms de Pythermon, de Praxille, de Mésomède, d’autres encore. Mais ces noms ne sont que des noms : ils n’ont point d’histoire ; on ne sait pas même à quelle époque vivaient ceux qui les ont portés ; et les vers qu’on joint à ces noms ne sont bien considérables ni par la qualité ni même par la quantité.

Il y a pourtant deux de ces poëtes, Callistrate et Hybrias, qui méritent une attention particulière. Ils nous ont laissé deux précieux échantillons d’un genre de poésie lyrique dont je n’ai encore dit mot, et que je ne dois point passer sous silence. Il s’agit de ces chansons de table qui s’improvisaient parmi les coupes, et qu’on nommait scolies. C’était la coutume, dans presque toute la Grèce, mais particulièrement à Athènes, de faire circuler de main en main, à la fin du repas, une lyre ou un rameau de myrte, et d’exiger quelque bout de chanson, quelque pensée revêtue de la forme lyrique, de tous ceux qu’on supposait en état de divertir agréablement les convives. Beaucoup s’en tiraient à bon marché, comme on peut croire, et payaient avec leurs souvenirs, ou avec des impromptus longuement médités d’avance. Mais souvent aussi le convive interpellé se piquait d’honneur : en recevant le rameau ou la lyre, il invoquait mentalement le secours de la Muse ; et la Muse, à son tour, lui donnait de ne rien dire qu’elle eût à désavouer. Le mot σκολιόν, sous-entendu ἆσμα, signifie chant tortu. Le scolie tirait son nom soit de cette course irrégulière du chant autour de la table, soit plus vraisemblablement des irrégularités de forme et des licences métriques qu’on passait à l’improvisation, et dont on se fût choqué dans tout autre chant composé à loisir. Il n’est guère de poëte un peu fameux, depuis Terpandre jusqu’à Pindare, qui ne passe pour avoir fait d’admirables choses en ce genre. Il ne reste rien, ou à peu près, des scolies de Terpandre, d’Alcée, de Sappho, de tant d’autres. Nous parlerons plus bas de ceux de Pindare.


Callistrate.


Le scolie de Callistrate est la chanson en l’honneur des meurtriers d’Hipparque. C’était une illusion générale, chez les Athéniens, que la liberté avait été rendue à leur patrie par Harmodius et Aristogiton, tandis qu’au contraire la mort d’Hipparque n’avait fait que consolider le pouvoir d’Hippias, et rendre le tyran plus cruel et plus soupçonneux. Hippias ne fut renversé que plusieurs années après, et par le Lacédémonien Cléomène. Au reste, voici le scolie, qui n’avait pas besoin d’être une pièce historique pour devenir populaire à Athènes, et qui dut être chanté assez peu de temps après la disparition du dernier des Pisistratides : « Dans le rameau de myrte je porterai l’épée, comme Harmodius et Aristogiton, quand ils tuèrent le tyran et établirent l’égalité dans Athènes. Très-cher Harmodius, tu n’es point mort sans doute : tu vis dans les îles des Bienheureux, là où sont Achille aux pieds rapides et Diomède fils de Tydée. Dans le rameau de myrte je porterai l’épée, comme Harmodius et Aristogiton, quand aux fêtes d’Athéné, ils tuèrent le tyran Hipparque. Toujours votre renom vivra sur la terre, très-cher Harmodius, et toi Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran et établi l’égalité dans Athènes. » Callistrate était Athénien ; c’est tout ce qu’on sait sur sa personne.


Hybrias.


Le scolie d’Hybrias est la chanson d’un soldat, fier de sa valeur et de ses armes, et qui n’estime rien au-dessus de lui-même. Hybrias était un Crétois ; il n’est pas moins Dorien par ses sentiments que par sa naissance et les formes de ses mots : « Je possède une grande richesse : c’est ma lance, et mon épée, et mon beau bouclier long, rempart du corps. Oui, avec cela je laboure, avec cela je moissonne, avec cela je foule l’agréable vin que produit la vigne ; avec cela j’ai des esclaves, qui m’appellent maître. Eux, ils n’ont pas le cœur d’avoir une lance, ni une épée, ni un beau bouclier long, rempart du corps. Tous tombent de frayeur et embrassent mon genou, en s’écriant : Maître ! et : Grand roi ! »

Callistrate, dans sa chanson ionienne, se rapproche du système métrique des poëtes de l’école de Lesbos. Ses strophes sont de quatre vers fort courts, et qui ne contiennent que des combinaisons assez simples de l’ïambe et du trochée avec le dactyle ou ses deux équivalents. La chanson dorienne d’Hybrias se compose de vers analogues, mais d’inégale longueur, et se suivant jusqu’au bout à la file, sans apparence de strophe ni indication de repos.



  1. Je lis πρό γόων et non προγόνων.