Histoire des Abénakis/2/22

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CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.

voyage du lac champlain à saint-françois.  captivité chez les abénakis.

On comprend quelle fut la joie de Madame Johnson lorsqu’elle se vit enfin sur le bord du lac Champlain ; le désespoir et ses horreurs furent à l’instant chassés de son esprit pour faire place aux influences d’une douce et bienveillante espérance. Les neufs jours de souffrances étaient terminés ; elle ne reverrait plus ces sombres et épaisses forêts, ces abruptes et hautes montagnes, ces savanes froides et fangeuses. Elle avait tant souffert dans cette longue route de neuf jours que la continuation du voyage, par la voie de l’eau, lui paraissait un véritable bonheur. Son mari allait être enfin débarrassé du fardeau qui l’avait conduit aussi près de la mort qu’elle-même. Ses chers enfants, qui avaient tant souffert du froid, trouveraient bientôt des vêtements, et ses malheureux compagnons de captivité recevraient certainement quelque soulagement à leurs misères. Douze heures de navigation suffiraient pour les conduire aux établissements français, où ils rencontreraient enfin des êtres civilisés qui seraient touchés de leur malheur et leur donneraient volontiers quelques secours. Telles furent les pensées qui roulèrent dans l’esprit de notre malade. Aussi, l’heure qui s’écoula pendant qu’elle était assise sur le bord du lac Champlain fut, comme elle le dit elle-même, l’un des plus heureux moments de sa vie.

Il était l’heure du campement de la nuit, mais les sauvages voulurent profiter du calme de la nuit, pour traverser au côté gauche du lac. On s’embarqua donc sur les canots aussitôt après le souper. On marcha toute la nuit, au milieu d’épaisses ténèbres, par un temps froid et devenu très-humide par une épaisse brume.

Le lendemain, le 9, on alla débarquer, avant l’aurore, à un rocher, situé du côté Ouest du lac. Les sauvages se hâtèrent d’y allumer le feu, afin de réchauffer les prisonniers, qui avaient peine à se remuer, tant leurs membres étaient engourdis par le froid et par la position gênante du canot. Pendant ce temps, quelques uns se rendirent à une habitation française, située dans le voisinage, et en rapportèrent du pain, de la viande et du maïs. La chaudière fut aussitôt mise au feu, et, bientôt, la viande et le maïs exhalèrent en bouillant d’agréables vapeurs qui vinrent flatter délicieusement l’odorat des prisonniers. L’odeur seule de cette nourriture connue soulageait singulièrement leurs estomacs, affaiblis et dégoutés par la mauvaise nourriture qu’ils avaient reçue depuis neuf jours. Aussi, le repas qui leur fut servi quelques instants après fut délicieux pour eux.

Après avoir assouvi leur appétit, les sauvages se livrèrent aux réjouissances. Pendant le voyage dans la forêt, ils avaient souffert par les inquiétudes et par la faim ; mais désormais ils n’auraient plus d’inquiétudes et ne manqueraient plus de provisions. Alors, ils se livrèrent à tous les excès d’une joie sauvage. La scène qu’ils offraient dans cette réjouissance était horrible à voir. Ils chantaient et sautaient en poussant des cris, semblables à des hurlements, accompagnés de gesticulations, de contorsions et d’affreuses grimaces. Il faudrait avoir été témoin d’une semblable scène pour en comprendre toute l’horreur.

Après ce tapage infernal, on organisa la danse guerrière. Cette danse consistait à sauter autour du feu en chantant. Chacun chantait sur le ton qui lui convenait, sans s’occuper le moins du monde des règles. de l’harmonie. Le meilleur danseur était celui qui sautait le plus agilement et qui se distinguait par les contorsions. Les prisonniers furent obligés de prendre part à cette danse, et, comme ils étaient très-inhabiles dans cet exercice, les sauvages se moquaient d’eux, en leur signifiant de sauter plus haut et de crier plus fort.

Après la danse, les sauvages voulurent se donner le luxe d’un concert de blancs. Ils invitèrent donc les prisonniers à leur faire entendre chacun une chanson. Tous furent obligés de chanter, même Madame Johnson et ses enfants.

Vers le milieu de la matinée, sept nouveaux sauvages arrivèrent, revenant d’une expédition. Les prisonniers leur furent présentés, et les réjouissances recommencèrent avec le même tapage qu’auparavant.

Lorsque les réjouissances furent terminées, on se mit en route vers le fort Saint-Frédéric, où on arriva à midi. Les prisonniers furent conduits à la maison du commandant. Ils y furent reçus avec cette politesse qui caractérise si bien les Français. On leur procura des vêtements, et on leur donna un excellent dîner. Pendant ce temps, les dix-neuf sauvages demeurèrent à l’extérieur de la maison, d’où ils faisaient entendre leurs cris de guerre, accompagnés d’un tapage semblable à celui qu’ils avaient fait dans la matinée.

Après le dîner, les captifs furent présentés au commandant, qui leur fit subir un interrogatoire. Cet officier fut touché de leur misère, mais il ne put leur rendre la liberté ; cependant il les garda quatre jours au fort, afin de leur procurer les soins et le repos nécessaires pour rétablir leurs forces épuisées ; il leur procura un logement convenable, et ordonna qu’on leur donna les meilleurs soins possibles.

Pendant ces quatre jours, ils furent traités avec beaucoup de bonté et de civilité. Des personnes charitables les visitèrent et parurent touchées de leur malheureux sort. On donna à Madame Johnson une garde-malade, qui lui prodigua tant de soins qu’elle recouvra entièrement la santé. Les enfants reçurent aussi des soins particuliers, et on les habilla même élégamment. Un jour on présenta à Madame Johnson son petit enfant, habillé d’une manière si élégante qu’elle ne put le reconnaître.

Le prisonniers, se voyant traités avec tant de politesse et tant de soins charitables, paraissaient oublier leur malheur. Mais le quatrième jour arriva et s’écoula bien vite. Il leur fallut dire adieu à ce toit hospitalier, pour se mettre sous la domination de leurs maîtres.

Le 13, ils furent livrés aux sauvages, qui les embarquèrent sur un vaisseau partant pour St Jean. Peu de temps après le départ, le vent étant devenu contraire, on jeta l’ancre.

Bientôt, un canot, portant une dame qui allait à Albany, passa près du vaisseau. Johnson pria cette dame de se charger d’une lettre pour Albany. Il écrivit alors au colonel Lyddius, l’informant de ce qui était arrivé à sa famille, et le priant de faire publier ces renseignements sur les gazettes de Boston, afin de faire connaître à ses parents qu’il vivait encore avec toute sa famille. Quelque temps après, on lisait sur les journaux de Boston « que James Johnson et sa famille avaient été faits prisonniers à Charlestown, le 31 Août, par un parti d’Abénakis, et qu’ils avaient été emmenés en Canada par ces sauvages. »

On arriva au fort Saint-Jean, le 16, après une désagréable navigation de trois jours. Les captifs y furent reçus avec la même politesse qu’à Saint-Frédéric. Madame Johnson fut placée, avec son enfant, dans une bonne chambre, et une femme fut chargée de lui donner tout ce qui lui serait nécessaire.

Le lendemain, le 17, il fallut continuer le voyage. Les captifs furent livrés aux sauvages et embarqués sur un bateau, partant pour Chambly. Comme ce bateau était trop chargé, le capitaine ordonna bientôt de débarquer quelques prisonniers. Alors deux. sauvages débarquèrent avec Labarre, Madame Johnson et son enfant.

Cet incident fut un sujet d’inquiétude et d’angoisse pour les prisonniers. Comme ils ne savaient pas un mot de français ni d’abénakis, ils n’avaient pas compris l’ordre qui avait été donné, et pensèrent qu’on voulait les séparer peut-être pour toujours. Madame Johnson quittait son mari et ses enfants, sans savoir si elle les reverrait jamais ; Johnson était dans les mêmes inquiétudes, et les enfants, croyant que les sauvages allaient tuer leur mère, fondaient en larmes. Cette scène jetait la désolation dans le cœur de tous les captifs. Mais ils reconnurent bientôt que leurs craintes étaient mal fondées, car, quelques heures après, ils étaient tous réunis au fort Chambly, où on leur donna une bienveillante hospitalité.

Le 18, ils furent de nouveau livrés à leurs maîtres et embarqués cette fois sur des canots, pour faire route vers Sorel, où ils arrivèrent le 19 au matin.

À la nouvelle de l’arrivée de cette troupe de sauvages avec des prisonniers, un charitable citoyen de l’endroit se rendit au rivage, pour jouir un instant du triste spectacle qu’offrait ces malheureux captifs. Touché de compassion à la vue de leur pénible état, il les invita à aller se reposer quelques instants chez lui. Les sauvages s’y opposèrent d’abord, mais ils cédèrent aux instances du charitable citoyen. Ce brave homme fit servir aux captifs des rafraîchissements et un bon déjeuner ; puis il ordonna de préparer quelque nourriture pour le petit enfant, qui attirait particulièrement son attention et sa commisération. Mais, les sauvages, demeurés à l’extérieur de la maison, n’accordèrent pas le temps nécessaire ; ils murmuraient, menaçaient et demandaient à grands cris leurs captifs. Il fallut se rendre à leur exigence.

On se rembarqua de suite et l’on continua la route. vers le village abénakis. On arriva vers midi à l’embouchure de la rivière Saint-François, à environ cinq milles du village sauvage. On s’arrêta en cet endroit pour diner.

Après le repas, les sauvages organisèrent encore leur danse guerrière ; les cris et les hurlemens se firent entendre de nouveau, et la danse fut encore accompagnée de mouvements violents, de gestes et de contorsions indescriptibles. Les prisonniers furent forcés de chanter et de danser jusqu’à complet épuisement. Alors on procéda à leur toilette.

C’était alors la coutume chez les Abénakis de faire une grande fête chaque fois que des guerriers arrivaient d’une expédition contre l’ennemi. On décorait les prisonniers de la manière qui paraissait la plus propre à faire connaître leur valeur et leur importance, puis, on les conduisait par tout le village. Tous les sauvages, hommes, femmes et enfants, les suivaient, en poussant d’horribles cris.

Nos excursionnistes firent donc la toilette de leurs prisonniers, pour se conformer à cette coutume. Ils leur donnèrent des habits nouveaux et leur rougirent la figure avec du vermillon, mêlé à de la graisse d’ours. Puis ils continuèrent leur route vers le village, et envoyèrent deux d’entr’eux en avant, pour annoncer aux sauvages la nouvelle de leur arrivée.

Bientôt, l’air retentit des cris venant du côté du village. Les excursionnistes, ne voulant pas se laisser surpasser en hurlements par leurs frères, leur répondirent aussi fortement et aussi longtemps qu’il leur fut possible. Cet affreux tapage dura jusqu’à l’arrivée des guerriers et se continua encore longtemps après.

À peine les canots eurent-ils touché le rivage qu’un grand nombre d’enfants et de femmes y accoururent, suivis des guerriers.

Voici une coutume qui existait alors chez les Abénakis. Lorsqu’on amenait des captifs au village, les guerriers, revêtus de leur accoutrement de guerre, allaient les recevoir au village. Ils s’y plaçaient en deux rangs, laissant entre chaque rang un espace suffisant pour y laisser passer les captifs. Alors, chaque maître entonnait le chant de guerre, et, prenant son captif par la main, il le conduisait à son wiguam, en passant lentement entre les deux rangs de guerriers. Chaque guerrier mettait la main sur l’épaule du captif qui passait devant lui, pour lui signifier qu’il serait désormais son maître. Quelquefois, on plongeait les captifs à l’eau avant de leur permettre de mettre pied à terre.

Ce fut en observant ce cérémonial qu’on conduisit nos prisonniers aux wiguams de leurs maîtres. Là, ils subirent une véritable exhibition. Un grand nombre de sauvages vinrent les visiter et parurent fort satisfaits.

Le wiguam abénakis était bien loin de ce que l’on peut appeler aujourd’hui élégant et confortable. C’était une longue loge d’écorce de bouleau. Il n’y avait à l’intérieur, ni plancher, ni plafond, ni lits, ni poêle, ni cheminée. La terre nue, durcie et bien aplanie, servait de plancher. On faisait le feu au milieu, et la fumée s’échappait par une ouverture, pratiquée au-dessus dans la couverture du wiguam. Les seuls objets de ménage qu’on y remarquait consistaient en quelques vases de bois ou d’écorce de bouleau, servant pour l’eau et la nourriture, et en quelques instruments de cuisine, exclusivement en bois et faits grossièrement. Tout y était propre à inspirer du dégoût et de la répugnance.

C’était dans ces sortes de huttes que les prisonniers, accoutumés à vivre dans de bonnes habitations, allaient désormais être logés. Ils furent dispersés dans le village. Madame Johnson et ses enfants furent placés dans une grande loge, où étaient trois ou quatre guerriers et autant de femmes.

Après les cérémonies d’installation, il était l’heure du souper. Nous ne parlerons que de celui qui se fit dans la loge de Madame Johnson. Un immense plat de bois, rempli de bouillie de maïs, fut déposé sur la terre, vers le milieu de la loge ; les sauvages se placèrent autour du plat, en s’asseyant sur leurs talons ; et mangèrent ensemble en plongeant leurs grandes cuillères de bois dans la bouillie. La captive, invitée à prendre part au repas, ne savait comment s’y prendre pour s’approcher du plat ; car elle ne pouvait s’asseoir sur ses talons, comme les sauvages. Elle fit de son mieux ; mais ce fut toutefois d’une manière si maladroite et si inhabile que ses hôtes riaient de cœur-joie.

Le jour suivant, les captifs furent conduits au grand conseil pour être vendus. Ce conseil se tint en plein air, de la manière la plus solennelle. Environ 700 sauvages, hommes, femmes et enfants y assistaient. Le grand Chef était au milieu de l’assemblée, placé sur une petite estrade. Bientôt, à un signal donné, le plus profond silence s’établit. Chacun tourna ses regards vers le Chef, qui commença aussitôt une longue harangue. Le harangueur parlait de la manière la plus solennelle. Le son de la voix, le geste et l’expression de la figure annonçaient en lui un véritable orateur. Il parla longtemps et toujours avec force et facilité. Les sauvages l’écoutaient avec la plus grande attention, et paraissaient pénétrés de ce qu’il disait.

Les captifs furent vendus à des chasseurs, et échangés contre un certain nombre de couvertes et divers autres objets. Madame Johnson fut vendue à Joseph-Louis Gill, fils de Samuel[1].

À peine la vente des captifs fut-elle terminée qu’une autre fête commença dans le village, parceque des guerriers venaient d’arriver d’une expédition dans la Nouvelle-Angleterre. Ces guerriers n’avaient pas de prisonniers, mais ils apportaient un riche butin et un grand nombre de chevelures, levées sur les Anglais. Alors, les réjouissances recommencèrent avec le même tapage que le jour précédent. Les dépouilles furent portées en triomphe dans le village. Les chevelures étaient placées sur une longue perche, portée par deux hommes. Tous les sauvages, hommes, femmes et enfants, suivaient les dépouilles, en chantant et faisant retentir l’air de cris affreux. Puis on organisa une danse qui se continua la plus grande partie de la nuit.

Dès son entrée dans la maison de son nouveau maître, Madame Johnson fut si bien traitée qu’elle eût été heureuse n’eussent été l’éloignement de son pays et sa séparation avec son mari et ses enfants. Gill ne vivait pas à la manière des sauvages ; il avait conservé les habitudes de ses ancêtres. « Sa langue était sauvage », disait-il, « mais son cœur était anglais ». Aussi, la captive recevait dans cette famille tous les soins qu’elle eût pu attendre de ses plus proches parents. C’est pourquoi, elle s’estimait beaucoup moins malheureuse que ses compagnons d’infortune.

Malgré les soins et les marques de bonté à son égard, elle ne pouvait cependant se faire à sa nouvelle position. Comme il lui était impossible de se livrer aux occupations de ses nouvelles sœurs[2], occupations qui consistaient à faire des canots, des colliers et ceintures de wampum et de perles, des paniers, etc., son temps passait dans une inaction complète, ce qui lui causait beaucoup de mal. La nostalgie, cruelle maladie, qui ne se guérit ordinairement que par le retour au pays, étouffait presque les sentiments de gratitude qu’elle éprouvait pour ses bienfaiteurs.

Les autres prisonniers étaient sans cesse tourmentés par les plus vives inquiétudes, et ignoraient complètement leur sort futur. Peut-être les laisserait-on dans le village pour y mener cette vie entièrement inactive, qui les rendait doublement malheureux ; peut-être les entraînerait-on dans quelques excursions contre leurs compatriotes, ou vers les froids lacs du Nord pour y faire la chasse. Ces sombres pensées étaient bien loin de les rassurer sur leur avenir. Ils avaient la liberté de se visiter, suivant leurs désirs, et ils en profitaient pour passer ensemble de longues heures à faire des conjectures sur leur future destinée. Ces entretiens soulageaient un peu leurs cœurs affligés.

Mais ils devaient être bientôt privés de cette légère consolation. Johnson ne resta que quelques jours à Saint-François. Son maître, connaissant qu’il n’en retirerait aucun profit, ni à la chasse, ni dans les voyages, le conduisit à Montréal et le vendit. Marie-Anne Willard, Labarre et les deux petites filles, Suzanne et Polly, furent aussi vendus dans la même ville, peu de temps après. Farnsworth fut emmené plusieurs fois à la chasse par son maître, mais, comme il était plus nuisible qu’utile dans ces voyages, il fut aussi vendu à Montréal. Il ne restait donc plus à Saint-François que Madame Johnson, son fils Silvanus et son dernier enfant.

Ce fut un nouveau sujet de peines et de chagrins pour l’infortunée captive. Elle restait presque seule sur cette terre étrangère, sans espoir de pouvoir un jour la quitter, et elle ne reverrait peut-être jamais son mari, ses enfants et ses amis. Ces pensées désolantes, jointes à l’affliction dont son cœur était rempli, la conduisaient jusqu’au désespoir.

Elle était accablée depuis plusieurs jours par ces affligeantes réflexions, lorsqu’un jour son petit Silvanus vint avec précipitation lui dire, en fondant en larmes, que les sauvages voulaient l’emmener dans un long voyage de chasse. À peine avait-il prononcé ces paroles, que son maître arriva et lui commanda de le suivre. L’enfant se précipita dans les bras de sa mère, implorant du secours de la manière la plus attendrissante. Le sauvage l’arracha aussitôt des bras de sa mère et l’entraîna précipitamment. Les dernières paroles que la malheureuse mère entendit de la bouche de son fils furent celles-ci : « Maman, je ne te reverrai plus. » Madame Johnson, recueillant le peu de forces qui lui restaient, après cette scène déchirante, put lui répondre : « Prends courage mon Silvanus, Dieu te protégera. »

On était au 15 Octobre ; quarante-cinq longs jours de captivité s’étaient écoulés, et Madame Johnson, restée seule avec son dernier enfant au milieu des sauvages, n’avait plus devant elle qu’une sombre perspective d’infortune, sans espoir d’en voir le terme. Elle passait les jours dans la tristesse et la plus noire mélancolie. Tantôt elle visitait les loges dégoûtantes des sauvages, tantôt elle marchait sur le bord de la rivière ou d’un petit ruisseau, situé dans le village, parfois elle se promenait dans la forêt.

Il y avait alors dans le village 30 à 40 wiguams, contenant chacun quatre ou cinq familles, et quelquefois un plus grand nombre. Ces wiguams étaient logés irrégulièrement, dans un espace fort rétréci et resserré par la forêt presque de toutes parts, ce qui donnait un coup d’œil fort désagréable. Il y avait aussi quelques maisons en bois, qui servaient de résidence au missionnaire[3], au grand Chef et à la famille Gill. L’église était l’édifice le plus remarquable du village ; elle était située près des wiguams. Les wiguams, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, étaient entretenus dans un état de malpropreté indescriptible. Les sauvages laissaient pourrir à leurs portes les restes de leur chasse et de leur pêche, ce qui causait une puanteur insupportable.

On comprend que que les promenades de la captive dans ce nauséabond village étaient fort peu récréatives pour elle et peu propres à dissiper ses chagrins et ses ennuis. Cependant elle s’habitua peu-à-peu à voir toutes ces choses sans trop de dégoût ; et quelques occupations qu’elle prit alors diminuèrent sensiblement sa noire mélancolie ; ces occupations consistaient principalement à faire des vêtements pour ses nouveaux frères et sœurs. On lui permettait d’aller traire les vaches le soir et le matin, et le jeune Antoine, fils de son maître, l’y accompagnait toujours. Comme ce jeune enfant lui témoignait toujours beaucoup d’affection et comme il lui rappelait son Silvanus, elle l’estimait beaucoup. Aussi, ces petites excursions lui donnaient toujours une agréable distraction, et ramenaient quelque joie dans son cœur.

L’inaction dans le malheur redouble la peine et le chagrin. C’est ce qu’éprouva notre captive. Tant qu’elle demeura dans l’inaction, sa peine paraissait augmenter chaque jour, et dès qu’elle pût se livrer à quelques occupations, elle éprouva de suite un soulagement sensible. Mais il manquait à cette malheureuse femme une autre chose bien plus nécessaire et plus importante, qui lui eût été d’un grand secours dans son infortune. Elle n’était pas catholique. Elle ne connaissait pas cette divine religion qui console toujours dans le malheur. Il est étonnant que tant de maux et de souffrances n’aient pas suffi pour conduire à la vérité cette femme si intelligente et douée de tant de bonnes qualités. Ses préjugés contre le catholicisme étaient si grands que pendant les quelques années qu’elle passa en Canada, elle n’eût pas même l’idée d’étudier les premiers principes de cette sainte et divine religion, tandis que la chose lui étant si facile. Il est probable que l’horreur et la haine qu’elle avait pour les sauvages contribuèrent à entretenir ses préjugés contre le catholicisme.

La vie de captivité lui était devenue plus supportable, Madame Johnson put désormais se livrer à quelques amusements. Elle allait quelquefois à la pêche avec ses frères et sœurs, parfois elle faisait des promenades dans la campagne jusqu’à une assez grande distance du village, et visitait des familles canadiennes. Par ce moyen, elle fit la connaissance d’une famille d’Estimauville[4], amie de son maître. Elle reçut dans cette famille tant de bons soins, et y observa tant de marques de bonté et d’affection à son égard qu’un instant elle se crut au milieu de ses parents. Elle y demeura une semaine. La généreuse et bienveillante hospitalité qu’elle reçut dans cette respectable famille l’engagea à y retourner plusieurs fois, son maître ne mettant aucun obstacle à ces visites.

Un autre fois, elle fut conduite chez un marchand, du nom de Joseph Gamelin[5]. La famille Gamelin la reçut avec la plus grande politesse, et l’invita à revenir la visiter. La captive y retourna plusieurs fois ; elle y séjournait, chaque fois, un jour ou deux.

Cependant, Johnson travaillait à Montréal pour y réunir sa famille ; il faisait des recherches dans la ville, espérant rencontrer quelqu’un qui achèterait les captifs restés à Saint-François. Au commencement de Novembre, il trouva enfin une personne qui consentit à les acheter. Il écrivit aussitôt à son épouse pour l’informer de cette heureuse nouvelle. Malheureusement, Silvanus n’était pas encore de retour de son voyage de chasse, Il y avait donc impossibilité de traiter de cette affaire avec son maître.

Néanmoins, Madame Johnson communiqua cette lettre à Gill, qui consentit aussitôt à la conduire à Montréal. Elle se vit donc dans l’obligation de partir seule de Saint-François, laissant son Silvanus à la merci des sauvages. Elle eut certainement préféré attendre encore quelque temps, pensant pouvoir, plus tard, emmener son fils avec elle ; mais la lettre de son mari était si pressante, qu’elle crut devoir partir aussitôt qu’elle eut obtenu le consentement de son maître.



  1. Joseph-Louis Gill était alors âgé de 34 ans. Il était marié à la fille du grand Chef, de laquelle il avait eu deux enfants, Antoine et Xavier, encore fort jeunes. Son père, alors âgé de 57 ans, demeurait avec lui et était l’interprète anglais des sauvages ; il était alors veuf depuis près de 16 ans.
  2. Ces nouvelles sœurs étaient deux filles de Samuel Gill, Josephte et Marie-Appoline. Chez les Abénakis un captif donnait le nom de frères et sœurs aux enfants et aux frères et sœurs de son maître.
  3. Le P. J. Aubéry, alors fort avancé en âge. Il était dans sa 54ème année de prêtrise.
  4. Charles d’Estimauville, ancien officier français, résidait à environ trois milles du village abénakis, sur l’une des branches de la rivière Saint-François, le chenal tardif. La propriété qu’il occupait appartient aujourd’hui au Docteur Joseph Lemaître. Il rendit de grands services aux sauvages ; il était alors leur interprète français. Son fils, Jean-Baptiste, était plus versé que lui dans la langue abénakise ; il fut aussi l’interprète français des sauvages pendant un grand nombre d’années.
  5. Joseph Gamelin était allié aux Abénakis par sa femme, Catherine Annance. Il parlait l’abénakis aussi bien que le français. Il était le frère de Suzanne Gamelin, que Joseph-Louis Gill épousa, en secondes noces. Il devint riche, ce qui contribua beaucoup à lui acquérir une grande influence parmi les sauvages. Il fut leur agent pendant un grand nombre d’années. Vers la fin de ses jours, sa renommée d’homme riche lui fut funeste. Des voleurs s’introduisirent chez lui pendant la nuit, et enlevèrent une forte somme d’argent.