Histoire du Parnasse/Heredia

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CHAPITRE XII
Les grands disciples fidèles : J.-M. de Heredia

Dierx est, après Leconte de Lisle, le plus grand poète du Parnasse, mais il n’en est pas le meilleur représentant ; l’art parnassien s’est incarné dans Jose-Maria de Heredia[1].

Sa formation nous est bien connue par la remarquable thèse de M. Miodrag Ibrovac, et par les confidences des siens. Nous savons ce qu’il tient de l’Espagne, et de Cuba où il est né : sa religion et son éducation première. Chaque jour il va souhaiter le bonsoir à son père, Don Domingo, qu’il trouve lisant son bréviaire ; le père tend à l’enfant sa main à baiser, et lui donne sa bénédiction[2]. La France lui est révélée par sa mère, née Gérard d’Ouville, descendante d’un président à mortier du Parlement de Rouen ; quand il s’agit de parfaire les études de son fils, elle réussit à le faire partir non pour Madrid mais pour son pays à elle. Comment ces deux influences, au lieu de se combattre, s’additionnèrent, et comment l’imagination du poète, dorée par la splendeur de l’île natale, accepta la forte discipline de la raison française, on peut l’apprendre en lisant cette délicieuse biographie romancée, Le Séducteur : c’est l’histoire de Panchito de Montalvo, que son père Don Domingo a confié à Silvina, marquise de Cardenas, veuve à quinze ans. Dans ce livre Mme Gérard d’Ouville nous fait comprendre d’où vient la séduisante beauté de l’art paternel ; comment Les Trophées renouvellent ce miracle du Cid où le génie de la France s’unit au génie de l’Espagne. Quand Panchito et Silvina quittent Santiago de Cuba pour Paris, le vieux chevalier Cristobal, moitié Don Quichotte et moitié duc de Silva, au moment des adieux leur recommande le pûn d’honor : « n’oubliez jamais, ni l’un ni l’autre, que vous n’êtes pas faits pour vous approcher, même par bonté, des choses laides et viles. Qu’ai-je besoin de vous dire cela ? N’êtes-vous pas nés des deux plus fiers sangs du monde ? Mais, quand même, je vous le dirai, pour que ces paroles restent en vous comme un pieux souvenir. N’aimez que la beauté ! Ne servez qu’elle ! Elle vous mènera tout droit à ce qui est pur, à ce qui est bon, à ce qui est généreux, brave, noble, héroïque ou difficile ; elle mène jusqu’à Dieu ! — Que ce soient mes dernières paroles : il n’y a de durée, de vie, de bonheur, que dans la beauté[3] ! » Jose-Maria a-t-il vraiment entendu pareil couplet en quittant Cuba ? À coup sûr, sa vie d’homme et son œuvre d’artiste semblent bien la réalisation de cet idéal. Cœur d’or, âme exquise, il passa dans le monde en n’y voulant voir que la Beauté, uniquement poète, comme les chanteurs de la légende, beau ainsi qu’il convient à ces princes charmants que sont les vrais poètes[4]. N’en faisons pas un de ces êtres falots que rêve Théodore de Banville ; il sait, quand il le faut, démasquer les fausses beautés d’un geste sec : « Luchon, écrit-il à un ami, est un café-concert entouré d’un décor montagneux peint par Rubé et Chaperon. Ça a l’air faux. Je m’y ennuie fort[5] ».

Il n’admet pas non plus les engoûments d’école, ni les éreintements de parti pris. Il confesse, au Parnasse, son admiration totale pour l’auteur du Lac : « Victor Hugo est un grand poète, Lamartine est la Poésie. Le Lac résume tous les chants d’amour qu’on a pu écrire. C’est beau en soi », affirme-t-il avec autorité[6]. Il a le mérite, dans un milieu hypercritique, de garder le sens du respect. Présenté au grand Théo, Heredia lui parle avec une courtoisie cérémonieuse. Gautier se prend d’une amitié si brusque pour le cavalier-poète, qu’il se met de suite à le tutoyer : « Heredia, je t’aime, parce que tu portes un nom exotique et sonore ! » Puis il lance le débutant ; dans un article sur un recueil collectif, Sonnets et Eaux fortes, il le met en lumière : « Don Jose-Maria de Heredia a fait un sonnet d’une tournure aussi hautaine que son nom, et dont les vers se contournent superbement comme les lambrequins d’un cimier héraldique[7] ». C’est avec Th. Gautier que Heredia commence ses caravanes. Il lit La Comédie de la Mort ; au début, dans Le Portail, il admire


Les chevaliers couchés de leur long, les mains jointes,
Le regard sur la voûte et les deux pieds en pointes…
Un lévrier sculpté vous lèche le talon…


et plus loin :


Aux reflets des vitraux la tombe réjouie,
Sous cette floraison toujours épanouie,
D’un air doux et charmant sourit à la douleur[8].


M. Henri de Régnier retrouve un écho des tercets de Gautier dans le Vitrail des Trophées ; la verrière a vu jadis les barons et les grandes dames s’incliner sous la main du prêtre avant de partir pour la chasse ou la croisade :


Aujourd’hui, les seigneurs auprès des châtelaines,
Avec le lévrier à leurs longues poulaines,
S’allongent aux carreaux de marbre blanc et noir ;

Ils gisent là sans voix, sans geste, et sans ouïe,
Et de leurs yeux de pierre ils regardent sans voir
La rose du vitrail toujours épanouie[9].


Ce n’était ni un plagiat ni un emprunt > Heredia faisait à Gautier l’honneur d’évoquer sa mémoire en un coin de sa mosaïque ; il gardait un reconnaissant souvenir au maître qui, d’un mot, avait su le rappeler au respect de la règle : Heredia avait publié dans La Revue Française des sonnets aux-rimes irrégulières ; « Théophile Gautier, avec sa bonhomie gouailleuse, paternelle et magistrale, daigna me dire : — Comment ! Si jeune, et tu fais déjà des sonnets libertins ! — Et c’est pourquoi je n’en fis et je n’en ferai plus jamais[10] ». Serment de poète !

Ce talent docile entre, vers 1864, à l’école de Leconte de Lisle[11]. Là encore, c’est le coup de foudre, sans tutoîment. Heredia se dilate dans l’amitié du Maître, épanoui, exubérant, remplissant de sa joie le petit salon du boulevard des Invalides. Il est jeune, il est beau ; il est riche, puisque sa mère a cinquante mille francs de rente. Il en profite pour rendre, très discrètement, quelques services d’argent à Leconte de Lisle, aux heures difficiles[12]. Le Maître accepte, parce qu’il y a entre eux une réelle amitié, restant très déférente de la part de l’élève.

Que Heredia soit le disciple de Leconte de Lisle, Catulle Mendès est à peu près seul à le nier : uniquement préoccupé de grignoter le Maître, il veut voir dans l’auteur des Trophées un super-Leconte de Lisle, et non pas son élève[13]. Verlaine, Remy de Gourmont, s’inscrivent en faux contre cette erreur volontaire[14]. Coppée, recevant Heredia à l’Académie, salue en lui « le disciple favori, l’ami tendre et dévoué » de Leconte de Lisle[15]. On peut surtout en croire l’intéressé, qui a profité de toutes les occasions pour proclamer sa dette ; aux jeunes qui l’entoureront plus tard à son tour, il dira sa vénération ardente pour son noble ami : il s’y prendra si bien que peu à peu ils verront grandir la figure de l’auteur des Poèmes, et Leconte de Lisle se dresser dans le lointain « comme un pape de la littérature[16] ». Heredia aurait voulu lui dédier Les Trophées, mais ils appartenaient d’abord à sa mère ; dans une seconde dédicace, il explique à son ami qu’il a dû faire passer avant lui « une mémoire sacrée, qui, je le sais, vous est chère aussi ». Puis, il lui rend ce témoignage superbe, d’une modestie triomphante : « J’ai pu, au cours d’une longue intimité, comprendre mieux l’excellence de vos préceptes et de vos conseils, toute la beauté de votre exemple. Et mon titre le plus sûr à quelque gloire sera d’avoir été votre élève bien-aimé[17] ». Il proclame une dernière fois sa reconnaissance, le jour de sa réception à l’Académie, où il était heureux de paraître sous l’habit d’académicien de Leconte de Lisle, avec son épée au côté : « Il n’est pas de bonheur sans regret. Je ne retrouve plus auprès de moi le grand poète qui eût goûté une joie paternelle à me servir aujourd’hui de parrain, après avoir été si longtemps mon maître vénéré[18] ».

Comment s’exerçait cette maîtrise ? D’une façon très didactique, avec correction de copie par le professeur parlant ex cathedra : nous avons une lettre à Heredia, du 23 septembre 1871, sur la première version du Serrement de mains[19] ; elle est digne de Malherbe, qui fut un étonnant éplucheur de vers ; Leconte de Lisle est impitoyable, et infaillible :


« Diego Laynez ne peut plus toucher aux viandes


n’est absolument pas un vers : il est impossible de le dire prosodiquement. On hésite entre Di-ego et vi-andes. Vous prononcez évidemment vi-andes, et je crois qu’il y a en cela une erreur formelle ». Heredia corrige :


Le vieux Diego Laynez ne goûte plus aux viandes.


Il avait mis ensuite :


Il ne dort plus depuis que son chef blanc branla,
Et que son front rougit par le soufflet du Comte,
Que, pour être sans force il a dû garder là.


Leconte de Lisle redouble ses annotations : « Blanc branla ne fait pas une bonne consonnance. Je sais qu’une consonnance rude, heurtée, peut produire, à l’occasion, un excellent effet ; mais ici le son est mou et gênant. En outre, branla ne rend pas la commotion reçue par une personne vivante ». Docile, Heredia renonce au fâcheux blanc-branla. Leconte de Lisle continue : Vous semblez dire qu’il a reçu le soufflet sur le front. Le dernier que, dans votre esprit, se rapporte évidemment à soufflet, mais, dans la logique de la phrase, il pourrait se rapporter à comte. Dans tous les cas, le sens est trouble, si ce n’est douteux. Enfin, songez que plus la langue est rude, plus il est nécessaire qu’elle soit claire et correcte. Vous allez me trouver fort pédant, et plus sévère pour vous que je ne le suis pour moi-même ; mais, au fond, la question se réduit à savoir si j’ai tort ou raison ». En pareil cas, Anatole France protesterait contre son « bon maître », et le traiterait, in petto, de pion. Heredia trouve que son sévère ami est parfaitement dans le vrai, et met à profit toutes ces remarques :


Il ne dort plus, depuis qu’un sang honteux marqua
La joue encore chaude où l’a frappé le Comte,
Et que, pour se venger, la force lui manqua.


Au lieu de se vexer en petit esprit, il réclame, à l’avenir, d’aussi bons conseils ; à propos de la pièce qui s’appellera plus tard Le Triomphe du Cid, il écrit à son mentor, le 25 septembre 1882 : « j’ai essayé de narrer en tierces-rimes Le Mariage du Cid… Je vous montrerai ce que j’en ai fait, et prendrai vos bons avis sans lesquels il me semble de plus en plus impossible de mettre mon nom sous un alexandrin[20] ».

Cette obéissance n’a rien de servile, et ne porte que sur les questions de forme. Heredia sait que les balances de précision du Maître excellent à distinguer une pièce fausse d’un bon louis d’or. Mais il n’accepte pas la tyrannie philosophique du nouveau Lucrèce, et ses déclamations contre Dieu. Le paganisme de Leconte de Lisle lui semble parfois une scie d’atelier : « il y a dans ce noble poète, dit Barrès en témoin qui a vu et entendu, certains éclats, des truculences pour étonner le philistin. Heredia excellait à remettre les choses au point. Parfois, après des tirades d’un pittoresque féroce… contre la religion, et quand nous étions ébahis, l’auteur des Poèmes Tragiques rencontrait le regard joyeux de l’auteur des Trophées, et, s’interrompant de prophétiser, il riait comme un boulevardier[21] ». L’obédience de Heredia envers le chef ne va pas jusqu’à la capitulation religieuse ; il aime le vieil incrédule, mais il ne dissimule pas sa foi devant lui. Il ne craint pas de raconter que, jeune, il a été « clergeon ». Du château de Bourdonne il envoie à une de ses filles, le 14 juillet 1905, deux mois et demi avant sa mort, ces lignes qui sont les dernières qu’il ait écrites : « le dimanche nous allons à la messe, et je me divertis à regarder les grimaces des enfants de chœur, calottés et vêtus de rouge ; et je me souviens qu’il y a plus d’un demi-siècle, j’ai, moi aussi, porté la soutane écarlate et l’aube blanche, et que j’encensais mon vieux professeur qui me paraissait alors si vieux. Que c’est loin…[22] ! » Heredia est un être charmant, obligeant, bon camarade, fier des succès des autres, se peignant tout entier dans cette lettre qu’il écrit à Coppée, le 15 janvier 1869, au lendemain du triomphe du Passant : « dans la franche et sincère accolade que je vous donnai hier soir du meilleur de mon cœur, je n’ai pu vous dire toute la joie que me donnait votre éclatant succès, et tout le bien que je pense de votre adorable comédie. J’ai été, comme tous ceux qui avaient eu le plaisir d’entendre Le Passant de votre bouche, singulièrement frappé de la science scénique qui éclate dans votre premier ouvrage. Je n’ai pas applaudi comme un ami, mais comme tout le public enchanté de cette charmante poésie et de l’instinct dramatique que témoigne ce petit chef-d’œuvre[23] ». L’éloge sonne franc, sans réticence sournoise ; Coppée, touché au cœur, lui rendra ses compliments beaucoup plus tard, vingt-cinq ans après, à l’Académie : il lui parle de la satisfaction avec laquelle les Parnassiens prononçaient son nom, sonore et glorieux, « qui aurait fait si bonne figure dans les tirades blasonnées d’Hernani ». Le bon Coppée, qui prête ses sentiments aux camarades, parle même du respect avec lequel ils admiraient son illustre extraction : « les poètes, vos amis, n’ignoraient pas que vous étiez issu de la meilleure noblesse d’Espagne, que vous sortiez d’une antique souche dont une branche avait pris racine et fleuri dans le sol brûlant de l’île de Cuba[24] ». Quelle candeur ! les fiers plébéiens du Parnasse, ces farouches démocrates, raillent la fierté nobiliaire du hidalgo, et savourent ce quatrain anonyme, qui est de Ratisbonne :


Tu crois descendre du routier
Qui conquit jadis Carthagène.
Détrompe-toi, bel indigène :
Tu descends de ton cocotier[25].


La camaraderie parnassienne, qui est réelle, comprend plusieurs étages : on est bon camarade sur le même palier, à talent égal ; on se jalouse d’un étage à l’autre. L’excellent Heredia excite contre lui des jalousies enfiellées ; nul n’a été plus raillé, plus moqué que lui, pour ses qualités, son mérite, et aussi, avouons-le, pour un léger défaut : il ne ménage pas les amours-propres ; il ne songe pas assez, en faisant montre de sa fortune, que les autres ne sont pas riches, et que, suivant leur plaisanterie mélancolique, ce sont des demigueux ; lui, il étale la splendeur de ses cravates, la coupe irréprochable de son pantalon ; il professe que s’habiller chez un bon tailleur est la première condition pour être un homme du monde, et qu’il faut l’être, ou n’être rien. Quand il fait l’éloge d’un absent, il met toujours comme point final : — Et puis, c’est un homme du monde ! — Agacés, les Parnassiens commencent à raconter des histoires : un jour que Leconte de Lisle se plaignait des libertés que les acteurs se permettaient en disant ses vers, et de leur dédain pour ses observations, Heredia se serait écrié : « laissez-moi vous accompagner au théâtre. Ces cabots s’apercevront que vous êtes avec un homme du monde. Cela leur imposera de la considération ; soyez sûr qu’ils vous écouteront ». Une autre fois on lui rompt en visière devant M. et Mme Leconte de Lisle : un parnassien du Danube lui fait remarquer que sa définition des gens du monde, des élégants, est désobligeante pour tous les habitués du salon, même pour les maîtres de la maison[26] ! Le bon apôtre prétend que les Parnassiens se contentèrent, pour toute vengeance, de le désigner entre eux par ce sobriquet raffiné : ὁ ἄνθρωπος τοῦ ϰόσμου ! Ménard dut soupirer de tristesse devant la faiblesse en grec de ses élèves, lui qui savait le sens de ϰόσμος[27]. Mais l’étiquette reste attachée dans le dos du gentilhomme espagnol. Et pourtant, partout ailleurs, il séduit les gens les plus prévenus contre lui par sa politesse de bon aloi et sa simplicité. À la maison de campagne des Demont-Breton, couché sur l’herbe, il raconte, une fois de plus, l’histoire de son aïeul, compagnon de Pizarre ; puis, changeant de sujet, mais non de ton, il continue, avec sa pompe et son aisance ordinaire : « Que dites-vous, mes chers amis, du complet de drap gris-perle que j’étrenne aujourd’hui en votre honneur ? N’est-il pas d’une suprême élégance ? Admirez-le ! Trente et un francs soixante-quinze aux magasins des Trois-Quartiers[28] ! » Malheureusement, Calmettes n’est pas là, et les vengeances contre l’homme du monde continuent, en s’exacerbant. Chez Leconte de Lisle, ou chez Banville, après avoir loué son art, sa facture sonore, la splendeur de son style, ils aiment à poser ce problème : comment peut-on être poète à ce point, avec une telle absence de pensées ? Quelques-uns vont jusqu’au coup de Jamac, et insinuent que c’est Leconte de Lisle qui fait les sonnets d’Heredia[29]. Le plus venimeux de tous est encore Anatole France[30].

Heredia ne se fâche pas. Il s’appuie sur l’estime de Leconte de Lisle et sur la conscience de son talent. Les trois Parnasses sont la triple consécration de sa valeur. De tous les sonnets qu’il y publie, deux seulement n’ont pas été reproduits dans Les Trophées ; le sonnet des Scaliger est pourtant le superbe reflet de ses impressions de voyage à Vérone : il les raconte à sa mère dans une lettre dont la prose contient les traits principaux de cette poésie. Pourquoi donc a-t-il laissé dans l’ombre ses Scaliger ? Faut-il penser avec M. Ibrovac qu’il n’a pas voulu admettre dans Les Trophées un sonnet libertin[31] ? Mais ces sonnets-là sont assez nombreux dans son livre, si nous en jugeons d’après la règle du sonnet régulier donnée par Banville[32]. Peut-être Heredia a-t-il rebuté Les Scaliger parce qu’il n’a pas pu, au dernier tercet, supprimer une cheville scandaleuse :


Et pourtant mieux vaudraient de tels tyrans, ô ville,
Que d’entendre en tous lieux sur ton pavé servile
Traîner insolemment des sabres autrichiens[33].


Peut-être encore a-t-il jugé, à la réflexion, que les rimes des deux quatrains en er et en ère étaient d’une fâcheuse assonance :


Dans Vérone, la belle et l’antique guerrière,
Il est de grands tombeaux, où, tout bardés de fer,
Muets, et les deux mains jointes pour la prière,
Sur leurs écus sculptés gisent les Scaliger.

Rigidement serrés dans leur robe de pierre,
Sur leur front fatigué par l’outrage de l’air
Et des siècles nombreux, sous leur morte paupière,
Ils gardent un reflet orgueilleux de l’Enfer.


À coup sûr ces deux derniers défauts n’existent pas dans le Prométhée qu’il a également laissé à la porte des Trophées. Ici, je croirais plutôt à un scrupule de pensée : après avoir dans les deux quatrains raconté le martyre du Titan, il termine ainsi :


Nous subissons encor cet antique supplice.
Mais nous n’attendons plus la trop lente justice :
Héraklès ne vient pas, car il n’est plus de Dieux


Il n’est plus de dieux : cela pourrait inquiéter une conscience chrétienne. Surtout cela semblerait la négation maladroite de toute la partie mythologique des Trophées ; « Héraklès ne vient pas, car il n’est plus de Dieux » : alors pourquoi chanter Némée, Stymphale, Centaures et Lapithes, Fuite de Centaures ? Le sacrifice était dur, mais, avec tous les autres joyaux, le triomphant lapidaire pouvait encore éblouir ses lecteurs, et ses pairs. Au Parnasse de 1876, le jury d’admission lui fait la part belle : quand Banville doit se contenter d’exposer vingt-quatre rondels, Coppée six pièces, et Sully-Prudhomme le seul Zénith, on publie vingt-cinq sonnets de Heredia. Et puis, c’est le triomphe des Trophées.

Le livre paraît en 1893 ; il avait été commencé en 1863[34]. Il s’appelait d’abord Les Fleurs de Feu, comme le sonnet qui porte ce titre dans le volume, et qui devait être sans doute la pièce liminaire ; un volcan s’est éteint :


Pourtant, dernier effort de l’antique incendie,
On voit dans cette lave à peine refroidie,
Éclatant à travers les rocs pulvérisés,

Au milieu du feuillage aigu comme une lance,
Sur la tige de fer qui d’un seul jet s’élance,
S’épanouir la fleur des cactus embrasés[35].


Il en est ainsi du livre des Trophées qui éclate juste au moment où le mouvement parnassien s’arrête, et semble se figer. Coppée en salue l’apparition, et la valeur, avec une singulière clairvoyance : « Ce n’était pas trop de trente ans pour produire ce livre splendide comme un vitrail. Car non seulement chacun de vos sonnets… est un chef-d’œuvre, mais leur ensemble présente une composition qui, pour n’avoir pas été cherchée, n’en est pas moins harmonieuse. Les Trophées, c’est une sorte de Légende des Siècles en sonnets[36] ». On pourrait tout aussi bien dire que c’est un complément à la Légende, pour l’Hellénisme.

C’est grâce à Louis Ménard que Heredia parvient à se familiariser avec le génie grec. Les autres parnassiens reçoivent l’enseignement de Ménard par le canal de Leconte de Lisle[37] ; Heredia est l’élève immédiat de l’helléniste, et nous fait un tableau vivant de cet enseignement : « Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure xâtiguée, Homère, Anacréon, Théocrite, ou Porphyre, et traduisait. Aucune difficulté de texte ne pouvait l’arrêter, et sa voix exprimait une passion telle que je n’en ai jamais connue chez aucun autre homme de notre génération. La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture il était visible qu’il s’animait intérieurement ; au commentaire, c’était un enthousiasme. Sa face noble s’illuminait[38] ».

À pareille école, Heredia fait des progrès ; ses préférences vont à l’Anthologie, que, modeste philologue, il lit dans une traduction ; l’Anthologie devient son livre de chevet ; il y joint la Mythologie Grecque de Decharme[39]. Il puise aussi dans les textes, ne dissimulant jamais ses emprunts, révélant les beautés qu’il doit à l’original : ainsi il indique à ses amis que le sonnet d’Antoine et de Cléopâtre est emprunté aux Vies Parallèles de Plutarque : c’est au chapitre lxxiv qu’apparaît « l’ardent Imperator » ; il est vaincu sur mer, mais, sur terre, il bat la cavalerie d’Auguste ; « enivré par la victoire, il revint au Palais, et, tout armé, posséda Cléopâtre ». En bon chartiste, Heredia aime les textes ; en poète, il prend son bien partout où il le trouve, même dans les journaux. C’est l’histoire du sonnet Sur l’Othrys. Il a été étudié par un sourcier diligent qui y a découvert de l’Alfred de Vigny, du Virgile, du Leconte de Lisle, et également toutes sortes d’erreurs géographiques, car, de par Strabon, il serait impossible, sur la pente nord de l’Othrys, d’apercevoir à la fois l’Olympe, le Tymphreste, etc.[40] Tel n’est pas l’avis de M. Gaston Deschamps qui garantit la surprenante exactitude géographique du sonnet[41] ; il n’en est pas surpris, au fond, mais, en galant homme, il se garde de jeter dans les jambes de Heredia le numéro des Débats du 10 octobre 1888 où, jeune Athénien, il avait raconté ce qu’il avait vu du haut des -longues ondulations des monts Othrys, dans un article précis comme une table d’orientation : « la plaine thessalienne s’étale comme le lit d’un lac desséché, noyée dans une vapeur rousse, sous la pâleur du ciel incandescent où l’Olympe estompe vaguement ses formes… On aperçoit l’Eubée, la mer d’un bleu tendre, le Callidrome très sombre, l’Œta évoquant les clameurs d’Héraklès dans un vaste splendoiment. Au delà, le Parnasse rayonne, inondé d’une clarté diffuse qui supprime les plans, atténue les saillies, laisse voir seulement le contour parfait nimbé de lumière. Puis la ligne des sommets se continue… jusqu’au Thymphreste, grande cime claire, piquée d’un étincellement de paillettes neigeuses ». Quand l’auteur de cette jolie lettre revint en France, on s’empressa de lui dire, aux Débats : — Vous avez eu un vrai succès : Heredia a fait avec votre prose un sonnet[42]. — Et quel sonnet ! Avec quel art le poète a pris sur la palette du voyageur les couleurs qu’il lui fallait pour transformer un souvenir de la première Bucolique, et pour amener le vers final, aboutissement original, merveilleux :


Vois la mer, et l’Eubée, et, rouge au crépuscule,
Le Callidrome sombre et l’Œta, dont Hercule
Fît son bûcher suprême et son premier autel ;

Et là-bas, à travers la lumineuse gaze,
Le Parnasse, où, le soir, las d’un vol immortel,
Se pose, et d’où s’envole, à l’aurore, Pégase !


En bonne règle, Heredia aurait dû remercier le guide qui lui avait si bien indiqué le panorama de l’Othrys, et M. Gaston Deschamps aurait pu témoigner sa reconnaissance au poète qui l’associait à un chef-d’œuvre. Dans une chronique qu’avaient parcourue d’un œil indifférent des milliers de lecteurs, seul Heredia avait discerné la splendeur vraie d’un paysage de Grèce. C’est ainsi que quelques sonnets révèlent aux pauvres lettrés emprisonnés sur leur sol la beauté qu’ils ne peuvent aller contempler sur place, et dont ils trouvent ici l’image fidèle. Au cours d’un voyage en Grèce, lisant Les Trophées à Olympie devant les ruines du temple de Zeus, M. Paul Bourget reçoit un choc : « j’éprouvai cette émotion singulière de retrouver, traduite en vers qui s’adaptaient exactement à la beauté des choses, le frisson même dont j’étais rempli… Les vers que je lisais, et le tableau que je contemplais, s’harmonisaient d’une manière telle qu’entre les rêves des sculpteurs hellènes, et l’évocation du poète d’aujourd’hui, malgré toutes les différences de la matière employée, — ici la pierre taillée d’un ciseau primitif, là une langue savante jusqu’au plus subtil artifice, — l’identité était presque complète ». Pour réaliser pareil miracle, il fallait à la fois une méthode de travail et une doctrine d’art : Heredia réconcilie la science et la poésie ; il voit dans la science une route pour arriver à la poésie[43]. La science seule ne suffit pas : il y faut encore une divination géniale. En effet, Heredia a retrouvé la beauté latine jusque dans l’Épigraphie de Luchon, de Julien Sacaze, feuilletée dans l’ennui de la vie d’hôtel ; la restitution de trois inscriptions votives nous vaut Le Vœu, L’Exilée ; de six mots latins exhumés et restaurés par un archéologue, Geminus servus et pro suis conservis, sort cet hymne Aux Montagnes divines qui est beau entre tant de beautés[44]. La poésie ainsi comprise est, elle aussi, une résurrection.

En bon humaniste, Heredia a retrouvé la splendeur grecque et la force latine : on comprend comment il a su rendre la beauté de la vieille Espagne, non plus par divination, mais par intuition filiale. Le sang espagnol qui met dans ses veines quelques gouttes de férocité et un courant de fierté, est le même que celui qui faisait battre le cœur de Diego Laynez d’une fièvre de honte, le cœur du Cid d’une poussée d’héroïsme. Le poète n’a pas à faire d’effort d’adaptation pour avoir l’intelligence de ces âmes hautaines. Don José Maria de Heredia est de leur maison. Il connaît les archives familiales ; il y apprend ce que tout bon descendant doit connaître. S’il a pu condenser les âmes des Conquistadors en une âme unique dans le sonnet des Conquérants et dans le poème des Conquérants de l’or, c’est qu’il a traduit, avec un art patient et dévot, la Véridique Histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne qu’écrivit jadis le capitaine Bernai Diaz del Castillo. Il a fait leur retrato en pied dans la préface de sa traduction, et leur miniature dans son sonnet[45]. Proportions à part, c’est toujours le même portrait :


Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, Fatigués de porter leurs misères hautaines, De Palos, de Moguer, routiers et capitaines Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines…


Si nous voulons faire autre chose qu’admirer à la surface, il nous faut refaire en partie l’effort du poète, apprendre que Colomb s’embarqua au port de Palos, tenté par les choses merveilleuses que Marco Polo racontait sur les richesses du Japon et de Sypangu[46].

Quant à la forme, son vers procède tout d’abord d’André Chénier. En louant la versification de l’auteur des Bucoliques, Heredia définit sa propre facture : « jamais poète n’a si magistralement manié l’alexandrin. Pour lui, le métal solide qui le constitue est aussi ductile que la glaise, aussi malléable que la cire sous les doigts du sculpteur. Il le pétrit, il le brise, il le renoue à son gré. On dirait qu’il le modèle. Le vers obéissant semble suivre la pensée, l’oreille, la vision de ce poète… Il se joue de l’immobile césure… ; il est plein de ternaires[47] ». Le vers de Heredia rappelle aussi la précision et la puissance de Leconte de Lisle. Tous deux ont du reste les mêmes théories, ou, pour mieux dire, Heredia a accepté les idées de son ami sur le mètre et le rythme[48]. La versification des Trophées a été l’objet d’une excellente étude d’ensemble[49]. Il y reste pourtant des beautés nouvelles à découvrir, car Heredia connaît tous les secrets de son art. Même de l’inversion, qui si souvent gauchit nos alexandrins, il tire des effets qui donnent à la pensée une allure grandiose. Dans Les Funérailles il avait mis d’abord :


Quand les guerriers anciens descendaient aux enfers,
Hellas accompagnait leur image divine
Dans la Phocide illustre, aux temples que domine
La rocheuse Pytho, toujours ceinte d’éclairs[50].


C’est l’ordre de la prose, et c’est donc de la prose : Musa pedestris. Heredia sent la faute, et la corrige :


Vers la Phocide illustre, aux temples que domine
La rocheuse Pytho toujours ceinte d’éclairs,
Quand les guerriers anciens descendaient aux Enfers
La Grèce accompagnait leur image divine.


Le cortège maintenant est organisé, la procession est en marche, et vera incessu patuit Dea. Avouons du reste, que pour scruter le vers de Heredia et prétendre découvrir les secrets de sa beauté, le critique doit être poète, peu ou prou. Nul n’a mieux compris et rendu la valeur pittoresque de ses rimes que Jules Lemaître. Après avoir cité Le vieil Orfèvre, l’auteur des Médaillons fait cette remarque suggestive : « on sent fort bien qu’une rime ouverte, en ère ou en ale, si vous voulez, n’eût pas convenu ici, et que l’i devait dominer à la fin des vers, voyelle aiguë comme l’épée, menue et fine comme les joyaux. Et sans doute la rime en rie (pierrerie, fleurie, orfèvrerie) n’eût point été malséante ; mais qui ne voit que la sifflante adoucie qui se joint à la voyelle affilée {frise, irise) fait rêver de ciselure, de pointe glissant sur un métal[51] ? » Cette ingéniosité deviendrait dangereuse si on en abusait, car ce serait alors restreindre chez Heredia l’art des vers à de petites curiosités de détail, faire de l’artiste un sculpteur d’ivoires chinois, quand on remarque par ailleurs chez lui un effort pour alléger les règles trop pesantes, pour garder à sa manière une aisance souple. Nous avons vu qu’à la suite d’une observation de Gautier sur ses sonnets libertins, il avait pris envers lui-même l’engagement de ne plus faire que des sonnets parfaitement réguliers : il n’en fit rien, et il fit bien. Ouvrons le Petit Traité de Poésie de Banville : il nous enseigne qu’il n’y a que deux sortes de sonnets réguliers, celui qui commence par une rime masculine,


a e e a
a e e a
ée ée i
ue i ue[52]


et celui qui commence par une rime féminine :


e a a e
e a a e
i i ée
u ée u.


Sur les cent vingt-huit sonnets des Trophées, il n’y en a que quatre-vingt trois qui soient rigoureusement conformes à ce jeu de rimes, soit moins des deux tiers ; les quarante-cinq autres, soit un peu plus du tiers, sont irréguliers, non pas pour les quatrains, mais pour les tercets. Dans Artémis, qui commence par une rime masculine, les tercets sont ainsi rimés :


ée ée i
ue ue i


Dans Le Vase, qui débute par une rime féminine, voici les rimes des deux tercets :


i i ée
u u ée.


Au-dessus des règles de métier, Heredia place, justement, cette loi que la rime doit toujours être une surprise, et non une simple réussite, dans ce tour de force qu’est le sonnet. Il sait que le noble de l’ouvrage, comme disait Régnier, est ailleurs. Il transforme, en effet, le sonnet en modifiant profondément l’impression finale. On disait au xviie siècle : la chute du sonnet, et le mot était juste, car bien souvent la pièce finissait par une sorte de retombée de la pensée ; c’est ce qui se produit par exemple, dans Arvers. Avec Heredia, au contraire, la fin est une ascension[53]. Ainsi, dans l’Othrys :


… Le Parnasse où, le soir, las d’un vol immortel
Se pose, et d’où s’envole, à l’aurore, Pégase !


Un sonnettiste à l’ancienne manière eût exprimé uniquement la fatigue et le repos :


                            … las d’un vol immortel
Se pose, repliant ses deux ailes, Pégase.


Chez Heredia, les fins de sonnet rebondissent avec une alacrité joyeuse. En 1873, sur la plage de Douamenez, Jules Breton admire un coucher de soleil. Soudain retentit la voix du poète qui, debout sur une roche, agitant les bras, crie : « Breton ! Quel soleil merveilleux 1 Nous revenons de la plage… Tout ce grand ciel de rêve se mirait dans le sable mouillé… Mon cher, c’était sublime, et j’ai trouvé ce vers superbe, qui fera une fin de sonnet magnifique :


Le ciel occidental dans le miroir des sables ! »


Breton, agitant sa palette, crie : bravo ! Il a la joie, la fierté de retrouver ce vers dans les Trophées à la fin du sonnet Un Peintre ; Heredia a voulu faire ainsi cadeau à Breton de sa trouvaille de Douamenez[54]. On comprendra mieux maintenant le charme véridique de ces vers si tendres :


Ô mon Père si beau, si charmant et si bon,
Dont le cœur était fait d’une clarté si pure,
Ô vous lié si fort à toute la nature[55].


Heredia met tout son effort à faire bien d’abord, mieux ensuite, enfin à réaliser sa perfection. Il y prend peine ; après avoir exprimé dans un sonnet la quintessence d’une trentaine de volumes, il se dit et se redit le poème à voix haute, pour faire sonner chaque mot. Il reprend, il corrige ; il lui faut dix ans, dit-on, pour trouver le tercet final du Vitrail. Il s’acharne à retoucher ses rythmes, à remanier ses vers, à chercher l’harmonie. Refaisant à son profit l’adage — patiens quia œternus — il en conclut, pour son usage : « l’homme, s’il n’est pas éternel, peut du moins être patient. L’amour et la patience unis sont bien forts[56] ». Son effort est si tendu qu’à un moment Heredia sent la fatigue et le découragement : il avoue à Georges Lafenestre, le 2 février 1872, que son volume avance bien lentement : « Je deviens chaque jour plus stérile. J’aime et je comprends trop bien le beau, et je juge aussi trop justement ce que je fais pour produire avec abondance. C’est un défaut, je le sais, et il vaut mieux un fleuve d’or mêlé de sable, et même de boue qu’une pépite, fût-elle du métal le plus pur, ce qui est malheureusement loin d’être mon cas[57] ». Ecartons la formule de modestie, qui était peut-être sincère, et regardons ce travail d’épuration par la coupelle, cette alchimie littéraire, dans un seul sonnet. Il publie au Parnasse de 1866 ses Fleurs de Feu :


Bien des siècles, depuis les siècles du Chaos,
La flamme, par torrents, coula de ce cratère,
Et ce pic, ébranlé d’un éternel tonnerre,
A flamboyé plus haut que les Chimborazos.

Tout s’est éteint. La nuit n’a plus rien qui l’éclaire.
Aucun grondement sourd n’éveille les échos.
Le sol est immobile, et le sang de la Terre,
La lave, en se figeant, lui laissa le repos.

Pourtant, dernier effort de l’antique incendie,
On voit, dans cette lave à peine refroidie
Eclatant à travers les rocs pulvérisés,

Au milieu du feuillage aigu comme une lance.
Sur la tige de fer qui d’un seul jet s’élance,
S’épanouir la fleur des cactus embrasés.


On peut supposer que, dans ce sonnet capital qui va le révéler au grand public, Heredia a mis tout son art, et ne s’est arrêté dans ses corrections que quand il lui a paru impossible de faire mieux. Or, prenons les Trophées, où ce sonnet reparaît au bout de vingt-sept ans : c’est presque un poème nouveau : il ne reste plus de la forme première que cinq vers intacts ; quatre vers ont été complètement refondus ; deux autres sont remaniés presque entièrement ; trois enfin présentent des corrections. Ailleurs, c’est une lettre supprimée, une virgule ajoutée, qui changent le sens, le mouvement, et suffisent à créer une beauté nouvelle : dans La Chasse, publiée au Parnasse de 1866, nous lisons :


C’est l’heure flamboyante où, par les hautes herbes,
Bondissant au milieu des molosses superbes,
Dans les clameurs de mort, le sang et les abois,
Invincible, Artémis épouvante les bois[58].


En quoi les molosses sont-ils superbes ? N’est-ce pas une « bourre » pour la rime ? Le bon ouvrier se courbe sur son établi, et, en deux coups de ciseau, fait sauter la cheville :


C’est l’heure flamboyante où, par la ronce et l’herbe,
Bondissant au milieu des molosses, superbe[59]


Une édition critique des Trophées pourrait seule montrer comment le feu de l’art élimine toutes les scories, et nous donne enfin le bloc pur de tout alliage, scintillant. Si par malheur quelque faute d’impression vient déparer tant d’efforts, Heredia se fâche. La veille de la publication de l’édition princeps, le poète relit Carolo Quinto Imperante :


Castille a triomphé par cet homme, et ses flottes
Ont sur lui complété l’empire sans pareil.


Heredia pâlit, et écrit à l’imprimeur : « Page 114, vers 10 : ont sur lui (au lieu de sous). C’est idiot. Le livre est déshonoré… Que le diable vous emporte[60] ».

Le livre paraît, et c’est presque l’unanimité dans l’admiration. Tous les critiques dont l’avis compte, épuisent le vocabulaire de l’enthousiasme, Catulle Mendès, Chantavoine, Bourget, Verlaine, etc.[61] M. Maurras constate cette unanimité, et y voit la faillite du goût contemporain[62]. Comme il est difficile de nier ou de diminuer la perfection de cet art, les jaloux essayent de se rattraper en niant sa profondeur, en lui contestant toute valeur de pensée. Anatole France se distingue dans cet exercice par une perfidie de premier choix[63]. Vacquerie aussi dénigre, sans générosité[64]. Remarquons-le : en général, ceux qui reprochent à un poète de n’être ni un penseur ni un philosophe, ne font pas preuve, dans leurs propres ouvrages, de cette puissance intellectuelle qu’ils exigent d’autrui. Jules Lemaître, poète et penseur, est plus près du bon sens littéraire, quand il résume ainsi le débat sur Heredia : « qu’il continue de feuilleter, le soir, avant de s’endormir, des catalogues d’épées, d’armures, rien de mieux, mais qu’il s’accoude plus souvent sur la roche mousseuse où rêve Sabinula[65] ». Ce cliquetis d’armures n’est pas un vain bruit de ferraille : celui qui porte un panache hésite à baisser la tête. Les fabuleux conquistadors peuvent donner aux braves cœurs le goût de la belle aventure. De jeunes soldats, à lire ces récits de gloire légendaire, ont appris à pratiquer le plus difficile des héroïsmes, la longue et invincible endurance[66]. Heredia a donc une morale, s’il n’a pas une philosophie. M. Ibrovac a bien essayé de lui en prêter une, et il a tâché de la définir en empruntant la formule à Heredia lui-même, dans son étude sur l’artiste espagnol, Daniel Vierge : « depuis les premiers jours du monde, l’homme, toujours le même, mû par les mêmes passions atroces, viles ou sublimes, s’agite dans la nature immuable[67] ». Cela ne correspond pas du tout à l’impression générale que donnent Les Trophées : cette impression est bien mieux rendue par un témoin de sa vie intime : « son âme était naturellement religieuse, puisqu’en lui tout était lumière. Sa sérénité splendide ressemblait fort à la confiance totale du croyant en la Divinité[68] ». C’est le même témoignage que Maurice Barrès rend à la beauté mâle et pieuse de cette poésie : « certains de ses poèmes antiques et familiers… donnent une voix à l’homme que tourmente l’instinct d’admirer, de remercier, de songer avec tristesse, et, pourquoi chercher d’autres mots, le besoin de prier… Béni soit le poète quand il lance, à travers le masque d’airain, des accents qui fondent nos cœurs sans nous efféminer[69] ».

  1. André Le Breton, Revue de France, 15 mars 1924, p. 416.
  2. Henri de Régnier, Revue de France, 15 février 1926, p. 808.
  3. Le Séducteur, p. 121.
  4. Hanotaux, Sur les Chemins de l’Histoire, II, 278-279 ; Mme Demont-Breton, Les Maisons, II, 110.
  5. Revue, 1926, p. 323 ; cf. Ibrovac, p. 252.
  6. Albalat, Revue Hebdomadaire, 4 octobre 1919, p. 42 ; cf. Ibrovac, p. 568.
  7. Journal Officiel du 17 janvier 1869, p. 68 ; cf. H. de Régnier, Th. Gautier et J. M. de Heredia, dans les Débats du 22 août 1911.
  8. Poésies, II, 4-5.
  9. H. de Régnier, ibid.
  10. Ibrovac, p. 78.
  11. Calmettes, p. 210 ; Ibrovac, p. 42-43.
  12. Calmettes, p. 209 : Ibrovac, p. 135.
  13. Rapport, p. 116 ; cf. E. Millaud, La Nouvelle Revue, Ier février 1922, p. 281.
  14. Verlaine, Œuvres, V, 467 ; Gourmont, Promenades, II, 57.
  15. À l’Académie, 30 mai 1895.
  16. Albalat, Souvenirs, p. 50 ; cf. H. de Régnier, Revue de France, 15 mars 1923, p. 395.
  17. Cf. sa déclaration Huret, Enquête, p. 308, 310-311.
  18. Discours du 30 mai 1895.
  19. Trophées, p. 159 ; Ibrovac, p. 287-288.
  20. Ibrovac, p. 146.
  21. Journal Officiel du 19 janvier 1907, p. 432.
  22. Ibrovac, p. 198.
  23. P. p. Monval, Correspondant du 25 janvier 1924, p. 320 ; cf. Mme Demont-Breton, II, 105.
  24. Discours du 30 mai 1895 ; cf. H. de Régnier, Revue de France, 15 avril 1929, p. 742-743.
  25. Laurent Tailhade, Les Commérages de Tybalt, p. 183.
  26. Calmettes, p. 205-208.
  27. Dans sa Morale avant les Philosophes, p. 72, il traduit ce mot par : harmonie universelle.
  28. Mme Demont-Breton, p. 152, 107, 183-184.
  29. Calmettes, p. 209-210.
  30. Brousson, Itinéraire, p. 168-169 ; France, La Révolte des Anges, p. 17.
  31. Ibrovac, p. 255-257.
  32. Petit Traité, p. 194-197.
  33. Parnasse de 1866, p. 15.
  34. J. Madeleine, Revue, 1912, p. 416 sqq. ; 1913, p. 198 sqq.
  35. Parnasse de 1866, p. 13.
  36. P. p. Monval, Correspondant du 25 janvier 1924, p. 330.
  37. Heredia, Le Tombeau de Louis Ménard, p. 28 ; R. Thauziès, Revue des Langues romanes, LIII, 461, 463-464 ; LIV, 37 sqq. ; Ibrovac, p. 243.
  38. Heredia, dans Le Tombeau de Ménard, p. 25-26 ; cf. Barrès, R. D. D.-M., 15 novembre 1905, p. 245-246.
  39. Zilliacus, Revue, 1910, 262 sqq. ; Ibrovac, p. 251, note ; Vianey, Revue des Cours, 1911, p. 722 ; R. Doumic, R. D. D.-M., 15 octobre 1905.
  40. Thauziès, Revue des Langues romanes, 1911, LIV, p. 43-45.
  41. Le Temps, 26 mai 1895.
  42. Débats du 16 octobre 1925.
  43. Essais de Psychologie contemporaine, II, 122-125. Sur son admirable précision dans le plus petit détail, cf. Fernand Charpentier, Revue des Études Grecques, 1927, numéros 184-188, p. 311-319.
  44. Les Trophées, p. 83, 87, 86 ; cf. G. Deschamps, Le Temps du 26 mai 1895.
  45. Préface de la Véridique Histoire (Lemerre, 1878), tome Ier, p. v-xlix.
  46. Cf. Le Livre de Marco Polo, publié par Pauthier, II, 537, sqq.
  47. André Chénier, Les Bucoliques, préface de Heredia, p. xxix-xxx (Maison du Livre, 1907).
  48. Ibid., p. xxvii.
  49. Vianey, Revue des Cours, 6 juillet 1911, p. 775 sqq.
  50. Ibrovac, p. 436.
  51. Revue Bleue, 19 décembre 1885, p. 790.
  52. Je reprends la notation schématique des rimes dont je me suis servi dans mon Évolution du Vers français au xviie siècle.
  53. Doumic, R. D. D.-M., 15 octobre 1905, p. 934.
  54. Mme Demont-Breton, Les Maisons, II, 109.
  55. Gérard d’Houyille, R. D. D.-M., Ier décembre 1917, p. 583.
  56. Barrès à l’Académie, Journal Officiel du 19 janvier 1907, p. 432.
  57. Ibrovac, p. 405.
  58. Parnasse, pp. 274-275.
  59. Ibrovac, p. 425.
  60. Ibrovac, p. 190.
  61. Mendès, La Légende du Parnasse, p. 259 ; Chantavoine, Histoire de la Littérature française dirigée par Petit de Julleville, VIII, 43 ; Bourget, Essais de Psychologie contemporaine, II, pp. 131-132 ; Verlaine, Œuvres, V, p. 468.
  62. Barbarie et Poésie, pp. 3-4, 26 sqq.
  63. J. J. Brousson, Anatole France en pantoufles, p. 239.
  64. Léon Daudet, Fantômes et Vivants, I, 21-22.
  65. Revue Bleue, 19 décembre 1885, p. 792 ; Trophées, p. 87.
  66. Gérard d’Houville, R. D. D.-M., 15 novembre 1925, p. 433-434.
  67. Ibrovac, p. 388.
  68. Gérard d’Houville, même article, p. 434.
  69. Journal Officiel du 19 janvier 1907, p. 432.