Histoire des Abénakis/1/14

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CHAPITRE QUATORZIÈME.

les abénakis, les français et les anglais.
— extermination des abénakis et des sokokis.
— leur émigration en canada.

1647-1680.


Razilli, gouverneur de l’Acadie, étant mort en 1647, ses possessions furent cédées à Charles d’Aulnay de Charnisay, qui fut nommé gouverneur. L’Acadie fut alors divisée entre Charles la Tour et lui, D’Aulnay alla s’établir à Pentagoët, et la Tour se fixa à la rivière Saint-Jean[1].

La mésintelligence se mit bientôt entre ces deux hommes, et leurs difficultés furent poussées si loin qu’ils se déclarèrent la guerre, au grand détriment de la colonie, parceque ces difficultés paralysaient tout progrès.

Ces difficultés furent aussi préjudiciables aux Abénakis, parcequ’elles mirent la division parmi eux. D’Aulnay avait beaucoup d’influence sur les sauvages de Pentagoët. Quoique sévère et dur, il se montrait bon à l’égard des sauvages ; ceux-ci, en retour, le respectaient, ce qui les engagea à embrasser son parti. De son côté, la Tour, qui avait été élevé dans le pays, au milieu des sauvages, se fit des amis parmi ceux de la rivière Saint-Jean[2].

Jusqu’alors ces sauvages avaient toujours sympathisé entr’eux et vécu en bonne intelligence. Mais alors, embrassant le parti de leurs Chefs français, ils se trouvèrent divisés, et se virent bientôt dans la triste nécessité de prendre les armes les uns contre les autres, ce qui causa entre les Etchemins et les Pena8ôbskets une haine qui dura plusieurs années. Les. Abénakis de la rivière Kénébec ne prirent aucune part à ces difficultés.

D’Aulnay eut d’abord l’avantage sur la Tour, quoique celui-ci fût aidé par les Anglais de la Nouvelle-Angleterre ; mais il ne jouit pas longtemps de ses conquêtes et des concessions qu’il obtint de la Cour de France. Il mourut en 1650, trois ans après avoir été nommé gouverneur de l’Acadie.

La Tour passa alors en France, et, après s’être justifié un peu de sa conduite à l’égard d’Aulnay, il fut nommé gouverneur de l’Acadie, en 1651. Cette nomination ne rétablit pas la paix dans Acadie. Emmanuel le Borgne s’empara de la succession d’Aulnay, et entreprit de chasser la Tour de l’Acadie[3].

En 1654, les Anglais profitèrent de l’état de faiblesse où ce pays était réduit, par suite de ces luttes intestines, pour l’attaquer. Ils s’emparèrent de la majeure partie, qu’ils conservèrent pendant treize ans[4].

Ce fut pendant que les Anglais jouissaient de cette conquête que les P. P. Jésuites et les P. P. Capucins laissèrent l’Acadie[5]. À cette époque, les Anglais étaient plus que jamais remplis de préjugés contre les catholiques, qu’ils considéraient comme des idolâtres. On voit que lorsque la Tour alla à la Nouvelle-Angleterre demander du secours contre d’Aulnay, on hésita beaucoup à Boston à accéder à sa demande, parcequ’il était catholique. On prétendit qu’il n’était pas permis de secourir des idolâtres, et il s’éleva de grands débats dans le Gouvernement à ce sujet[6].

La tolérance religieuse n’était pas alors admise dans la Nouvelle-Angleterre. On voit encore aujourd’hui dans les annales de Plymouth et de Boston les traces des persécutions qui furent alors suscitées contre les catholiques. Ainsi, on y voit qu’en 1647 le Gouvernement de Boston défendit aux Jésuites et à tout ecclésiastique, « ordonné par l’autorité du Pape de Rome, » d’entrer dans les limites de la juridiction du Massachusetts, sous peine de bannissement, pour la première contravention, et de mort, pour la seconde.

Ainsi, les Anglais de la Nouvelle-Angleterre considéraient alors les religieux et les ecclésiastiques comme des hommes dangereux et des fanatiques, qui devaient être chassés de leur pays.

Avec des maîtres si fanatiques et si intolérants la position des religieux de l’Acadie n’était plus tenable, et ils furent forcés de s’éloigner.

Le départ des P. P. Jésuites plongea les sauvages dans le deuil. Ils en attribuèrent justement la cause aux Anglais ; alors de graves mécontentements s’élevèrent parmi eux contre ces nouveaux maîtres de leur pays.

En 1667, lors de la restauration des Stuart, cette partie de l’Acadie, qui avait été enlevée par les Anglais, fut restituée aux Français, par le traité de Bréda, et M. Hubert d’Andigny Chevalier de Grand-Fontaine fut nommé gouverneur de ce pays[7].

C’est de cette époque seulement que datent les progrès suivis de cette colonie. Avant ce temps, elle avait sans cesse été troublée par les luttes des seigneurs aventuriers, qui se disputaient ce territoire. Dans ces difficultés interminables, ces aventuriers ruinaient les colons, arrêtaient complètement les progrès de l’agriculture, et finissaient par se ruiner eux-mêmes.

Mais lorsque M. de Grand-Fontaine fut nommé gouverneur, et que ces seigneurs aventuriers furent chassés de la colonie, on commença de suite à y voir de véritables progrès. Aussi, dès 1671, le nouveau gouverneur s’aperçut, par un recensement qu’il fit faire, que sa colonie avait déjà progressé[8].

Les colons, n’étant plus exposés à se voir ruiner par les guerres de leurs seigneurs, purent se livrer sérieusement à l’agriculture. Appuyés sur le secours des Abénakis, leurs alliés inséparables et leurs parents par les femmes, et instruits par leur longue expérience du pays, ils purent enfin surmonter les obstacles qui retardaient leur établissement depuis plus de cinquante ans.

Mais cette petite colonie, ne comptant alors que quatre cents habitants français, abandonnée à ses seules ressources, et sans cesse en guerre contre les puissantes colonies de la Nouvelle-Angleterre, ne pouvait pas aller bien loin en fait de progrès. Cependant, elle fit plus qu’on ne pouvait espérer. Les colons, par leur isolement presque complet et par la nécessité où ils se trouvaient de se défendre, avaient contracté une humeur guerrière, qui les rendait fort redoutables aux Anglais. Aidés des Abénakis, ils attaquaient leurs ennemis sur mer comme sur terre, et rapportaient souvent un riche butin[9].

Jusqu’à cette époque, ces colons n’étaient guère qu’un composé de pêcheurs, de soldats et d’aventuriers de toutes sortes. Comme il n’y avait que peu de femmes européennes parmi eux, la plupart se mariaient à des sauvagesses. On vit des unions d’Acadiens avec des Abénakises même après l’année 1700. Ces colons allaient s’établir au milieu des sauvages, adoptaient leur manière de vivre, les accompagnaient dans leurs excursions de chasse, de pêche, et finissaient par trouver tant de charmes dans cette vie aventureuse qu’ils passaient le reste de leurs jours dans les forêts[10]. Des colons même assez remarquables contractèrent de semblables unions et menèrent cette vie d’aventures. Ils établirent des villages, y réunirent des sauvages autour d’eux, et y vécurent comme des souverains, jouissant de la plus grande influence sur leurs sauvages, les conduisant et les commandant dans les guerres contre les Anglais[11].

L’un des plus remarquables parmi ces aventuriers fut le Baron de Saint-Castin, capitaine au régiment de Carignan. Saint-Castin était Béarnais. Après le licenciement de son régiment, il laissa le Canada, vers 1679, et alla, à travers les forêts et les montagnes, s’établir au milieu des rochers de Pentagoët. Il réunit autour de lui un grand nombre d’Abénakis, et épousa la fille du grand Chef de ces sauvages.

La vie aventures lui plaisait tellement que l’on peut dire qu’il s’estima heureux dans son fort de Pentagoët. Il put goûter parmi les Abénakis l’entière satisfaction d’une vie de voyages, d’embuscades, de pillages, de combats et de dangers. Il était brave, courageux, doué d’une force remarquable, adroit à tous les exercices du corps, et jouissait, en outre, d’un esprit d’entreprise et de ressources fort remarquable. Ces qualités et la grande affection qu’il avait pour les Abénakis le rendirent l’idole de ses hôtes sauvages.

Sa réputation se répandit rapidement dans l’Acadie et dans la province de Sagadahock, et son influence auprès des sauvages devint considérable. À l’appel de ce Chef vénéré, les sauvages prenaient les armes et venaient, de toutes parts, se réunir au fort de Pentagoët, pour aller courir sus aux Anglais[12].

Saint-Castin recula les Anglais pendant tout le temps qu’il demeura parmi les Abénakis : il paralysa, pour ainsi dire, pendant trente ans la colonisation anglaise au Maine, et empêcha les empiètements sur les terrains des sauvages. Aussi, chaque page des chroniques puritaines de cette époque est remplie d’imprécations contre ce terrible ennemi[13].

Saint-Castin demeura à Pentagoët jusqu’en 1708, où il repassa en France, pour y recueillir un héritage qui lui était échu à Béarn, laissant son fort et ses entreprises à son fils aîné, qu’il avait eu de sa femme sauvage. Il ne revint plus à Pentagoët, et mourut à Béarn en 1722.

Le jeune Saint-Castin se montra le digne successeur de son père, du moins quant à sa bonne volonté, et lutta courageusement contre les Anglais. Cantonné, tantôt sur la rivière Pentagoët, tantôt sur celle de Kénébec, il rassemblait les Abénakis, poussait des pointes dans les établissements anglais et y causait de graves dommages. Mais il manquait de l’habileté, de l’audace : et surtout de la bonne fortune de son père.

Plusieurs années après la prise de Port-Royal par Nicolson, les Anglais devenus maîtres de l’Acadie, le vainquirent. En 1722, il fut fait prisonnier et jeté dans les cachots de Boston. Quelque temps après, craignant son évasion, on l’envoya en Angleterre, où il eut la bonne fortune de s’échapper. Il passa alors en France, et arriva à Béarn assez tôt pour recueillir l’héritable de son père, qui venait de mourir. Il revint en Acadie en 1631, et mourut au milieu des sauvages, dans un âge assez avancé[14].

Ainsi, l’on voit qu’à l’époque de l’établissement du Baron de Saint-Castin à Pentagoët, les Abénakis avaient de fréquentes difficultés avec les Anglais. Leur haine contre ces injustes ennemis augmentait toujours. Les mauvais traitements qu’ils en avaient reçus de tout temps, les empiétements sur leurs terrains, le refus de les secourir contre les Iroquois, et surtout tant de guerres injustes contre leurs alliés, les Français et leurs frères de la Nouvelle-Angleterre, les avaient irrités depuis longtemps. Mais ils n’avaient pas encore osé se lever en masse contre la colonie de Sagadahock.

En 1676, cette haine, si longtemps étouffée, éclata : enfin. Voici à quelle occasion,

Depuis plusieurs années, des navigateurs Anglais venaient jeter l’ancre à l’embouchure des rivières Pentagoët et Kénébec, trompaient les sauvages par un commerce frauduleux, et leur causaient des dommages considérables[15]. Cette injustice mit le comble à la haine des Abénakis, et fit éclater, en 1676, l’orage qui menaçait la colonie de Sagadahock depuis un grand nombre d’armées.

Les sauvages, encouragés par leurs Chefs Français, se levèrent comme un seul homme, et tombèrent avec fureur sur les établissements anglais. « Près de la moitié de ces établissements furent détruits en détail »[16]. La plupart des habitants furent tués ou emmenés en captivité.

Le Gouvernement de Massachusetts, effrayé d’un pareil désastre, invita alors les Iroquois à venir faire la guerre aux Abénakis[17]. Mais ces sauvages, étant alors en paix avec les Français, n’osèrent marcher contre les alliés de ceux-ci, et, en conséquence, n’acceptèrent pas cette invitation.

En 1678, les Anglais se virent forcés de conclure avec les Abénakis un traité de paix, tout à l’avantage de ces sauvages. Chaque Anglais de Sagadahock était obligé de leur payer un tribut[18]. Mais ce traité fut absolument inutile, car la paix était devenu impossible entre les Abénakis et les Anglais. Aussi, dès l’année suivante, les sauvages recommencèrent leurs hostilités.

Alors le Gouvernement de Massachusetts résolut d’exterminer cette nation ennemie. Il envoya pour cette fin six compagnies de troupes, sous le commandement des majors Wallis et Bradford[19].

La première rencontre des troupes avec les Abénakis eut lieu, le 2 Novembre, à Newchewannick[20], établissement anglais situé sur la rivière Kénébec, à quelques milles de la mer. Un parti de 700 à 800 sauvages, Abénakis et Sokokis tomba sur ce village, ne s’attendant pas à y rencontrer des troupes. Il s’en suivit un terrible combat. Les sauvages attaquèrent vigoureusement les troupes, et, après une longue lutte, les chassèrent du village. Les Anglais, irrités de cet échec, se rallièrent et attaquèrent les sauvages avec la détermination de vaincre ou mourir. Ce second combat dura deux heures. Les Anglais eussent certainement été défaits n’eût été une ruse de Bradford. Lorsqu’il vit que ces troupes commençaient à reculer, il envoya, par un long détour, une compagnie de cavalerie attaquer les sauvages par derrière. Alors ceux-ci, pressés par les chevaux et se croyant attaqués par un renfort de troupes considérable, prirent la fuite. Dans cette rencontre, les sauvages perdirent près de 200 guerriers, et les Anglais, plus de la moitié de leurs troupes[21].

Les sauvages, pour se venger de cette défaite, détruisirent, dans le cours du mois de Novembre, le village de Casco et plusieurs habitations sur la rivière du même nom.

Alors Bradford, ayant reçu de Boston un renfort de troupes, marcha de nouveau contr’eux. Il arriva, le 1er Décembre, à la rivière Kénébec, près de endroit où ils étaient campés, et les attaqua, le 3. Les sauvages, au nombre de 800 à 900, se défendirent vigoureusement et firent un grand ravage parmi les troupes. La victoire demeura longtemps douteuse et incertaine. Enfin, après un long et rude combat, les Anglais commencèrent à reculer. Bradford, voyant qu’il était battu, eut encore recours à une ruse, qui le sauva et perdit complètement les Abénakis. Il avait mis en réserve une compagnie d’infanterie. Lorsqu’il s’aperçut que ses troupes faiblissaient, il lança impétueusement cette compagnie sur les sauvages. Ceux-ci, effrayés par cette attaque inattendue, prirent la fuite. Les soldats les poursuivirent longtemps, et en firent un affreux carnage. Plus de 700 sauvages furent tués ou blessés mortellement[22].

Ainsi les Abénakis de Kénébec et les Sokokis perdirent dans ces deux rencontres près de 1000 guerriers. Alors, ils furent forcés de mettre bas les armes.

Quelques uns d’eux se soumirent aux Anglais ; d’autres se réfugièrent vers leurs frères de Pentagoët et de l’Acadie ; mais la plupart émigrèrent en Canada, où ils rejoignirent les quelques familles de Patsuikets (Sokokis), qui y avaient aussi émigré la même année, après leur défaite sur la rivière Merrimack[23].

C’est ainsi que les Abénakis et les Sokokis commencèrent à émigrer en Canada, dans le cours du mois de Décembre 1679.



  1. L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1re. partie. 347, 348.

    Le P. de Charlevoix, Hist. Gén, de la N. France. Vol, II. 196.

  2. L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1re. partie 348, 354.
  3. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. II. 197.
  4. Idem. Vol. II. 260.
  5. Relations des Jésuites. 1659. 7.
  6. L’Abbé J. B. A. Ferland, Hist. du Canada, 1re partie, 349, 359.
  7. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France, Vol I&#8203 ;I. 304.
  8. E. Rameau. Acadiens et Canadiens, 1re. partie. 22. 23.
  9. E. Rameau, Acadiens et Canadiens, 1re. partie, 25.
  10. Idem 1re partie 25. 123. 124.

    Purchase's Pilgrims.

  11. E. Rameau, Acadiens et Canadiens, 1re partie. 25. 26. 123. 124.
  12. Garneau. Hist. du Canada, Vol. I&#8203 ;I. 47.
  13. Young, Les Chroniques des Pères Pélerins. Purchase’s Pilgrims.
  14. Il est très-probable qui y a encore aujourd’hui des descendants du Baron de Saint-Castin au village abénakis de Old Town, situé sur la rivière Penobscot, précisément à l’endroit où était l’ancien fort de Pentagoët, Nous désirions beaucoup faire une étude sur cette famille, mais la chose nous a été impossible. On nous a assuré qu’il y a environ vingt-cinq ans, un Abénakis de Penobscot, du nom de Saint-Castin, est venu au village sauvage de Saint-François. Ce sauvage était très-probablement l’un des descendants du Baron de Saint-Castin.
  15. Bancroft. Hist, of the U. S. Vol. I. 431.
  16. Idem. Vol. I. 431.
  17. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I. 431.
  18. Idem. Vol. I. 431.

    Williamson’s Maine. Vol. I. 553.

  19. H. Thrumball. Hist, of the Indian Wars. 96.
  20. Le mot « chewannick » vient de « Sig8aniki », la terre du printemps. Les Abénakis avaient donné ce nom à cette place parcequ’en cet endroit les torrents de la rivière Kénébec sont si impétueux que l’eau n’y congèle jamais, et que dans les plus grands froids de l’hiver elle y est toujours comme au printemps. Les rapides de cette rivière sont si forts et si dangereux en cet endroit que le P. Biard et ses hommes faillirent y périr en 1611, [Relation du P. Biard. 1611. 36.]
  21. H. Thrumbull. Hist. of the Indian Wars. 93, 94.
  22. H. Thrumbull. Hist. of the Indian Wars. 96, 97.
  23. H. Thrumbull. Hist. of the Indian Wars. 118.