Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXIII

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Librairie Hachette et Cie (p. 434-448).


CHAPITRE XXXIII.

ESCHINE. DÉMOSTHÈNE.


Vie d’Eschine. — Procès de la Couronne. — Éloquence d’Eschine. — Vie de Démosthène. — Discours de Démosthène. — Mort de Démosthène ; honneurs rendus à sa mémoire. — Éloquence de Démosthène. — Discours pour Ctésiphon. — Style de Démosthène. — Ironie de Démosthène. — Sublime de Démosthène. — Éloquence politique après Démosthène et Eschine.

Vie d’Eschine.


Eschine, le plus fameux de tous les rivaux de Démosthène, était né à Cothoce en Attique, l’an 393, d’un pauvre maître d’école et d’une joueuse de tympanon. Il fut d’abord athlète, puis comédien ambulant, puis greffier ou secrétaire d’un magistrat. Enfin, à quarante ans environ, il se hasarda dans la carrière politique, et il devint en peu de temps un des principaux personnages d’Athènes. C’était un homme d’une belle prestance, et doué d’une voix sonore et harmonieuse. Il avait l’esprit très-cultivé, très-fin et même très-délié ; et sa pauvreté ne l’avait pas empêché, durant sa jeunesse, d’aller entendre les leçons de Platon et d’Isocrate. Eschine fut un philippiste modéré, et, quoi qu’en ait dit Démosthène, un des chefs les plus honnêtes du parti macédonien. Je ne veux pas dire qu’Eschine ait toujours été un modèle de vertu, et qu’il n’ait jamais accepté aucun présent de Philippe ; mais tout semble prouver que, s’il fut un homme passionné, violent, injuste même, il ne mérite pourtant pas les titres de mauvais citoyen, de traître, d’âme vénale, que lui a tant prodigués son ennemi.

Les premiers coups furent portés par Démosthène, au retour de cette ambassade en Macédoine dont ils étaient l’un et l’autre, mais d’où ils revenaient avec des sentiments bien opposés : Démosthène, ouvertement déclaré pour la guerre contre Philippe ; Eschine, au contraire, tout disposé à traiter pacifiquement avec le Macédonien. Timarque, un des amis de Démosthène, se préparait à accuser en forme Eschine devant le peuple. Mais Eschine prévint Timarque, et le fit condamner lui-même, en vertu de la loi de Solon qui dégradait des privilèges civiques les prodigues et les hommes de mœurs infâmes. Nous possédons le plaidoyer contre Timarque, un des plus virulents discours, un des plus cruels et des plus habiles qu’on ait jamais prononcés, mais dont il n’est guère possible de rien transcrire, bien qu’il nous soit parvenir adouci par Eschine lui-même dans quelques passages, qui étaient d’abord plus violents et plus outrageux, s’il est possible, que nous ne les lisons aujourd’hui.

Peu de temps après, en 442, Démosthène accusa publiquement Eschine, non pas précisément de trahison, mais de prévarications politiques, et conclut contre lui à la peine de mort. C’est ce qu’on nomme le procès de l’Ambassade. Eschine prouva facilement qu’il n’avait pas manqué à ses instructions dans sa mission auprès de Philippe, et que les arguments de son adversaire se réduisaient, malgré les apparences, à des présomptions, à des soupçons, à des calomnies. Son discours, que nous possédons, est une réponse péremptoire à celui de Démosthène, que nous possédons aussi ; mais c’est une œuvre moins passionnée et moins vivante. Avec plus d’ordre et de précision dans le récit des faits, avec plus de finesse et plus d’esprit, et malgré la vérité qu’il avait pour soi, ou plutôt à cause de cette vérité même, Eschine est resté un peu froid, surtout quand on le lit après Démosthène. Il gagna sa cause ; mais l’impression produite par les éloquentes invectives de Démosthène semble avoir affaibli considérablement dès lors l’autorité morale d’Eschine.


Procès de la Couronne.


Le procès de la Couronne, qui ne se termina qu’en 330, et où Eschine fut vaincu, marque l’apogée et la fin de sa carrière oratoire. Voici de quoi il s’agissait. Un citoyen nommé Ctésiphon avait proposé de décerner à Démosthène une couronne d’or, pour le récompenser de ses services, et de la lui mettre sur la tête dans le théâtre, en présence de tout le peuple assemblé. Eschine déposa, contre Ctésiphon, un acte d’accusation, plusieurs années avant la mort de Philippe ; mais il ne prononça son fameux discours que huit ou neuf ans plus tard, quand le procès, suspendu par les événements qui avaient suivi la déroute de Chéronée, fut repris et définitivement jugé. Eschine démontre fort bien, dans ce discours, que la proposition de Ctésiphon est illégale ; que la loi défend de couronner un citoyen qui n’a pas rendu ses comptes, et qu’en tous cas le couronnement ne saurait avoir lieu au théâtre. Toute la première partie de cette accusation est un excellent plaidoyer, irréfutable au point de vue juridique. La seconde partie, où Eschine entreprend de démontrer que Démosthène n’a rendu aucun service à l’État, et qu’il est l’auteur de tous les maux d’Athènes, est très-vive, souvent pathétique, toujours brillante ; mais les arguments sont trop souvent faibles ou vicieux, et n’emportent pas suffisamment la conviction. On sent l’ennemi injuste, le déclamateur, le sophiste même. On ne s’étonne pas qu’après des prodiges d’esprit, et même d’éloquence, Eschine ait échoué dans son entreprise, tout en ayant pour sa cause le texte des lois. L’admirable péroraison du discours est gâtée elle-même, vers la fin, par un trait de mauvais goût. Je citerai ce morceau, un de ceux où l’on aperçoit le mieux tout à la fois et les éminentes qualités d’Eschine et ses défauts :

« Que penserez-vous de ses forfanteries, quand il dira : Ambassadeur, j’ai arraché les Byzantins des mains de Philippe ; orateur, j’ai soulevé contre lui les Acarnaniens, j’ai frappé les Thébains d’effroi ? car il s’imagine que vous êtes devenus assez simples d’esprit pour l’en croire ; comme si c’était la Persuasion que vous nourrissiez dans la ville, et non pas un sycophante ! Mais quand, à la fin de son discours, il appellera pour sa défense les complices de sa corruption, voyez, sur cette tribune où je parle, les bienfaiteurs de la république rangés en face d’eux pour repousser leur audace. Solon, qui a décoré la démocratie des plus belles institutions, Solon le philosophe, le grand législateur, vous prie, avec sa douceur naturelle, de ne point sacrifier aux phrases d’un Démosthène vos serments et les lois. Aristide, qui régla les contributions de la Grèce, et dont le peuple dota les filles devenues orphelines, s’indigne de l’avilissement de la justice : « Rougissez, s’écrie-t-il, en songeant à la conduite de vos pères ! Arthmius de Zélie avait apporté en Grèce l’or des Mèdes, et il avait fixé son séjour dans notre ville : proxène du peuple athénien, il n’échappa à la mort que pour être banni d’Athènes et de tous nos territoires ; et ce Démosthène, qui n’a pas simplement apporté l’or des Mèdes, mais qui l’a reçu pour ses trahisons, et qui le possède encore, vous vous disposez à lui mettre une couronne a d’or sur la tête ! » Thémistocle enfin, et les morts de Marathon, et ceux de Platées, et les tombeaux mêmes de nos aïeux, ne gémiront-ils point, croyez-vous, si l’homme qui sert, de son propre aveu, les barbares contre les Grecs, est jamais couronné ? Pour moi, ô Terre, ô Soleil ! ô Vertu ! et vous, intelligence, science, par quoi nous discernons le bien et le mal ! j’ai accompli mon devoir ; j’ai dit. Si j’ai accusé le crime avec force, et comme il le mérite, j’ai parlé suivant mon désir ; suivant mon pouvoir du moins, si j’ai été au-dessous de la tâche. Quant à vous, sur les preuves que j’ai fournies, sur celles que j’ai pu omettre, prononcez d’après la justice et d’après les intérêts de la république. »

Ctésiphon ne fut point condamné. Eschine n’eut pour lui que le cinquième des voix, au lieu de la moitié plus un cinquième, qu’il lui eût fallu d’après la loi relative aux accusations politiques. Passible d’une amende de mille drachmes, et honteux de sa défaite, il quitta Athènes le jour même, et il se retira à Éphèse. Il y attendait le retour d’Alexandre, engagé alors dans des expéditions lointaines. Mais Alexandre ne revint pas ; et Eschine, après la mort de son protecteur, alla se fixer à Rhodes, où il ouvrit une école de rhétorique, qui fut célèbre longtemps encore après lui. Il mourut en 314, à Samos, où il était venu pour quelque affaire. Il était âgé de soixante-dix-neuf ans.


Éloquence d’Eschine.


Eschine n’avait écrit que les trois discours que nous possédons. Les anciens les nommaient les trois Grâces. Ce sont des Grâces quelquefois un peu molles et un peu affectées, mais dignes pourtant de leur nom. Quintilien reproche avec raison à Eschine d’avoir plus de chair que de muscles. Eschine est un artiste et un homme d’imagination, bien plus qu’un logicien puissant. Il dispose très-habilement le plan général d’un discours ; mais il ne sait ni en serrer étroitement les parties, ni condenser les arguments, ni produire cette unité d’impression qui est le triomphe de l’éloquence. Mais il est brûlant de passion, plein de mouvement et d’éclat. Il abonde en expressions heureuses, en figures non moins justes que hardies. Il dépasse quelquefois le but, mais assez rarement, si l’on juge ce qu’il dit non pas d’après les règles de la vérité absolue, mais d’après ce que lui-même estimait la vérité. Peut-être pèse-t-il un peu trop les mots, comme tous ceux qui avaient fréquenté l’école d’Isocrate ; mais ce n’est pas lui qu’on peut jamais accuser de parler pour ne rien dire : il dit trop, plus souvent que trop peu, et il nuit involontairement à sa cause. Ce n’est pas, tant s’en faut, l’orateur parfait ; mais c’est un des plus parfaits qu’il y ait eu au monde.


Vie de Démosthène.


Démosthène, qui était déjà célèbre à l’époque des débuts d’Eschine, était de huit ans plus jeune que son rival. Il était né en 385, à Péanie en Attique. Il perdit, à l’âge de sept ans, son père, qui était un riche armurier. Ses tuteurs dilapidèrent sa fortune, et négligèrent son éducation. Il alla, malgré eux, entendre Platon et Euclide de Mégare ; et l’Académie n’eut pas de plus zélé disciple. Il résolut de poursuivre devant les tribunaux les misérables qui avaient abusé de son état d’orphelin. Il prit, pour se guider dans ses études oratoires, cet Isée dont nous avons parlé. Parvenu à l’âge de majorité, il plaida contre ses tuteurs et il les fit condamner à des restitutions considérables. Il est probable qu’Isée l’avait aidé dans la composition des cinq plaidoyers qu’il prononça dans le procès, et que nous possédons.

Démosthène essaya bientôt de monter à la tribune aux harangues ; mais il fut deux fois repoussé par des huées. Son style parut pénible et obscur, son débit sans facilité et sans grâce. Ces échecs, au lieu de le rebuter, ne firent qu’enflammer sa passion pour la gloire. Il s’enferma, durant plusieurs années, dans une solitude profonde, travaillant avec une opiniâtreté acharnée à vaincre ses défauts naturels, pâlissant sur les livres, copiant et recopiant Thucydide, méditant, composant, surtout déclamant. Enfin il reparut à la lumière, maître de lui-même et de toutes les ressources de l’art. Il avait alors vingt-cinq ans. Il parvint en peu de temps à la puissance et à la renommée. Il se servit aussi de son talent pour accroître sa fortune. Il écrivait des plaidoyers comme avaient fait Antiphon, Isée et tant d’autres ; et son caractère âpre et violent s’accommodait mieux du rôle d’accusateur ou de demandeur, que de celui de défendeur ou d’apologiste. Les nombreux discours judiciaires qui nous restent de lui ne sont qu’une petite partie de ceux qu’il avait écrits ou prononcés.


Discours de Démosthène.


Les plaidoyers de Démosthène suffiraient à eux seuls pour maintenir à leur auteur une réputation immortelle. On y trouve déjà la plupart des qualités qu’il développa avec tant d’éclat dans ses discours politiques, surtout la raison passionnée, la dialectique entraînante. Mais ses harangues au peuple et ses plaidoyers politiques l’emportent autant sur ses plaidoyers judiciaires que ceux-ci l’emportent sur les plaidoyers d’Isée et de tous les autres orateurs attiques. La plupart des Philippiques sont des chefs-d’œuvre. Quant à la défense de Ctésiphon, ce fameux discours de la Couronne, c’est Démosthène tout entier, tout vivant, tout brûlant encore du génie et des passions qui l’animaient il y a plus de vingt siècles.

Pendant quatorze ans, Philippe ne put faire un pas sans se trouver en face de Démosthène. Ses projets, à peine éclos, étaient dénoncés à la Grèce, du haut de la tribune du Pnyx ; il voyait surgir de toutes parts des ennemis, aux accents de cette voix inspirée ; et Démosthène n’hésitait pas à engager, dans cette lutte sainte, jusqu’à son honneur même. Il recevait l’or du roi de Perse, pour combattre l’or de Philippe ; et il allait le semant par la Grèce, sans se soucier si on le soupçonnait d’en garder sa part, et de vendre aussi ses paroles. Plutarque dit, avec une évidente exagération, qu’à Chéronée, Démosthène soldat ne fut pas digne de Démosthène orateur, et que celui qui avait tant contribué à amener cette désastreuse bataille, abandonna son poste et jeta ses armes. Mais les Athéniens ne lui en firent pas un crime, soit qu’il y eût à sa conduite des circonstances atténuantes, soit qu’ils n’exigeassent point d’un homme de tribune ce qu’ils étaient en droit d’exiger d’un homme du métier, surtout d’un général, comme était Lysiclès.

Philippe mort, Démosthène essaya de soulever la Grèce contre son successeur. Mais la ruine de Thèbes montra que la Grèce n’avait fait que changer son premier maître contre un maître plus terrible. L’éloignement d’Alexandre permit aux Athéniens de se croire libres un moment, et Démosthène reconquit toute son influence. Il reçut enfin, dans le théâtre, le jour du concours des tragédies nouvelles, cette couronne d’or que Ctésiphon avait proposé jadis de lui décerner au nom du peuple, en récompense de son dévouement et de ses services.

Mais, peu de temps après son triomphe, il éprouva une amère disgrâce. Harpalus était venu à Athènes cacher le fruit de ses brigandages, et marchandait la protection des orateurs, afin qu’on lui permît de rester dans la ville. Démosthène proposa d’abord de renvoyer Harpalus ; puis il s’abstint de parler, le jour où l’on décida qu’Harpalus quitterait Athènes. Son silence, qu’il expliquait par une esquinancie qui lui avait ôté la voix, fut interprété contre lui. On l’enveloppa dans le procès intenté aux fauteurs d’Harpalus. Il fut condamné par l’Aréopage à une amende de cinquante talents[1] ; et la sentence le constituait prisonnier jusqu’à ce qu’il eût payé cette énorme somme. Le peuple ratifia le jugement. Stratoclès s’était porté l’accusateur de Démosthène, et Dinarque avait soutenu l’accusation.

J’ai dit ailleurs que nous avions le discours de Dinarque. C’est l’œuvre d’un homme violent, haineux, plein de fiel, mais adroit, spirituel, éloquent même. Il est probable qu’avant de parler, Dinarque avait relu la harangue d’Eschine contre Ctésiphon. Il n’est pas toujours indigne de ce modèle. Voici un passage fort vif, et qui rappelle jusqu’à un certain point la belle péroraison d’Eschine : « Si vous épargnez Démosthène, ô Athéniens ! c’est aux antiques héros de la patrie que je m’adresserai ; j’invoquerai Minerve, la protectrice d’Athènes ; j’invoquerai toutes nos divinités tutélaires ; j’invoquerai l’enfer, j’en appellerai aux Furies ! Je leur dirai : Les juges d’Athènes n’ont pas puni l’accusé du peuple ; oui, le criminel qui s’est vendu pour trahir la patrie, ils l’ont épargné ; ils ont épargné le criminel dont le funeste génie a paralysé toutes les forces d’Athènes ; l’homme dont les ennemis d’Athènes désirent seuls la conservation ; l’homme sur la tête duquel tous les bons citoyens appellent la mort qu’il a vingt fois méritée, persuadés que sa chute seule relèvera votre fortune ! » Mais Stratoclès et Dinarque n’étaient que des calomniateurs. Démosthène, quoi qu’en dise Plutarque, n’avait rien reçu d’Harpalus. Ce n’est pas seulement parce que Démosthène a protesté toute sa vie de son innocence, qu’on est en droit d’y croire. Le trésorier d’Harpalus, saisi à Rhodes par le Macédonien Philoxène, et soumis à la torture, nomma tous ceux qu’Harpalus avait soudoyés, et ne prononça jamais le nom de Démosthène. Philoxène, qui n’avait aucune raison de ménager l’ennemi d’Alexandre, eut la loyauté d’en convenir, dans les lettres qu’il écrivit aux Athéniens pour leur révéler ce qu’il venait d’apprendre à ce sujet.


Mort de Démosthène ; honneurs rendus à sa mémoire.


Démosthène s’échappa de sa prison, et il passa plusieurs années dans un exil qui lui semblait pire que la mort. La nouvelle qu’Alexandre n’était plus le tira de sa mélancolie et lui rendit toute l’activité de sa jeunesse. Il court se joindre aux ambassadeurs d’Athènes, qui travaillaient à former, contre les Macédoniens, une ligue nouvelle des peuples grecs ; et bientôt il rentre dans sa patrie, rappelé par le vœu unanime de ses concitoyens. On lui fit une réception magnifique, et on le chargea, cette année-là, du sacrifice à Jupiter Sauveur. C’est le moyen qu’on prit pour l’exempter du payement de son amende. On consacrait d’ordinaire une somme d’argent aux frais de la cérémonie : on compta cinquante talents à Démosthène, avec quoi il se libéra envers le trésor public. La bataille de Cranon, en 322, détruisit toutes les espérances des amis de la liberté. Antipater et Cratère imposèrent leurs volontés à la Grèce. Athènes reçut une garnison macédonienne, et la mort de Démosthène fut ordonnée. Démosthène s’enfuit avec quelques amis, dévoués comme lui aux vengeances des vainqueurs. Il passa seul dans l’île de Calaurie, et il chercha un asile dans le temple de Neptune. Les satellites d’Antipater, après avoir essayé en vain de l’attirer hors du sanctuaire, s’apprêtaient à l’en arracher par la force. Il leur épargna ce sacrilège. Il avala du poison, qu’il portait toujours avec lui, et il s’avança vers la porte du temple. Il tomba en passant devant l’autel du dieu, et les soldats ne relevèrent qu’un cadavre.

Quand la ville d’Athènes commença à respirer et retrouva une ombre d’indépendance, elle réhabilita la mémoire de Démosthène. Démocharès, neveu de l’orateur, fit adopter un décret, où sont rappelés en termes magnifiques tous les services rendus par Démosthène à la patrie et à la liberté ; et on lui éleva, en vertu de ce décret, une statue de bronze qui portait cette inscription : « Si ta force, Démosthène, avait égalé ton génie, jamais le Mars macédonien n’eût commandé dans la Grèce. »


Éloquence de Démosthène.


Le bon Plutarque a remarqué avec raison que plusieurs choses ont manqué à Démosthène, surtout la vraie force d’âme, et qu’avec tout son génie, Démosthène n’a pourtant pas mérité d’être placé au rang des orateurs antiques, de ceux qui avaient été, comme Périclès, de grands hommes d’État et des généraux habiles et braves. Cette fière assurance que donnait à Périclès la conscience des grandes œuvres accomplies, Démosthène, si malheureux dans toutes ses entreprises, n’en avait souvent que l’apparence. Il n’a point cette majesté simple et sublime qui fut le caractère de l’éloquence de Périclès ; et, quoi qu’en disent les rhéteurs, il a trop négligé de sacrifier aux Grâces, même à ces Grâces un peu mâles et sévères dont Périclès fut entre tous l’heureux favori. Ces réserves faites, je souscris à tous les éloges dont anciens et modernes ont à l’envi comblé Démosthène. Je nie seulement que Démosthène remplisse toute l’idée qu’on se peut former de l’éloquence, et qu’il ne laisse jamais rien à désirer. C’est le plus complet de tous les orateurs qui ont écrit ; mais ce n’est ni l’éloquence personnifiée, comme quelques-uns le prétendent, ni l’idéal de l’orateur.

Je fais bon marché des reproches que d’autres lui adressent, de n’avoir pas toujours un plan parfaitement clair, et de marcher par sauts et par bonds, au lieu de suivre un ordre méthodique. Les Philippiques, qui sont en général fort courtes, et dont chacune n’embrasse qu’un petit nombre de faits, échappent à cette accusation. Les grands discours, pour n’être pas construits avec un art visible au premier aspect, ont cette unité véritable que les plus habiles dispositions ne sauraient remplacer ; je veux dire qu’ils sont tous fondés sur une idée principale, dont, toutes les autres ne sont que des préparations, des développements et des corollaires.


Discours pour Ctésiphon.


Voyez le discours de la Couronne ; et dites si les Athéniens, après avoir entendu Démosthène, pouvaient hésiter à confesser eux-mêmes que Démosthène avait eu raison de conseiller la guerre où ils avaient été vaincus. C’est là l’idée qui revient sous toutes les formes, et dont ne distraient notre esprit ni l’apologie du décret proposé par Ctésiphon, ni les invectives lancées contre Eschine. Justifier Ctésiphon, c’est, pour l’orateur, se glorifier lui-même ; accuser Eschine, c’est provoquer la comparaison, c’est préparer les esprits à recevoir avec confiance les arguments qui renverseront l’échafaudage dressé par la haine. Cherchez dans tout le discours : il n’y a rien qui ne conspire, plus ou moins directement, à mettre en lumière l’idée que je viens d’indiquer ; rien qui ne tourne à la louange de Démosthène et à la confusion d’Eschine. Mais là où Démosthène se trouve surtout à l’aise, c’est quand il raconte ce qu’il a fait et ce qu’il a voulu faire. Tout en avouant que quelque chose lui a fait défaut, il prouve qu’il a opéré des prodiges, et il provoque les acclamations. Je vais citer un de ces passages justement admirés, où la raison et la passion ne font qu’un, pour ainsi dire, et d’où l’évidence semble jaillir en traits de flamme :

« Quelque part que j’aie été envoyé par vous en ambassade, jamais je ne suis revenu défait par les députés de Philippe, ni de la Thessalie, ni d’Ambracie, ni de chez les Illyriens, ni de chez les rois thraces, ni de Byzance, ni de tout autre lieu quelconque, ni dernièrement enfin de Thèbes. Mais ce que j’avais emporté sur ses députés par la parole, lui-même survenant le détruisait par les armes. Et tu t’en prends à moi ! et tu ne rougis pas d’exiger, tout en me raillant de ma lâcheté ; que j’aie été à moi seul plus fort que toute la puissance de Philippe, et cela par la parole ! Car de quelle autre ressource disposais-je ? Je n’étais maître ni de la vie de personne, ni du sort de ceux qui ont combattu, ni de la conduite des opérations militaires ; et c’est de cela que tu me demandes compte ! Quel délire ! Mais sur tous les devoirs imposés à l’orateur, examine-moi comme tu voudras ; j’y consens. Quels sont-ils donc, ces devoirs ? étudier les affaires dès leur principe, en prévoir les suites, les annoncer aux citoyens : voilà ce que j’ai fait ; corriger, autant qu’il se peut, les lenteurs, les irrésolutions, les ignorances, les rivalités, vices où sont nécessairement en proie tous les États libres ; porter les citoyens à la concorde, à l’amitié, au zèle du bien public : tout cela je l’ai accompli, et nul ne saurait m’accuser d’avoir rien négligé de ce que je pouvais… J’ai fait plus encore. En ne me laissant pas corrompre à prix d’argent, j’ai vaincu Philippe ; car, de même que l’acheteur triomphe de celui qui se vend et qui reçoit le prix de la vente, de même l’homme resté pur et incorruptible triomphe du marchandeur. Par conséquent Athènes, dans ma personne, est invaincue. »


Style de Démosthène.


On a comparé l’orateur politique à cet homme qu’une main irrésistible pousse en avant, qui marche sans cesse, qui ne peut s’arrêter, qui ne peut que respirer en passant le parfum des fleurs. C’est bien à Démosthène que s’applique cette image. Il s’abandonne quelquefois à des mouvements hardis, ou fait des peintures brillantes ; mais toujours et partout on sent que c’est une démonstration qu’il poursuit, et que ces peintures, que ces mouvements, sont des arguments dans leur genre et concourent à la grande œuvre de la persuasion. Le style de Démosthène n’a pas même, comme celui d’Eschine, ces ornements demi-poétiques qui visent surtout à charmer. C’est par le tour, par l’élan de la pensée, par le choix et la position des mots, qu’il se rapproche de la poésie ; et l’on sent en lui quelque chose du maître qu’il s’était donné, de ce Thucydide dont nous avons analysé ailleurs la puissante manière. Démosthène, c’est Thucydide devenu orateur politique, et avec les différences profondes de caractère, d’idées, et même de diction, que suppose ce passage des temples sereins de la sagesse au monde orageux des passions et des rivalités jalouses.

On a souvent comparé Démosthène et Cicéron ; mais Fénelon est de tous les critiques celui qui a le mieux montré pourquoi il était permis de préférer Démosthène : « Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n’admire plus Cicéron que je fais : il embellit tout ce qu’il touche ; il fait honneur à la parole ; il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire ; il a je ne sais combien de sortes d’esprit ; il est même court et véhément toutes les fois qu’il veut l’être, contre Catilina, contre Verrés, contre Antoine. Mais on remarque quelque parure dans son discours. L’art y est merveilleux, mais on l’entrevoit. L’orateur, en pensant au salut de la république, ne s’oublie pas et ne se laisse point oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie. Il ne cherche point le beau, il le fait sans y penser ; il est au-dessus de l’admiration. Il se sert de la parole, comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne, il foudroie ; c’est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu’on est saisi : on pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue ; on n’est occupé que de Philippe, qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la magnificence de Cicéron que de la rapide simplicité de Démosthène. »


Ironie de Démosthène.


Je ne ferai point ici l’énumération des qualités que les critiques de tous les temps ont signalées dans les discours de Démosthène. Je remarquerai seulement que Démosthène, qui platonise si souvent, et qui exprime avec tant de noblesse les plus pures et les plus hautes doctrines morales, est de tous les orateurs celui qui a manié avec le plus de puissance l’arme terrible du ridicule. Son ironie est comme un poignard qu’il tourne et retourne, avec une infernale complaisance, dans la poitrine de son ennemi. Certes, Eschine avait dû faire rire plus d’une fois aux dépens de Démosthène, même quand il le nommait subtil jongleur, coupeur de bourses, bourreau de la république. Mais aussi quelle vengeance ! Voyez Démosthène s’emparant de la maladroite apostrophe à la Terre, au Soleil, à la Vertu, et faisant à sa façon l’histoire d’Eschine et celle de sa famille. Depuis longtemps le pauvre maître d’école et la joueuse de tympanon étaient morts et oubliés. Démosthène les fait revivre, et sous quels traits encore ! Atromète, c’est-à-dire Intrépide, nom qu’Eschine donnait à son père en signant le sien, devient Tromès, c’est-à-dire Trembleur ; et Tromès est un esclave, et le plus vil des esclaves. Glaucothée, le nom de la mère, est aussi, selon Démosthène, de l’invention d’Eschine : cette femme est une prostituée ; c’est une épousée de chaque jour ; c’est le Lutin, comme on l’appelait de son vrai nom. Et, après qu’il a stigmatisé ces turpitudes, réelles ou prétendues : « Gueux et esclave, s’écrie-t-il, les Athéniens t’ont fait riche et libre, et, loin d’en être reconnaissant, tu te vends pour les trahir ? » Le discours est plein d’allusions plus ou moins piquantes aux métiers où Eschine avait employé sa pénible jeunesse. Vers la fin, Démosthène remet en scène Tromès l’esclave et Glaucothée, qui n’en pouvaient mais ; il rappelle à Eschine le temps où il balayait la classe d’Elpias, et celui où il aidait la sorcière dont il était né à faire des incantations magiques. Eh bien ! ce même homme que la colère entraîne à ces excès indignes d’un sage, sinon peut-être d’un orateur politique, il s’élève sans effort, sans secousse, du sein de cette fange qu’il a remuée, jusque dans les régions idéales, jusqu’à ces pensées surhumaines qui ravissent notre âme hors d’elle-même et hors du monde, et qui sont le sublime, où aspirent si vainement même de nobles natures.


Sublime de Démosthène.


« Démosthène présente un argument, dit Longin, pour la défense de sa conduite politique. Quelle était la forme qui s’offrait d’elle-même ? « Vous n’avez point failli, Athéniens, en vous exposant au danger pour la liberté et le salut de la Grèce. Et vous en avez pour preuve des exemples domestiques. Car ils n’ont point failli, ceux qui ont combattu à Marathon, à Salamine, à Platées. » Mais, inspiré subitement comme d’un dieu, et ravi, pour ainsi dire, par Phébus même, il prononce ce serment où il atteste les héros de la Grèce : « Non, vous n’avez pu faillir ; non ! j’en jure par ceux qui affrontèrent jadis les périls à Marathon ! » On le voit… diviniser les ancêtres des Athéniens, en invoquant comme des dieux ceux qui sont morts en braves, et, du même coup, rappeler à ses juges le noble orgueil de ceux qui ont jadis exposé leur vie dans cette journée, et transformer son argument en l’élevant jusqu’au sublime, jusqu’au pathétique, en forçant la conviction par des serments nouveaux, extraordinaires. Du même coup encore il fait descendre avec ses paroles, dans les âmes de ceux qui l’écoutent, un baume salutaire qui guérit leurs blessures. Il les console par ses éloges ; il leur donne à entendre qu’ils n’ont pas moins à être fiers de leur combat contre Philippe, que des victoires de Marathon et de Salamine. »

On conte qu’Eschine, à Rhodes, commença ses leçons d’éloquence par la lecture des deux harangues prononcées au sujet de la Couronne. La sienne achevée, les applaudissements éclatèrent. Et comme on s’étonnait qu’avec un tel chef-d’œuvre il n’eût pas vaincu : « Attendez, » dit-il ; et il lut le discours de Démosthène. Les applaudissements redoublèrent. Alors Eschine : « Que serait-ce donc si vous eussiez entendu le monstre lui-même ? »


Éloquence politique après Démosthène et Eschine.


Démosthène et Eschine n’eurent point d’héritiers. Ceux que la Grèce esclave appela encore des orateurs n’étaient que des déclamateurs et des sophistes. Démétrius de Phalère lui-même méritait à peine le nom d’orateur, quoiqu’il eût été le disciple de Démosthène, et malgré ses talents d’homme d’État, de parleur habile et d’écrivain. Sans juger de lui par le traité apocryphe de l’Élocution, il ne fut, de l’aveu même des anciens, qu’un bel esprit honnête, une sorte d’Isocrate moins spéculatif, et entendant assez bien l’art de commander aux hommes. Au reste, quel besoin avait de l’éloquence véritable cet archonte décennal élu sous l’influence de la Macédoine, ce gouverneur d’Athènes dont les volontés n’avaient pas de contradicteur, et n’en pouvaient avoir ?



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