Histoire des Abénakis/1/13

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CHAPITRE TREIZIÈME.

les abénakis et les iroquois.

1661-1662.

En 1661, la rage et la cruauté des Iroquois semblèrent augmenter. Ils se jetèrent avec fureur sur les. Français et les sauvages du Canada, et semèrent la mort et la désolation dans tout le pays, au Sud comme au Nord du Saint-Laurent.

Dans le cours de l’hiver précédent, certains signes. vus dans l’air et quelques évènements extraordinaires avaient jeté l’émoi et l’épouvante parmi les habitants, qui étaient convaincus que ces choses pronostiquaient quelques grands malheurs. On vit d’abord une comète, que quelques uns considérèrent comme un signe de guerre ; puis, un tremblement de terre épouvanta les habitants de Montréal. Aux Trois-Rivières, on entendit des voix lamentables au-dessus de la ville. Aux environs de Québec, on vit dans l’air des canots enflammés[1]. On était partout convaincu que ces évènements annonçaient la guerre avec les Iroquois.

Vers la fin de l’hiver, un parti de cent soixante Iroquois tomba à l’improviste sur l’île de Montréal. Les habitants, surpris à leurs travaux et nullement préparés à la défense, prirent la fuite. La plupart purent s’échapper, mais treize d’entreux tombèrent entre les mains de l’ennemi. Le plus grand nombre de ces infortunés captifs furent impitoyablement massacrés, et les autres furent dispersés dans les bourgades d’Iroquois, pour y passer le reste de leurs jours, dans une servitude plus dure que la mort[2].

Cette expédition fut suivie, la même année, de quatre ou cinq autres, où les Iroquois firent chaque fois des prisonniers. De sorte que, pendant le cours de l’été suivant, les habitants de Montréal furent sans cesse exposés aux attaques de ces terribles ennemis.

La ville des Trois-Rivières ne fut pas épargnée. Quatorze français y furent faits prisonniers. Bientôt après, une trentaine de sauvages Attikamègues[3] et deux Français rencontrèrent, non loin de cette ville, quatre-vingts Iroquois, et se battirent vigoureusement avec eux. Ils purent soutenir cette lutte inégale pendant deux jours ; mais à la fin, ils succombèrent, accablés par le nombre.

Cependant, pas un seul d’entr’eux ne consentit à se rendre à l’ennemi, et tous préférèrent être ensevelis dans leur sang que dans les feux de ces cruels sauvages. Les femmes furent en cette occasion aussi courageuses que les hommes, et aimèrent mieux se faire tuer que de tomber entre les mains de l’ennemi[4].

Les Attikamègues étaient commandés dans cette rencontre par le fils de M. Godefroy. Ce jeune homme signala son courage par une longue et généreuse résistance. Il soutint l’attaque des Iroquois avec une hardiesse et une intrépidité propres à le faire croire invulnérable, se tenant toujours à la tête de ses sauvages, les encourageant par ses paroles et son exemple, tandis que les ennemis dirigeaient sur lui un feu continuel. Enfin, il tomba, couvert de blessures, pour mourir avec ses courageux compagnons. Un seul de ces malheureux put s’échapper, pour aller annoncer ce massacre aux Trois-Rivières[5].

Les Iroquois ne s’en tinrent pas là. Ils ravagèrent aussi les établissements du côté du Sud du Saint-Laurent, jusqu’en bas de Québec, et allèrent se mettre en embuscade dans l’île d’Orléans. M. de Lauzon partit alors de Québec pour aller les chasser de leur position, mais il ne put y réussir. Il fut tué avec ceux qui l’accompagnaient. Un seul homme de sa petite troupe put s’échapper pour aller annoncer à Québec cette triste nouvelle[6].

Tout le pays, depuis Tadoussac jusqu’à Montréal, fut pour ainsi dire bouleversé par ces cruels sauvages. Cent quatorze personnes, Français et sauvages, furent massacrées. Parmi ces victimes furent deux respectables ecclésiastiques de Montréal, M. M. le Maistre et Guillaume Vignal[7].

Cependant, la vengeance des Iroquois contre les Français n’était pas encore satisfaite. Ils résolurent de pénétrer jusqu’à la rivière Kénébec, pour aller y attaquer les Abénakis, parcequ’ils étaient les amis des Français.

Les Abénakis considéraient les Iroquois depuis longtemps comme des ennemis cruels et dangereux. Un grand nombre de leurs chasseurs ou voyageurs avaient été, en différents temps ; pillés et massacrés par eux ; mais jusqu’alors, ils n’avaient pas encore eu de guerres avec eux. Ils avaient vécu paisiblement dans leur patrie, qu’ils considéraient comme le plus beau pays du monde. En effet, les bords de la rivière Kénébec et des lacs de l’intérieur étaient si pittoresques que l’ensemble formait un charmant pays[8].

Il existait à ce sujet chez les Abénakis une ancienne et curieuse tradition, qui enseignait « que le Fils de Celui qui a tout fait ayant voulu se faire « sauvage », chercha par toute la terre une place digne de lui, afin de s’y fixer, et qu’ayant trouvé que le pays de Kénébec était le plus beau du monde entier, il s’y établit »[9].

Cette tradition, ridicule en apparence, est fort intéressante, puisqu’elle nous apprend que ces sauvages avaient une idée de l’Incarnation du Fils de Dieu avant leurs relations avec les Français. Peut-être avaient-ils puisé cette idée dans leurs rapports avec les Bretons, qui résidèrent en leur pays, parait-il, longtemps avant le voyage que Vérazzani y fit en 1524. Toutefois, une étude sur l’origine de cette idée serait fort intéressante.

Les Iroquois résolurent donc de porter leurs armes sur cette terre de délices, prétextant une insulte qu’ils avaient reçue des Abénakis. Quelque temps auparavant, voulant exiger une sorte de tribut de ces sauvages, ils leur avaient député trente des leurs, pour traiter de cette affaire. Les Abénakis, irrités d’une pareille exigence, tuèrent vingt-neuf de ces députés, s’emparèrent du dernier, lui coupèrent les lèvres, lui arrachèrent les cheveux et le renvoyèrent en cet état porter la nouvelle de ce qui s’était passé à l’égard de ses frères, avec ordre de dire à ses Chefs que tous les Iroquois auraient le même sort, s’ils persistaient dans leurs prétentions[10].

Les Iroquois, sous prétexte de venger cette insulte, armèrent un parti considérable de guerriers, et l’envoyèrent vers la rivière Kénébec.

Dans cette expédition, une bourgade abénakise, située dans le voisinage des Hollandais, fut entièrement détruite[11]. Les sauvages de cette bourgade, ayant déjà oublié les avis et les défenses du missionnaire, avaient acheté des Hollandais des boissons fortes, et s’étaient enivrés. Ils furent punis de cette faute sur le champ ; car ils étaient encore dans leur état d’ivresse lorsque les Iroquois tombèrent avec fureur sur eux. Incapables alors de se défendre, ils furent tous massacrés. Les femmes et les enfants furent brûlés. Un vieillard seul fut épargné, parcequ’il n’était pas ivre[12].

Les Iroquois retournèrent en leur pays très-satisfaits de ce succès, et emmenèrent ce vieillard en captivité. Ce bon sauvage, quoique captif, fut considéré parmi les Iroquois comme un homme vénérable, à cause de son grand âge et de sa sobriété. Après quelque temps de captivité, il fut par malheur rencontré par cinq ou six Iroquois ivres, qui s’emparèrent de lui et l’attachèrent à un poteau. Ces misérables lui firent endurer tous les tourments que la barbarie peut inventer, et il expira au milieu des plus horribles souffrances[13].

  1. L’Abbé. J B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1re. partie. 446.

    Relations des Jésuites, 1661. 23.

  2. Relations des Jésuites. 1661. 3.
  3. Poissons blancs.
  4. Relations des Jésuites. 1661. 3, 4.
  5. Relations des Jésuites 1661. 4.
  6. L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1ère partie. 467, 468. Relations des Jésuites. 1661. 4, 5.
  7. Relations des Jésuites. 1661. 5.

    L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1ère partie. 474.

    M. Guillaume Vignal avait été chapelain des Ursulines à Québec. En 1658, il était repassé en France, d’où il était revenu en 1659, comme sulpicien. Dans ce second voyage en Canada, il était accompagné de M. le Maistre. Ainsi ces deux ecclésiastiques n’étaient à Montréal que depuis deux ans, lorsqu’ils furent massacrés par les Iroquois.

  8. L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1ère partie. 478. Relations des Jésuites. 1662. 1.
  9. Relations des Jésuites. 1662. 1.
  10. Relations des Jésuites. 1662. 1, 2.
  11. Cette bourgade n’était pas éloignée du lac Sebago. Le mot « Sebago » vient de « Segago », vomit. Les Abénakis appelaient ainsi ce lac, parceque la rivière, par laquelle il se décharge à la mer, est remplie de chutes et de cascades. Ainsi, l’impétuosité des torrents de cette décharge portait les sauvages à comparer ce lac à un homme qui vomit ; de là, ils l’appelaient « Segago », il vomit.
  12. Relations des Jésuites. 1662 2.

    L’Abbé J. B. A. Ferland, Hist. du Canada 1re partie. 478.

  13. Relations des Jésuites. 1662, 2.