Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXII

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Librairie Hachette et Cie (p. 414-433).


CHAPITRE XXXII.

ORATEURS DU QUATRIÈME SIÈCLE AVANT J. C.


Isocrate. — La rhétorique d’Aristote et la rhétorique d’Isocrate. — Isocrate orateur. — L’Antidosis. — Isée. — Lycurgue d’Athènes. — Hypéride. — Dinarque. — Démade. — Phocion.

Isocrate.


Je reviens aux orateurs. Le premier nom que je rencontre est celui d’un homme qui fut moins orateur peut-être que ne l’avait été Lysias, et dont nul orateur, chez les Grecs, n’égala, ne balança même la renommée. Isocrate n’est qu’un sophiste, le plus habile si l’on veut, le plus savant et le plus honnête de tous, mais toujours et partout un sophiste, même quand il accable les sophistes de ses injures.

Isocrate naquit en l’an 436 avant notre ère. Ses premiers maîtres furent des sophistes, Gorgias, Prodicus et d’autres. Socrate, qu’il suivit assez tard, fut impuissant à effacer de son esprit l’empreinte de funestes doctrines, et ne parvint à en faire ni un philosophe ni un sage. Il demeura toute sa vie un homme avide d’argent, de plaisirs et de réputation, et, ce semble, un politique sans principes bien arrêtés, pour ne pas dire vil et mercenaire. Il se destinait aux magistratures ; mais la faiblesse de sa voix et la timidité insurmontable de son caractère lui interdirent l’accès de la tribune. Pour se dédommager de cet inconvénient, et pour réparer les brèches que la guerre du Péloponnèse avait faites à son patrimoine, il ouvrit une école d’éloquence. Il se fit rhéteur, comme nous dirions ; mais les Grecs n’avaient qu’un seul mot pour désigner le rhéteur et l’orateur véritable. On le nommait donc Isocrate l’orateur. Il eut bientôt de nombreux disciples. Il écrivait des discours sur toute sorte de sujets, et particulièrement des plaidoyers. Il entretenait une brillante et lucrative correspondance avec les rois de Cypre et de Macédoine. Leçons, discours ou lettres, il faisait tout payer à deniers comptants, et fort cher. Il amassa des richesses immenses, et il n’en fit pas toujours un très-bon usage. Le succès extraordinaire de son enseignement et de ses écrits lui fit des jaloux, non pas seulement parmi les sophistes et les orateurs, mais parmi les philosophes mêmes. On prétend qu’Aristote et Xénocrate n’en pouvaient prendre leur parti, et que ce vieillard bel esprit leur était particulièrement insupportable. On dit même qu’Aristote parodiait à son adresse ce vers du Philoctète d’Euripide : « Il est honteux de se taire, et de laisser parler les barbares. »


La rhétorique d’Aristote et la rhétorique d’Isocrate.


Que si Aristote n’éleva point école contre école, et s’il n’écrivit sa Rhétorique qu’assez longtemps après la mort d’Isocrate, il n’est pas moins vrai qu’Aristote s’est proposé, dans cet ouvrage, de réconcilier l’art oratoire avec la philosophie, et de l’arracher à ce grossier empirisme où l’avait maintenu Isocrate à l’exemple des sophistes, ses maîtres. Aristote a fait de la rhétorique une partie de la science de l’homme ; il l’a fondée, non plus sur des artifices et des tours de main, mais sur des principes élémentaires et universels. Il a montré que l’art était autres chose que l’artifice. En définissant la rhétorique une dialectique du vraisemblable, une dialectique populaire et politique, il en a donné l’idée la plus complète et la plus satisfaisante que jamais rhéteur ait trouvée. Il a fait la théorie du raisonnement oratoire, et analysé profondément les idées qui rendent compte de la plupart de nos déterminations et de nos jugements. Il a décrit ce qu’on appelle les mœurs, avec une exactitude et une finesse admirables. Il a marqué non moins heureusement les vrais caractères du style oratoire, et il ne s’est pas borné, comme tant d’autres, à des phrases vides et creuses, ou à une interminable énumération des figures de pensées et de mots. La langue de l’orateur, selon lui, c’est la langue du raisonnement ; et le meilleur style, c’est celui qui nous apprend le plus de choses, et qui nous les apprend le mieux. Mais la Rhétorique est venue un peu tard, et quand l’éloquence politique rendait les derniers soupirs. Les orateurs qu’Aristote avait préparés par ses leçons ont dû tourner vers d’autres carrières leur ambition et leur activité. Pour Isocrate, ce qu’il enseignait ne différait nullement de ce qu’il avait lui-même appris des sophistes. Ses propres ouvrages prouvent qu’il pratiquait sans scrupule tous les petits artifices en quoi l’art consistait à leurs yeux. Seulement, un fonds d’honnêteté naturelle, le souvenir des leçons de Socrate, les exemples littéraires de Platon, enfin ce sens attique qui semble avoir été sa qualité la plus appréciée, le préservèrent des aberrations où avaient été entraînés Gorgias et les siens. Aussi les disciples qui sortaient de son école valaient-ils mieux que les démagogues formés par les sophistes. On conçoit donc qu’il ne se soit pas reconnu pour ce qu’il était réellement, et qu’il ait écrit contre les sophistes un discours où il est loin de les traiter en fils ou en frère.

Isocrate fut un des hommes qui travaillèrent le plus activement pour faire accepter aux Athéniens l’immixtion des Macédoniens dans les affaires de la Grèce, et pour préparer la fortune de Philippe et d’Alexandre. Il répétait sans cesse et partout qu’il fallait un chef à la Grèce. On dit pourtant qu’il mourut de chagrin le jour où l’on ensevelit les morts de Chéronée. Il est vrai qu’il ne fallait pas une émotion bien vive pour tuer un vieillard de quatre-vingt-dix-huit ans.


Isocrate orateur.


Isocrate est un écrivain oratoire fort habile, beaucoup plus habile que ne l’avait été même Lysias. Il écrivait avec une lenteur extrême, et il calculait indéfiniment le poids d’une longue ou d’une brève, la dimension d’un mot, le circuit d’une période. Il mit quinze ans, dit-on, à composer, à limer et à polir son Panégyrique d’Athènes, qui n’a pas cinquante pages, et qui n’est pas un chef-d’œuvre.

Il n’y a rien dans ses écrits qui ressemble à l’éloquence. On y trouve assez souvent des idées justes, des faits à noter pour l’histoire, des choses belles et bonnes, mais souvent aussi des assertions fort contestables, des idées fausses, de la sophistique pure, et en général des phrases, des mots, puis des phrases et des mots encore, et rien dedans. C’était bien la peine qu’Isocrate s’acharnât, quinze années durant, à perfectionner le Panégyrique, pour y laisser ces rodomontades de vieux fat gâté par le succès, ces défis à tous les critiques de trouver rien à reprendre dans son ouvrage ! Je suis bien convaincu que tous les termes y sont employés dans le plus pur sens attique ; que tous les mots y sont à la place la plus convenable ; que toutes les phrases y sont parfaitement irréprochables et pour le tour et pour l’harmonie ; mais ce savant architecte en voyelles et en consonnes semble s’être assez peu occupé de la valeur réelle de quelques-unes de ses pensées. Il dit, en parlant de l’éloquence, qu’elle a le don « de rabaisser ce qui est grand aux yeux de l’opinion, de rehausser ce qui paraît le moins estimable, de prêter à ce qui est ancien les grâces de la nouveauté, et les traits de l’antiquité à ce qui est nouveau. » Gorgias l’avait dit avant Isocrate. Isocrate le répète sérieusement : c’est comme s’il nous avertissait de ne pas ajouter foi à tout ce qu’il va nous conter, et de prendre partout le contre-pied de ses paroles.

Platon, dans le Phèdre, fait un grand éloge d’Isocrate, et lui pronostique les plus brillantes destinées oratoires. Mais le Phèdre a été écrit à une époque où Isocrate était jeune encore, et où il venait donner une preuve de courage en essayant de défendre, devant les Trente, son ami Théramène. Platon conserva, sans nul doute, des sentiments d’affection pour un homme qui s’était exposé aux ressentiments populaires en portant publiquement le deuil de la mort de Socrate ; mais je ne saurais croire que l’auteur du Gorgias ait jamais vu un grand orateur dans l’auteur de l’Éloge d’Hélène. Cicéron, qui avait célébré les mérites de Lysias, ne pouvait manquer de s’extasier devant l’écrivain qui était une sorte de Lysias perfectionné. Pour nous modernes, nous pouvons bien, comme l’a fait Thomas, rappeler les honorables témoignages de Platon, de Cicéron, de Quintilien, de Denys d’Halicarnasse ; nous pouvons rappeler aussi les deux statues élevées à Isocrate, et la colonne surmontée d’une sirène, symbole de son éloquence ; mais cette éloquence elle-même, nous ne la voyons nulle part dans les œuvres d’Isocrate, et nul ne nous l’y fera jamais voir. Non, certes, Isocrate n’était pas un homme médiocre. C’est un homme consommé dans l’art de bien dire, même quand il ne dit rien ; c’est, si l’on veut, un artiste éminent, si toutefois on peut donner ce titre à un contempteur de la vérité, à un sophiste, à un homme qui pensait fort peu, qui sentait moins encore, et qui n’a guère eu d’autre passion qu’une vanité égoïste et l’amour du lucre et des plaisirs. Il suffit, pour juger Isocrate, de lire l’interminable préambule du discours où il exhorte Philippe à pacifier la Grèce, c’est-à-dire à l’asservir, et à tourner contre l’Asie les armes réunies de tous les peuples helléniques. Ce qui occupe principalement, presque uniquement, ce prétendu politique et ce prétendu orateur, c’est la crainte de n’avoir pas mis peut-être dans son style tous les agréments que Philippe aimerait à y trouver. Il finit même par s’écrier, avec une feinte modestie : « Si seulement mon discours était écrit avec cette variété de nombre et de figures dont jadis je connaissais l’usage, et que j’enseignais à mes disciples en leur montrant les secrets de mon art ! Mais, à mon âge, on ne retrouve plus ces tours. »

Il y a longtemps, bien longtemps, que ce qui précède a été écrit, et qu’on l’a imprimé pour la première fois. J’ai eu l’occasion depuis de rendre à Isocrate meilleure justice. C’est en 1863, à l’occasion de l’Antidosis, publiée par M. Ernest Havet. Je donne ici cette étude nouvelle, qui servira à la première de correctif et de complément. C’est presque une palinodie : cependant tout n’est pas faux dans ce qu’on vient de lire.


L’Antidosis.


Isocrate était riche, et on avait oublié de l’inscrire dans la liste des trois cents citoyens tenus d’équipes à leurs frais des bâtiments de guerre, et chargés des services publics les plus onéreux. Un certain Mégaclide, porté au rôle pour l’armement d’une trirème, dénonça Isocrate comme plus riche que lui ; et Isocrate fut condamné ou à s’acquitter de la triérarchie, ou à échanger, aux termes de la loi, sa fortune contre celle de Mégaclide. Il préféra armer la trirème. Cette action en substitution de personne ou de biens, c’est ce que les Athéniens nommaient antidosis, mot qui porte sa signification lui-même : contre don, échange mutuel.

Le Discours sur l’Antidosis n’est point celui qui fut prononcé dans le procès intenté par Mégaclide, où Isocrate avait pour défenseur son beau-fils Apharée. C’est une composition toute fictive, et dont l’affaire d’antidosis n’est que le prétexte et l’occasion. Isocrate aurait pu intituler ce discours, Apologie ; et le traducteur a eu parfaitement raison de nous prévenir par un premier titre tout français : le Discours d’Isocrate sur lui-même. Voici comment Isocrate, dans l’exorde, explique et les motifs qui l’ont déterminé à écrire, et le but qu’il s’est proposé :

« J’avais cru toute ma vie que ces travaux mêmes auxquels je me livrais, et la vie paisible que je menais d’ailleurs, me mettraient bien dans l’esprit de ceux qui ne sont pas du métier ; mais voilà qu’au moment où je touche à la fin de ma carrière, un échange de biens qu’on m’a proposé au sujet de l’armement d’un vaisseau, et le procès qui en a été la suite, m’ont fait voir que ceux-là même ne m’étaient pas tout aussi favorables que je l’espérais. J’ai vu que les uns avaient sur mes occupations des opinions tout à fait erronées, et qu’ils inclinaient à prêter l’oreille aux malveillants ; que d’autres, bien éclairés sur la nature de mes travaux, me jalousaient, partageant les mauvais sentiments des sophistes, et se réjouissaient des opinions mensongères qui s’étaient répandues sur mon compte. On a bien vu paraître ces dispositions ; car, sans que mon adversaire ait touché aucun argument qui se rattachât directement à la cause, et sans qu’il ait fait autre chose que de déclamer contre l’influence que peut exercer mon art, et d’exagérer mes richesses et le nombre de mes disciples, on m’a condamné à payer l’armement du vaisseau. J’ai supporté cette dépense comme il convient à quelqu’un qui n’est pas homme à se montrer trop étourdi d’un pareil coup, et qui n’a pas non plus l’habitude de prodiguer son bien avec une folle insouciance. Mais m’étant aperçu, comme j’ai dit, qu’un nombre de citoyens beaucoup plus considérable que je ne croyais avaient pris de moi une opinion injuste, je me demandai comment je m’y prendrais pour leur montrer, à eux et à la postérité, mon véritable caractère, celui de ma vie et de mes travaux, plutôt que de me résoudre à me laisser condamner sans jugement, et à me livrer toujours, comme je venais de le faire, à la discrétion de la calomnie. J’ai pensé que l’unique moyen d’arriver à ce but serait d’écrire un discours qui fût comme un tableau fidèle de mes sentiments et de toute ma vie ; car c’est ainsi que je pouvais espérer de me faire bien connaître et de laisser de moi un monument plus beau que toutes les statues de bronze. Mais j’ai compris que, si j’entreprenais mon éloge, d’une part je ne pourrais y introduire tous les détails dans lesquels je voulais entrer, de l’autre je ne pourrais traiter cette matière de façon à plaire aux lecteurs, et même sans les indisposer contre moi. J’ai mieux aimé supposer un procès, une accusation intentée contre moi, un sycophante qui la soutient, et qui veut me perdre : l’accusateur débitant les calomnies qui se sont produites dans le procès d’échange ; et moi, dans une défense fictive, réfutant ces imputations. J’ai pensé que j’aurais ainsi l’occasion d’entrer dans toutes les considérations que je veux développer. C’est d’après ces motifs que je me suis mis à écrire ce discours, non plus dans la vigueur de l’âge, mais à quatre-vingt-deux ans. On pardonnera donc si mon style y paraît plus faible que dans mes précédents ouvrages. »

Isocrate suppose donc qu’un sycophante du nom de Lysimaque a intenté contre lui une action devant le tribunal qui jugeait les causes criminelles. Il se représente comme en danger de mort ; et l’accusation à laquelle il est censé répondre est analogue à celle qui avait été jadis fatale à Socrate. Un pareil artifice littéraire semble, au premier abord, quelque peu étrange. Mais il faut se reporter aux habitudes du temps. Isocrate n’écrivait pas pour les simples lecteurs de cabinet. Le Discours sur I’Antidosis, comme ses autres œuvres, était destiné à la déclamation publique. L’auteur prend même le soin d’indiquer aux récitateurs la meilleure façon de le faire valoir : « Je prie ceux qui se chargeront de lire mon discours, de le débiter comme un ouvrage qui contient des éléments divers et d’un style approprié aux différents sujets qui y sont traités. Je les engage à porter toujours leur attention sur ce qui va être dit, plutôt que sur ce qu’on vient de dire ; surtout à ne pas vouloir absolument le lire tout d’un trait, mais à le ménager de façon qu’ils ne fatiguent pas l’attention des auditeurs. C’est en suivant ces recommandations que vous pourrez bien voir si je n’ai pas trop perdu de mon talent. »

La forme oratoire était commandée par le mode même de publicité. Une discussion simple et nue, un mémoire justificatif conformé à nos idées, se fût assez mal prêté à la solennité d’une représentation quasi dramatique. D’ailleurs les Grecs aimaient avant tout ce qui leur rappelait les luttes de la parole ; et il y avait longtemps que les sophistes leur avaient montré pour la première fois des accusés fictifs plaidant pour leur vie dans des causes imaginaires. La seule différence qu’il y ait, c’est que, dans l’Antidosis, l’orateur et l’accusé ne font qu’un ; et ceci est tout à l’avantage d’Isocrate : si la forme est factice, le fond du moins est sérieux ; une émotion réelle anime la diction, et plus d’une fois le sentiment s’échappe en accents d’une vraie éloquence. M. Havet signale notamment à notre admiration ce beau passage où le vieillard annonce qu’il va défendre sa philosophie, c’est-à-dire les principes de rhétorique qu’il enseignait aux jeunes gens : « J’aimerais mieux mourir à l’instant même, après avoir parlé d’une manière digne de mon sujet et vous avoir donné de l’art du discours l’opinion qu’il mérite qu’on en conserve, que de vivre encore une longue vie pour le voir prisé comme on le prise aujourd’hui parmi vous. » C’est bien le cœur d’Isocrate qui parle ici. Un tel langage, c’est l’âme même de cet homme qui était, depuis un demi-siècle et plus, la personnification des études libérales et du talent de bien dire. Les auditeurs devaient applaudir ; mieux encore, s’attendrir sur lui, avec lui. M. Havet le pense, et M. Havet a raison de le penser.

Le plus grave inconvénient de la forme adoptée par Isocrate, c’est de provoquer de temps en temps le souvenir des discours consacrés par Xénophon et Platon à la défense de leur maître. Ces comparaisons ne sont pas toujours à l’avantage d’Isocrate. Il embellit quelquefois les thèmes de ses devanciers, et les rend siens par un tour nouveau ou des traits heureux ; mais d’autres fois il les gâte ou par excès ou par défaut, tantôt forçant la pensée, tantôt restant au-dessous de notre attente. Dans quelques passages, il prend le contre-pied de ce que nous lisons chez les apologistes de Socrate, et s’en trouve plutôt mal que bien. Socrate avait déclaré devant ses juges qu’il ne se reconnaissait point responsable de la conduite de ceux qui passaient pour avoir été ses disciples : eux seuls, selon lui, avaient à encourir ou l’infamie de leurs vices ou la bonne renommée de leurs vertus. Isocrate revendique la responsabilité, ce qui est en soi un peu téméraire ; et il comble la témérité en défiant qu’on lui cite aucun méchant sorti de ses mains. On pourrait même dire qu’il va jusqu’à la rodomontade :

« Si, parmi ceux qui ont vécu près de moi, il en est qui aient montré des vertus en servant leur patrie, leurs amis et leur famille, je consens qu’on les loue seuls et qu’on ne m’en sache aucun gré ; si au contraire il y a eu parmi eux de mauvais citoyens, de ces délateurs, de ces accusateurs qui convoitent le bien d’autrui, je veux en être seul responsable. Voilà, on en conviendra, une proposition bien modeste et bien légitime. Je renonce à rien prétendre sur les gens de bien ; et, si on me montre ces méchants qu’on m’impute d’avoir formés, je consens à payer pour eux. »

De pareils arguments n’eussent pas beaucoup embarrassé un accusateur réel. Ils étaient peut-être de mise dans une apologie fictive. Ils disent vivement et la confiance d’Isocrate en lui-même et la noblesse de son caractère. C’est une beauté en son genre, mais dans un genre faux selon moi, et qui sent par trop sa sophistique. On ne se pose jamais de la sorte, quand on a en face de soi un contradicteur.

Mais ce n’est point à titre de plaidoyer, d’œuvre oratoire plus ou moins parfaite, que le discours sur l’Antidosis est intéressant pour nous ; c’est plutôt comme pièce historique, comme tableau complet d’une grande existence. Car Isocrate n’était pas seulement le plus illustre des maîtres de la jeunesse ; c’était un homme d’État, un publiciste pour mieux dire, un personnage considérable, et dont la parole écrite avait l’importance et l’effet de celle même qui tombait enflammée du haut de la tribune du Pnyx. On connaît Isocrate, quand on a lu le discours sur l’Antidosis. On le connaît d’autant mieux qu’il y cite textuellement des morceaux de ses principaux ouvrages, et d’assez longs, et de ceux qui le satisfaisaient le plus lui-même. M. Havet n’a rien hasardé en disant qu’Isocrate est là tout entier. Il y a encore autre chose dans ce discours. Il y a l’impression d’un contemporain sur l’état des esprits à Athènes au milieu du quatrième siècle ; il y a des détails curieux sur une foule de choses jusqu’à présent peu connues, de véritables bonnes fortunes pour l’érudition ; il y a des témoignages d’une haute valeur sur les hommes du temps ; et Timothée, dont Isocrate fait un si beau portrait, ne sera pas peu redevable à la mise en lumière du discours sur l’Antidosis.

On n’avait autrefois que l’exorde et la péroraison de ce plaidoyer : c’est tout ce qu’Auger a pu traduire. Un Grec de Corfou, André Moustoxydis, retrouva en Italie, il y a une cinquantaine d’années, le corps entier du discours, qui est un des plus longs qu’il y ait, même en ne tenant pas compte des citations textuelles du Panégyrique et des autres ouvrages que nous possédons. Personne n’avait jamais traduit en notre langue les pages publiées par Moustoxydis. C’est donc à juste titre que M. Navet revendique pour le traducteur du plaidoyer complet le droit d’écrire, en tête de son travail, traduit en français pour la première fois. C’est même à cette circonstance que nous devons d’avoir le discours sur l’Antidosis non pas dans un volume quelconque, mais dans une de ces merveilles de typographie comme en produit l’Imprimerie impériale : beau papier, justification élégante, types admirables, irréprochable correction. Il fallait une traduction princeps pour mériter ces honneurs.

Auguste Cartelier, à qui nous la devons, était un professeur de l’Université, mort il y a quelques années dans la force de l’âge. M. Ernest Havet reproduit, en tête du volume, la touchante notice qu’il avait autrefois consacrée au souvenir de son ami. Ceux qui ont connu personnellement Auguste Cartelier le retrouvent là tout entier, tout vivant. Ce ne sont pas eux qui taxeront d’illusions les témoignages du biographe sur cette nature si belle et si noblement douée. Ce ne sont pas non plus les lecteurs du discours sur l’Antidosis qui songeront à mettre en doute le talent d’Auguste Cartelier. Son travail est excellent. Cette copie de l’antique est égale ou supérieure à ce qu’on vante le plus en fait de traductions. On n’a jamais été ni plus fidèle, ni plus précis, ni plus élégant, ni plus grec en meilleur français.

Le travail de l’éditeur est considérable, plus considérable que celui du traducteur même. Une longue introduction, ou plutôt un véritable ouvrage, sur le caractère et le génie d’Isocrate, et sur l’importance du discours traduit par Auguste Cartelier ; un commentaire philologique où toutes les difficultés du texte sont signalées, discutées et éclaircies : c’est la moitié au moins du volume, et cette moitié est de la main de M. Havet. On reconnaît dans les notes cet esprit sain, net et libre, cette science et cette conscience que M. Havet porte partout avec lui, et dont ses études sur le texte des Pensées de Pascal sont un si admirable monument. C’est bien là cette philologie qui voit autre chose dans les mots que des syllabes et des sons, et qu’il nous peint éloquemment lui-même comme l’exercice des plus nobles facultés intellectuelles : « La vraie érudition sait, de la lettre morte, tirer la vie, et des débris du passé faire des instruments au service de l’avenir. » Ceci n’est pas une vaine formule, une simple phrase à effet ; c’est la pratique même du philologue ; et ce que M. Havet préconise, c’est l’art où personne n’a plus que lui excellé.

L’introduction est un autre chef-d’œuvre en son genre. Ce n’est que depuis que j’ai lu ces belles pages que je sais ce que c’est qu’Isocrate. M. Havet est entré au plus profond de l’homme, du politique, de l’artiste, et a ranimé cette imposante figure. Nous ne demanderons plus désormais à Isocrate où est son éloquence. M. Havet nous a fait voir qu’à côté de l’éloquence de Démosthène, il y en avait une autre, et quelle était cette autre : de hautes pensées, des sentiments vrais, exprimés sous les formes les plus parfaites, et dans une prose dont la cadence enchante l’oreille et l’âme. Oublions la diatribe de Fénelon et les exagérations de Longin. Reconnaissons que pas un écrivain n’a mérité mieux qu’Isocrate d’être compté au nombre des classiques. Rectifions et complétons nos jugements. N’insistons plus si rudement sur des défauts peut-être imaginaires, en tout cas moins graves qu’on ne le crie ; et faisons amende honorable à toutes ces qualités merveilleuses et charmantes que nos préventions nous empêchaient d’apercevoir. Pour ma part, je rends les armes, et sans aucune arrière-pensée. Comment nier encore le génie d’Isocrate, n’eût-on lu de l’étude littéraire de M. Havet que ce que je vais transcrire ? Il ne s’agit pourtant que de style et de diction :

« La phrase d’Isocrate se recommande plus encore par la période que par l’image ; elle est ce qui tient le plus de place dans son art, et ce qui faisait la principale nouveauté de son talent. La période est née de ce que j’appellerai le développement, car je ne veux pas me servir du mot d’amplification, qui a été déshonoré. Le développement est aussi fécond que l’amplification est stérile. Il ne multiplie pas seulement les mots, il ouvre une idée et lui fait produire tout ce qu’elle contient en elle et qui ne paraissait pas d’abord. Seulement cette abondance même n’apporterait que confusion, si elle n’était pas ordonnée : il faut que les détails se distribuent en groupes distincts, dont chacun ait comme un centre vers lequel l’esprit soit ramené par la marche même de la phrase. Voilà ce que fait la période. Le mouvement général de la pensée dans le discours tout entier se compose de la suite des mouvements moins étendus qu’elle accomplit successivement dans l’en-ceinte de chaque période, comme la terre achève une révolution sur elle-même à chaque pas qu’elle fait dans l’orbite qu’elle décrit autour du soleil. Le nombre est inséparable de la période. Naturellement tout mouvement large se cadence ; la parole solennelle devient d’elle-même un chant. Et, comme Isocrate a passé tous les orateurs dans l’éloquence d’apparat, il est aussi le premier par le nombre, et c’est toujours à lui qu’on en rapporte l’honneur. Sa phrase rassemble dans la plus heureuse harmonie la magnificence du mètre poétique et le mouvement libre et naturel du discours. On pourrait lui appliquer les expressions célèbres de Montaigne sur la sentence pressée au pied nombreux de la poésie. Telle période d’Isocrate se faisait applaudir comme de beaux vers, et se gravait de même dans les mémoires ; mais ni les beaux vers ni même les belles périodes ne peuvent véritablement se traduire, et je ne puis qu’indiquer, en exemple de ces développements où le discours est comme une belle rivière qui coule à pleins bords, le passage du Discours panégyrique qui embrasse la seconde guerre Médique ; morceau triomphant, qui éclipsa absolument, quand il parut, le Discours funèbre, jusque-là fameux, de Lysias. Ce sont là des phrases dont les Athéniens s’enivraient, non pas seulement, comme disait Socrate, parce qu’ils y étaient loués, mais parce qu’elles sont magnifiques. L’auteur, enivré lui-même, trouvait qu’en comparaison de sa manière, celle des orateurs ordinaires était bien petite ; et Denys n’a pas assez d’expressions pour célébrer la grandeur, la dignité, la majesté de ce style, et cette élévation merveilleuse du ton qui est celle d’une langue de demi-dieux plutôt que d’hommes. »

Ne blasphémons donc plus Isocrate. C’est Paul Louis Courier qui avait raison, quand il s’écriait : « Quel écrivain ! quel écrivain ! » Ajoutez que tous ceux des contemporains d’Isocrate qui excellèrent dans son art l’avaient appris de lui, même ce Théopompe qui se vantait insolemment d’être le premier qui eût su écrire en prose. Courier, dans une lettre à un Suédois de ses amis, compare Isocrate au grand Gustave, qui suscita par ses exemples tant d’illustres capitaines.


Isée.


Isée, qui fut le rival d’Isocrate comme maître de rhétorique, est beaucoup moins connu qu’Isocrate. On ne sait ni où il naquit, ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort. Il avait été à l’école de Lysias, et il compta Démosthène parmi ses disciples. Quelques-uns lui attribuent l’invention des noms par lesquels on désigne les figures de rhétorique. S’il n’avait eu que cette gloire, nous ne perdrions pas notre temps à parler de lui. Mais il a excellé dans le genre judiciaire ; et les onze plaidoyers qui nous restent de lui, quoique tous relatifs à des affaires de succession, sont intéressants pour d’autres encore que pour ceux qui s’enquièrent des dispositions du code civil d’Athènes. On y reconnaît un homme d’un vrai talent, exposant les faits avec clarté et précision, discutant les preuves avec une logique serrée, vigoureux à l’attaque, prompt à la réplique, écrivain d’une simplicité nue, mais pleine de verve et d’entrain ; non pas sans doute un grand orateur, mais un parfait avocat attique. Juvénal vante quelque part la véhémence d’Isée. Il est probable que cet Isée de Juvénal n’est point l’orateur athénien, mais le rhéteur Isée, célèbre à Rome au temps des Antonins. N’importe ; il n’y aurait aucune exagération à appliquer le compliment à l’orateur Isée, et même au pied de la lettre. Lysias avait été réduit, par sa condition d’étranger, à n’être guère qu’un rédacteur de discours judiciaires. Isée fut plus proprement ce que nous nommons un avocat. Comme Lysias, il écrivait ordinairement pour d’autres ; mais souvent aussi il parlait en personne pour ses clients. Un de ses plus remarquables plaidoyers est celui qu’il prononça lui-même à propos de la succession d’un certain Nicostrate, dont les héritiers étaient trop jeunes pour porter la parole. On trouve dans les autres plaidoyers des tableaux de mœurs fort piquants ; mais c’est là qu’est le plus vivement et le plus spirituellement tracé. Nicostrate était mort en pays étranger, laissant quelque bien, et n’ayant que des parents collatéraux. Voici comment Isée raconte les obstacles que ses clients ont eu déjà à surmonter avant le procès que leur intente Chamade :

« Qui ne se rasa point la tête à la mort de Nicostrate ? qui ne prit des habits de deuil, comme si le deuil eût dû le rendre héritier ? Que de parents et de fils adoptifs revendiquaient la succession ! On plaida à six différentes reprises, pour les deux talents qui la composaient. D’abord, un certain Démosthène se disait son neveu ; mais il se retira, lorsque nous l’eûmes convaincu de mensonge. Parut ensuite un nommé Télèphe, qui prétendait que le défunt lui avait légué toute sa fortune, mais qui renonça sur-le-champ à ses prétentions. Il fut suivi d’Amyniade, qui vint présenter à l’archonte un enfant qu’il disait fils de Nicostrate : l’enfant n’avait pas trois ans, et il y en avait onze que Nicostrate était absent d’Athènes ! À entendre un certain Pyrrhus, qui se montra bientôt après, Nicostrate avait consacré ses biens à Minerve, et les lui avait légués à lui. Enfin Ctésias et Cranaüs disaient que Nicostrate avait été condamné envers eux à un talent : n’ayant pu le prouver, ils prétendirent que Nicostrate était leur affranchi ; ce qu’ils ne prouvèrent pas davantage. »

Combien d’avocats auraient besoin d’apprendre d’Isée à se défaire de toutes les superfétations, de tous les ornements de mauvais goût qui déparent leurs plaidoyers, et surtout de cette prolixité qui est la peste de l’éloquence judiciaire !


Lycurgue d’Athènes.


Voici enfin un véritable orateur, un orateur politique, un homme d’État. Il se nommait Lycurgue, et il était né en 408, d’une des plus illustres familles d’Athènes. Il fut disciple d’Isocrate ; mais il ne garda rien d’Isocrate, ni dans son caractère ni dans son éloquence, grâce aux enseignements plus sérieux qu’il avait ensuite reçus à l’école de Platon. Il se distingua de bonne heure par ses talents, et il fut chargé des emplois les plus considérables et les plus difficiles. Il administra pendant douze années consécutives les finances de la république. Il fit porter des lois sévères et presque draconiennes pour la répression de tous les abus. Il purgea l’Attique des brigands qui l’infestaient. Il poussa avec activité l’exécution des grands travaux d’utilité publique, équipa des troupes, augmenta la flotte, garnit les arsenaux. C’est lui qui fit élever des statues de bronze aux trois grands poëtes tragiques, et qui ordonna le dépôt aux archives nationales d’un exemplaire de leurs œuvres. Philippe n’eut point d’ennemi plus redoutable, ni les hommes vendus à Philippe de plus terrible, de plus impitoyable persécuteur. Souvent accusé, il triompha de toutes les attaques. Sa probité, son courage et son talent sortirent de toutes les épreuves avec un nouveau lustre. Il fut un des orateurs dont Alexandre demanda la tête, après la destruction de Thèbes, et qui furent sauvés par l’intercession du vénal Démade. On dit qu’il se fit porter, avant sa mort, au temple de la Mère des dieux et au sénat, pour rendre compte de son administration. Un seul homme osa élever la voix contre lui : il répondit victorieusement à toutes les imputations de cet homme, et se fit reporter ensuite dans sa maison, où il ne tarda pas à expirer. C’était vers l’an 326 ; il avait plus de quatre-vingts ans.

Presque tous les discours qu’avait laissés Lycurgue étaient des accusations. C’était là qu’excellait ce magistrat intègre, cet homme qu’on avait surnommé l’Ibis, autrement dit le destructeur des reptiles. Le discours contre Léocrate est le seul que nous possédions. Léocrate était un riche citoyen qui, après la bataille de Chéronée, s’était enfui d’Athènes. Lycurgue, au nom des lois, au nom du serment civique, au nom de tous les sentiments les plus sacrés, demande que Léocrate soit déclaré traître à la patrie, et puni du supplice des traîtres. Rien de plus fort ni même de plus rude que ce discours ; rien qui sente moins la sophistique et l’apprêt. Lycurgue se borne, en général, à rappeler d’illustres exemples, à citer des faits historiques, des textes de décrets, les vers de quelques poëtes inspirés. Mais les vers d’Homère ou de Tyrtée, les lois antiques, l’histoire entière, l’héroïsme des grands citoyens, tout retombe sur la tête de Léocrate comme un poids accablant. La colère et l’indignation éclatent de temps en temps, et achèvent l’œuvre de la dialectique et du droit. Ainsi, après avoir rappelé le serment que prêtaient les jeunes Athéniens, Lycurgue s’écrie :

« Que de générosité, que de piété dans ce serment ! Pour Léocrate, il a fait tout le contraire de ce qu’il a juré. Aussi peut-on être, plus qu’il ne l’a été, impie, traître à son pays ? Peut-on plus lâchement déshonorer ses armes qu’en refusant de les prendre et de repousser les assaillants ? N’a-t-il pas évidemment abandonné son compagnon et déserté son poste, celui qui n’a pas voulu même s’enrôler et se montrer dans les rangs ? Où donc aurait-il pu défendre tout ce qu’il y a de saint et de sacré, celui qui s’est dérobé à tous les dangers ? Enfin, de quelle plus grande trahison pouvait-il se rendre coupable envers la patrie, qu’en la délaissant, qu’en permettant, autant qu’il était en lui, qu’elle tombât au pouvoir des ennemis ! Et vous ne condamneriez pas à mort cet homme coupable de tous les forfaits ! Qui donc punirez-vous ! » Et c’était un vieillard septuagénaire qui s’exprimait avec cette véhémence.

On croit que Léocrate fut condamné. Mais une victime bien plus considérable, que Lycurgue avait fait immoler aux lois après le désastre de Chéronée, c’était Lysiclès, le général traître ou incapable qui commandait les Athéniens dans la bataille. Il reste quelques paroles du discours de Lycurgue contre lui, et bien plus rudes encore et plus véhémentes que tout ce qu’on trouve même dans l’accusation contre Léocrate : « Tu commandais l’armée, ô Lysiclès ! et mille citoyens ont péri ; et deux mille ont été faits prisonniers ; et un trophée s’élève contre la république ; et la Grèce entière est esclave ! Tous ces malheurs sont arrivés quand tu guidais nos soldats ; et tu oses vivre, tu oses voir la lumière du soleil, te présenter sur la place publique ; toi, monument de honte et d’opprobre pour ta patrie ! »

On dit que Lycurgue manquait d’art ; mais ce défaut, si c’en est un, était bien compensé par des qualités que tout l’art du monde eût été impuissant à produire ; par de vraies qualités oratoires, par cette éloquence enfin dont Isocrate et tant d’autres n’ont jamais poursuivi que l’ombre.


Hypéride.


Hypéride, que les anciens regardaient comme le premier des orateurs après Démosthène et Eschine, ne nous est connu que par les témoignages de Cicéron, de Quintilien et de quelques autres auteurs. Il n’existe aucun discours qu’on puisse lui attribuer avec certitude. Hypéride était, comme Lycurgue, un des plus ardents adversaires des Macédoniens. Il périt leur victime. Après la bataille de Cranon, il fut livré à Antipater, qui lui fit arracher la langue avant de le mettre à mort. On vantait l’ordre et l’économie des discours d’Hypéride, la force de ses raisonnements, la vivacité et la douceur de son style. Mais Quintilien remarque que c’est surtout dans la manière de traiter les sujets tempérés qu’il méritait d’être pris pour modèle.

Depuis que ce qui précède a été écrit, on a retrouvé des discours entiers d’Hypéride. Nous avons aujourd’hui la fameuse oraison funèbre dont Stobée nous avait conservé une page admirable. Cet éloge de Léosthène et des soldats tués dans la guerre Lamiaque justifie pleinement la remarque de Quintilien. M. Dehèque nous adonné ce discours. J’emprunte à sa traduction une des belles pages que nous avons désormais à joindre, dans nos souvenirs, à celle qui est de tout temps classique chez les amis des belles-lettres :

« Voilà pour quels principes ces guerriers ont souffert fatigues sur fatigues ; voilà comment, par leurs périls de tous les jours, écartant de nous les terreurs qui pesaient sur Athènes et sur la Grèce entière, ils ont donné leur vie pour assurer la nôtre. Aussi leurs pères sont comblés de gloire, leurs mères signalées à l’estime de tous ; leurs sœurs trouvent ou trouveront des maris, comme le veut notre loi, et leurs enfants auront dans la vertu de ces hommes toujours vivants une juste recommandation auprès du peuple. »

« J’ai dit toujours vivants, car il ne faut pas appeler morts ceux qui quittent si glorieusement la vie ; il faut dire qu’ils ont passé à une vie heureuse. En effet, s’il y a quelque endroit où l’homme soit récompensé, la mort n’a pu être pour ces guerriers que le commencement de grands biens. Comment donc ne pas les estimer bienheureux ? Comment croire qu’ils ont quitté la vie, au lieu de renaître à une existence meilleure que la première ? A leur première naissance, ils n’étaient que de pauvres enfants : aujourd’hui ce sont des hommes. Dans leur première vie, il leur a fallu faire preuve d’eux-mêmes au prix de longs et nombreux périls : ils entrent dans l’autre déjà connus et célébrés pour leur courage. Quand oublierons-nous jamais leur dévouement, et où ne seront-ils pas toujours un objet d’émulation et d’éloges ? »


Dinarque.


Dinarque de Corinthe, né vers l’an 360, s’établit à Athènes à l’époque où Alexandre passa en Asie, et y devint un des chefs du parti macédonien. Il se fit un renom comme orateur, et il fut un des ennemis les plus acharnés de Démosthène. Plus tard, il eut l’honneur d’être compté au nombre des amis de Phocion, et de périr comme lui victime de Polysperchon, l’indigne tuteur des enfants d’Alexandre. Il nous reste de Dinarque trois discours d’accusation, dont le plus remarquable est celui qu’il prononça devant le peuple athénien contre Démosthène, et dont nous dirons un mot plus tard. Dinarque est véhément et passionné, et son style n’est pas sans couleur et sans force. Aussi les Alexandrins l’ont-ils placé dans la liste des orateurs classiques, avec tous ceux dont j’ai déjà parlé dans ce chapitre.


Alcidamas. — Hégésippus.


Il y a quelques autres noms qui méritent d’être mentionnés ici, encore que nous ne cherchions nullement à dresser le catalogue de tous les hommes qui ont porté, au quatrième siècle, le titre d’orateurs. Tel est Alcidamas d’Élée en Éolide, disciple de Gorgias, et orateur ou plutôt sophiste à la façon d’Isocrate. Nous avons de lui deux harangues d’école, écrites sans trop de prétention. Tel est Hégésippus, qui travailla avec talent à la même œuvre que Lycurgue et Hypéride. Quelques-uns lui attribuent la harangue sur l’Halonèse, morceau assez médiocre et entaché de mauvais goût. Mais Plutarque, dans les Apophthegmes, cite un mot de lui qui vaut mieux que cette harangue, et qui prouve qu’Hégésippus était un homme de cœur, et capable d’atteindre à la vraie éloquence. Un jour, qu’il parlait avec force contre Philippe, un Athénien l’interrompit en s’écriant : « Mais c’est la guerre que tu proposes ! — Oui, par Jupiter ! dit Hégésippus ; et je veux, de plus, des deuils, des enterrements publics, des éloges funèbres, en un mot tout ce qui doit nous rendre libres et repousser de nos têtes le joug macédonien. »


Démade. — Phocion.


Les huit orateurs dont Alexandre avait demandé la tête, avec celles de Lycurgue et de Démosthène, ne sont connus que par leur nom. Mais Démade, cet autre orateur qui se chargea, moyennant cinq talents, d’aller apaiser la fureur d’Alexandre, et qui y réussit en effet, avait laissé la réputation d’un homme puissant par la parole, sinon d’un honnête homme. Il n’écrivait pas ses discours. Phocion n’écrivait pas non plus les siens, qui n’étaient pas si brillants que ceux de Démade, mais qui produisaient bien plus d’effet encore. On mettait ces deux orateurs en parallèle avec Démosthène. « On convenait généralement, dit Plutarque dans la Vie de Démosthène, que Démade, en s’abandonnant à son naturel, avait une force irrésistible, et que ses discours improvisés surpassaient infiniment les harangues de Démosthène, méditées et écrites avec tant de soin. Ariston de Chios rapporte un jugement de Théophraste sur ces deux orateurs. On lui demandait ce qu’il pensait de Démosthène : « Il est digne de sa ville, répondit Théophraste. — Et Démade ? — Il est au-dessus de sa ville. » Le même philosophe conte encore que Polyeucte de Sphette, un des hommes qui administraient alors les affaires d’Athènes, reconnaissait Démosthène pour un très-grand orateur, mais que Phocion lui paraissait bien plus éloquent, parce qu’il enfermait beaucoup de sens en peu de mots. On prétend que Démosthène lui-même, toutes les fois qu’il voyait Phocion se lever pour parler contre lui, disait à ses amis : « Voilà la hache de mes discours qui se lève. » Mais il est douteux si c’était à l’éloquence de Phocion ou à sa réputation de sagesse que faisait allusion Démosthène, et s’il ne croyait pas qu’une seule parole, un seul signe, d’un homme qui par sa vertu a mérité la confiance publique, a plus d’effet qu’une accumulation de longues périodes. »