Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXV

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Librairie Hachette et Cie (p. 452-457).


CHAPITRE XXXV.

COMÉDIE MOYENNE.


Définition de la Comédie moyenne, — Poëtes de la Comédie moyenne. — Antiphane. — Alexis.

Définition de la Comédie moyenne.


J’ai dit ailleurs quelles avaient été, durant le quatrième siècle, les tristes destinées de la tragédie. J’ai déjà fait allusion aux autres misères poétiques de ce siècle, si fécond pourtant en philosophes et en orateurs. Non-seulement Aristote en est le seul lyrique, mais nous n’avons pas même un seul nom qu’on puisse citer dans l’épopée, dans l’élégie, dans aucun genre enfin sinon dans la poésie dramatique, et particulièrement dans la comédie.

Ce que les anciens critiques ont nommé la Comédie moyenne est assez difficile à définir, et paraît avoir eu des caractères fort divers, selon l’humeur et l’esprit des poëtes. On peut dire du moins ce que cette comédie n’était pas. Elle différait de la comédie de Cratinus, d’Eupolis et d’Aristophane par l’absence du chœur et par l’emploi à peu près uniforme du mètre ïambique. La loi dont j’ai parlé à propos du Plutus interdisait d’ailleurs au poëte la faculté de mettre en scène aucun personnage vivant, et de traiter aucun sujet politique. Cependant la Comédie moyenne n’était point une imitation vraisemblable des mœurs, une reproduction idéalisée des scènes de la vie. Ménandre, l’inventeur de la Comédie nouvelle, passe pour être le premier qui ait présenté, comme ou dit, le miroir aux hommes.

Les poëtes savaient pourtant trouver des ressources, et charmer leur public. Ils ont même été d’une fécondité prodigieuse. Athénée affirme avoir lu, pour sa part, huit cents pièces de la moyenne Comédie. M. Egger détermine avec précision quelques-uns des secrets de la pratique des successeurs d’Aristophane. On aimait les énigmes : le théâtre donnait des énigmes à discuter et à débrouiller. On détestait les Macédoniens : le théâtre mettait en scène le soldat fanfaron. Les courtisanes fournissaient une abondante matière. Il y avait aussi l’éternelle question des misères du mariage : « Trois fois malheur, disait un personnage d’Eubulus, trois fois malheur à celui qui fut le second des maris ! Je plains encore le premier : il ne savait pas quel fléau c’est qu’une femme. Mais le second savait là-dessus à quoi s’en tenir. » Le même poëte nous fournit un dialogue où sont énumérées les femmes célèbres par leur méchanceté. A Médée l’interlocuteur oppose Pénélope ; à Clytemnestre, Alceste ; mais à Phèdre il n’oppose aucun nom connu, ayant épuisé la liste des femmes vertueuses.

La gastronomie et tout ce qui s’y rattache, voilà un sujet qui reparaît sans cesse : « Sur ce thème, dit M. Egger, pourtant bien banal, des mœurs athéniennes, rien n’est plus piquant que les descriptions et les tableaux qui abondent dans la Comédie moyenne. Ici, des scènes de marché : l’orgueil et la fourbe des poissonniers ; les convoitises de l’honnête citoyen, ou du paresseux sans argent, qui s’extasie, le ventre vide, devant les friandises qu’il ne peut acheter. Là, des scènes d’intérieur : un parasite qui raconte les origines de sa profession, la faisant remonter jusqu’aux lois de Solon et jusqu’aux exemples des dieux ; un cuisinier qui expose avec emphase les secrets de son art et la haute influence de la cuisine sur les affaires humaines. »

On peut compléter ce que nous apprennent les fragments de la Comédie moyenne, par quelques conjectures qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit. Ainsi, il est probable que beaucoup de poëtes suivirent l’exemple qu’avait donné Aristophane, et qu’ils dialoguèrent des allégories morales assez semblables au Plutus. Quelques-uns durent s’en tenir à des tableaux tout fantastiques, uniquement destinés à charmer les yeux et les oreilles, comme seraient les Oiseaux réduits à la mesure fixée par les Trente. Épicharme eut sans doute des émules ; et les poëtes se dédommagèrent sur les dieux de la retenue que la loi leur imposait à l’égard des hommes. Qui sait ? c’est peut-être aux auteurs de la Comédie moyenne que nous devons l’Amphitryon, sous la forme que Plaute lui a conservée. Ils auront remanié la satire d’Épicharme ; ils l’auront développée davantage ; ils lui auront donné plus de mouvement et d’action. Cela est vraisemblable, à moins qu’on attribue à Plaute lui-même le travail par lequel l’œuvre sicilienne est devenue presque aussi compliquée que le sont nos propres comédies. Je crois aussi qu’on essaya, dès ce temps-là, d’introduire dans la comédie quelque chose de cet intérêt dramatique auquel avaient largement suppléé jadis les licences de toute sorte et les personnalités ; et Aristophane avait encore fourni le premier modèle. Il y avait dans le Cocalus, la dernière pièce qu’il eût écrite, une séduction et une reconnaissance, par conséquent une sorte d’intrigue romanesque, analogue à celles qu’offrent les pièces latines imitées de la Comédie nouvelle. Mais la ressource capitale de la Comédie moyenne, c’était la critique philosophique et littéraire. Les poëtes ne s’enflamment plus comme autrefois pour ces grands intérêts qui partageaient la république. Ce qui les passionne, c’est la lutte des systèmes, ce sont les rivalités des philosophes, ce sont les prétentions des rhéteurs tenant école et se dénigrant les uns les autres. L’Académie et le Lycée, le Portique et toutes les autres sectes, sont la pâture du théâtre. Il va sans dire quels poésie, surtout la poésie sérieuse, n’échappe pas aux railleries des poëtes comiques. Quelques-uns pensent que la satire s’en tenait aux choses et épargnait les personnes. Pourtant les noms propres ne manquent pas dans les vers qui nous restent de la Comédie moyenne, et des noms qui étaient portés par des personnages alors vivants ; et l’on verra tout à l’heure que la comédie ne les citait pas toujours pour faire plaisir à ceux qui les portaient. Les poëtes comiques s’égayèrent plus d’une fois aux dépens des philosophes eux-mêmes, que ne garantissait pas, ce semble, la loi portée dans l’intérêt des hommes d’État, et que les gouvernants du jour s’inquiétaient assez peu de voir livrer aux risées populaires. En définitive, la Comédie moyenne ne fut guère que la Comédie ancienne accommodée aux exigences de la loi, et vacillant d’essais en essais sans jamais s’arrêter à une forme déterminée qu’on puisse regarder comme le type d’un genre véritable.


Poëtes de la Comédie moyenne.


Les poëtes de la Comédie moyenne dont on a relevé les noms et dont on possède des fragments sont extrêmement nombreux. Mais les critiques alexandrins n’en ont placé que deux dans la liste des classiques, Antiphane et Alexis. Antiphane était un Rhodien établi à Athènes. Alexis y était venu de la colonie athénienne de Thuries. La vie de ces deux poëtes est à peu près complètement inconnue. On sait seulement qu’ils avaient été l’un et l’autre d’une fécondité presque miraculeuse. On attribuait à Antiphane deux cent quatre-vingts comédies, à Alexis deux cent quarante-cinq. À en juger par les fragments qu’on a recueillis, ces comédies n’étaient pourtant pas écrites dans un style négligé. Le vers ïambique y est construit d’après des règles aussi sévères pour le moins que dans les comédies d’Aristophane. Il est vrai que la diction n’a rien retenu, ou presque rien, de ce qui était propre à la poésie ; mais Antiphane et Alexis sont poëtes par le choix exquis des termes, par l’art avec lequel ils les placent, par la vivacité des tours, par la grâce et le piquant des images.


Antiphane.


Antiphane excellait à peindre d’un trait les vérités morales. Il dit, en parlant de la vieillesse : « Elle est l’autel des maux ; c’est là qu’on les voit tous chercher asile. » Il dit, en parlant de la vie : « Elle ressemble bien fort au vin ; quand il n’en reste que quelques gouttes, elle devient vinaigre. » Ce poëte avait une vive conscience des difficultés et de la dignité de son art. Dans une comparaison ingénieuse entre la tragédie et la comédie, il remarque qu’une tragédie, par son titre seul, commande déjà l’attention : « Que je nomme seulement Œdipe, et l’on sait tout le reste : son père, Laïus ; sa mère, Jocaste ; ses filles, ses fils, ses malheurs, ses forfaits. » Il se moque de la machine, qui sert si souvent à tirer les poëtes tragiques d’embarras ; puis il montre que les poëtes comiques n’ont pas avec leur genre, ni surtout avec le public, la partie aussi belle : « Il nous faut tout inventer, personnages, événements, histoire du passé, histoire du présent, catastrophe, entrée en matière. Si Chrémès ou quelque Phidon manque de mémoire, on le siffle impitoyablement. Les Teucer et les Pélée peuvent prendre de ces licences. » On se souvient que la tragédie, au temps d’Antiphane, n’était plus que l’ombre d’elle-même, et qu’elle méritait tous les reproches imaginables.


Alexis.


Alexis est quelquefois un moraliste à la façon d’Antiphane : « Il n’est pas de rempart, il n’est pas de trésor, il n’est rien au monde qui soit malaisé à garder comme une femme. » Mais souvent il l’est à la sienne, c’est-à-dire avec une verve cynique et une sorte de débraillé qui remettent en mémoire les joyeusetés de Rabelais et les propos des beuveurs : « Quels contes est-ce que tu nous débites-là ? Et le Lycée, et l’Académie, et l’Odéon, niaiseries de sophistes, où je ne vois rien qui vaille ! Buvons, Sicon, mon cher Sicon ; buvons à outrance, et menons joyeuse vie tant qu’il y a moyen d’y fournir. Vive le tapage, Manès ! Rien de plus aimable que le ventre. Le ventre, c’est ton père ; le ventre, c’est ta mère. Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire que tout cela, et vain bruit du pays des songes ! La mort mettra sur toi sa main de glace au jour marqué par les dieux. Que te demeurera-t-il alors ? ce que tu auras bu et mangé, et rien de plus. Le reste est poussière : poussière de Périclès, de Codrus ou de Cimon ! » Les derniers vers de ce morceau semblent imités de la fameuse épitaphe qu’on lisait, dit-on, sur le tombeau de Philippe, père d’Alexandre : « J’emporte avec moi tout ce que j’ai mangé, le souvenir de mes débauches et des plaisirs que me donna l’amour. »

Alexis n’aimait ni Platon ni les pythagoriciens, et semble avoir été lui-même, jusqu’à un certain point, l’apôtre de ce sensualisme grossier qu’enseignait dans la comédie son professeur de débauche. Il y a une scène fort spirituelle où il nous peint Platon, Speusippe, Ménédème et les disciples de l’Académie discutant sur la nature, distinguant le règne animal des arbres et des légumes, et cherchant à quel genre appartient la citrouille. Sur les pythagoriciens, Alexis ne tarit pas. Il se moque de ces gens qui vivent, comme il dit, de pythagorismes, de raisonnements bien limés et de pensées bien fines. Il ne veut pas qu’on mette le ventre au régime. Il ne croit même pas qu’on l’y mette en effet. Pour lui les pythagoriciens ne sont que des hypocrites, fidèles à la lettre de la doctrine, non à son esprit. N’est-ce pas là le sens de ce passage, qui vient à la suite d’une énumération des règles de l’institut pythagorique : « Épicharidès pourtant, qui est de la secte, mange du chien. — Oui, mais du chien mort : ce n’est plus un être animé. »