Histoire du Parnasse/La mansarde parnassienne

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Éditions "Spes" (p. 339-344).

LIVRE V
LA DISPERSION

CHAPITRE PREMIER
La mansarde parnassienne

Leconte de Lisle quitte le boulevard des Invalides pour le boulevard Saint-Michel, suivi par le Parnasse ; l’histoire de la pension impériale est oubliée ; les habitués sont aussi nombreux qu’avant. Des figures nouvelles apparaissent. Le peintre Jules Breton et sa famille sont présentés par Heredia ; cela nous vaut un récit vivant des soirées du Maître, fait par un témoin tout jeune, aux yeux perçants et malicieux : la future Mme Demont-Breton a trouvé le mot qui sert de titre à ce chapitre ; elle décrit d’abord, avec un respect de néophyte, « cet appartement pris dans le toit de l’immeuble, et dont les murs et les plafonds étaient obliques, épousant la forme de ce toit… C’est ce qu’on appelle vulgairement une mansarde ; mais saurait-on donner ce nom misérable au logis qui abritait l’un de nos plus grands génies poétiques, et qui réunissait tous les samedis, de huit heures à minuit, les jeunes gens d’avenir admis à s’approcher de la lumière de ce génie[1]  ? » C’est au 64 du boulevard, à l’École des Mines. Dans ce salon glorieux et modeste, dit Barrès, préside le Moïse cornu de Michel-Ange[2]  ; mais, devant Moïse se dresse, « puissant et solitaire », très grand, aux épaules larges, les mains derrière le dos, le genius loci, le Dieu, « Jupiter en redingote noire », dit irrévérencieusement Mlle Breton. Les cheveux, blancs maintenant, forment derrière la tête une couronne qui dégage le front immense, en dessous duquel brillent avec intensité des yeux bleus ; dans l’orbite droit le fameux monocle est toujours incrusté.

Voltigeant de ci, de là, vêtue de mousseline, une petite femme brune, vive, aimable, charmante, égaye l’austérité de ce salon mansardé ; avec de petits riens, elle a réussi à en faire quelque chose d’original : on voit là des tentures japonaises, quelques bibelots de même provenance : c’est le goût du jour. Mais il y a aussi des souvenirs de l’île Bourbon qui mettent une note plus personnelle : dans un coin, un vase contenant un bouquet de plantes exotiques séchées, entremêlées de plumes d’oiseau ; sur la cheminée, des écrans en larges feuilles de latanier entrelacées de rubans rouges. Peu de femmes, les jeunes Parnassiens étant presque tous de futurs vieux garçons. On entend une fois Mlle Marie Barthélémy ; elle déclame des stances des Érinnyes, et fait sensation. On remarque Mme Mendès, qui a hérité de la sérénité paternelle : elle a, comme Gautier, l’esprit bon, le plus rare de tous. C’est avec bonté qu’elle taquine un musicien belge, Franz Servais qui collabore avec le Maître pour une tragédie lyrique, L’Apollonide : Servais a un long nez, de longs cheveux blonds et raides ; Mme Mendès l’a baptisé : le corbeau jaune, et rit de ses discussions avec Leconte de Lisle, l’un tenant pour le rythme de sa musique, l’autre pour le rythme de ses vers. Le Maître, lui, ne rit pas. Il est souvent dur, violent, sans qu’on sache trop pourquoi ; seul, Heredia le sait bien, lui qui a reçu cette lettre du 24 septembre 1874, cette confidence irritée, révélant une tristesse allant parfois jusqu’au désespoir : « je suis en proie, depuis quinze ou vingt jours, à des tortures nerveuses, inexprimables, qui m’ont suggéré déjà un vague désir de me brûler la cervelle… À mesure que je vieillis, la vie me devient plus dure, sans que je sache pourquoi. Cela me rend un peu sombre et inquiet. En songeant à mon œuvre littéraire et aux longues années que j’y ai consacrées, et qui eussent été infiniment mieux employées à planter des cannes, je me dis qu’elle méritait peut-être plus d’attention que mes contemporains lui en ont accordée[3] ». Ainsi il dédaigne le public, lui refuse toute concession, et s’indigne que la foule ne vienne pas à lui. Il méprise le succès, qu’il croit toujours acheté par la lâcheté littéraire, et se désespère de ne pas y parvenir. De là, dans ses jugements parlés une sorte de férocité poussée si loin que ses amis n’y veulent voir qu’une grimace, quand c’est un rictus : à un des samedis, Anatole France raconte qu’un rimailleur lui a envoyé un livre plein de prétentions, et creux, orné surtout d’inversions fâcheuses ; il en cite ; on rit. Puis, il demande l’avis du Maître. Alors le ton change : « Moi, dit Leconte de Lisle, je méprise de toute mon âme un mauvais auteur, et le considère comme en dessous de tout. J’estime beaucoup plus le plus obscur casseur de cailloux : le coup de son fer sur le silex a un rythme et une sonorité que n’ont pas les mauvais vers ; et puis, au moins, il fait œuvre utile. Cela, c’est mon opinion générale. Quant à l’auteur que vous venez de nous citer, mon cher France, et que je sais rageur et jaloux, si je tenais dans ma main sa misérable existence, je l’exterminerais ! » Et cela est dit avec le calme réfrigérant qui met en valeur ses mots cruels. Ils produisent d’autant plus d’effet que son autorité a singulièrement grandi. Dans ce milieu, pourtant hyper-critique, il est entouré d’un culte qui tourne à la superstition. Il peut s’attribuer une aventure invraisemblable, sans exciter le moindre sourire. Un soir qu’Anatole France raconte des histoires d’hallucination fort surprenantes, Leconte de Lisle narre un fait prodigieux qui lui est personnel : chez des amis qui demeuraient en face de chez lui, de l’autre côté du Luxembourg, on lui demande de dire des vers qu’il vient de publier dans une revue ; il se lève pour aller chercher son exemplaire, sort du salon, s’arrête devant une fenêtre qui domine le jardin, aperçoit de l’autre côté du Luxernbourg la fenêtre de son bureau ouverte, s’envole, prend la revue, et retourne par la voie des airs : « comme je rentrais dans le salon, tout le monde s’écria : — Comment ! vous voilà déjà revenu ! Il n’y a pas dix minutes que vous nous avez quittés. — Je lus ma pièce sans raconter mon aventure extraordinaire. J’étais troublé. Je craignais… de passer pour un fou. Pendant longtemps je fus poursuivi par un tourment : je me demandais : ce que je vois, ce que j’entends, existe-t-il réellement ?… Évidemment j’ai eu une hallucination…, mais je n’ai jamais compris comment ma revue était revenue entre mes mains[4] ». Probablement, il avait dû la retrouver dans son pardessus accroché dans l’antichambre de ses hôtes ; mais nul Parnassien n’ose lui offrir une explication aussi vulgaire ; est-ce que, dans leur culte pour le Maître, ils lui accorderaient les honneurs de la lévitation brahmanique ?

Une nouvelle génération de poètes entre au salon de l’École des Mines. Anatole France amène Rollinat, dont la mimique extraordinaire jure avec les habitudes du Cénacle. Auguste Dorchain apparaît, pensif, modeste, et plein de talent. Paul Bourget fait sensation à sa première visite ; voici son pastel par Mlle Breton : « très jeune encore, vingt-deux ans peut-être, et remarquablement beau : un profil de berger antique, moustache naissante, cheveux longs naturellement ondulés, regard rêveur… Sa voix était très harmonieuse. Tout en l’écoutant, je regardais son pur profil, en si parfait accord avec les paroles opalines qu’il prononçait ». Il raconte d’abord son dernier voyage : il revient de Grèce ; épris de longue date de l’art hellène, il a vu les belles choses qu’il connaissait déjà par les livres ; il a fait aussi des découvertes. Ses auditeurs, qui connaissent déjà la vie inquiète, et qui l’apprécient, lui demandent de l’inédit ; il dit, d’une voix harmonieuse à laquelle l’émotion ajoute son charme, une promenade en barque sur un étang. Leconte de Lisle a son sourire des bons jours, et, de temps en temps, dit à mi-voix : — Beaux vers ! — Marras, à la belle tête brune, pareil à un mousquetaire d’Alexandre Dumas, fronce le sourcil, dans son attention passionnée. Frédéric Plessis, un nouvel habitué, doux, timide, écoute, le regard tendu vers l’au-delà. Anatole France semble aux aguets. À peine le dernier alexandrin a-t-il expiré au milieu des applaudissements, que France se lève, s’avance, et coupe l’enthousiasme : — Mon cher, j’ai noté un pléonasme : mirage décevant. Un mirage est toujours décevant. — Bourget a beau se défendre, alléguer qu’on a le droit de renforcer un substantif par une épithète analogue, France s’obstine : — Pléonasme ! pléonasme ! Ce que je dis là, c’est la vérité vraie ! — Et Bourget de crier à son tour : — Pléonasme ! pléonasme I La vérité est toujours vraie ! — Plessis défend Bourget, et trouve chez les poètes indiscutés, vénérés de tous, nombre de cas semblables. Alors on interroge Zeus Olympien, qui calme les courages émus : « Mes enfants, vous avez tous raison, mais le vers est trop délicat pour que je conseille de le retravailler : il y a des fleurs qui se fanent quand on y touche ». La conversation rebondit et se généralise : doit-on peindre le passé, ou la vie moderne ? Devant l’auteur des Poèmes Antiques Bourget ne craint pas d’affirmer, respectueusement, sa préférence pour le présent : — Tacite, Musset, Shakespeare, Lamartine, Hugo, ont tous été de leur temps. J’estime que nous devons avant tout être du nôtre. La modernité m’intéresse et me poursuit. Je me passionne avant tout pour ce que je vois de mes yeux ; mais soyez tranquille, cher Maître, je resterai fidèle aux grandes traditions qui sont la base de toute notre littérature. — Anatole France, qui a une revanche à prendre, et qui trouve Bourget poncif, lui coupe la parole : — Ce qu’il faut éviter avant tout pour ne pas avoir un style suranné, c’est de dire que l’on prend sa lyre, et surtout de faire rimer ce vénérable instrument avec le divin délire que la rime amène comme la ligne tire un poisson. Les débutants dans notre art, tout fiers d’être admis dans l’école d’équitation de l’Olympe, disent volontiers qu’ils enfourchent Pégase, et c’est profondément ridicule. — Leçon te de Lisle trouve qu’il est temps d’intervenir : il défend Bourget, et Pégase : « Il est certain que puisqu’il a des ailes, c’est pour voler, et il est bon de l’enfourcher quand le sujet en vaut la peine. Et puis, rappelez-vous ceci : s’il a des ailes, il a aussi des pieds. Vous avez raison, Bourget ; il faut s’appuyer sur le réel pour avoir la vraie puissance. En un mot, l’idéal doit marcher sur ses pattes de derrière ». Ce jeu de mots, plein de pensée, met fin à la discussion. Content d’avoir ramené la paix entre ces jeunes gens qu’il aime, Leconte de Lisle prend à part Jules Breton, et lui fait cette confidence qui nous révèle le secret de la Mansarde : « Je sens que j’ai une telle autorité sur toute cette jeunesse qui s’élève autour de moi, que je ne donne de conseils qu’avec la plus grande prudence, de crainte d’influencer les esprits, de les faire sortir de leur vraie voie, en leur imprimant, avec trop de force, mon sentiment personnel. J’aime à les entendre se disputer ainsi sur la valeur et le vrai sens d’un mot ; cela prouve leur foi en leur idéal ; et, sans cette foi opiniâtre et tenace, on ne produirait rien. Il n’y a que les entêtés qui arrivent ». Puis, revenant aux deux entêtés qui se chamaillaient tout à l’heure : « France et Bourget sont de charmants poètes, et, retenez ceci : ils seront un jour de grands prosateurs à cause de l’étude approfondie qu’ils font des lois rigides et des harmonies de la poésie. Cela leur a donné un amour de notre merveilleuse langue française, dont leur prose se ressentira toute leur vie ».

Voilà le récit d’une soirée à la Mansarde Parnassienne que nous devons à la fidèle mémoire de Mlle Breton. C’est le témoignage le plus véridique, le plus vivant, que nous ayons sur l’enseignement familier de Leconte de Lisle. On voit sa portée, son influence. Adopterons-nous entièrement la conclusion de la narratrice qui commémore l’étroite baie mansardée du sanctuaire où l’on disait de si belles choses : « la lueur, venant de cette petite fenêtre, devait avoir l’air, vue de loin, d’une pauvre petite lanterne sourde, et pourtant il en sortait un rayonnement intellectuel qui s’étendait sur la France, sur l’Europe, sur le monde entier, partout où il y a des fronts penchés sur des livres de poésie, et des cœurs vibrant aux beaux rythmes, aux belles rimes françaises[5] ». Peut-être y a-t-il dans cette opinion de jeunesse un peu trop d’enthousiasme, mais on a tellement reproché aux Parnassiens leur esprit de dénigrement que cette contre-partie est utile. Au Parnasse on savait aussi admirer. Ceux qui n’étaient pas admis dans la petite chapelle ont essayé d’en casser les vitraux. Laurent Tailhade est un de ces iconoclastes ; on connaît la lourdeur de son pavé : « Leconte de Lisle, ce bibliothécaire pasteur d’éléphants, menait boire son dernier troupeau de buffles, empaillait son ultime jaguar[6] ».

Sous ces images qui voudraient être outrageantes, il y a une part de vérité : peu à peu la première génération des Parnassiens, qui comprend les plus grands, cesse de venir régulièrement chez le Maître. Chacun, abandonnant le chemin du Parnasse, reprend sa liberté, suit ses goûts, son sentier. Notamment, le groupe des contemporains nés entre 1839 et 1844 va se disperser discrètement. Sully Prudhomme, gardant sa fidèle reconnaissance à Leconte de Lisle, n’apprécie pas beaucoup les familiarités des garçons-poètes qui volontiers lui tapent sur le ventre. Coppée, renonçant à cette élite intransigeante, va vers la foule et ses bruyants succès. Anatole France, poète par effort et prosateur né, renonce aux vers, et à l’estime de Leconte de Lisle. Verlaine est tout simplement mis à la porte, et Mallarmé, offusqué par la lumière trop claire qui vient de la Grèce, s’en va vers l’ombre… J’aurais pu intituler ce livre-ci : Grandeur et décadence.

D’après Xavier de Ricard, la dispersion du Parnasse commence dès 1871, le groupe de 1866 se désagrégeant peu à peu sous l’influence de forces contraires, lutte pour la vie, divergences d’idées, incompatibilités de caractères.


  1. Mme Demont-Breton, Les Maisons que j’ai connues, II, 128. Sauf indication contraire, tous les détails de ce chapitre sont pris dans ce joli ouvrage.
  2. Dolori et Amori sacrum, p. 261-262.
  3. Ibrovac, p. 137-138.
  4. Mme Demont-Breton, II, 134-135.
  5. Mme Demont-Breton, Les Maisons que j’ai connues, II, 149.
  6. Quelques Fantômes, p. 26.