Histoire des Abénakis/2/23

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CHAPITRE VINGT-TROISIÈME.

captivité à montréal et à québec. — retour.

Le 7 Novembre, Madame Johnson s’embarqua sur un canot d’écorce, avec quelques sauvages, pour faire route vers Montréal, où elle arriva le 10. Elle y rencontra son mari, ses enfants et ses amis. Elle eut la satisfaction de voir que ses compagnons de captivité avaient été achetés par des personnes respectables, et qu’ils étaient traités avec humanité. Le 11, les sauvages la conduisirent chez un monsieur Duquesne, qui avait promis de l’acheter, et en demandèrent 1,000 francs. Duquesne n’offrit que 700 francs. Les sauvages acceptèrent cette somme, et la captive fut admise dans la famille Duquesne.

Cependant Johnson, par l’influence de ses amis de Montréal, avait obtenu un congé de deux mois pour aller à la Nouvelle-Angleterre, dans le but d’obtenir la somme nécessaire pour le rachat de sa famille, II fut donc mis en liberté, sur sa parole qu’il reviendrait à l’expiration de deux mois, et Duquesne se chargea de pourvoir aux besoins de sa famille, moyennant une certaine somme, qui devait lui être payée au retour de ce voyage.

Johnson partit de Montréal, le 12 Novembre, accompagné de deux sauvages, qui, suivant l’ordre du gouverneur, devaient le conduire jusqu’à Albany, et aller l’y rejoindre au retour de son voyage de la Nouvelle-Angleterre, pour le ramener en Canada. Il se rendit à Boston, où il s’adressa au gouverneur Shirley, pour lui exposer le sujet de son voyage et lui demander la somme qu’il désirait. Le gouverneur soumit cette demande à l’assemblée générale, qui n’accorda qu’une somme bien insuffisante. Johnson alla alors s’adresser au gouverneur Wentworth, New-Hampshire. Il fut plus heureux cette fois. La somme de £150, sterling, lui fut accordée pour le rachat des prisonniers anglais en Canada.

Il se préparait à retourner à Boston, entièrement satisfait de cet heureux succès, lorsqu’il reçut une lettre du gouverneur Shirley, qui lui mandait que, depuis son départ de Boston, il s’était élevé de graves difficultés avec le Gouvernement du Canada, qu’il était imprudent pour lui de retourner à Montréal, sous de pareilles circonstances, et qu’en conséquence il lui enjoignait de ne pas se mettre en route sans sa permission ou celle du gouverneur Wentworth, à qui il allait écrire à ce sujet. Malgré cette décourageante lettre, Johnson se rendit à Boston, espérant que le gouverneur, connaissant sa position, lui accorderait la permission de retourner en Canada ; mais cette permission lui fut refusée, et il lui fut positivement ordonné de demeurer à Boston jusqu’à nouvel ordre.

On conçoit dans quel embarras il se trouva alors. Il était forcé de manquer à la parole qu’il avait donnée de retourner à Montréal après deux mois d’absence ; il allait perdre entièrement son crédit en Canada, et, par suite, sa famille y serait maltraitée. Il exposa ces pensées alarmantes au gouverneur ; mais celui-ci renouvela sa défense, et le fit mettre sous garde.

Madame Johnson et sa famille furent bien traitées par Duquesne, pendant les deux premiers mois de l’absence de Johnson.

Bientôt, le dernier enfant de cette famille tomba malade, et, comme l’on craignait pour ses jours, Duquesne proposa de le faire baptiser. La mère y consentit, pour faire plaisir à son protecteur. Il fut proposé de donner à l’enfant le nom de Louise, et la mère y ajouta celui de « Captive. » Ainsi la petite fille, alors âgée de quatre mois, fut baptisée sous le nom de « Louise-Captive. »

Vers les milieu de Janvier, 1755, les deux sauvages, qui avaient conduit Johnson à Albany, furent envoyés pour le ramener à Montréal, car ses deux mois de congé étaient expirés ; mais ils ne le rencontrèrent pas. Le retour des sauvages sans le prisonnier fut la cause de beaucoup de disgrâces pour la famille captive. Ses amis la négligèrent, se retirèrent peu-à-peu et finirent par la mépriser. Duquesne, supposant que Johnson avait lâchement manqué à sa parole, cessa d’assister cette malheureuse famille, et ne voulut plus voir Madame Johnson.

Après deux mois d’une douce espérance, cette femme se trouva de nouveau plongée dans la peine. Elle ne recevait aucune nouvelle, ni de son mari, ni de son fils Silvanus, et elle se trouvait sans demeure, sans amis et sans protecteurs. Cependant, elle ne perdit pas tout-à-fait courage. Elle loua une petite chambre, où elle gagna par la couture, avec sa sœur, la subsistance de sa famille.

Au commencement d’Avril, les sauvages furent renvoyés une seconde fois à Albany ; mais ils revinrent sans le prisonnier, ce qui augmenta encore les inquiétudes et les angoisses de la malheureuse captive. Enfin, aux premiers jours de Juin, elle vit arriver son mari à sa porte, conduit par un peloton d’hommes de police.

À la fin de Mai, Johnson avait pu obtenir du gouverneur Wentworth la permission de retourner en Canada. Il s’était alors rendu à Albany, où il avait obtenu de M. Cayler une lettre de change de £150, sterling, adressée à un riche et influent citoyen de Montréal. Mais il était alors difficile de passer aux frontières. Le Canada se préparait à la guerre contre les Anglais. Des troupes françaises y arrivaient ; les Canadiens prenaient les armes, et les guerriers sauvages, venant de toutes parts, se réunissaient en grand nombre à Montréal, et paradaient dans les rues. Des détachements de troupes avaient été envoyés pour la garde des frontières, du côté du lac Champlain. Johnson fut bientôt fait prisonnier par ces troupes et conduit à Montréal ; mais quelques personnes, qui le connaissaient, obtinrent sa liberté et le firent conduire chez sa femme par quelques hommes de police.

Johnson se trouva dans l’impossibilité de payer ses dettes à Montréal, car sa lettre de change ne fut pas reconnue. Duquesne en fut si mécontent qu’il porta plainte contre lui devant M. de Vaudreuil. Il l’accusa de trahison, disant qu’il avait dépassé de cinq mois l’époque qui lui avait été assignée pour son retour à Montréal, et qu’il avait employé ce temps à ourdir, avec les Anglais, des complots contre les Français. Johnson donna ses explications et se défendit le mieux qu’il put. Le gouverneur, obligé dans ces circonstances de se tenir sur ses gardes, et n’ayant aucune raison de croire que Duquesne voulait le tromper, trouva ces explications insuffisantes ; en conséquence, il ordonna que Johnson fut incarcéré dans la prison de Montréal.

Cet évènement fut un coup terrible pour la malheureuse famille, qui se trouva plus que jamais sans crédit, abandonnée et méprisée de tout le monde. Madame Johnson, le désespoir dans le cœur, alla elle-même frapper à la porte du gouverneur, pour lui exposer son malheur et demander pitié pour son infortuné mari. Le gouverneur la reçut avec bonté, et écouta avec émotion le récit de toutes ses souffrances ; mais il ne put lui accorder ce qu’elle demandait relativement au prisonnier. Il l’encouragea cependant à supporter son malheur, lui promit de secourir sa famille, et lui donna de suite une petite somme d’argent, pour acheter des provisions.

Madame Johnson, ignorant sa destinée future, prit le parti de louer de nouveau sa petite chambre, et par son travail elle put gagner la subsistance de sa famille. Elle avait la liberté de visiter, chaque jour, son mari en prison.

Dans le cours du mois de Juillet, elle eut le plaisir de rencontrer plusieurs de ses concitoyens, que des guerriers abénakis venaient d’amener à Montréal[1]. Elle les visita souvent et eut de longs entretiens avec eux.

Le 22 Juillet, il fut ordonné de transporter Johnson à la prison de Québec. En conséquence, il fut embarqué, avec sa femme et ses deux plus jeunes enfants, sur un vaisseau, partant pour cette ville. Suzanne, la plus âgée de ses filles, fut placée dans une famille de Montréal, et Marie-Anne Willard demeura chez le gouverneur.

Après deux jours d’une heureuse navigation, Johnson et sa femme arrivèrent à Québec, où ils furent conduits à la prison des criminels. Ils reculèrent d’horreur lorsqu’ils aperçurent le dégoûtant logement où on les introduisait. Il s’en exhalait une odeur infecte et suffocante ; le plancher, le plafond et les murs étaient d’une affreuse malpropreté ; dans un coin de l’appartement, gisait, sur un misérable grabat, un malheureux ; presque mourant de la petite vérole ; dans un autre coin, était un tas de paille, sur lequel on voyait quelques couvertes extrêmement sales ; au centre, gisaient sur le plancher quelques plats dégoûtants, et, çà et là, trois ou quatre blocs de bois, pour servir de siéges et étant les seuls meubles qu’on apercevait dans l’appartement.

Tel était le lieu qu’ils devaient désormais habiter, pour y être exposés sans cesse, soit à être suffoqués par les miasmes qui s’en exhalaient, soit à être atteints de la petite vérole, maladie qu’aucun d’eux n’avait eue, et qu’ils craignaient autant que la mort. Malgré leurs représentations à cet égard, on les força de prendre possession de ce taudis infect.

Pendant la première quinzaine de leur détention dans cette prison, ils furent continuellement dans la crainte de la petite vérole, et employèrent tous les moyens en leur pouvoir pour s’en préserver. En outre ils souffrirent beaucoup de la faim. Une seule fois par jour on leur apportait, dans un seau malpropre, une maigre nourriture, dans laquelle on jetait quelques croûtes de pain. Cette nourriture leur inspirait un tel dégoût qu’ils n’y touchaient qu’autant qu’il était nécessaire pour s’empêcher de mourir d’inanition.

Le quinzième jour, Madame Johnson fut atteinte des premiers symptômes de la petite vérole ; elle fut conduite à l’hôpital, et son mari resta dans la prison, avec ses deux enfants. Deux jours après, Johnson, ne pouvant donner les soins nécessaires à sa petite fille, Captive, la plaça en pension. Mais bientôt, la personne qui s’en était chargée la reporta à la prison, prétextant qu’elle craignait de n’être pas payée. Alors, l’Intendant, M. de Longueuil, accorda une pension pour l’enfant, qui resta sous les soins de cette femme jusqu’à la fin d’Octobre, excepté quelques jours qu’elle fut à l’hôpital, parcequ’elle était atteinte de la petite vérole.

Johnson et sa file Polly, ayant aussi été atteints de cette maladie, furent conduits à l’hôpital. Ainsi, tous les prisonniers subirent les ravages de cette cruelle maladie ; mais il recouvrèrent tous la santé, et retournèrent dans leur noire prison, à la fin d’Octobre. Comme ils n’avaient pas de poêle dans leur appartement, ils commencèrent à souffrir du froid ; Johnson s’en plaignit à M. de Longueuil, et on leur donna un peu de feu.

Au commencement de Novembre, Madame Johnson tomba malade d’une violente fièvre ; elle fut transportée de nouveau à l’hôpital, avec sa petite Captive, où elle séjourna un mois, et retourna ensuite à sa prison.

On était alors au mois de Décembre. L’hiver faisait ressentir ses rigueurs, et cependant l’appartement qu’occupaient les prisonniers n’offrait que peu de défense contre le froid de cette rigoureuse saison. Cet appartement était si mal clos que le froid y pénétrait de toutes parts. Les fenêtres étaient dans un si mauvais état qu’elles donnaient libre accès au vent glacé et aux frimats. On n’allumait du feu dans cet appartement qu’une seule fois par jour. Aussi, les prisonniers y souffrirent du froid au delà de ce qu’on peut imaginer. Ils se tenaient des jours entiers couchés sur leur tas de paille, enveloppés dans leurs sales couvertes, pour s’empêcher de mourir de froid. Ils étaient, en outre, sans cesse exposés aux rudes traitements du geôlier, homme dur et sans pitié pour tous ceux qui étaient sous sa garde.

Ils demeurèrent dans ces horribles souffrances jusqu’au mois de Janvier, 1756, où ils furent visités par un charitable citoyen de Québec. Cet homme compatissant fut touché de leur misère, et parut fort indigné contre ceux de ses concitoyens qui les avaient réduits à une pareille détresse. Il leur assura que M. de Longueuil ne connaissait pas leur malheureux état, qu’il allait l’en informer de suite, et que certainement ils sortiraient de cette pénible position.

Le lendemain, M. de Longueuil alla les visiter, et leur dit qu’ils n’avaient été placés dans cette prison que par un ordre spécial du gouverneur-en-chef, et qu’il n’était pas en son pouvoir de les en faire sortir. Il conseilla néanmoins à Johnson d’écrire lui-même au gouverneur à ce sujet, lui promettant d’appuyer fortement ce qu’il lui exposerait.

Johnson écrivit donc à M. de Vaudreuil, pour lui faire connaître sa profonde misère et demander quelqu’amélioration à sa déplorable position. Il priait en même temps le gouverneur de lui faire remettre son fils Silvanus, qui était encore chez les Abénakis, et de lui renvoyer sa fille Suzanne et sa belle-sœur.

Le gouverneur lui répondit d’une manière fort obligeante, lui disant qu’il venait d’ordonner à M. de Longueuil de le transférer à la prison civile, que M. l’Intendant aurait soin de sa famille et lui donnerait des secours, qu’il ferait tout en son pouvoir pour retirer son fils des mains des sauvages, que sa fille et sa sœur étaient bien à Montréal, qu’il n’avait été mis en prison que parcequ’il avait donné lieu à de graves soupçons contre lui.

Les prisonniers furent donc transférés à la prison civile, où ils furent bien traités. On leur fournit tout ce qui leur était nécessaire ; on leur donna même un peu d’argent chaque semaine, et Madame Johnson eut la permission de sortir dans la vile, pour acheter quelques effets.

Le geôlier de cette prison était un excellent homme ; son épouse était bonne et complaisante pour les prisonniers ; elle permettait à ses enfants de s’amuser avec les deux petites filles prisonnières ; de cette manière celles-ci apprenaient le français. Tout ceci contribuait beaucoup à rendre la situation des prisonniers moins malheureuse.

Vers la fin d’Avril, le geôlier vint un jour tout joyeux leur apprendre la nouvelle de la prise du fort Oswégo. Le brave homme croyait tout bonnement leur faire plaisir, et leur apprendre une agréable nouvelle. Aussi, il fut peiné lorsqu’il les vit tristes et affligés en apprenant cette nouvelle défaite de leurs compatriotes.

Le reste de l’année 1756 se passa sans changement sensible dans la position des prisonniers.

Dans le cours de l’hiver, 1757, Marie-Anne Willard, écrivit à sa sœur pour lui annoncer la mort de leur père, qui avait été tué par les Abénakis, dans le cours de l’été, 1756[2]. Cette affligeante nouvelle plongea les prisonniers dans le deuil. Madame Johnson ne put supporter une si grande peine, et tomba dangereusement malade ; mais, grâce à sa forte constitution, elle recouvra la santé, après un mois de maladie.

Au printemps, plusieurs prisonniers anglais, détenus avec la famille Johnson, furent envoyés en Angleterre pour être échangés contre des prisonniers français, ce qui donna quelqu’espérance à Johnson ; mais il ne fut rien fait pour lui et sa famille.

Dans le mois de Mai, il écrivit au gouverneur pour le prier encore une fois de permettre à sa fille et à sa sœur de descendre à Québec. Marie-Anne Willard fut alors envoyée à Québec, mais Suzanne fut retenue : à Montréal.

Johnson, fatigué d’un si long emprisonnement, résolut, dans le mois de Juin, de tenter encore un moyen pour obtenir sa liberté, en allant lui-même plaider sa cause auprès de M. de Longueuil. Il lui représenta qu’il était prisonnier depuis près de trois ans, qu’il avait supporté toutes les misères, excepté la mort, qu’il n’avait jamais été coupable de trahison, comme on l’avait prétendu, et que, lors même qu’il se serait rendu coupable de ce crime, tous les maux qu’il avait soufferts, avec sa famille, devaient en être une satisfaction suffisante. M. de Longueuil lui promit de s’occuper de lui auprès du gouverneur.

Huit jours après cette entrevue, on annonça aux prisonniers qu’ils seraient désormais libres dans la ville, et qu’il leur était permis d’y prendre un logement. Ils sortirent donc enfin de leur prison.

Quelques jours après, Johnson ayant appris qu’un vaisseau, partant pour Montréal, devait transporter en Angleterre des prisonniers anglais pour être échangés contre des Français, écrivit au gouverneur pour le prier de mettre sa famille au nombre de ceux qui devaient être embarqués pour l’Europe. Le gouverneur lui répondit que la chose se ferait suivant son désir et que sa fille Suzanne lui serait envoyée ; il concluait en le félicitant sur la fin de ses malheurs.

Cette bonne nouvelle mit les prisonniers au comble de la joie. L’idée qu’ils allaient bientôt quitter un pays où ils avaient tant souffert leur fit presqu’oublier leurs trois années d’adversité. Toute la famille se réjouissait et désirait ardemment voir arriver le jour où elle s’embarquerait pour l’Angleterre.

Cependant, quelqu’un ayant représenté à M. de Vaudreuil que Johnson n’ayant pas prouvé son innocence quant aux soupçons qu’on avait eus contre lui, il était imprudent, sous les circonstances d’alors, de le mettre si vite en liberté, l’ordre fut donné de le remettre en prison.

Le navire qui transportait les prisonniers arriva Québec, trois jours avant le temps fixé pour l’embarquement de la famille Johnson ; mais la jeune Suzanne était restée à Montréal, et il fut annoncé à cette malheureuse famille que Johnson resterait en prison, et que son épouse, ses deux filles et sa sœur partiraient pour l’Angleterre.

On comprend que cette nouvelle fut un terrible coup pour cette famille. Cette dernière décision du gouverneur la rejetait en prison pour un temps indéterminé, et lui enlevait subitement l’espoir de revoir bientôt son pays, ses parents et ses amis. Il semblait impossible à Madame Johnson de partir seule, laissant, sur une terre étrangère et entre les mains d’ennemis, son mari et deux enfants qu’elle ne reverrait peut-être jamais.

Cependant, le colonel Schuyler et plusieurs autres Anglais, alors prisonniers à Québec, lui conseillèrent de partir seule, lui représentant qu’en Europe elle rencontrerait des amis qui l’aideraient, et que, de là, elle pourrait facilement retourner en son pays, par les nombreux vaisseaux qui voyageaient sans cesse d’Angleterre en Amérique. Le colonel ajouta qu’il userait de toute son influence pour obtenir la liberté de son mari et le rachat de ses enfants. Johnson lui ayant aussi donné le même conseil, elle se décida à partir.

Le 20 Juillet, elle fut conduite sur le navire, avec sa sœur et ses deux enfants. Le capitaine, homme complaisant et civil, lui donna la meilleure cabine du vaisseau. Quelques instants après, elle partait pour l’Europe. Elle tourna alors une dernière fois ses regards vers Québec, comme pour dire adieu à ses meilleurs amis qu’elle y laissait, puis bientôt la ville disparut à sa vue.

Après trente jours d’une heureuse navigation, on arriva près des côtes de l’Angleterre, et on alla jeter l’ancre devant Plymouth, le 19 Août.

Les prisonniers furent débarqués, le jour suivant ; mais, comme la famille Johnson n’était pas sur la liste des prisonniers, on la laissa dans le vaisseau. Après deux jours d’attente, Madame Johnson, ne voyant aucun changement dans sa situation, commença à craindre que la fortune ne lui fût adverse même sur des rivages amis. Elle était absorbée par cette pensée, lorsqu’un officier arriva à bord pour s’informer si le navire était prêt à recevoir les prisonniers français ; elle s’adressa à lui avec confiance, et lui fit connaître sa position.. L’officier la conduisit dans la ville, avec ses deux enfants et sa sœur, lui obtint un logement convenable et une pension.

Madame Johnson eut la bonne fortune d’être logée dans une maison où se trouvait aussi le capitaine John Mason, si connu au New-Hampshire. Mason s’intéressa beaucoup au sort de cette femme. Il écrivit à ce sujet à M. M. Thompson et Apthort, agents du New-Hampshire à Londres. Ce fut par l’influence de ces deux agents que Madame Johnson reçut les secours nécessaires pour se rendre dans son pays natal.

Elle passa quinze jours à Plymouth, puis elle s’embarqua sur un vaisseau de guerre, — le Rainbow, pour Portsmouth, où elle devait prendre passage sur un autre vaisseau, le Royal Ann, pour l’Amérique. À Portsmouth, elle passa quelques jours sur ce dernier vaisseau. Mais, comme elle y était fort à la gêne, elle fut placée dans la ville, en attendant une autre occasion pour continuer le voyage vers l’Amérique. Quatre jours après, elle fut embarquée sur un vaisseau de guerre, l’Orange, partant pour New-York, où elle arriva, le 10 Décembre, après sept semaines de navigation.

Ainsi, une partie de la famille Johnson se trouva à New-York, après trois ans et trois mois d’absence. Madame Johnson eut le plaisir de rencontrer le colonel Schuyler, qui lui donna beaucoup d’informations sur ceux qu’elle avait laissés en Canada ; il lui apprit que, quelque temps après la bataille de William-Henry, il avait été mis en liberté avec Johnson, qui s’était aussitôt embarqué sur un vaisseau partant pour Halifax, qu’il avait pu racheter Silvanus pour la somme de 500 francs, que ce dernier était actuellement dans l’armée, que Labarre avait pu s’échapper de Montréal et qu’il était au milieu de sa famille, au New-Hampshire.

Madame Johnson passa dix jours à New-York ; puis elle s’embarqua pour New-Haven ; de là, elle se rendit à Springfield, Massachusetts.

Pendant ce temps, Johnson arrivait à Boston, où il eut le désagrément d’être arrêté, sous soupçon d’avoir détourné la somme qui lui avait été accordée pour le rachat des prisonniers anglais en Canada. Heureusement qu’il était muni d’un certificat du colonel Schuyler, qui avait prévu cette affaire. Cette pièce justificative prouvait l’innocence de Johnson d’une manière si convaincante, qu’il fut de suite mis en liberté. Il partit aussitôt pour Springfield, où il rejoignit son épouse, le 1 Janvier, 1758. Ainsi, la famille Johnson se trouva réunie en cet endroit, moins Silvanus, alors dans l’armée, et Suzanne, restée en Canada.

Johnson, jugeant qu’il n’était pas prudent de retourner alors à Charlestown, parce que cette place était devenue inhabitable par suite des fréquentes descentes des Abénakis, alla s’établir près de Boston, pour quelque temps. Quelques mois après, il prit du service dans l’armée, et fut élevé au grade de capitaine. Le 8 Juillet, il assista à la bataille de Carillon, où il fut tué.

Dans le mois d’Octobre, le Gouvernement de Massachusetts accorda à la veuve Johnson la somme suffisante pour le rachat de son fils. Silvanus rejoignit donc sa famille, après quatre ans d’absence.

Dans le même temps Farnsworth put s’échapper de Montréal, et retourna dans son pays.

La famille Johnson demeura encore un an près de Boston, puis elle retourna à son ancienne résidence de Charlestown, dans le mois d’Octobre, 1759. Quelques jours après, le major Rogers arriva à Charlestown, revenant de son expédition contre les Abénakis de Saint-François. Parmi les prisonniers qu’il y avait faits était le jeune Antoine, fils de Joseph-Louis Gill, ancien maître de Madame Johnson. Ce jeune sauvage reconnut aussitôt l’ancienne captive de son père, et lui déclara qu’elle était encore sa sœur et, lui, son frère.

Cependant, Suzanne était encore en Canada. En 1757, aussitôt après le départ de sa mère pour l’Angleterre, M. de Vaudreuil l’avait reçue dans sa famille. Il la traita avec bonté, et prit soin de son éducation. Il la plaça chez les Ursulines de Québec, où elle demeura près de deux ans. Malgré ces bons soins, l’absence de ses parents la rendait malheureuse. La mort de son père, à Carillon, mit le comble à sa peine. Elle demeura dans cette position jusqu’à l’été, 1760, où une expédition des Abénakis contre la Nouvelle-Angleterre amena son retour dans sa famille.

Au commencement de l’été, 1760, quelques guerriers abénakis, pour se venger de l’expédition de Rogers contre leur village, firent une descente sur Charlestown ; mais ils n’obtinrent que peu de succès. Cependant, ils firent quatre prisonniers : un nommé Johnson, beau-frère de Madame Johnson, Joseph Willard, son cousin, et deux enfants Ces enfants moururent dans la forêt, par suite des fatigues du voyage. Johnson et Willard, après un voyage de quatorze jours à travers la forêt, arrivèrent à Montréal, quelques jours avant la capitulation de cette ville. Ils n’y restèrent que quatre mois, puis retournèrent à Charlestown, emmenant Suzanne avec eux.

Ainsi, dans le mois de Septembre, 1760, la famille Johnson, moins le père, se trouva réunie à Charlestown, dans la maison d’où elle avait été si subitement enlevée, six ans auparavant.

  1. Dans le mois de Juin, 1755, les Abénakis firent quelques excursions contre la Nouvelle-Angleterre. Un parti de guerriers se rendit à la rivière Merrimack, et y fit huit prisonniers : Nathanaël Maloun, sa femme et trois enfants, Robert Barber, Samuel Scribner, et Enos Bishop. Ces huit prisonniers furent vendus à Montréal. Un autre parti se rendit, à Hinsdale, près de la rivière Connecticut, et y fit treize prisonniers : H. Grout et deux de ses enfants, How et deux de ses filles, du nom de Polly et Submit-Phips, Gardfield et six enfants. Gardfield, ses six enfants et How furent vendus au fort Saint-Jean. Grout, ses enfants et les deux filles de How, furent conduits à Montréal. M. de Vaudreuil acheta les files de How et ne négligea pas leur éducation. Après une année de résidence à Montréal, elles furent placées chez les religieuses Ursulines de Québec, où elles se distinguèrent par leurs talents. En 1758, ayant été remises en liberté, elles retournèrent vers leur famille à Hinsdale, après trois ans d’absence.
  2. Les Abénakis de Saint-François firent une expédition contre Charlestown, dans le mois de Juin, 1756. Mais comme le fort était bien gardé, surtout depuis la captivité de la famille Johnson, les sauvages furent repoussés. Plusieurs Anglais furent tués ; parmi les morts était M. Willard, père de Madame Johnson, et parmi les blessés était un jeune Willard, son frère. Cette fois les sauvages ne firent pas de prisonniers.