Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXI

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Librairie Hachette et Cie (p. 402-413).


CHAPITRE XXXI.

ARISTOTE ET THÉOPHRASTE.


Comparaison d'Aristote et de Platon. — Vie d'Aristote. — Poésies d'Aristote. — Dialogues d'Aristote. — Traités populaires. — Caractère des grands ouvrages d'Aristote. — Vie de Théophraste. - Les Caractères.

Comparaison d’Aristote et de Platon.


Aristote nous apparaît avant tout, et presque uniquement, comme le contradicteur de Platon ; non-seulement comme le contradicteur de ses doctrines, mais comme un écrivain qui avait pris à tâche de différer absolument, et par le ton et par le style, de l’auteur du Phédon et du Banquet. Ce n’est là pourtant qu’une image incomplète et trompeuse. Aristote fut, dans la réalité, je ne dis pas plus digne de son divin maître, mais beaucoup plus semblable à Platon qu’on ne le prétend d’ordinaire. Quant aux doctrines, Aristote a beau prendre sans cesse Platon à partie : ce qu’il a conservé de Platon est bien plus considérable que ce qu’il en a rejeté ; il n’a fait le plus souvent que répéter sous une autre forme, plus sévère et plus scientifique, ce que Platon avait chanté en poëte ou révélé en hiérophante ; et, là même où il attaque le plus vivement Platon, ce sont encore des conceptions platoniciennes qu’il perfectionne ou qu’il détériore, plutôt que des idées vraiment nouvelles qu’il introduit dans la science. Il est resté bien plus spiritualiste et bien plus platonicien qu’il ne l’avouait lui-même. Son originalité philosophique n’a brillé de tout son éclat que dans les sciences que Platon avait négligées, ou qu’il n’avait pu connaître. Partout ailleurs, ce n’est guère qu’une méthode nouvelle substituée à une ancienne méthode ; et les résultats sont en général moins satisfaisants, même pour la raison.

« De toutes les sciences, dit Cuvier, celle qui doit le plus à Aristote, c’est l’histoire naturelle des animaux. Non-seulement il en a connu un grand nombre d’espèces, mais il les a étudiées et décrites d’après un plan vaste et lumineux, dont peut-être aucun de ses successeurs n’a approché ; rangeant les faits non point selon les espèces, mais selon les organes et les fonctions, seul moyen d’établir des résultats comparatifs : aussi peut-on dire qu’il est non-seulement le plus ancien auteur d’anatomie comparée dont nous possédions les écrits, mais encore que c’est un de ceux qui ont traité avec le plus de génie cette branche de l’histoire naturelle, et celui qui mérite le mieux d’être pris pour modèle. Les principales divisions que les naturalistes suivent encore dans le règne animal sont dues à Aristote ; et il en avait déjà indiqué plusieurs, aux-quelles on est revenu dans ces derniers temps, après s’en être écarté mal à propos. Si l’on examine le fondement de ces grands travaux, on verra qu’ils s’appuient tous sur la même méthode, laquelle dérive elle-même de la théorie sur l’origine des idées générales. Partout Aristote observe les faits avec attention ; il les compare avec finesse, et cherche à s’élever vers ce qu’ils ont de commun. »

Quant au style d’Aristote, il n’en faut pas juger uniquement d’après les ouvrages qui nous sont parvenus. Aristote avait eu plusieurs manières. Ce n’est que dans son âge mûr et dans sa vieillesse qu’il dépouilla complètement l’artiste, et qu’il écrivit avec ce dédain de l’élégance et de la grâce, avec cette concision excessive qui ne redoute pas les ténèbres, et qui réduit presque la diction à une sténographie de la pensée. Il avait composé, en plusieurs genres, des ouvrages admirables par la richesse et le coloris du style ; et ses dialogues, sans égaler ceux de Platon, étaient comptés parmi les plus beaux monuments de la littérature grecque. Son imagination était vive et puissante ; il était poëte comme l’avait été son maître, et il s’était exercé avec succès au maniement des rhythmes de la poésie, même de la poésie lyrique. Les vers qui restent de lui, les débris de ses dialogues, de ses traités populaires, et le témoignage unanime des auteurs anciens, prouvent qu’il avait été, durant longtemps, le continuateur des traditions littéraires de l’Académie.


Vie d’Aristote.


Aristote était né en 384, à Stagire sur le golfe Strymonien. Nicomachus son père, qui était médecin d’Amyntas II, roi de Macédoine, le laissa orphelin fort jeune, sous la tutelle d’un certain Proxène, d’Atarne en Asie Mineure. A dix-sept ans, Aristote vint étudier à Athènes ; trois ans après il commença à suivre les leçons de Platon, et il ne quitta plus l’Académie qu’à la mort du philosophe. En 348, il retourne à Atarne, se lie d’amitié avec le tyran Hermias, et devient son gendre. En 345, Hermias est assassiné, et Aristote se réfugie dans l’île de Lesbos. Philippe, roi de Macédoine, l’appelle à sa cour, et lui confie l’éducation d’Alexandre. Quand Alexandre fut monté sur le trône, Aristote vint se fixer à Athènes, et ouvrit une école de philosophie, dans le gymnase nommé Lycée. Après la mort d’Alexandre, en 323, il fut obligé de quitter Athènes, pour échapper à une accusation d’impiété, et il s’enfuit à Chalcis en Eubée, où il mourut de maladie, vers la fin de l’année suivante, à l’âge de soixante-deux ans.


Poésies d’Aristote.


Cet écrivain, que nous connaissons si froid, si sec, si rude, si peu facile à entendre, a eu cette singulière fortune qu’en dépit des ravages du temps, nous possédons encore, de ses poésies, quelques échantillons assez beaux pour nous forcer à saluer en lui le premier poëte lyrique de son siècle, un vrai fils de Simonide et de Pindare, un poëte qui eût mérité, même à ce seul titre, même en un siècle plus favorisé des Muses, éloges et renom. Les fragments des chants épiques et des élégies d’Aristote sont trop informes ou trop insignifiants pour qu’on puisse juger s’il avait marché d’un pied suffisamment ferme dans les voies d’Homère et de Tyrtée. Mais le scolie sur Hermias, qu’on nomme aussi l’Hymne à la Vertu, est une des plus pures et des plus sublimes inspirations du génie antique :

« Vertu, objet des travaux de la race mortelle, le plus noble but que puisse poursuivre notre vie ! pour ta beauté, ô vierge ! mourir même est dans la Grèce un sort envié, et endurer sans fléchir d’accablantes fatigues ; si vive est la passion que tu jettes dans le cœur, si pleins d’immortalité les fruits que tu portes ! fruits plus précieux que l’or, qu’un père ou une mère, que le sommeil qui nous repose à la fin du jour. C’est pour toi qu’Hercule fils de Jupiter, que les fils de Léda ont accompli de pénibles exploits, proclamant par leurs œuvres ta puissance souveraine. C’est par amour pour toi qu’Achille et Ajax sont descendus au séjour de Pluton ; c’est pour ta beauté chérie que le nourrisson d’Atarne [Hermias] a mis en deuil la lumière du soleil. Aussi est-il glorieux par sec œuvres ; et les Muses le rendront immortel, les Muses filles de Mnémosyne, qui célébreront en lui l’ami sûr et fidèle, l’observateur des lois de Jupiter hospitalier. »

On suppose que cette ode faisait partie du recueil lyrique cité sous le titre d’Éloges. D’ailleurs, son authenticité est incontestable. On la lit dans le Banquet des Sophistes, dans Diogène de Laërte et dans Stobée.


Dialogues d’Aristote.


Les dialogues d’Aristote étaient des ouvrages d’une lecture fort agréable, et égayés de tous les ornements qu’admettait ce genre multiple et divers. Un passage de l’Eudème, cité par Plutarque dans la Consolation à Apollonios, en fournit une preuve frappante : « O toi, le plus grand et le plus fortuné des hommes ! sache que nous estimons heureux ceux qui sont morts, et que nous regardons comme une impiété de mentir ou de médire sur leur compte, maintenant qu’ils sont devenus bien plus parfaits. Cette opinion est si ancienne, que personne n’en connaît ni l’auteur ni la première origine. Elle est établie parmi nous depuis plusieurs siècles. D’ailleurs, tu sais la maxime qui de tout temps est dans la bouche de tout le monde. — Quelle est-elle ? — C’est que le plus grand bien est de ne pas naître, et que la mort est préférable à la vie. Les dieux ont souvent confirmé cette maxime par leur témoignage, et particulièrement lorsque Midas, ayant pris un Silène à la chasse, lui demanda ce qu’il y avait de meilleur et de plus désirable pour l’homme. D’abord le Silène refusa de répondre, et garda un silence obstiné. Enfin, Midas ayant mis tout en œuvre pour le forcer à le rompre, il se fit violence, et il proféra ces paroles : « Fils éphémères d’un dieu terrible et d’une Fortune jalouse, pourquoi me forcer de vous dire ce qu’il vous vaudrait mieux ignorer ? La vie est moins misérable lorsqu’on ignore les maux qui en sont l’apanage. Les hommes ne peuvent avoir ce qu’il y a de meilleur, et ils ne a sauraient participer à la nature la plus parfaite. Ce qui vaudrait mieux pour eux, c’est de n’être pas nés. Le second bien après celui-là, et le premier entre ceux dont les hommes sont capables, c’est de mourir de bonne heure. »

L’Eudème était, pour ainsi dire, le Phédon, d’Aristote. Aristote y établissait, par des arguments à lui, la doctrine de son maître sur la nature de l’âme et sur ses destinées après cette vie. Les autres dialogues étaient, pour la plupart, des traités moraux. Dans quelques-uns aussi Aristote avait discuté, et toujours au sens platonicien, les questions relatives à l’art oratoire. Le Gryllus, par exemple, était une appréciation sévère de l’enseignement des sophistes, et comme un dernier écho des belles discussions du Gorgias et du Protagoras.


Traités populaires.


On dit qu’Aristote abandonna dès sa jeunesse la forme du dialogue, parce qu’il désespérait de jamais égaler Platon. Mais il ne fit pas pour cela divorce avec les Grâces ; et l’homme qui, à quarante ans, cultivait encore la poésie, et la poésie lyrique, conserva, assez longtemps après la mort de Platon, le goût du beau style et de l’élégance littéraire. Il est probable que la plupart des traités qu’il écrivit sous la forme didactique, jusqu’à l’époque où il ouvrit l’école du Lycée, étaient non moins remarquables par les agréments de la diction que par la solidité des principes. Sans cela, comment Cicéron aurait-il pu parler de l’éloquence d’Aristote, et se donner lui-même pour un imitateur de sa manière ? L’éloge d’Aristote par Quintilien fait allusion aussi à des traités fort différents de l’Organon, de la Métaphysique, de la Politique même : « Je ne sais si Aristote est plus distingué ou par la profondeur de la science, ou par le nombre de ses écrits, ou par la douceur de son style, ou par la pénétration de son esprit inventif, ou par la variété de ses ouvrages. » La Lettre à Alexandre sur le Monde est le seul des écrits d’Aristote où l’on trouve aujourd’hui quelque chose de cette douceur de style ; et le chapitre sixième de cet opuscule prouve que Cicéron était fondé à vanter l’éclat et l’abondance de la diction d’Aristote, et son éloquence même. Il n’y a pas beaucoup d’écrits antiques, après ceux de Platon, où l’on ait jamais parlé de Dieu, de la cause motrice et conservatrice du monde, en termes plus magnifiques ni avec de plus frappantes images. Quand même ce traité serait apocryphe, comme le veulent quelques-uns sur des raisons légères, on serait toujours en droit d’affirmer qu’Aristote en avait composé d’analogues. Et c’est probablement d’un de ces traités que Cicéron a tiré le morceau si vif et si remarquable qu’il cite quelque part dans son ouvrage de la Nature des Dieux[1].


Caractère des grands ouvrages d’Aristote.


Je dois dire toutefois que, dès avant l’époque où Philippe l’appela en Macédoine, Aristote avait déjà entrepris de dompter la passion de ses contemporains pour les futilités brillantes, et de s’imposer au lecteur par la seule force du raisonnement, par l’attrait unique de la vérité. C’est dans sa retraite de Mitylène, vers 344, qu’il avait composé, dit-on, sa Politique. La forme de ce traité est d’une sévérité déjà toute scholastique ; mais la nature du sujet force à chaque instant le philosophe, bon gré mal gré, à se dérider quelque peu, et à égayer, ou, si l’on veut, à éclairer la discussion par des exemples empruntés à l’histoire, par des esquisses de mœurs ou de caractères. La Politique s’adressait aux hommes d’État et aux penseurs de tous les pays et de toutes les écoles. Mais la plupart des autres grands ouvrages d’Aristote semblent n’avoir été écrits que pour l’usage particulier des disciples du Lycée. Ce sont les résumés des leçons que le philosophe leur faisait deux fois par jour, en se promenant à l’ombre des arbres. Ce sont ces fameux traités acroatiques ou acroamatiques, dont le nom même indique la destination spéciale, car le mot άκρόαμα signifie leçon, et qui ne furent connus du vulgaire que longtemps après la mort d’Aristote. Tels sont, par excellence, la Physique, la Métaphysique, les traités de logique qui forment ce qu’on appelle l’Organon. La Rhétorique elle-même avait besoin du commentaire du maître. Les seuls initiés y pouvaient trouver plaisir sans trop de labeur. Il y a, dans ce livre, beaucoup de choses sèches, subtiles, sans application pratique. Ce sont trop souvent des curiosités de psychologue ou même de sophiste. Fénelon n’a pas tort de dire que l’ouvrage d’Aristote sert bien plus à faire remarquer les règles de l’art à ceux qui sont déjà éloquents, qu’à inspirer l’éloquence et à former de vraie orateurs. Mais Aristote entendait faire sans doute une sorte de philosophie de l’éloquence, et non pas un manuel d’invention oratoire à l’usage des apprentis Périclès.

Je ne dis rien de la Poétique, qui n’est qu’un informe lambeau d’un ouvrage perdu, ou que l’ébauche d’un ouvrage inachevé. Ce petit livre, infiniment trop célèbre, est précieux pour les renseignements qu’il fournit à l’histoire ; mais il est plein de théories hasardées, et il prouve qu’Aristote s’entendait mieux à composer de beaux vers qu’à définir l’essence de la poésie, ou qu’à régler les lois des genres littéraires. Il suffit, pour sentir toute la fausseté et tout le néant de ce prétendu code, de relire le Phèdre et l’Ion. Je ne crois pas qu’il y ait rien de plus étrange, dans les fastes de l’esprit humain, que la fortune de cette Poétique, s’imposant au monde dans le temps même où la philosophie d’Aristote perdait toute autorité, et conservant pendant plus de deux siècles son empire, en dépit presque de toute raison. Il est vrai qu’on ne confrontait guère le texte d’Aristote, et qu’on s’en rapportait aveuglément aux commentateurs. Mais ce qui est aussi étrange pour le moins, c’est que les Heinsius, les d’Aubignac et d’autres, aient pu trouver ce qu’ils ont trouvé dans ce texte ; et je tombe de mon haut, quand je vois tout ce qu’ils ont rêvé en cherchant à comprendre la purgation des passions par la terreur et la pitié, et comment tout ce qui est dans l’épopée est dans la tragédie, et comment l’homme est poëte parce qu’il a l’instinct de l’imitation à un plus haut degré que le singe. Ce n’est pas leur faute si le génie de Corneille et de Racine n’a pas été étouffé dans cette prison qu’ils avaient construite, et où n’aurait pu vivre assurément la libre et fière nature des Eschyle, des Sophocle et des Euripide.

On rencontre pourtant çà et là, dans les traités acroamatiques, à travers ce prodigieux dédale de distinctions, de définitions et de syllogismes, des choses un peu plus humaines, et qui rappellent l’Aristote platonicien. Il y en a jusque dans la Métaphysique. Ainsi, par exemple, les pages admirables où Aristote décrit les caractères de la vraie philosophie, et en particulier ce charmant passage[2] : « De même que nous appelons homme libre celui qui s’appartient et qui n’a pas de maître, de même cette science, seule entre toutes les sciences, peut porter le nom de libre. Celle-là seule en effet ne dépend que d’elle-même. Aussi pourrait-on, à juste titre, regarder comme plus humaine la possession d’une telle science. Car la nature de l’homme est esclave par tant de points, que Dieu seul, pour parler comme Simonide, devrait jouir de ce beau privilège. Toutefois il est indigne de l’homme de ne pas chercher la science à laquelle il peut atteindre. Si les poëtes ont raison, si la divinité est capable de jalousie, c’est à l’occasion de la philosophie surtout que cette jalousie devrait naître, et tous ceux qui s’élèvent par la pensée devraient être malheureux. Mais il n’est pas possible que la divinité soit jalouse ; et les poëtes, comme dit le proverbe, sont souvent menteurs. » Mais ces bonnes fortunes de style sont rares, même dans la Rhétorique, même dans les ouvrages de morale.

Si j’ose dire bien franchement toute ma pensée, il me semble que la gloire d’Aristote n’aurait rien perdu, et que la vérité aurait gagné beaucoup, si ces textes difficiles, scabreux, trop souvent inintelligibles, ou, ce qui revient au même, susceptibles souvent de dix interprétations diverses, avaient pu être praticables à tous les lecteurs, ou du moins à tous les hommes dont le sens est droit et l’esprit cultivé. Le départ du vrai et du faux se serait fait bien vite ; Aristote aurait appartenu au monde entier, et non point à une secte ; et il n’aurait pas eu cette déplorable destinée de déchoir et de remonter alternativement dans l’estime des hommes, et de subir tour à tour ou des adorations insensées ou des mépris non mérités. Son génie l’aurait maintenu à jamais parmi les grands écrivains ; et, en dépit des vicissitudes de ses systèmes, il aurait eu éternellement des lecteurs sinon des disciples, des admirateurs sinon des fanatiques.


Vie de Théophraste.


Le philosophe qu’Aristote avait proclamé le plus savant et le plus habile de ses auditeurs, Théophraste, le second chef de l’école du Lycée, se garda bien de suivre les errements littéraires de son maître ; ou plutôt il choisit parmi les exemples d’Aristote, et il se fit une manière à la fois sobre et élégante, analogue à celle des traités qu’on nommait exotériques, c’est-à-dire populaires. Théophraste, qui n’avait guère qu’une douzaine d’années de moins qu’Aristote, était plutôt son ami et son collaborateur que son disciple. Il avait assisté avec lui aux leçons de Platon dans l’Académie. Ce nom de Théophraste, sous lequel nous le connaissons, lui fut décerné par les auditeurs du Lycée, que charmait sa parole : Théophraste signifie parleur divin. Quand il était venu de la ville lesbienne d’Erèse sa patrie, il se nommait Tyrtame. Il avait quarante-neuf ans en 422, à la mort d’Aristote. Il vécut, selon quelques-uns, au delà d’un siècle. Si la préface des Caractères était authentique, c’est à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans qu’il aurait tracé ces fines et spirituelles esquisses. Mais l’opinion la plus probable est celle qui le fait mourir en 286, à quatre-vingt-cinq ans. Il avait composé d’innombrables ouvrages, dont quelques-uns nous sont parvenus. Ce sont, pour la plupart, des traités relatifs à l’histoire naturelle, à la météorologie, à la métaphysique, c’est-à-dire des livres où Théophraste devait à peu près se borner à être clair, simple, précis, comme il l’est en effet, et qu’un homme de génie, Platon ou Buffon, ou même Aristote, eût pu seul élever jusqu’à l’éloquence et jusqu’au sublime : or, Théophraste n’était qu’un homme de beaucoup de savoir et de beaucoup d’esprit. Mais les Caractères nous donnent une idée des agréables qualités auxquelles Théophraste avait dû son beau nom.


Les Caractères.


Les Caractères ne sont point un livre, quoi qu’en dise la préface apocryphe dont j’ai parlé. Ce sont des extraits d’un grand ouvrage aujourd’hui perdu, peut-être d’une Poétique. Ce sont probablement, comme on l’a conjecturé, des modèles que Théophraste avait dessinés pour l’usage des poëtes. Aristote lui-même avait donné l’exemple de cette méthode pratique, non pas dans sa Poétique, mais dans sa Rhétorique et dans sa Morale. Qui ne connaît le tableau des quatre âges de la vie qu’Horace a tiré du deuxième livre de la Rhétorique, et que Boileau a mis en beaux vers d’après Horace ? Mais ce qui n’était qu’un heureux accident dans les livres essentiellement techniques d’Aristote, était devenu ce semble, dans l’œuvre de Théophraste, une portion fort importante, sinon la portion capitale. D’ailleurs, Aristote se bornait à quelques traits fort généraux, et jetés sans beaucoup d’art ni d’apprêt. Théophraste pénètre plus avant dans l’analyse des vices et des travers : il les décrit avec détail, et jusque dans les plus fines nuances. Ses portraits, sobrement colorés par une imagination heureuse et tempérée, ont pourtant une certaine monotonie, qui tient à la répétition à peu près identique des formules de définition usitées parmi les péripatéticiens. Les Caractères sentent un peu l’école. Il est à regretter que Théophraste n’ait pas cherché davantage cet agrément de la variété, qui doublerait non pas la valeur réelle mais le charme des portraits. Mais ce défaut était bien plus léger aux yeux des Grecs qu’aux nôtres :

« Cet ouvrage, dit la Bruyère, a toujours été lu comme un chef-d’œuvre dans son genre. Il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer, et où l’élégance grecque éclate davantage. On l’a appelé un livre d’or. Les savants, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées, et à la manière naïve dont tous les caractères y sont exprimés, et la comparant d’ailleurs avec celle du poëte Ménandre, disciple de Théophraste, ne peuvent s’empêcher de reconnaître, dans ce petit ouvrage, la première source de tout le comique ; je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux. »

La Bruyère, comme presque tous le traducteurs, surfait un peu l’original sur lequel il a travaillé. Sa copie, hélas ! ne donne pas beaucoup l’idée d’un chef-d’œuvre, surtout d’un chef-d’œuvre de bon comique. Mais il ne faut pas juger des Caractères d’après la traduction de la Bruyère. La Bruyère traduisait sur un texte fautif et très-incomplet. Il y a des portions de caractères, et même deux caractères entiers, qu’on a retrouvés depuis, dans des manuscrits inconnus des premiers éditeurs. Il faut dire aussi que la Bruyère n’a pas même traduit l’ancien texte avec beaucoup d’exactitude, et qu’en reproduisant la pensée d’autrui, il n’a presque rien de cette verve, de cette spirituelle vivacité, de cette énergie et de cet éclat avec lequel il exprime ses propres pensées. Je vais donner la traduction à peu près exacte d’un des caractères dont le texte diffère le plus de celui que la Bruyère avait sous les yeux. C’est le vingt-sixième, intitulé de l’Oligarchie. Après avoir défini ce qu’il entend par là, Théophaste parle comme il suit de l’amateur d’oligarchie, autrement dit de l’antidémocrate :

« Quand le peuple se dispose à adjoindre à l’archonte quelques citoyens, pour l’aider de leurs soins dans la conduite d’une fête publique, notre homme prend la parole, et soutient qu’il leur faut donner un plein et entier pouvoir. Et si d’autres proposent d’en élire dix, il s’écrie qu’il suffit d’un seul. De tous les vers d’Homère il n’a retenu que celui-ci : Le commandement de plusieurs n’est pas bon ; qu’il n’y ait qu’un seul chef ; il ignore tous les autres. Voici, du reste, quels sont ses discours habituels : « Il nous faut délibérer en conseil particulier sur ces objets ; il faut nous délivrer de cette multitude assemblée sur la place, et lui fermer le chemin des magistratures. » Si le peuple l’accueille par des huées ou lui fait quelque affront : « Il faut qu’eux ou nous quittions la ville. » Il sort de chez lui vers le milieu du jour, bien drapé dans son manteau, la chevelure et la barbe ni trop ni trop peu rognées, les ongles artistement taillés ; il fanfaronne par la place, disant : « Il n’y a plus moyen de vivre dans la ville, à cause des sycophantes ; » et encore : « Quel supplice, dans les tribunaux, d’avoir à subir ces maudits plaideurs ! » et : « Je m’étonne qu’on soit assez fou pour briguer les charges publiques. La multitude est ingrate, et elle se donne sans cesse au plus offrant et au plus prodigue. » Il exprime sa honte de voir assis à côté de lui, dans l’assemblée, un citoyen maigre et malpropre. « Quand cesserons-nous, dit-il encore, de nous ruiner en acceptant des fonctions onéreuses, et en équipant des trirèmes ? » Il déclare l’engeance des démagogues une peste détestable ; et c’est Thésée, selon lui, qui fut la cause première de tous les maux d’Athènes. « C’est Thésée, dit-il, qui rassembla dans la ville le peuple des douze bourgs ; c’est lui qui détruisit le pouvoir royal. Mais il en a porté la juste peine ; il a été la première victime des haines populaires. » Et ces discours, et d’autres qui les valent, il les tient aux étrangers tout aussi bien qu’à ceux des citoyens qui sympathisent avec lui de mœurs et de sentiments.



  1. Livre II, chapitre XXVIII.
  2. Aristote, Métaphysique, livre I, chapitre II.