Histoire des Canadiens-français, Tome VII/Chapitre 4

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Wilson & Cie (VIIp. 41-50).

CHAPITRE IV


1730-1760


La noblesse. — Seigneuries concédées. — La traite. — Le commerce. — Abus de l’administration. — La milice. — Causes de la perte du Canada.

À
la fin du régime français, les familles nobles étaient assez nombreuses dans le pays. On en comptait au moins trente, subdivisées en plusieurs branches. Voyons d’abord celles qui avaient reçu leurs titres en Canada.

Boucher portait les noms de Boucherville, Montbrun, Piedmont, Niverville, Grosbois, La Broquerie, La Perrière, Grand-Pré, La Bruyère. Plusieurs officiers de cette famille brillaient dans la milice ; d’autres étaient seigneurs et s’occupaient de colonisation. Ils ne se sont pas trop effacés sous le régime anglais.

Godefroy de Lintot, de Saint-Paul, de Roquetaillade, de Normanville, de Tonnancourt, de Vieux-Pont, autant de braves interprètes, officiers civils et militaires, commerçants et seigneurs dont les actes sont intimement unis à l’histoire de l’établissement et du développement de la Nouvelle-France.

Denys de la Trinité, de la Ronde, de Vitré, de Fronsac, de Saint-Simon, de Bonaventure, colonisateurs, marchands, officiers des vaisseaux du roi, commandants de postes militaires, manufacturiers, seigneurs, interprètes et agents dans les contrées sauvages.

Hertel de Rouville, de la Frenière, de Chambly, de Beaulac, de Sainte-Thérèse, de Sorel, de Louisbourg, de Montcourt, de Beaubassin, de Cournoyer, militaires, colonisateurs, hommes de loi, seigneurs, très identifiés avec les intérêts canadiens.

Couillard de l’Espinay, de Roquebrune, des Prés, de Beaumont, des Chênes, des Islets, bons seigneurs, canadiens avant tout ; officiers de milice, industrieux, régnant par leur popularité. Nombreuse descendance.

Le Moyne de Longueuil, famille nombreuse et de grande valeur sous Louis XIV, mais diminuée en hommes au temps de Louis XV. De toute la noblesse canadienne, elle a recueilli le plus de gloire à la guerre.

Le Ber, commerçants, officiers de l’armée, seigneurs, prêtres, religieuses, artistes, commandants de postes lointains. Famille généreuse qui a laissé son nom à plusieurs entreprises importantes du Canada français.

Amyot de Villeneuve, Neuville, Vincelot, Lespinière, seigneurs, commerçants, diplomates et colonisateurs.

Aubert de la Chesnaye et de Gaspé, commerçants, notaires, seigneurs, militaires ; l’une des familles de l’ancien temps qui s’est maintenue le mieux dans la colonie jusqu’à nos jours.

Juchereau-Duchesnay, famille répandue dans toutes les branches du service public et fortement attachée au Canada. On retrouve ses membres dans les expéditions lointaines de nos compatriotes. Le lieutenant-colonel Thomas Duchesnay la représente aujourd’hui avec honneur.

Testard de Montigny, famille de braves, de négociateurs, de seigneurs aimables et de voyageurs intrépides. L’un des Montigny (Philippe) a exercé sur les milices un prestige égal en quelque sorte à celui de d’Iberville.

Passons à la noblesse venue de France :

Le Neuf de la Poterie, de la Vallière, de Portneuf, de Beaubassin, de Boisneuf, de Neuvillette, de Bécancour, seigneurs, officiers militaires, colonisateurs. Cette famille s’éteignit bientôt après la conquête.

Le Gardeur de Repentigny, de Tilly, de Villiers, de Montesson, de Croisilles, de Beauvais, de Courtemanche, de Saint-Pierre et de Caumont, en service sur tous les points de l’Amérique du Nord, conseillers au Conseil Souverain, navigateurs et militaires, ne reculant devant aucun devoir et grands seigneurs avec de petits revenus.

Chartier de Lotbinière, famille de robe et d’épée. Plus d’argent que la plupart des nobles du Canada. Se tenant en vue et recevant beaucoup de monde. Son rôle fut l’un des plus beaux après la conquête. Très ancienne noblesse. Le lieutenant-colonel de Lotbinière la représente dignement aujourd’hui.

Robineau de Bécancour, famille qui ne comptait que des filles à la fin du régime français. Durant un siècle, les Robineau avaient illustré leur nom parmi nous. L’histoire reconnaît en eux de vaillants officiers de terre et de mer.

D’Ailleboust, représenté par les sieurs de Coulonges, de Manteht, des Musseaux, de Périgny, de Cuisy, d’Argenteuil, occupait dans les troupes et dans l’administration civile des charges importantes.

D’Amours de Chaufours, de la Morandière, de Fréneuse, de Clignancour, de Louviéres, de Courberon et des Plaines, autant de noms qui figurent avec distinction dans nos annales. Cette famille est encore très nombreuse.

Rouer de Villeray, gens de bureau, officiers civils, apparentés aux meilleures familles de la colonie.

Ruette d’Auteuil, gens de robe éclairés, aimant le Canada et tâchant de le faire comprendre à la France.

Gaultier de Varennes et de la Vérendrye, officiers d’épée, seigneurs, commerçants, découvreurs, prêts à tous les dévouements.

Tarieu de Lanaudière et de la Pérade, seigneurs, commandants de place, officiers civils, hommes d’épée, parfaits gentilshommes canadiens.

Fleury d’Eschambault et de la Gorgendière, seigneurs, pilotes, financiers, commerçants, militaires ; type aimable et généreux.

Saint-Ours d’Eschaillons, seigneurs et militaires. Une belle race, très aimée. Colonisateurs et soldats, les Saint-Ours ont double titre au respect des Canadiens-Français.

Vaudreuil, occupant les premières charges dans la colonie. Très lié aux intérêts canadiens. Cette famille se regardait comme appartenant plutôt au Canada qu’à la France. Le marquis de Vaudreuil, dernier gouverneur sous le régime français, et son frère Rigaud de Vaudreuil ont été en butte aux attaques de la société commerciale qui appauvrissait notre pays. Montcalm a terni sa gloire en contrecarrant les mesures du marquis de Vaudreuil.

Chaussegros de Léry, ingénieurs, savants, seigneurs, s’attachant avant tout à la gloire et à l’honneur de servir le pays.

Marganne de La Valterie, militaires et seigneurs. On les rencontre sur nos frontières, c’est-à-dire par toute l’Amérique du Nord.

Jarret de Verchères, maniant l’épée et la charrue, les femmes et les hommes ; leur histoire est devenue légendaire.

Pécaudy de Contrecœur, trois générations comptant ensemble plus de cent années de services militaires et plus de cinquante blessures reçues dans les combats. Seigneurs et fondateurs de paroisses.

Beaujeu, seigneurs et militaires. Le héros de cette famille fut le vainqueur de la Monongahela. Très ancienne noblesse. Représentée aujourd’hui par un homme politique, M. Raoul de Beaujeu.

Salaberry, distingué du temps d’Henri iv. Seigneurs, amis du plaisir et très populaires. Race de géants qui portent à la guerre des armes appropriées à leur taille et s’en servent comme les paladins du moyen-âge.

Sans pouvoir qualifier de familles nobles celles dont les noms suivent, nous ne saurions néanmoins les écarter du groupe qui, avec la noblesse authentique, formait la classe supérieure du Canada :

Adhémar de Saint-Martin et de Lantagnac ; Albergati-Veza ; d’Aigremont ; Amariton ; Renaud d’Avesnes des Meloises ; Baby ; Boisberthelot de Beaucourt ; Picoté de Belestre ; Bissot de Vincennes et de la Rivière ; Sabrevois de Bleury et de Sermonville ; Celoron de Blainville ; Boishébert ; de Bonne de Miselle ; Duguay de Boisbrillant ; Deschamps de la Bouteillerie ; de Catalogne ; Charlevoix-Payen de Chavoy et de Noyan ; Clermont ; de Couagne ; Coulon de Villiers et de Jumonville ; Gaultier de Comporté ; d’Agneaux ; des Jordis ; de Lino ; Chorel d’Orvilliers de Saint-Romain ; Drouet de Richerville, de Coulonnière, de Carqueville, de Mareuil, de Boudicourt ; Duplessis Faber et de Monrampont ; Dupuis de Pensins et de Valliers ; Lambert-Dumont ; Guyon-Dubuisson ; d’Estimauville ; Mariaucheau d’Esglis ; de Gannes-de Falaise ; Fleurimont de Noyelles ; Chapt La Corne de Saint-Luc, de la Chesnaye, de la Colombière, Dubreuil ; Bouillet de la Chassagne ; Morel de la Durantaye ; Levreau de Langis, de la Pilette et de Montigron ; Robutel de Lanoue ; Mouet de Moras et de Langlade ; Migeon de Bransac et de la Gauchetière ; Ramesay de la Gesse et de Monnoir ; Petit de Langloiserie ; Miré de Largenterie ; Marchant de Ligneris ; Dazemard de Lusignan ; Martel de Brouage ; Vassal de Montviel ; La Porte de Louvigny ; Rocheblave de Rastel ; Thaumur de la Source, et plusieurs autres familles que les dictionnaires généalogiques nous font connaître.

L’intendant Hocquart écrivait en 1736 : « Tous les gentilshommes et enfants d’officiers désirent entrer dans le service, ce qui est louable en soi-même, mais comme la plupart sont pauvres, plusieurs y entrent pour y trouver une petite ressource dans la solde du roi, plutôt que par d’autres motifs. M. le gouverneur-général choisit les meilleurs sujets ; on a de la peine à engager les autres à faire valoir des terres ; peut-être conviendrait-il d’en faire passer quelques-uns en France, pour y servir dans la marine, afin de s’attacher de plus en plus la noblesse et les gens du pays. »

On cherchera vainement à placer dans l’histoire du Canada une noblesse opulente, jouissant de privilèges qui rappellent les anciens temps de la monarchie française. Louis XIV et Louis XV ne firent à peu près rien pour cette classe dirigeante qu’ils avaient introduite au milieu de nous et dont ils ne se servirent que pour la guerre, tandis qu’elle eut pu être utile partout. De là sa décadence après la conquête.

Les concessions de terres allaient leur train sous Louis XV, mais faute d’immigrants et par suite de l’émigration des enfants du sol vers l’Ouest et le Sud, ces nouvelles seigneuries se peuplaient moins vite que celles de 1672 à 1700. Citons-les par ordre de date : 1729, Beauharnais, à M. de Beauharnais. — 1732, Rigaud, à M. Rigaud de Vaudreuil ; augmentation : Berthier. — 1731, augmentation : Terrebonne. — 1733, Léry, comté de Huntingdon, à M. Chaussegros de Léry ; La Colle, comté de Huntingdon, à M. de La Ronde ; augmentation du fief Saint-Jean, comté de Saint-Maurice, aux Ursulines ; augmentation des Deux-Montagnes, au séminaire Saint-Sulpice. — 1734, Livaudière, comté de Bellechasse, à M. Péan de Livaudière ; Nouveau-Longueuil, comté de Vaudreuil, à M. Lemoine de Longueuil ; augmentation : Lavalterie, à M. Marganne de la Valterie. — 1735. augmentation : Sainte-Anne, comté de Champlain, à M. Tarieu de la Pérade ; Sainte-Marie en Beauce, Saint-Joseph en Beauce, Vaudreuil en Beauce, Aubert-Gallion en Beauce, à MM. Taschereau, Rigaud de Vaudreuil, Fleury de la Gorgendière et madame veuve Aubert ; d’Ailleboust, comté de Berthier, à M. d’Ailleboust d’Argenteuil. — 1737, Saint-Étienne en Beauce, à M. Et. Cugnet. — 1738, Foucaut, comté de Rouville, à M. Foucaut ; Gaspé, comté de Lotbinière, à madame veuve de Gaspé ; Saint-Gilles, comté de Lotbinière, à M. Rageot. — 1739, augmentation : Monnoir, comté de Rouville, à M. de Ramesay ; Dusablé, comté de Berthier, à M. Dandonneau Dusablé ; augmentation : La Noraye et d’Autraye, à M. J. B. Neveu. — 1741. Bourglouis, comté de Port-Neuf, à M. Fornel. — 1743, Noyan, comté de Rouville, à M. Chavois de Noyan. — 1748, Saint-Hyacinthe, à M. Rigaud de Vaudreuil ; Saint-Armand, comté de Missisquoi, à M. René Levasseur. — 1749, augmentation : Montapeine, canton de Bellechasse, à M. de Berment. — 1750, la Salle, comté de Huntingdon, à M. le Ber de Senneville ; Sabrevois, comté de Rouville, à M. Sabrevois de Bleury ; Bleury, comté de Rouville, à M. Sabrevois de Bleury ; augmentation : rivière Ouelle, comté de Kamouraska, à Mme de Ramesay, veuve de Boishébert ; La Naudière, comté de Saint-Maurice, à M. Tarrieu de la Naudière. — 1751, augmentation : Gatineau, comté de Saint-Maurice, à M. D. Gatineau Duplessis ; Deguirre, comté de Yamaska, à M. Deguirre Desrosiers ; Richard-Rioux, comté de Rimouski, à M. Nicolas Rioux ; Saint-Barnabé, comté de Rimouski, à M. le Page de Saint-Barnabé. — 1752, augmentation : Saint-Jean Deschaillons, comté de Lotbinière, à M. Roch de Saint-Ours sieur Deschaillons ; Saint-Gervais, comté de Bellechasse, à M. Péan de Livaudière ; augmentation : Mille-Îles, comté des Deux Montagnes, à M. Dumont. — 1753, Perthuis, comté de Port-Neuf, à M. Perthuis ; augmentation : Terrebonne, à Louis de La Corne. — 1754, Courval, comté d’Yamaska, à M. de Cressé. Une politique sage eut songé à peupler ces seigneuries de manière à former un peuple nombreux et attaché à sa nouvelle patrie. On se contenta de titres de terrains sur le papier.

Le commerce ne fut pas plus favorisé ; La plupart des marchandises que l’on échangeait contre des fourrures venaient d’Angleterre et les commerçants étaient sur un pied qui leur permettait de commettre toute espèce d’abus. Hocquart disait en 1736 : « Les Anglais doivent tirer du Canada même une bien plus grande quantité de castors que les Français. Les Sauvages les plus éloignés les leur apportent à Chouegen, où ils sont attirés par la distribution de l’eau-de-vie que les Anglais leur débitent sans mesure… Cependant il faut convenir que ce n’est pas là le seul motif qui les engage à aller chez les Anglais : ils y trouvent à bien meilleur compte les marchandises dont ils ont besoin, et les Anglais leur donnent un prix du castor bien au-dessus de celui que les Français leur donnent. » De son côté, un fonctionnaire du gouvernement français s’exprimait ainsi en 1758 : « Presque tous les postes de la traite sont privilégiés, c’est-à-dire que ceux qui les obtiennent y font la traite exclusivement. Ces postes se donnent, se vendent ou s’afferment, et dans ces trois cas le commerce souffre également de leur régie. Ceux qui les ont, les ont communément pour trois ans ; ils veulent dans ce court espace une fortune rapide et considérable ; le moyen qu’ils employent pour y réussir est de vendre le plus cher possible les marchandises qu’ils y portent et d’acheter les pelleteries au plus bas prix possible, dussent-ils tromper les sauvages après les avoir enivrés. En 1754, on avait, dans le poste de la mer de l’Ouest, une peau de castor pour quatre grains de poivre et on a retiré jusqu’à huit cents francs d’une livre de vermillion… Le Canada jusqu’à présent a été pour ainsi dire ignoré, abandonné exclusivement à un petit nombre de gens que la grande distance où ils sont du pouvoir souverain rend despotiques, qui n’ont cherché qu’à exprimer d’une terre nouvelle des fortunes rapides dont ils doivent jouir en Europe, et qui avaient intérêt à ce que les nuages qui les couvraient ne fussent pas dissipés. Ce pays se trouve épuisé presque avant d’être connu ; son gouvernement est mauvais, ou pour mieux dire, il n’y en a point ; on y vit au jour la journée ; aucune loi qui concerne la population (colonisation), l’agriculture, qui fasse dépendre le commerce de ses vrais principes, qui attache les citoyens à une patrie naissante, qui rende cette colonie utile à sa métropole, qui l’empêche même de lui être à charge ; en un mot, c’est le pays des abus, de l’ignorance, des préjugés, de tout ce qui est monstre en politique ; c’est le plus beau champ pour les soins, les lumières, le zèle d’un législateur habile ; il y faudrait le code entier des lois de toutes espèces… » Après avoir dit que la population de Québec meurt de faim et que le munitionnaire-général n’est que le prête-nom de la ligue qui exploite le Canada sans merci ni pitié, l’auteur du même mémoire ajoute que la colonie « fournissait autrefois à la subsistance de ses habitants ; il en sortait encore, en 1749, des partis considérables de farine pour Louisbourg et pour les îles de l’Amérique. La colonie fournit, année commune, quatre-vingt mille minots de blé, dont soixante mille minots nécessaires à la nourriture des habitants. Le lard ne valait alors que quatre à cinq sous la livre ; il en coûte aujourd’hui quatorze ou quinze et ainsi de toutes les denrées à proportion… Les gens revêtus de l’autorité en ont abusé pour faire des ordonnances frauduleuses sur les grains, pour dicter ensuite les prix des marchés et faire des profits immenses, au détriment du pays et à la ruine du peuple… À l’égard des articles de nécessité premières, le Canada pourrait à la rigueur se passer de toutes les marchandises et denrées qu’on y apporte d’Europe et des îles de l’Amérique… Cependant, on y apporte non seulement des marchandises de toute espèce manufacturées en Europe, mais encore des articles que le pays produit : le fer, le plomb, les farines et le lard. Cette importation peut former, année commune, une somme de huit millions de vente en Canada… On a laissé les villes se peupler proportionnellement plus que les campagnes… Depuis dix ans que la guerre dure ici, la jeunesse y est affaiblie par la fatigue des marches et des navigations continuelles. L’ardeur de défendre son pays lui donne, à la vérité, un zèle qui double ses forces, mais enfin ces forces s’épuisent… »

De retour en France (1749) M. de la Galissonnière proposa l’envoi de dix mille paysans pour peupler les bords des grands lacs et le haut de la vallée du Saint-Laurent et du Mississipi. Il disait au ministre que si la paix (1748) paraissait avoir assoupi les jalousies des Anglais en Europe, il n’en était pas de même en Amérique, et qu’il fallait fortifier le Canada et la Louisiane tant sous le rapport des troupes que des habitants.

Le marquis Duquesne, gouverneur-général, écrivait en 1753 se plaignant de l’indiscipline des troupes royales stationnées en Canada. Les officiers, dit-il, ne veulent pas servir et paraissent consternés lorsqu’ils reçoivent un ordre de ce genre. Les soldats, sont des hommes de mauvais choix ; il y a beaucoup de déserteurs ; leur insubordination est outrée ; cela provient de l’impunité dans les cas les plus graves. Il dit avoir vu un soldat « passer sous le nez de son capitaine sans lui ôter son chapeau » ; les soldats ont des dettes, sont d’une malpropreté la plus crasse et d’une négligence complète dans le service. Duquesne modifia, non sans peine, ce régime désastreux, mais il ne guérit point le mal radicalement.

Hocquart (1736) ne paraît pas avoir compté beaucoup sur le secours des troupes royales, mais, dit-il : « La milice des côtes est mieux disciplinée qu’elle ne l’était autrefois, particulièrement dans le gouvernement de Québec, où on leur fait prendre les armes de temps en temps ; M. le gouverneur détache à cet effet, toutes les années, un officier pour cela. »

Voici l’état officiel de la milice en 1750 : Gouvernement de Québec. — Ville de Québec : compagnies Bazille 85 hommes ; Riverin, l’aîné, 101 ; Roussel 125 ; Riverin, le cadet, 108 canonniers 131 ; Taché 144 ; Charest 70 ; Perthuis 96 ; Deschaillons 50 ; Lotbinière, 108, major Bedoust. — Paroisses de Sainte-Croix 104 hommes ; Saint-Antoine 99 ; Saint-Nicolas 109 ; Pointe-Levy, 1re compagnie 172, 2me 98 ; Beaumont, 1re comp. 100, 2me 104 ; Saint-Michel 155 ; la Durantaye, 1re comp. 73, 2me 100 ; Berthier 108 ; Saint-François 73 ; Saint-Pierre 138 ; Saint-Thomas, 1re comp. 52, 2me 56, 3me 47, 4me 57 ; l’île aux Grues 31 ; cap Saint-Ignace 121 ; Bon-Secours 109 ; Port-Joly 84 ; Saint-Roch 87 ; Sainte-Anne 141 ; Rivière Ouelle 119 ; Caps Mouraska, 1re comp. 71, 2me 93 ; Grondines 66 ; Déchambault 90 ; Port-Neuf, 1re comp. 74, 2me 80 ; Écureuils 69 ; Neuville, 1re comp. 99, 2me 79 ; Saint-Augustin, 1re 87, 2me 79 ; 3me 76 ; Sainte-Foye 95 ; l’Ancienne Lorette 81 ; Nouvelle-Lorette 69 ; Charlesbourg, 1re comp. 173, 2me 176 ; Beauport, 1re comp. 91, 2me 91 ; l’Ange-Gardien 106 ; Château-Riché 133 ; Sainte-Anne 107 ; Saint-Joachim 91 ; Petite-Rivière 73 ; l’île aux Coudres 94 ; les Éboulements 125 ; Beauce, 1re comp. 72, 2me 46 ; Rimouski 56 ; Saint-Pierre (île d’Orléans) 148 ; Saint-Laurent (île d’Orléans) 119 ; Saint-Jean (île d’Orléans) 136 ; Saint-François (île d’Orléans) 92 ; Sainte-Famille (île d’Orléans) 120 ; 68 paroisses. — Total de la milice pour le gouvernement de Québec, 6,621 hommes, dont 342 officiers.

Gouvernement de Montréal. — Ville de Montréal : compagnies Decouagne 49 hommes, de Compte-Dupré 115, Lamarque 34, de Pommereau 73, Gamelin 36, Mauger 37, de Saint-Ange-Charly 57, Monière 46, de Fonblanche 35, d’Hervieux 46, des canonniers 63, Reaume 44, de Léry 40. — Paroisses de la Longue-Pointe, 1re compagnie 66 hommes, 2me comp. 42 ; Pointe-aux-Trembles, 1re comp. 32, 2me 94, 3me 22 ; Rivière-des-Prairies, 1re comp. 59, 2me 43 ; l’île Jésus, 1re comp. 33, 2me 50, 3me 104, 4me 35, 5me 125 ; Mille-Îles, 1re comp. 40, 2me 84 ; la Chenaie, 1re comp. 104, 2me 65 ; Saint-Michel 55 ; Saut-au-Récollet 85 ; Vertu 109 ; Saint-Laurent 31 ; la Chine, 1re comp. 44, 2me 72. ; Pointe-Claire, 1re comp. 65, 2me 111 ; Sainte-Anne 61 ; lac des Deux-Montagnes 53 ; l’île Perrot 49 ; Soulanges 40 ; Sainte-Geneviève 109 ; l’Assomption, 1re 117, 2me 100 ; Repentigny, 1re comp. 52, 2me 102 ; Saint-Sulpice 91 ; la Valterie 70 ; la Noraye 44 ; d’Autrai 31 ; Berthier 137 ; l’île Dupas 36 ; Sorel 145 ; Saint-Ours, 1re comp. 43, 2me 63 ; Saint-Antoine 55 ; Saint-Denis 64 ; Saint Charles 75 ; Contrecœur 76 ; Verchères, 1re comp. 74, 2me 81 ; l’Île Bouchard 17 ; Varennes, 1re comp. 64, 2me 60, 3me 32, 4me 97 ; Boucherville, 1re 68, 2me 73, 3me 68 ; Longueuil, 1re 80 ; 2me 76 ; Chambly-Saint-Joseph 107 ; Chambly, Immaculée Conception 89 ; la Prairie de la Madeleine, 1re comp. 46, 2me 58, 3me 53, 4me 43, 5me 61, 6me 72 ; Châteauguay 63. 80 paroisses. — Total de la milice du gouvernement de de Montréal, 5,232 hommes, dont 315 officiers.

Gouvernement des Trois-Rivières. — Cap de la Madeleine 33 hommes ; Champlain 79 ; Batiscan 92 ; Rivière Batiscan 92 ; Sainte-Marie 55 ; Sainte-Anne 70 ; Saint-Pierre et Gentilly 55 ; Bécancour 53 ; Nicolet 55 ; baie Saint-Antoine 54 ; Saint-François 96 ; Maska 74 ; Maskinongé 48 ; Rivière-du-Loup 62 ; Yamachiche 69 ; Pointe-du-Lac 39 ; Trois-Rivières 70 ; 17 paroisses. — Total 1,046 hommes pour le gouvernement des Trois-Rivières.

Vers ce temps, M. Rouillé, ministre de la marine, disait : « Le Canada a au moins quinze mille hommes de milice en état de porter les armes, sur lesquels on peut compter en tout temps. » La guerre commencée en 1744 sévissait toujours en Amérique, mais en 1753 cette situation pénible s’accentua. La France marchait évidemment à la crise militaire et financière qui devait lui faire perdre ses colonies. Au lieu du repos dont nous avions tant besoin, une tâche nouvelle, colossale, inouïe, nous était imposée. Les habitants, dit Garneau, « conservaient la confiance d’autrefois et l’ardeur nécessaire pour faire de vigoureux soldats. Privés de toute participation à l’administration publique, ils s’occupaient à exploiter leurs terres et à faire dans leurs forêts la chasse aux animaux sauvages, dont les riches fourrures formaient la principale branche de leur commerce. Peu nombreux, ils ne pouvaient se flatter d’ailleurs que leurs conseils eussent beaucoup de poids dans la métropole. Ils lui représentèrent le danger de la lutte qui allait s’engager, et prirent les armes avec la ferme résolution de combattre comme si la France eût fait les plus grands sacrifices pour les soustraire au sort qui les menaçait. Ils ne chancelèrent jamais ; ils montrèrent jusqu’à la fin une constance et un dévouement que les historiens français n’ont pas toujours su apprécier, mais que la vérité historique, appuyée sur des pièces officielles irrécusables, ne permet plus aujourd’hui de mettre en doute. »

La milice, écrivait Bougainville en 1757, se compose de « tous les habitants en état de porter les armes, depuis quinze ans jusqu’à soixante ; ils sont inscrits et obligés de servir toutes les fois que le gouverneur général les commande. Ils ont des officiers dans chaque paroisse ; les capitaines y ont des grandes considérations ; un banc à l’église avant celui des co-seigneurs ; c’est à eux que tous les ordres s’adressent, quand ils servent ; ainsi que leurs miliciens, ils ne reçoivent aucune solde, mais la subsistance et un équipement ; ils n’ont aucun rang avec les troupes réglées et seraient même commandés par les sergents des troupes réglées. Monsieur le marquis de Vaudreuil pense proposer pour capitaines de milices ceux qui se distinguent et de leur faire venir des commissions du roi ; et alors ils auront rang avec les officiers des troupes réglées, comme lieutenants du jour de cette nouvelle commission ; lorsqu’ils sont blessés ou estropiés au service, le gouverneur général leur procure une petite gratification annuelle. »

Quelques citations de M. Rameau qui a si savamment étudié notre caractère, trouvent ici leur place : « L’histoire nous montre, dit-il, que les colons français étaient :

« Plus vigoureux de corps, plus énergiques d’esprit, et plus ingénieux que leurs voisins ; ils étaient même, ce qui heurte bien plus encore l’opinion commune, plus entreprenants et plus intelligents ; leur société était plus virile.

« Plus entreprenants, car abandonnés et délaissés par la métropole, sans direction et sans secours, c’est par leur esprit d’entreprise que, s’étendant dans l’intérieur dès l’origine, ils s’assurèrent une grande influence sur les sauvages, et une situation topographique prédominante ; c’est en effet par cette expansion bien calculée qu’il leur fut possible de cerner en réalité les frontières anglaises, avec un très petit nombre d’hommes, en multipliant leurs points d’attaque. Cet avantage de position, dû à leur habileté autant qu’à leur génie audacieux, était décuplé, dans son effet utile, par la prodigieuse mobilité de leurs mouvements.

« Ils étaient plus intelligents, car ce fut par la supériorité de leur intelligence, qu’ils surent se concilier l’alliance des sauvages et dominer autant que possible leur esprit inconstant et vagabond ; ce furent eux qui imaginèrent, avec une merveilleuse sagacité, ce genre de guerre que seuls ils surent manier, où l’on combinait l’élément européen avec l’élément indien, en tirant un parti ingénieusement calculé de la furie désordonnée de ceux-ci et de la solide discipline de ceux-là. Enfin, s’il est un point où éclata surtout leur intelligence, ce fut dans la juste appréciation de la topographie et des circonstances locales qui les entouraient, dont ils tirèrent constamment un si excellent parti ; c’est par là qu’ils parvinrent à se soutenir dans leur défense et à faciliter leurs attaques ; la sûreté et la rapidité du coup d’œil, l’habileté des combinaisons, la promptitude de la résolution, l’énergie de l’action ne le cédaient en rien, chez eux, à la vigueur du tempérament, à la souplesse du corps, à la sobriété et à la rusticité des habitudes. Le travail de l’intelligence se joignait donc à l’œuvre de la nature pour former en ce pays une race d’élite, à laquelle rien n’a manqué, excepté la fortune, et le concours de la mère-patrie !… Que fût-il donc arrivé si les rôles eussent été renversés, et si les Canadiens eussent été plus nombreux, ou même simplement égaux en nombre aux Anglo-Américains ? On peut affirmer sans crainte que leurs colonies n’eussent pas vécu vingt ans, côte à côte avec le Canada, sans être absorbées par lui. Où donc était l’intelligence et l’énergie si vantées des colons anglais ? Où trouve-t-on dans tout ceci matière à ces louanges exagérées et emphatiques, qui ne tiennent compte que des résultats sans vouloir étudier les circonstances ni les causes ? Où sont donc les effets de cette influence souveraine des institutions et des lois ? et, si cette influence est réellement si grande, où se montre donc la supériorité des institutions et des lois dans les colonies anglaises ?… Les Américains ne s’y trompaient point, et le très-clairvoyant Franklin disait en 1755 : « Tant que le Canada ne sera pas conquis, il n’y aura ni repos ni sécurité pour nos treize colonies. » Il avait raison ; mais quel aveu dans la bouche de cet homme, dont les compatriotes étaient vingt contre un vis-à-vis des Canadiens ! Ceux-ci cependant furent abandonnés par la France, tandis que ce même Franklin fut porté en triomphe dans les rues de Paris et dans les salons de Versailles… Si les Canadiens en effet eussent été aussi nombreux que leurs adversaires, ils eussent conquis toutes les colonies anglaises dès les premières années du xviiie siècle ; et si les Anglo-Américains n’eussent jamais reçu plus d’immigrants que le Canada, ils n’auraient pas encore aujourd’hui franchi le premier versant des Aléghanys… En cinquante ans, de 1710 à 1760, la colonie avait pris une si forte assiette et un tel accroissement, que si elle eût été isolée de tout établissement européen rival, elle était parfaitement en état de vivre et de se développer par elle-même, la France l’eût-elle abandonnée. Ce n’est donc ni par défaut de vitalité ni par incapacité ou insuffisance quelconque de la part des colons, que ce pays a été perdu. Il n’a cédé qu’à la force infiniment supérieure des Anglais ; ce n’est pas la colonie qui a succombé, c’est seulement la domination de la France ; et la preuve, c’est que la colonie française lui a survécu.

« Nous avions donc créé une colonie viable et vigoureuse, et si notre domination a péri, la cause en est exclusivement dans la faiblesse relative où cette contrée fut laissée, faute d’émigration et de protection, vis-à-vis des forces décuples des Anglais. Or nous croyons avoir suffisamment montré que l’un et l’autre fait ne sont imputables ni aux colons ni au caractère français, pas même aux nécessités politiques de l’Europe, mais uniquement à la négligence du gouvernement français et au système pernicieux adopté par lui dans ses colonies, aussi bien que dans la métropole. Vouloir être tout-puissant, pour avoir le droit d’une superbe incurie, telle semble avoir été la devise du gouvernement français ; et c’est l’action énervante de l’omnipotence gouvernementale, s’opiniâtrant à tout diriger et inhabile à rien faire, qui résume les causes réelles de la perte de presque toutes nos colonies. De la faiblesse de l’émigration et insuffisance de population, absence invincible de tous bons avis et de toute amélioration, gaspillage de toutes les ressources, défaut presque complet de protection ; de là, la différence écrasante du progrès des colonies anglaises ; de là leur triomphe et notre ruine.

« Jamais plus belle partie ne fut tenue par la France ; jamais elle n’a eu entre les mains une occasion plus favorable d’agrandissement et de puissance ; jamais aucune nation n’a possédé des éléments meilleurs, plus dévoués, plus serviables pour la fondation de ses colonies. Situation, climat, fertilité, immense étendue ; colons actifs, hardis, laborieux, profondément moraux et religieux ; tout semblait réuni pour accomplir à peu de frais ce beau rêve de Richelieu, de Colbert et de Vauban, une nouvelle France heureuse et forte. Et que fallait-il faire ? consacrer chaque année 200,000 francs, somme minime, à envoyer des colons ou à encourager des entreprises de colonisation ; entretenir constamment 1,000 à 3,000 soldats, selon les temps ; et il est hors de doute que, nous aussi, nous eussions eu en 1750 un million de colons qui nous eussent légué aujourd’hui dix à douze millions de Français en Amérique.

« Lorsqu’on réfléchit à toute cette puissance perdue, lorsque l’on étudie dans notre histoire les visées creuses, les ambitions irrationnelles, les passions misérables auxquelles on a sacrifié à grands frais ce magnifique avenir, le cœur se soulève de regrets et d’indignation contre la politique et le système qui ruinèrent les forces de la France et la contraignirent aux tristes nécessités de la révolution.