Histoire du Parnasse/Le deuxième Parnasse Contemporain

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CHAPITRE XIII
Le deuxième Parnasse Contemporain

À l’automne de 1868, au retour d’un voyage en Bretagne, Theuriet trouve les Parnassiens en effervescence : chacun met la dernière main à un poème, ou donne le suprême coup de lime à un sonnet, pour être prêt à temps, car Lemerre édite, à ses frais cette fois, un second Parnasse, et convie les poètes[1]. Il a l’heureuse idée de s’adjoindre Leconte de Lisle comme conseiller littéraire, et président du Comité de publication[2]. Aussi le Comité s’empresse-t-il de débarquer ceux qui constituaient le poids mort du premier Parnasse, Philoxène Boyer, Auguste de Chatillon, Fertiault, Fomi, Arsène Houssaye, Edmond Lepelletier, Alexis Martin, Piedagnel, Francis Tesson, Vacquerie, Villemin et Winter. Le Comité, qui siège au Passage Choiseul, décide qu’on acceptera sans examen, comme les hors-concours du Salon, les poètes consacrés, même non parnassiens[3].

Le nouveau Parnasse se présente bien, avec ses trente et un nouveaux poètes : Jean Aicard, Auguste Barbier, Mme Blanchecotte, Léon Cladel, Mme Louise Colet, Alexandre Cosnard, Charles Cros, Alfred des Essarts, Anatole France, Glatigny, Léon Grandet, Édouard Grenier, Ernest d’Hervilly, Georges Lafenestre, Victor de Laprade, Eugène Manuel, Gabriel Marc, Mme Nina de Callias, Mme A. Penquer, Laurent-Pichat, Frédéric Plessis, Claudius Popelin, G. Pradelle, Robinot-Bertrand, Sainte-Beuve, Louis Salles, Louisa Siefert, Armand Silvestre, Josephin Soulary, André Theuriet, Antony Valabrègue.

On devine aisément sur cette liste les noms des quatre « poètes consacrés », qui ne sont pas, en effet, des parnassiens, mais dont les noms font bien à la table des matières : Barbier, Laprade, Sainte-Beuve et Soulary.

Auguste Barbier dut être bien surpris de se voir invité en un pareil milieu : il ne pouvait avoir oublié ni les louanges acerbes que lui avait décochées Baudelaire, ni l’éloge suivi de tant de réserves que lui avait asséné Leconte de Lisle[4]. Mais quoi ! Il a été élu à l’Académie pour faire pièce à Napoléon III ; Ricard et Heredia vont donc solliciter sa collaboration, et on lui accorde dix pages[5]. Il les remplit d’affligeantes pauvretés. Une seule suffira, comme spécimen, Le Meurtre du Reptile :


Un matin, le long d’une bruyère
          À l’éclat tout vermeil,
J’aperçus une noire vipère
          Qui dormait au soleil.
L’animal, entendant mon approche
          Loin de moi se posa ;
Mais soudain de mes doigts une roche
          Partit et l’écrasa.
Ah ! me dis-je, après le coup terrible,
          Fallait-il mettre à mort
Ce serpent, qui, bien que très nuisible,
          Ne m’avait fait nul tort, etc.


Victor de Laprade est « consacré » lui aussi, mais par un talent encore vivace ; il publie Le Faune, qui convient assez bien à l’hellénisme de Banville, sinon à celui de Louis Ménard. Serait-ce, par hasard, un ancêtre du Parnasse ? On a prétendu qu’il avait eu une sérieuse influence sur Leconte de Lisle, mais rien n’est moins prouvé[6]. Si Laprade figure au Parnasse, c’est qu’il est une victime de l’Empire, que ses œuvres sont éditées chez Lemerre, et qu’il est des amis de Leconte de Lisle : rappelons-nous que c’est lui qui a présenté l’auteur, alors inconnu, de Midi, Roi des étés, à Sainte-Beuve[7].

La présence de Joseph Delorme dans ce livre est vraiment chose inattendue ; il est salué ironiquement par les jeunes : « cette fois, dit Verlaine, Sainte-Beuve, qui s’était intéressé platoniquement au premier Parnasse, sortit de sa prudence habituelle, et voulut bien apporter sa pierre à l’édifice aux trois-quarts construit[8] ». La pierre est de petit appareil : Premier Septembre rappelle la Pensée d’Automne[9] ; c’est à peu près le même sujet, mais ce n’est plus le même talent : l’ancien poète a soixante-cinq ans, et il est peut-être présomptueux de dire, à cet âge :


Est-ce aussi ton automne, Amour ?… Oh !… pas encore[10] !


Pourquoi le Parnasse lui a-t-il offert une place ? C’est probablement dans l’espoir d’avoir un bon article ; ou bien c’est une amabilité de Banville, qui se déclare son disciple. Enfin, il avait fait jadis les strophes à la Rime. — Que se passa-t-il ensuite ? Je l’ignore, mais Calmettes prétend qu’un jour Leconte de Lisle courut derrière le secrétaire de Sainte-Beuve, le gratifia d’un coup de pied « entre les deux gîtes », et le chargea de le reporter « sur l’aloyau » de son maître[11].

Le Comité du passage Choiseul put croire qu’il avait la main plus heureuse en accueillant Soulary, l’ancien collaborateur de La Revue Fantaisiste[12]. Celui-ci, en venant au Parnasse, ne faisait que rentrer chez lui, dit poliment Ricard qui veut voir en Soulary un précurseur de l’École[13]. Sainte-Beuve ne l’avait-il pas sacré sonnettiste impeccable[14] ? Baudelaire lui-même s’était montré si aimable pour le poète lyonnais que Soulary, frémissant de joie, lui écrivait, le 22 février 1860 : « vous voulez bien me reconnaître un air de famille avec vous, et vous me tendez la main comme à un frère. Merci, cher Maître ! je retiens votre main dans la mienne[15] ». Il l’eût bien vite retirée, s’il avait pu connaître cette autre pensée de Baudelaire : « Lyon est une ville philosophique. Ville singulière, pleine de brumes et de charbons ; les idées s’y débrouillent difficilement. Tout ce qui vient de Lyon est minutieux, lentement élaboré et craintif ». Puis, précisant sa thèse par les noms de Laprade et de Soulary, il conclut : « on dirait que les cerveaux y sont enchiffrenés[16] ». Pauvre Soulary ! Au lieu d’envoyer quelques jolis sonnets, il n’expose que deux idylles campagnardes, finissant en élégie. Décidément l’escouade des poètes consacrés n’était pas d’un grand renfort

Mais les jeunes étaient nombreux, vivants, pleins de promesses. Parmi eux, il convient de mettre à part, au premier rang, Georges Lafenestre. Il avait déjà publié en 1864 Les Espérances, avec un sonnet liminaire tout juvénile :


Dans ces vers troublés, si tu veux les lire,
Tu dois retrouver plus d’un franc sourire ;
Les pleurs y sont vrais, et tombés des yeux.


Ce n’est pas d’un impassible, mais d’un vrai poète. Lafenestre est un artiste, et un critique d’art. Il revient d’Italie, et donne à ses amis du Parnasse la primeur de ses idylles, « pénétrées, dit Theuriet, de la grâce lumineuse et du parfum des collines toscanes[17] ». Il publie au Parnasse de 1869 sa célèbre chanson À l’Impruneta. C’est une charmante colline, dominée par une toute petite ville qui porte le même nom, près de Florence. Au fond des âmes passionnées qüi l’habitent passe encore un courant païen[18]. Ce mélange de volupté et de foi anime les couplets de L’Impruneta. C’est le chef-d’œuvre de Lafenestre, car il y décrit ce qu’il a observé ; il ne fait pas de couleur locale : il compose un tableau avec ses croquis de voyage :



À l’Impruneta les filles sont belles ;
Des ailes aux pieds, dans l’œil du soleil,
La tête aux aguets comme les gazelles,
Le sein droit et fier aux rosiers pareil.
À l’Impruneta les filles sont belles.

À l’Impruneta les gars sont hardis :
Chevelure éparse où la brise joue ;
Ils seront soldats, bergers ou bandits ;
Une pourpre chaude allume leur joue.
À l’Impruneta les gars sont hardis !

À l’Impruneta l’église est étroite :
Le curé subtil range prudemment
Ses filles à gauche et ses gars à droite :
Il sait que le fer court vite à l’aimant.
À l’Impruneta l’église est étroite !…

À l’Impruneta l’amour va bon train
Dans les ravins creux aux senteurs de fraise ;
Le curé subtil y perd son latin :
On s’aime à quinze ans, on s’épouse à seize.
À l’Impruneta l’amour va bon train[19].


C’est la jolie réussite, sans une tache. La forme est irréprochable, et pourtant le bon Parnassien fera plus d’une retouche à sa chanson quand il la replacera dans ses œuvres, ainsi qu’à tout le reste de son envoi : Hymne, Les Pigeons de Saint-Marc, Dieux mourants, L’Ébauche[20]. Dans une monographie sur Lafenestre, il faudrait insister sur les corrections de cet artiste scrupuleux, notamment dans L’Ébauche. Cette pièce pourtant, dès sa première publication, est superbe, toute parnassienne. On y trouve un reflet de ses études d’art. Une école poétique ne serait pas complète si elle n’avait pas son peintre et son critique d’art, l’un pour rendre sa plastique, l’autre pour l’enrichir de théories sur les rapports de la poésie avec la peinture ou la sculpture. Pour son propre compte, Lafenestre a le courage de souder son œuvre poétique à son œuvre critique ; chez lui le savant ne rougit pas du poète. Aussi met-il en tête de La Vie et les Œuvres du Titien quelques tierces rimes :


Donne-nous donc un peu de ta sérénité,
Réchauffe, en nos cœurs froids, la soif de vivre éteinte,
Aux salubres splendeurs de la réalité ;

Car, aussi bien, l’effort lasse moins que la plainte,
Et tant gémir est lâche, alors que, sous les cieux,
Toujours neuve, toujours vivante, toujours sainte,

Aujourd’hui comme hier tranquillisant nos yeux
Par l’éclat des effets sur la bonté des causes,
Brille, comme en ton œuvre aux lointains radieux,

L’éternelle beauté des êtres et des choses.


Chez Lafenestre le poète aide le savant à comprendre les peintres. Le Parnassien, ami de Banville, donne un bon coup d’épaule à Rochegrosse : dans ses Salons, il consacre au débutant, qui n’a qu’une troisième médaille, beaucoup plus de lignes qu’aux secondes médailles ; il lui décerne des éloges où l’on sent une active sympathie[21].

Lafenestre n’oublie jamais qu’il est du Parnasse, surtout quand il fait de la critique littéraire. Il écrit sur Gautier les pages les plus curieuses qui aient jamais été consacrées au bon Théo[22]. Quand il défend la virtuosité technique de Molière débutant, il fait remarquer que son admiration est partagée « par tous les vrais poètes du théâtre en notre temps, depuis Th. Gautier et Théodore de Banville jusqu’à M. Catulle Mendès[23] ». Enfin, cherchant à son cher Parnasse des ancêtres qualifiés, il en découvre un à qui personne, je pense, n’avait encore songé : « ce n’est point faire injure, sans doute, à Sully-Prudhomme, François Coppée, André Lemoyne et bien d’autres, de leur dire qu’ils sont, eux aussi, les petits-fils de La Fontaine,… tant ils sont, comme lui, franchement et simplement français[24] ».

Son obligeante camaraderie envers tous les Parnassiens, se mue en amitié respectueuse devant Sully Prudhomme, et en véritable culte pour Leçon te de Lisle[25]. Peut-être pourrait-on même découvrir dans les théories artistiques de Lafenestre quelques reflets de la pensée du Maître : ne trouve-t-on pas un écho de sa haine pour le moyen âge dans cette oraison funèbre de l’art païen : « la religion nouvelle, en maudissant la nature extérieure comme pernicieuse et corruptrice, détourna peu à peu ses adhérents d’une contemplation dont les jouissances éphémères et vaines les exposaient aux tortures de l’éternelle damnation. Les dieux de marbre, les déesses de bronze, les héros de porphyre, dont la foule éclatante avait, durant huit siècles, peuplé les villes en fête, descendirent l’un après l’autre de leurs autels dans la boue, et de leur gloire dans l’oubli. Ce qui ne fut pas brisé par la haine fut anéanti par l’indifférence. Quand les Barbares, à l’Occident, quand les Iconoclastes à l’Orient, eurent accompli côte à côte leur stupide besogne, la nuit du moyen âge put s’étendre sur l’Europe[26] ». Le Maître approuve, certes, cette façon de comprendre l’histoire, mais la conscience de son disciple reste libre : si l’on veut trouver la vraie pensée religieuse de Lafenestre, il faut lire, au début de son Saint François d’Assise, sa protestation contre l’ignorance, ou le parti pris, de ceux qui, durant le xviiie siècle, ne découvrent à Assise et n’admirent que Properce et Métastase : « aucun ne semble se douter qu’au Moyen Âge un autre chantre d’amour, mais d’un amour plus pur et plus profond, d’un brûlant amour pour la nature entière, pour toutes les créatures et pour leur Créateur, avait, sur ce même sol, dans l’enchantement du même ciel, répandu, par ses paroles et ses exemples, un trésor infini de pitié, de tendresse, d’espérances, une poésie naïvement humaine, autrement sincère, consolante, salubre et féconde, que toutes les virtuosités égoïstes et stériles des littératures mondaines et savantes[27] ».

En somme, Lafenestre est une étoile de deuxième grandeur, comme Jean Aicard. On est un peu surpris d’apercevoir aux réunions du passage Choiseul le futur auteur de Miette et Noré, tant il est jeune ; mais il est impossible de ne pas remarquer ce Provençal, plein d’aplomb malgré ses vingt ans, et qui ne se laisse pas intimider par les poètes de Paris[28]. Il parle, il pérore, il débite ses vers à la perfection, ayant inventé avant Legouvé l’art de la lecture. Les anciens le trouvent précieux, maniéré, coquet : il est « trop gentil » dit l’ironique Calmettes[29]. La vérité c’est qu’il est très beau, donc trop beau d’après les jaloux. On aime à voir sa fine tête d’arabe au Parnasse de 1869. Naturellement, il chante sa Méditerranée ; il se risque même à la grande poésie pindarique dans Aspiration ; mais son vers est encore mou. Aicard ne s’est pas mis franchement au vers parnassien. Il n’est pas encore de l’École. Il a réussi à pénétrer dans le recueil officiel, mais c’est pour s’en faire une réclame. Son vrai talent est ailleurs. Il est déjà régionaliste à une époque où le mot n’est pas encore inventé. Sully Prudhomme, qui est très bon, et qui veut l’encourager, souligne cette originalité dans un sonnet aimable, adressé à l’auteur de Miette et Noré :


Tu nous as rapporté de ton pays natal
Ce qui nous manque ici, l’air, le jour et la flamme ;
Ton poème réchauffe et colore notre âme
Comme un reflet brûlant d’azur oriental…

Disciple harmonieux de l’antique cigale,
Je ne saurais te rendre aucune joie égale
À la sereine ivresse où m’ont plongé tes vers.

N’en fais que de pareils, ou n’en fais jamais d’autres ;
Plains et n’imite pas la tristesse des nôtres,
Où ne se sont mirés ni les cieux ni les mers[30].


Aicard n’est pas seulement de sa région, il est aussi de sa province. Richepin s’en égaye doucement ; de Marseille il écrit à Coppée : « j’ai vu Aicard, qui fait le trouvère avec succès. On lui a donné ici, à une représentation, une énorme lyre en papier doré. Une lyre ! vous avez bien lu[31] ! » À distance on devine contre lui des ironies parisiennes ; les camarades font un succès à la définition méchante de Barrès : le premier poète français par ordre alphabétique[32]. Cela n’enlève rien à son talent, très réel, mais qui ne se développera que plus tard. Qui croirait, à lire ses croquis du Midi dans les Parnasses de 1869 et de 1876, qu’il pourrait écrire un jour son délicieux poème de Miette et Noré, et surtout, dans son admirable Jésus, les Pèlerins d’Emmaüs qui ouvrent l’œuvre ? Il a fait son apprentissage dans l’atelier de Leconte de Lisle.

Grâce au Parnasse, et à une longue patience, il a pu forcer les portes de l’Académie. Pareille chance n’échut pas à Eugène Manuel qui du coup, et je ne sais pourquoi, en resta un peu ridicule. Au Parnasse, on ne prend pas toujours au sérieux ce grave professeur. L’indulgent Théo cite de lui, avec une ironie discrète, « les Pages Intimes…, ouvrage couronné par l’Académie[33] ». Un autre indulgent, Théodore de Banville, se moque cruellement de lui, à un dîner offert par Jules Breton, chez Magny : il amuse ses voisins de table en le mystifiant, en lui assurant qu’il est l’ennemi des audaces de prosodie, de l’enjambement en particulier, etc. Et pourtant Jules Tellier admirait fort Manuel, à juste titre[34]. Un soir, devant Coppée, Heredia, Theuriet, Lemoyne, Lafenestre, Sully Prudhomme, Manuel récite sa Petite Mendiante, et on la trouve adorable[35]. Du reste, il n’a pas à se plaindre de l’École : on lui accorde six pages au Parnasse, et il les remplit bien : dans Le Moule brisé, il trouve à dire, sur la douleur, quelque chose de nouveau, et qui est vrai ; de même, réfléchissant sur le salut de la foule à l’enterrement qui passe, il a une idée qui n’est pas banale : un homme vil, méprisé, que nul ne reconnaissait plus, vient à mourir :


Dans l’ombre s’est éteint le sinistre vieillard ;
Là-bas, furtivement, s’enfuit le corbillard :
Pas un ami ne suit sa mémoire abhorrée.
Mais, — ô respect des morts, culte grave et profond ! —
Au milieu des saluts la dépouille ignorée
S’avance, et les plus purs se découvrent le front !


Petit poète, si l’on veut, par l’esprit, Manuel était grand poète par le cœur, et le prouva deux fois : chef de cabinet du Ministre de l’instruction Publique, il demanda à Th. Gautier le livret d’un ballet, Le Preneur de Rats de Hammeln, avec une forte subvention payée d’avance. Il fit mieux, à la mort du pauvre Théo : de sa propre autorité, sans consulter son ministre, il accorda les funérailles aux frais de l’État que Maurice Dreyfous était venu solliciter pour son ami[36]. Les Parnassiens les plus ironiques auraient moins discuté la valeur d’Eugène Manuel s’ils avaient été au courant ; mais ils n’aimaient pas les professeurs.

Emmanuel des Essarts s’en est bien aperçu. Il a pourtant, sous l’Empire, une certaine situation littéraire ; Alphonse Daudet en dit du bien[37] ; Armand Silvestre lui dédie ses Fantaisies Célestes ; Frédéric Plessis en fait un éloge superbe :


Salut, fils heureux de la Grèce
Ô frère du poète André[38] !


Théophile Gautier est plus écrasant encore : « il vole à plein ciel, chassant devant lui l’essaim des strophes, et ne redescend que sur les cimes[39] ». On croirait vraiment qu’il est question de Lamartine ou de Hugo. Tout de même, E. des Essarts a un certain talent, mais il le dessert lui-même par toutes sortes de menues disgrâces : il est trop petit pour sa largeur, avec des bras trop courts, et cela gêne son action, ses gestes ; quand il dit des vers, et il en dit trop volontiers, il se balance comme dans une escarpolette ; il tourne et retourne ses mains, il bredouille ses vers ; il souligne trop exactement leur cadence, tout en roulant des yeux implorants et tristes. C’est un ami qui le décrit ainsi[40]. On devine ce que peut dire un ennemi, surtout quand il s’appelle Anatole France. Il fait d’Emmanuel des Essarts, ou, comme il dit de préférence, du petit Essarts, rageant de ne pouvoir dire des vers à la fin d’un banquet, un portrait charge qui est une de ses meilleures eaux-fortes[41]. Il en parle comme d’un bien petit compagnon. Il est vrai que son envoi au Parnasse de 1866 est fort modeste : pour commencer, trois sonnets quelconques, puis un poème, Les Vierges, où il oppose deux jeunes filles, une patricienne, et une beauté plébéienne :


Luxuriante et plantureuse,
Elle est le rosier d’Avignon.
Comme le fruit d’or sur les branches,
Mûre pour les puissants larcins,
Elle est rythmique par ses hanches,
Et sculpturale par ses seins.


Jules Breton, peintre, serait tenté de prendre comme modèle le Rosier d’Avignon, mais, poète, il sourit de la suite :


Et ses belles formes égales
Promettent aux regards tentés
La saveur des nuits conjugales
Et l’espoir des maternités[42].


Des Essarts n’est guère plus heureux au Parnasse de 1869. Les Amants de la Liberté sont un sujet vaste et lourd que ses petits bras n’ont pu ni embrasser, ni soulever. On dirait qu’il a pris dans le classique recueil de Pierrot-Desseilligny une pièce de vers latins couronnée au Concours général, et qu’il l’a traduite en vers ambitieux, oubliant son Horace :


Sumite materiam vestris, qui scribitis, œquam
Viribus, et versate diu quid ferre recusent,
Quid valeant humeri.


Cherchons ailleurs, dans cette troupe serrée, quelqu’un qui soit digne de sortir du rang. Claudius Popelin n’est pas banal ; il est célèbre même, mais surtout comme émailleur. Gautier l’a loué, dans un superbe sonnet, pour ses émaux et non pour ses vers[43]. Pourtant il a beaucoup d’esprit, et sait trousser joliment une anecdote ; aussi est-il bien accueilli à Saint-Gratien[44]. Mais, comme poète, il ne peut faire concurrence à Th. Gautier ; il n’y songe pas, du reste, car il s’incline modestement devant l’auteur des Émaux :


Plus grave qu’un Sachem, Théo, dans sa demeure,
Fume avec ses amis le calumet de paix.
Un nuage azuré, suspendu comme un dais,
Se balance léger sur les fronts qu’il effleure.


Nouveau Rabelais, Théo cause, les coudes sur la nappe :


Tous ses mots ciselés au tranchant du savoir,
Dans le quartz étemel des onyx et des prases,
Constellent, chatoyants, le brocart de ses phrases.

Et moi, son hôte, alors, j’ai coutume de voir
Dans la pénombre, autour du cercle des convives,
Les Grâces souriant aux Muses attentives[45].


C’est à peu près ce que Popelin a fait de plus original, car on peut négliger un sonnet inspiré de Lucrèce Borgia, un Memento Vivere à la manière d’Horace, et La Leçon de Canut le Grand, dans le genre de Leconte de Lisle. Ce qui manque à ce disciple, c’est d’avoir appris, à l’école du Maître, le secret des vers réussis. Dans Les deux Chasseurs, l’émailleur a laissé deux bavures :


                                       Je n’aime personne
Ni rien, que mon carquois à mon flanc qui résonne…
L’homme à qui résonnait un carquois sombre au flanc.


Et ceci, c’est le vers final !

Popelin, des Essarts, Manuel, Aicard, sont pourtant les figures les plus intéressantes du nouveau groupe. Après eux, que trouvons-nous ? De la poussière de poètes : Mme Blanchecotte, une ouvrière qui a su s’instruire, qui a été l’élève de Lamartine et de Béranger, mais s’est arrêtée au genre sous-Lamartinien[46] ; Léon Cladel, qui a du talent en prose, et qui a appris chez Baudelaire à rimer ; Mme Louise Colet, qui a ouvert son salon aux Parnassiens, et chez qui fréquente Leconte de Lisle ; Charles Coran, qui est éblouissant dans ses causeries, mais rien que dans ses causeries ; Alexandre Cosnard qui devrait rester notoire, pour avoir, dans La Retraite, risqué cette inversion :


J’entendis de tambours un roulement si grand.


Charles Cros, au talent bizarre, mériterait une étude à part, dans la bohème du Parnasse[47] ; mais nous l’avons déjà aperçu chez Nina de Villard, et cela peut suffire. Verhaeren lui reconnaît du talent, et Verlaine force l’éloge, avec cette facilité qu’ont les bohèmes à s’octroyer entre eux du génie[48]. Citerai-je encore Édouard Grenier, qui est un historien littéraire très précieux, mais dont La Bigolante est quelque chose comme une décoction de la Sylvie de Musset ; Ernest d’Hervilly, qui a été surtout un journaliste spirituel, et qui semble parodier plutôt qu’imiter le genre de Leconte de Lisle[49] ; Eugène Lefébure qui, au Parnasse de 1866 se comparait modestement à un vieux pingouin assommant :


D’une imbécillité calme que rien n’émeut,
Ils se laissent en cercle assommer sur la grève,
Et moi, je sais un être abruti qui ne peut
Nager dans l’action ou planer dans le rêve,
Fixe, les bras pendants, les yeux perdus au loin.
Ah ! l’assommera-t-on bientôt, ce vieux Pingouin ?


Au Parnasse de 69, Lefébure se compare à une rose malade ! Il y a, dans les bas-fonds de l’École des figures bizarres ; et puis, aussitôt après, on fait de bonnes rencontres : c’est le charmant Gabriel Marc qui, avant Coppée, chante très joliment les curiosités de Paris, et notamment L’Entresol du Parnasse :


Voici Dierx et d’Hervilly,
Armand Renaud, François Coppée,
Glatigny rêveur et pâli ;
Voici Dierx et d’Hervilly.
Pour guérir un siècle vieilli
Ils cherchent la pharmacopée.
Voici Dierx et d’Hervilly,
Armand Renaud, François Coppée.

Sully Prudhomme et Cazalis
Se tiennent près de Lafenestre.
Theuriet compare à des lys
Sully Prudhomme et Cazalis.
Cazalis, venant de Tiflis,
Serre la main d’Armand Silvestre.
Sully Prudhomme et Cazalis
Se tiennent près de Lafenestre.

À ces innocents jeux d’esprit
Pardonnez, Leconte de Lisle.
Je vois Banville qui sourit
À ces innocents jeux d’esprit.
Gardons le triolet proscrit
Par La Harpe et l’abbé Delille !
À ces innocents jeux d’esprit
Pardonnez, Leconte de Lisle[50].


Leconte de Lisle deviendrait-il en effet indulgent ? Il semble estimer de plus en plus Mendès, dont l’envoi est de premier ordre, avec ses deux pièces très réussies. Le Disciple et Le Consentement. Le Maître écrit à Heredia, le 12 juillet 1869, à propos de l’Hesperus : « c’est décidément une fort belle chose. Il y a des vers admirables, trop de détails et d’ornementation çà et là, mais une élévation constante de pensées et de sentiments, et une vraie émotion mystique très haute. Ce sera son début réel dans l’art sérieux, et un début des plus remarquables[51] ». Puis, nous retombons dans un groupe de gens de talent qui ne perceront pas, Gustave Pradelle, Armand Renaud, L. Salles, Louisa Siefert qui est capable de réussir un pantoum libertin, et qui a beaucoup de réputation à Lyon[52] ; Valabrègue enfin, ce bon sonnettiste qui, au lieu d’un sonnet, donne une sorte d’élégie comique, La Canotière, que dédaignerait Guy de Maupassant[53].

En résumé, à part les trois grands dieux, Leconte de Lisle, Gautier et Banville, on trouve, dans la soixantaine de noms qui figurent à la table des matières, une trentaine de dii minores, connus par ailleurs, et quelques vingt-cinq rimeurs que le Parnasse ne réussit pas à introduire définitivement dans le monde littéraire : parmi ces derniers il y en a bien une dizaine qui valent mieux que l’oubli, et qui mériteraient peut-être une exhumation. Dans l’ensemble, le second Parnasse est bien supérieur au premier. Il est moins discuté, il fait moins sensation[54] ; mais aussi les circonstances sont défavorables : il porte la date de 1869, mais, nous dit Aicard, il ne fut que préparé en 1869, et sa publication fut différée à 1871, à cause de la guerre[55].


  1. Theuriet, Souvenirs, p. 264-265, 258.
  2. Lepelletier, Verlaine, p. 204.
  3. Ricard, Le Petit Temps du 6 décembre 1898.
  4. Baudelaire, Œuvres, III, 332, 337 ; L. de Lisle, Derniers Poèmes, p. 268-271.
  5. Le Petit Temps du 6 décembre 1898.
  6. Canat, Du Sentiment, p. 223-224 et note.
  7. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 337-338.
  8. Mémoires d’un Veuf, IV, 293.
  9. Poésies, p. 114-120.
  10. Parnasse, p. 290.
  11. Leconte de Lisle et ses Amis, p. 77.
  12. Dans le numéro du Ier octobre 1861, il avait publié une série de sonnets : Figulines.
  13. Le Petit Temps du 6 décembre 1898.
  14. Cf. J. Tellier, Nos Poètes, p. 72-73.
  15. Crépet, Baudelaire, p. 428-429 ; Œuvres Posthumes de Baudelaire, p. 302, 304-306.
  16. Œuvres, III, 132.
  17. Souvenirs, p. 274.
  18. Lucien Gennari, les Études du 5 juillet 1928, p. 63, 65-66.
  19. Parnasse, p. 265-266 ; Œuvres, p. 181-182.
  20. Œuvres, p. 163, 267, 265, 288.
  21. Livre d’Or du Salon, 4e année, p. 14-15 ; 5e année, p. v-vi, 3-4.
  22. Artistes et Amateurs, p. 121, sqq.
  23. Molière, p. 182.
  24. La Fontaine, p. 207.
  25. Theuriet, Souvenirs, p. 228 ; Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 819, 825, 836, 840.
  26. Maîtres Anciens, p. 1-2.
  27. Saint François d’Assise, p. 4-5.
  28. Theuriet, Souvenirs, p. 244-245.
  29. Leconte de Liste et ses Amis, p. 295.
  30. Épaves, p. 151.
  31. P. p. Monval, Correspondant du 25 juin 1927, p. 923.
  32. H. Clouard, La Poésie, p. 127.
  33. Rapport, p. 379.
  34. Nos Poètes, p. 105-106.
  35. Mme Demont-Breton, II, 195.
  36. Ce que je tiens à dire, p. 305-307, 331 sqq.
  37. Trente ans de Paris, p. 93-94.
  38. Poésies Complètes, p. 120.
  39. Rapport, p. 378.
  40. Dreyfous, Ce que je tiens à dire, p. 37, 64-65, 67, 175, 181, 281.
  41. G. Girard, La Jeunesse d’Anatole France, p. 230-231 ; cf. les lettres familières de Gautier, publiées par H. Boucher, au Mercure de France, no  du 15 mai 1929, p. 111.
  42. Parnasse de 1866, p. 191.
  43. Poésies, II, 247 ; cf. de Spœlberch, Histoire des Œuvres de Th. Gautier, II, 354 sqq.
  44. Albalat, Flaubert et ses Amis, p. 146 ; Bergerat, Souvenirs, I, 349-351, 421.
  45. Parnasse de 1869, p. 351.
  46. Cf. l’article de Ch. Coligny, dans la Revue Fantaisiste du Ier mars 1861, p. 107 sqq.
  47. Cf. Gustave Kahn, Les Nouvelles littéraires du 27 avril 1929. — Cf. Charles Wolff Disques, p. xvii, xxvii-xxxiii.
  48. Verhaeren, Impressions, III, 37’57 ; Verlaine, V, 384.
  49. Cf. Valabrègue, Revue Bleue du 7 avril 1894, p. 444.
  50. Cf. Mendès, La Légende, p. 243-245.
  51. Ibrovac, p. 108-109.
  52. J. Tellier, Nos Poètes, p. 122-123 ; Banville, Petit Traité, p. 245 ; {{sc|Clair-Tisseur, Modestes Observations, p. 62, 69, 80, 106, 113, 182, 324.
  53. J. Tellier, Nos Poètes, p. 114.
  54. E. Lepelletier, Verlaine, p. 205.
  55. Le Lorenz confirme la date de 1869 ; pourtant la pièce de Verlaine sur Les Vaincus semble bien un souvenir de 1870.