Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXVI

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Librairie Hachette et Cie (p. 457-465).


CHAPITRE XXXVI.

COMÉDIE NOUVELLE.


Antécédents de la Comédie nouvelle. — Poëtes de la Comédie nouvelle. — Caractère de la Comédie nouvelle. — Ménandre. — Philémon.

Antécédents de la Comédie nouvelle.


La Comédie nouvelle n’a pas besoin de définition. C’est la comédie même, c’est-à-dire l’imitation des scènes de la vie, la peinture des mœurs et des caractères. Antiphane et Alexis aidèrent sans doute à sa naissance, mais beaucoup moins qu’on ne se le figure. Les véritables précurseurs de Ménandre furent Euripide et Sophron. J’ai déjà dit combien les poëtes de la Comédie nouvelle admiraient Euripide. Philémon allait un peu loin dans son enthousiasme : « Si j’étais sûr en vérité, s’écriait-il, que les morts conservassent encore quelque sentiment, comme certaines gens le prétendent, je me pendrais afin de voir Euripide. » Euripide avait toute sorte de titres à ces préférences. Il avait réduit les légendes héroïques à l’état de chroniques bourgeoises ; il avait remplacé les demi-dieux par des hommes, marchant comme nous sur la terre et partageant nos faiblesses ; il avait donné à ses personnages une diction presque vulgaire, toute pleine d’expressions empruntées ou aux discussions de la place publique ou aux conversations du foyer. Ménandre était tellement nourri de la lecture d’Euripide, qu’il lui empruntait à chaque instant des mots, des pensées, des phrases, des vers entiers. Même encore aujourd’hui, on peut reconnaître la trace de ces emprunts. Mais ce que Ménandre imitait surtout, c’était ce ton de vérité avec lequel Euripide avait fait parler les passions, c’était l’art ingénieux que le poëte tragique avait déployé pour donner à l’intrigue de ses pièces la vraisemblance humaine et l’intérêt. Philémon et les autres émules de Ménandre n’en usaient guère moins librement avec Euripide ; et les ouvrages du poëte d’or, comme ils nommaient l’auteur de Médée, étaient une mine abondante où ils puisaient à pleines mains les exemples et les secours.

Sophron n’était pas, comme Euripide, un poëte tragique. Ce n’était pas même un poëte dans le sens rigoureux du terme, puisque ses compositions dramatiques n’étaient point écrites en vers. Il avait vécu à Syracuse, vers le temps des Denys. Voici en quoi consistaient ses pièces, qu’il intitulait du nom de mimes, μῖμοι, du mot μιμοῦμαι, qui signifie imiter. Sophron avait imaginé de rédiger, en prose dorienne, des scènes dialoguées, où il faisait parler des hommes et des femmes du peuple, avec la naïveté spirituelle et la pittoresque énergie de leur langage. Platon, qui avait peut-être connu Sophron à Syracuse, admirait ces tableaux, et s’en inspirait, dit-on, pour donner aux personnages de ses dialogues le plus qu’il pouvait de naturel et de vie. Les mimes de Sophron étaient des imitations fidèles de la réalité, comme l’indique leur nom même, et comme nous en pouvons juger encore en lisant tel poëme où Théocrite a pris Sophron pour modèle. Mais ces mimes n’étaient point, à proprement dire, des comédies. Il n’y avait pas de nœud général, pas d’action. C’étaient des scènes qui se suivaient sans lien nécessaire, sans préparation, et par un effet du hasard. D’ailleurs, ils n’étaient pas susceptibles d’être mis au théâtre, et ils n’étaient faits que pour la lecture ou la récitation.

J’ajoute que les admirables dialogues de Platon fournissaient aux poëtes comiques, plus encore que les mimes de Sophron, plus encore que les tragédies d’Euripide, des modèles parfaits de style dramatique. Ces chefs-d’œuvre montraient sans cesse à leurs yeux tout ce qu’on pouvait donner aux fictions comiques de vérité, de vraisemblance, d’énergie et de grâce. Il est assez étrange qu’aucun critique n’en ait jamais fait la remarque, et qu’il faille aujourd’hui revendiquer pour Platon une part dans l’enfantement de cet art nouveau qui faisait dire plus tard avec quelque apparence de raison, sinon sans recherche : « O vie, et toi Ménandre ! lequel de vous a imité l’autre ? »


Poëtes de la Comédie nouvelle.


Ménandre, qui réussit le premier avec éclat dans la Comédie nouvelle, était né à Athènes en 342, et il mourut en 290, à cinquante-deux ans. Ses succès attirèrent dans les mêmes voies une foule de poëtes, parmi lesquels les Alexandrins en ont particulièrement distingué jusqu’à quatre, mais dont un seul, Philémon de Soles en Cilicie, balança, peu s’en faut, sa renommée. Philémon eut une carrière plus longue que Ménandre, et lui survécut près de trente ans.

On attribuait à Ménandre quatre-vingts pièces, et environ cent cinquante à Philémon. Les trois autres classiques, Philippide, Diphile et Apollodore, le cédaient à l’un et à l’autre en fécondité comme en mérite, malgré leur talent et malgré le nombre considérable encore de leurs comédies.


Caractère de la Comédie nouvelle.


C’est dans les comiques latins, surtout dans Térence, qu’il faut chercher à se faire une idée du système dramatique de la Comédie nouvelle. Quatre des pièces de Térence sont traduites ou imitées de Ménandre, et les deux autres d’Apollodore. Térence nous apprend lui-même de quelle façon il s’y prenait avec ses modèles. Comme les pièces grecques étaient, en général, trop courtes pour remplir la mesure latine des cinq actes, et trop simples d’intrigue pour intéresser suffisamment les grossiers spectateurs du théâtre de Rome, il réduisait deux pièces grecques en une seule, ou plutôt il allongeait et compliquait la pièce traduite ou imitée, en y introduisant des scènes et des personnages empruntés à quelque autre comédie.

Voici à peu près à quoi se réduisait le thème dramatique, dans la plupart des pièces de Ménandre et de ses émules : une fille abandonnée en bas âge, ou enlevée à ses parents ; un jeune homme qui s’amourache d’une étrangère, et qui refuse l’épouse qu’on lui a choisie ; une reconnaissance qui fait découvrir, dans l’étrangère prétendue, quelque Athénienne bien née ; un mariage enfin, qui arrange tout, et qui rend tout le monde plus ou moins content. Sur ce canevas, se dessinaient un certain nombre de caractères, qu’on voyait presque invariablement passer d’une comédie dans une autre : le père avare et dur, tyran domestique, ou le père faible et complaisant ; la mère de famille raisonnable, ou la femme grondeuse, impérieuse, et qui rappelle à satiété qu’on ne l’a pas prise sans dot ; le fils de famille, dissipateur, léger, presque débauché, mais plein, au fond, de probité et d’honneur, et capable d’un véritable amour ; l’esclave rusé, qui aide le fils à soutirer l’argent du bonhomme de père ; le parasite, alléché par l’espoir de quelques bons repas ; le sycophante, qui brouille les affaires pour pêcher en eau trouble ; le soldat fanfaron, brave en paroles, poltron en réalité, qui vante ses exploits apocryphes et raconte de fabuleuses campagnes ; le marchand d’esclaves et l’entremetteuse, deux personnages sans foi, sans probité ni vergogne ; la jeune fille aimée, quelquefois indigne de l’être, mais, souvent aussi, respectable dans la misère et animée de sentiments nobles et élevés. Le génie des poëtes variait à l’infini les nuances dans ces caractères, et combinait ces caractères entre eux dans des proportions diversifiées elles-mêmes à l’infini ; et le théâtre latin prouve qu’il n’est pas besoin, pour différer parfaitement de soi-même ou des autres, d’imaginer des aventures nouvelles, des fables extraordinaires, des caractères inouïs. Mais les originaux des comédies de Plaute et de Térence étaient écrits par des hommes qui avaient observé la nature et qui savaient la peindre, par de grands moralistes et de grands poëtes.

Il nous reste un assez bon nombre de vers de Ménandre et de Philémon. Ce sont, pour la plupart, des sentences morales, des traits d’esprit et des proverbes. C’est dire assez qu’il est impossible de restituer, avec de pareils débris, aucune des scènes de leur théâtre. Les morceaux les plus longs sont encore extrêmement courts ; et les auteurs qui les citent ont songé à nous faire admirer de belles pensées, beaucoup plus qu’à nous donner l’intelligence du mérite dramatique des poëtes qui les leur ont fournies. Il y a une exception. Aulu-Gelle a consacré tout un chapitre des Nuits attiques à la comparaison de Ménandre et de Cécilius. C’est une excellente étude sur le style de Ménandre ; mais ce n’est pas encore tout ce que voudrait notre curiosité. On trouvera cette précieuse dissertation reproduite tout entière dans mon Histoire de la Littérature romaine, à l’article Cécilius. C’est ce que les anciens nous ont laissé de plus satisfaisant sur Ménandre ; car nous ne possédons plus que d’informes extraits de l’opuscule où Plutarque avait comparé Ménandre avec Aristophane. Pour revenir aux fragments de Ménandre et de Philémon, si les deux poëtes n’y sont que tout mutilés, ils y sont pourtant ; on du moins ils y sont assez pour nous forcer à reconnaître et à saluer deux grands écrivains et deux grands génies.


Ménandre.


Ménandre était un disciple de Théophraste ; mais il penchait vers les doctrines d’Épicure, toutes neuves alors, et que n’avaient point encore corrompues ceux qui s’enorgueillirent du nom de pourceaux, ou plutôt dont on n’entrevoyait pas, à travers les vertus du maître, les funestes et immorales conséquences. Au reste, Ménandre ne disserte guère; mais il se plaît, comme les épicuriens, à insister sur le côté misérable de la condition humaine, afin de faire mieux sentir le prix de la sagesse, de la modération, de l’apaisement des troubles intérieurs, de la sérénité de l’âme. Il y a, dans ses fragments, des choses admirablement belles, et de cette beauté sérieuse qui s’associait si bien, dans le Comédie nouvelle, avec une aimable gaieté. Voici un de ces passages, qui nous a été conservé par Plutarque, dans la Consolation à Apollonius : « Si tu es né, Trophime, seul entre tous les hommes, quand ta mère t’a enfanté, doué du privilége de ne faire que ce qui te convient et d’être toujours heureux, et si quelque dieu t’a promis cette faveur, tu as raison de t’indigner; car ce dieu t’a menti et s’est mal conduit envers toi. Mais si c’est aux mêmes conditions que nous que tu respires l’air commun à tous les êtres, pour te parler en style plus tragique, il faut supporter mieux ces malheurs et te faire une raison. Pour tout dire en un mot, tu es homme, et, partant, sujet plus qu’aucun être au monde à passer en un clin d’œil de l’abaissement à la grandeur, puis ensuite de la grandeur à l’abaissement. Et c’est vraiment justice. Car l’homme, qui est si chétif de sa nature, tente d’immenses entreprises ; et, quand il tombe, presque tous ses biens périssent dans sa chute. Pour toi, Trophime, tu n’as pas perdu une opulente fortune; tes maux présents n’ont rien d’excessif : ainsi donc résigne-toi, pour l’avenir, à cet état de médiocrité. »

Voici un autre morceau, cité par Stobée, où la leçon morale est présentée sons une forme plus vive et plus agréable encore : « Tous les autres êtres sont beaucoup plus heureux et beaucoup plus raisonnables que l’homme. Et d’abord, considérez, par exemple, cet âne-ci. Son sort est incontestablement misérable. Pourtant aucun mal ne lui arrive par son propre fait : il n’a que les maux que lui a donnés la nature. Nous, au contraire, outre les maux inévitables, nous nous en créons d’autres à nous-mêmes. Éternue-t-on, l’inquiétude nous prend ; prononce-t-on une parole malsonnante, nous nous mettons en colère ; quelqu’un a-t-il eu un songe, notre frayeur est extrême ; qu’une chouette vienne à crier, nous sommes tout tremblants. Rivalités, gloire, ambition, lois, ce sont là autant de maux que nous avons ajoutés de surcroît à ceux de la nature. »

La poésie de Ménandre n’est point ce libre jeu d’une imagination hardie et prime-sautière, qui nous charme jusque dans les bouffonneries d’Aristophane ou dans les gaillardises d’Alexis. C’est la raison ornée, c’est l’expérience et le bon sens revêtus d’une forme populaire. Ménandre rachète par la valeur pratique des pensées, par la profondeur des sentiments, par une sorte de pathétique tempéré, ce qu’il a perdu du côté de l’enthousiasme et de la fantaisie. C’est Ménandre qui a fourni l’original du vers sublime où Térence donne la définition de l’homme vraiment digne du nom d’homme.

Plutarque préfère Ménandre à Aristophane. Il n’était peut-être pas nécessaire de sacrifier l’un à l’autre. Les deux génies diffèrent du tout au tout. Les deux genres n’ont de commun que le nom. A quoi bon une comparaison en règle entre la comédie d’Aristophane et la comédie de Ménandre ? Mais Plutarque a raison d’admirer, chez Ménandre, la finesse, la délicatesse et la grâce du badinage, le respect des bienséances, la passion du bien. Je crois pourtant, si j’en juge d’après le théâtre de Térence, que la comédie de Ménandre n’était pas toujours une école de vertu. L’immoralité était quelquefois dans les choses, dans les sujets mêmes ; elle n’était jamais dans l’expression. D’ailleurs il y avait des œuvres d’une irréprochable pureté, témoin l’Andrienne.

Térence est un des plus charmants poëtes qu’il y ait eu au monde. Quelle perte que celle des originaux de ses chefs-d’œuvre ! Ce Térence, si beau, si parfait pour nous, n’était pour Jules César qu’un demi-Ménandre.


Philémon.


Je ne crois pas qu’il nous soit possible de déterminer avec une précision satisfaisante ce qui distinguait Philémon de Ménandre. Il me semble toutefois que Philémon a quelque chose de plus rude, ou, si l’on veut, de moins humain et de moins sympathique. Sa morale tient de Zénon plus que d’Épicure. Son style ne diffère de celui de Ménandre que par plus de tenue, et aussi par moins d’abandon et de grâce. Quintilien nous dit que beaucoup de contemporains mettaient Philémon au-dessus de Ménandre. C’étaient sans doute les hommes d’un goût très-sévère, les philosophes, ceux qui avaient fréquenté l’Académie ou le Lycée, ceux surtout qui avaient entendu, dans le Portique, l’éloquente voix du grand Zénon. Voici une définition de l’homme juste à laquelle Platon lui-même aurait applaudi, et où respire comme un souffle des doctrines morales de la République et du Gorgias : « L’homme juste n’est pas celui qui ne commet point d’injustice, mais celui qui, pouvant en commettre, ne le veut point. Ce n’est pas celui qui s’est abstenu de prendre des choses de peu de valeur, mais celui qui a le courage de n’en pas prendre de précieuses, pouvant se les approprier et les posséder sans crainte de châtiment. Ce n’est pas celui qui se borne à observer les règles vulgaires, mais celui-là seulement qui a un cœur pur et sans fourbe, et qui veut être juste, non le paraître. » Jusque dans les passages où Philémon s’émeut des misères humaines, on aperçoit un censeur peiné, sinon irrité, de nos faiblesses, et non plus l’aimable consolateur qui relève l’âme abattue de Trophime : « Si les larmes étaient un remède à nos maux et si toujours celui qui pleure cessait de souffrir, nous achèterions les larmes à prix d’or. Mais présentement, seigneur, nos maux ne s’inquiètent guère de nos larmes ; et c’est la même route qu’ils suivent, qu’on pleure ou non. Que gagnons-nous donc à pleurer ? rien ; mais la douleur a son fruit comme les arbres : ce sont les larmes. »

Philémon, dans les concours dramatiques, l’emportait souvent sur Ménandre. Mais le prix était décerné par des juges dont les sentences pouvaient être dictées par des considérations qui n’avaient rien de littéraire. Il paraît que le public ne les ratifiait pas toujours. On prétend que Ménandre lui-même, qui avait conscience de sa supériorité, s’étant rencontré en face de son rival : « Je te prie, lui dit-il, ne rougis-tu pas quand tu remportes sur moi la victoire ? » Mais le consentement unanime de l’antiquité finit par mettre les deux poëtes chacun à sa place : Ménandre au premier rang, Philémon au deuxième, mais à peu de distance du premier, et bien au-dessus de tous les autres poëtes de la Comédie nouvelle. Ceux-ci n’étaient que des hommes de talent, même ceux que les Alexandrins avaient mis dans leur canon, c’est-à-dire. dans la liste des classiques.